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L’injonction à se former. Nouvel avatar de l’adaptation des individus au marché? est une publication collective, issue du programme de recherche Informa (Injonction à se FORMer et à s’Adapter). L’ouvrage, dont certaines contributions sont issues d’un colloque organisé à Angers en 2020, réunit onze chapitres encadrés par l’introduction des trois coordinateurs et une postface de Didier Demazière. L’injonction à se former constitue le fil rouge d’un livre, qui éclaire de manière très convaincante les multiples facettes du glissement du sens de la formation. D’un acquis social et collectif des travailleurs et travailleuses, elle tend à devenir un devoir individuel et moral, consistant à « adopter un comportement proactif de gestion de leurs propres compétences en fonction des aléas du marché » (p. 14) afin de garantir leur employabilité. Au cœur de l’analyse, se trouve cette instrumentalisation de la formation conforme au darwinisme social du néolibéralisme[1] (forme-toi ou crève !), bien loin de son idéal émancipateur.

Si la sociologie est la discipline principale dans laquelle s’ancre le livre, les apports de juristes et de spécialistes de sciences de l’éducation, ainsi qu’un souci permanent d’historiciser les enjeux du présent, contribuent à sa richesse. Cet ancrage interdisciplinaire permet en effet d’éclairer à différents niveaux – celui de l’État, des institutions de formation et des dispositifs, des formateurs et des formés – les enjeux des multiples réformes de la formation. Incessantes depuis la loi fondatrice de 1971[2], celles-ci se sont en effet accélérées depuis les années 2000 jusqu’à la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel promulguée en 2018 qui, à travers différentes dispositions techniques (portabilité des droits, monétisation de l’accès aux formations via le compte personnel de formation, etc.), « traduit le passage qui s’est opéré entre des droits individuels garantis collectivement et un système de responsabilisation des salariés » (p. 56).

Composée de deux contributions de juristes (P. Caillaud et C. Guitton) et d’un chapitre sociohistorique (E. Quenson), la première partie de l’ouvrage plante le décor. Elle permet de saisir « le cadre institutionnel et idéologique des injonctions portant sur la formation ». La mise en perspective historique souligne bien que si « se former » constitue un horizon éminemment consensuel, les modalités de cette activité (initiative du travailleur ou de l’employeur, rôle des syndicats dans l’information, garantie ou non de la reconnaissance des formations, etc.) et ses objectifs (outil de promotion sociale individuelle, de lutte contre le chômage, ou encore d’éducation dans un sens plus large incluant les domaines culturels ou civiques) ne le sont pas. D’autres conceptions de la formation ont longtemps cohabité avant que ne s’impose l’orientation actuelle, qualifiée dans l’incipit de l’ouvrage, d’« individualiste et utilitariste ».

La deuxième partie, composée de quatre contributions inscrites au confluent de la sociologie et des sciences de l’éducation, déplace la démonstration vers le niveau meso en analysant les manières dont l’injonction à se former « affecte les dispositifs de formation ». L’enseignement supérieur y occupe une place centrale. Tandis que D. Glaymann déconstruit l’injonction à la « professionnalisation » toujours plus pressante qui s’y déploie, E. Triby se penche sur la formation continue – une manne financière importante pour les universités – et sur la validation des acquis de l’expérience (VAE) qui cristallise ce désir de diplôme aujourd’hui très prégnant dans la société. Analysant la manière dont les responsables de master s’approprient l’obligation de remplir le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), F. Maillard démontre que les principes adéquationnistes sur lesquels repose cette professionnalisation « à marche forcée » de l’université sont « à la fois inapplicables et fictionnels mais également facteurs de risques » (p. 115). Comme le montre aussi D. Glaymann, les emplois disponibles sont en effet d’abord déterminés par la conjoncture économique. La contribution du sociologue G. Cuny déplace le regard vers l’enseignement secondaire professionnel. Il montre à quel point les injonctions à l’autonomisation et à la responsabilisation des individus dans la construction de leur parcours professionnel se heurte aux conditions sociales effectives, dans lesquelles s’opère l’entrée dans les filières les plus dominées. Celle qui prépare au bac professionnel « Accompagnement, soin, services à la personne », sur laquelle il enquête, recrute ainsi principalement des jeunes filles issues de milieu populaire et racisées qu’il faut convaincre de leur « vocation » pour ces métiers dévalorisés du care.

À travers un voyage dans les mondes de la formation professionnelle pour adultes, la troisième partie adopte un point de vue micro qui aborde la manière dont les publics de ces formations font face aux injonctions qui leur sont faites en ce domaine. Après les usages des dispositifs de formation réalisés par les agents de l’institution évoqués précédemment, cette troisième partie se concentre sur les appropriations qui en sont faites par les publics des formations. Les deux premières contributions s’inscrivent en sciences de l’éducation. Celle d’I. Houot revient de nouveau sur la formation continue à l’université en montrant à quelles conditions celle-ci peut rencontrer la demande individuelle de formation. Le texte d’E. Pont, sur la (ré)insertion de personnes devenues paraplégiques après un accident, fait écho à celui de G. Cuny en montrant à quel point les « choix » de formation que ces personnes sont sommées d’effectuer sont en réalité à la fois encadrés – notamment par les assurances qui les financent – et socialement déterminés. Tous les individus n’ont pas une égale capacité à résister ou à détourner à leur profit des injonctions à la formation, lesquelles sont marquées par une logique utilitariste et des stéréotypes validistes et de genre. Les deux derniers textes sont inscrits en sociologie. L’un (celui de J. Walker) traite de l’importance croissante des enjeux d’insertion dans les cours de langue dispensés aux migrants en France et au Royaume-Uni. L’autre (celui de C. Langeard et d’H. Slimani) porte sur les modalités d’accès à la formation continue dans deux univers professionnels, celui du spectacle vivant et celui du sport. Dans ce dernier texte, l’analyse des conditions de (non) recours à la formation professionnelle fait ressortir un paradoxe intéressant. Si l’on suit la logique des réformes récentes, le type de travailleurs que l’on retrouve dans ces univers devraient constituer le public idéal de l’usage économiciste de la formation qui est promu. Rompus à l’alternance des statuts et des employeurs et à une gestion autonome de leur carrière[3], ils devaient se montrer soucieux de l’entretien et du développement de leur capital humain. Or ce n’est pas ce qui se produit. La discontinuité de l’emploi, conjuguée au fait d’être souvent employé dans de petites structures associatives, favorise peu le recours à la formation pour ces travailleurs du sport et de la culture. La volonté politique de faire de la formation l’arme par excellence pour sécuriser les parcours reste donc ici lettre morte.

Dans sa postface, D. Demazière reprend et développe cette idée en insistant sur ce qui rend insupportable la forme injonctive que prend la formation : tandis que le droit à la formation professionnelle continue est effectif surtout dans les grandes entreprises pour les « salariés ayant la plus grande valeur » dans une logique d’accompagnement des carrières, l’injonction à se former vise celles et ceux qui ont justement été exclus de ce droit effectif – les mal formés, les non formés qui sont privés d’emploi ou en difficulté pour le garder – mais que l’on rend responsables de ce manque (sans considérations pour les inégalités sociales) en les plaçant dans une logique d’activation.

Très riche et complet, cet ouvrage est une mine d’informations et permet au lecteur – averti ou profane – d’en ressortir avec une idée précise des enjeux des réformes qui ont remodelé le système de la formation professionnelle ces dernières années. Les terrains soumis à l’analyse sont extrêmement variés (de la formation des personnes handicapées aux services de formation continue des universités, en passant par les bac professionnels) sans que l’on ne s’y perde jamais grâce à une ligne argumentaire claire qui est tenue tout au long de l’ouvrage. Cette ligne est résolument critique des logiques qui tendent à réduire la formation à une injonction néolibérale à se rendre et à se maintenir employable, et ce, sans garantie d’être employé, et encore moins d’obtenir un emploi de qualité c’est-à-dire un emploi permettant la promotion sociale, l’accomplissement de ses envies personnelles et/ou de bonnes conditions statutaires et de travail.

Je reviendrai pour finir sur deux motifs qui ressortent de manière transversale pour caractériser cette réforme de la formation par le marché et pour le marché. Le système de la formation professionnelle est en effet réformé par les méthodes du marché. Toutes les dernières lois, surtout depuis les années 2000, vont dans le même sens : celui consistant à transformer le travailleur ou l’aspirant à l’emploi en un homo oeconomicus, qui consommerait de la formation en maximisant ses droits de tirage pour augmenter son capital humain. Conformément à des termes largement utilisés pendant la campagne du président Macron, le choix du marché correspond à un projet de société assumé, pour fluidifier, désentraver, désintermédier, simplifier, lever les freins de l’accès à la formation, qui se fait désormais via des plateformes numériques. Tout ce qui est perçu comme s’interposant entre l’offre et la demande est mis en question, comme par exemple le rôle de médiateur que pouvaient les syndicats. Mais cet argument d’un marché de la formation garantissant la « liberté » des travailleurs (liberté de choisir son orientation, de bifurquer au gré de ses envies grâce à la formation continue…) ne résiste pas à l’analyse. De manière paradoxale, les individus sont obligés de se former – sous peine d’être tenus responsables de leur mauvaise posture sur le marché de l’emploi – mais dans les faits souvent empêchés de le faire, que ce soit à cause du manque de lisibilité du système qui s’est encore accru avec l’empilement des réformes, des refus auxquels ils peuvent faire face quand la formation ne correspond pas aux besoins des entreprises ou aux stéréotypes que l’on projette sur eux, ou encore de l’éloignement des moins formés à l’égard des logiques scolaires qui règnent bien souvent dans l’univers de formation.

Par ailleurs, les réformes du système le soumettent toujours plus étroitement aux objectifs du marché. Elles ont par exemple accru le pouvoir des entreprises et des branches, que ce soit en limitant l’obligation faite à l’employeur, qui était déjà très limitée, de reconnaitre par une promotion ou une augmentation une formation suivie par un salarié. Dans une logique adéquationniste, pourtant très critiquée par les chercheurs, les politiques de formation sont ainsi plus que jamais étroitement arrimées à l’emploi. Mais ce, moins pour répondre aux aspirations des individus en matière d’emploi que pour satisfaire les besoins immédiats de main-d’œuvre des employeurs, ainsi que pour réduire les coûts de la prise en charge du chômage dans une logique de New public management.

Une dernière question ressort de l’ouvrage gagnerait à être développée dans de prochains travaux : celle des contenus d’apprentissage. Qu’apprend-t-on (encore) dans le cadre d’une formation professionnelle de plus en plus (ré)organisée autour de modules au format court dans une logique séquencée de compétences? Répondant à des impératifs de marchandisation – transformer diplômes et certifications en produits faciles à vendre et à consommer – ce type de format est peu opérant pour des formations professionnalisantes poussées. Il semble davantage adapté, au mieux à la transmission de savoir-faire techniques bien délimités (formations « conduite » ou « sécurité », évoquées dans le chapitre 11), au pire à des contenus dont la « part normative et disciplinaire » (p. 13) prend le pas sur la transmission des connaissances. Sous couvert de soft skills, l’émancipation cède le pas à l’adaptation. Et « s’adapter », dans ce contexte, implique d’être subordonné aux seuls intérêts des entreprises.