Corps de l’article

Introduction

À l’aune de l’intérêt scientifique dont les émotions font l’objet depuis maintenant plusieurs années, le « tournant affectif » (Clough et Halley, 2007) qui s’est opéré dans la recherche en sciences sociales ne semble plus aujourd’hui à démontrer et se retrouve dans les sciences de l’information et de la communication (Dumas, Lépine et Martin-Juchat, 2022, Alloing et Pierre, 2020). Pour autant, un tel constat ne doit pas faire oublier ni les divergences d’approche notamment disciplinaires ni la permanence des questionnements quant à la légitimité des émotions en tant qu’objet d’étude en dehors de l’entretien thérapeutique (Bonnet et Rochedy, 2020). Ce n’est pas tant le statut épistémique des affects qui se voit ici remis en cause que les modalités épistémiques de leur appréhension dans un contexte social qui croisent la question des possibilités méthodologiques offertes, mais aussi de la prise en compte de l’affectivité du.de la chercheur.se et des travailleur.e.s dans la démarche de recherche elle-même. La question se pose de manière plus aigüe encore lorsqu’il s’agit de l’étude ethnographique du travail émotionnel en situations professionnelles impliquant la co-présence corporelle entre travailleur.e.s et le.la chercheur.se. Or, le rôle et la place du corps du.de la chercheur.se dans son interaction avec le corps des travailleur.e.s nous semblent constituer des dimensions qui restent souvent occultées dans les pratiques de recherche en sciences sociales (Galinon-Mélénec et Martin-Juchat, 2014 ; Quidu, 2014a, 2014b; Jacquot et Volery, 2019). De plus, l’analyse du travail émotionnel dans un contexte professionnel implique pour le.la chercheur.se d’observer les travailleur.e.s dans une prise en compte qui intègre celle des corps en interaction (dont le sien), et ce, au-delà des propos tenus par les travailleur.e.s et de la notion même d’intentionnalité. Le travail émotionnel constitue un travail de figuration corporelle de mise en scène émotionnelle de soi, par effet de contrôle et de dissimulation de l’expression des affects, pouvant opérer chez les individus de manière consciente ou non : l’étude des corps en interaction peut permettre au.à la chercheur.se de saisir les affects cachés, ou montrés malgré soi, par les travailleur.e.s .

Un tel travail d’investigation soulève des questions dont celle du consentement des travailleur.e.s à rendre explicitables leurs émotions cachées. Dans le cadre d’un entretien psychologique, le.la salarié.e est protégé.e par le secret. En sciences sociales, l’éthique de la recherche pose la question du consentement à dévoiler le non dévoilé. Cela constitue ici à la fois un enjeu éthique et épistémologique touchant aux frontières du connaissable et de l’explicitable.

Dans le cadre d’une éthique de la recherche non médicale non interventionnelle[1], notre proposition méthodologique est la suivante. Afin d’observer et d’analyser le travail émotionnel en organisations, au risque de fausser les conditions de production des données d’enquête quant aux réactions affectives qui pourraient alors devenir moins « spontanées », il importe d’informer les travailleur.e.s de l’objet même de la recherche dont le travail de dévoilement des affects (notamment cachés) et d’obtenir leur consentement préalable. Sans ce consentement, il conviendrait de s’engager à ne rendre compte que des affects consentis à être dits et montrés.

Afin d’éclairer ces questionnements, nous nous appuyons plus spécifiquement sur trois terrains d’étude, une grande entreprise, une association de prévention spécialisée et un centre hospitalier universitaire, qui ont chacun fait l’objet d’une investigation de longue durée (entre une et deux années d’enquête).

Le corps en interaction dans l’analyse du travail émotionnel

Le concept de travail émotionnel issu des travaux d’Hochschild ([1983] 2017), en sociologie, constitue une ressource heuristique dans l’étude des affects au travail dont se sont également nourries les sciences de l’information et de la communication (SIC) auxquelles nous appartenons dans le champ des communications organisationnelles (Roux, 2013; Dumas et Martin-Juchat, 2016 ; Foli, 2018, 2020; Dumas et Martin-Juchat, 2022) et des communications digitales (Jehel et Proulx, 2020; Alloing et Pierre, 2021; Jehel, 2022). Tel que le conceptualise Arlie Hochschild, le travail émotionnel correspond à une mise en conformité des émotions en fonction du contexte socioculturel et des normes affectives qui ont cours. Au sein de la sphère professionnelle, qui nous intéresse ici, il renvoie aux mécanismes de régulation des émotions en correspondance avec les attendus, autorisations et interdictions du contexte organisationnel au titre des émotions prescrites dans le/au travail. Le travail émotionnel se saisit donc dans l’écart et ses réajustements.

Ainsi que le distingue Arlie Hochschild (2003; [1983], 2017), il peut s’opérer un travail émotionnel en profondeur lorsque l’individu, qu’il le fasse consciemment ou non par effet d’intériorisation, tend à modifier ce qu’il ressent en vue de correspondre aux normes affectives de l’environnement socioculturel en question. Le travail émotionnel peut également s’apparenter à un jeu de régulation en surface qui consiste alors à donner à voir les affects attendus par rapport aux « règles de sentiments » établies. Dans la sphère du travail, de telles mises en conformité émotionnelle répondent à la fois de compétences affectives, mais également communicationnelles (Dumas, 2019). Qu’il soit en profondeur ou en surface, le travail émotionnel puise dans les ressources de l’expression et du contrôle de l’apparence dans la mesure où il s’agit d’un véritable travail de figuration (Goffman, 1967). La mise en scène émotionnelle de soi que constitue le travail émotionnel est ainsi éminemment corporelle – et, nous le verrons plus loin, remet en cause la pertinence de la distinction entre jeux de surface et en profondeur lorsqu’il s’agit d’observer le travail émotionnel à travers l’angle du corps, tant les frontières sont ténues.

Or, s’il ne peut être fait l’économie de l’étude du corps dans l’analyse du travail émotionnel, la complexité méthodologique qu’elle pose semble difficilement dépassable : le précédent de la tentative de description du corps en décomposant ses éléments de signification (les kinèmes) par le chercheur Ray Birdwhistell, dans la scène de la cigarette, restée célèbre par l’échec qu’elle a constitué (Winkin, [1996], 2001), a joué un effet repoussoir à cet égard. Dans l’analyse du travail émotionnel, la prise en compte du corps passe pour beaucoup par l’étude de traits spécifiques mis en exergue tels que les larmes, le sourire (Soares, 2000, 2002) - dont l’exemple largement repris d’Arlie Hochschild du sourire obligatoire des hôtesses de l’air est devenu emblématique. Les composantes corporelles viennent accompagner l’étude, souvent centrale, des propos tenus par les travailleur.e.s recueillis soit in situ dans le cadre d’observations en situation de travail soit à travers des entretiens de recherche : il s’agit pour le.la chercheur.se de mettre en lumière dans les propos des travailleur.e.s ce qui peut s’apparenter à des efforts de conformation, de gestion et de régulation des affects et des corps au travail (Fortino, 2015) par rapport aux normes affectives qui se laissent percevoir.

Quand elle ne se fonde pas sur les récits des corps élaborés par les enquêtés, l’appréhension du corps dans le travail émotionnel tend alors à fonctionner par repérage d’indices corporels, tels que les regards et les manifestations d’ordre posturo-mimo-gestuel (Pham Quang, 2020) ou encore d’ordre voco-prosodique et/ou respiratoire (Grosjean, 2001; Loriol,; Aranguren, 2014; Poussin, 2020). C’est plus spécifiquement dans les recherches sur les métiers relatifs aux soins du corps que l’approche se voit plus centrale et systématique touchant alors au travail émotionnel du corps du patient/du malade (Vásquez, 2020), à la relation corporellement ancrée entre soignant-soigné (Mercadier, 2011) ou encore aux corps des professionnels dans leur confrontation aux endeuillés et aux corps des morts (Bernard, 2014). Dans une même perspective, à l’autre pôle, des travaux de recherche en sciences humaines et sociales s’intéressent de plus en plus aux émotions du.de la chercheur.se (Héas et Zanna, 2021) et, en creux, à prendre en considération le travail émotionnel que requiert l’enquête de terrain, notamment dans le cas de terrains sensibles. Il est question d’appréhender « l’enracinement corporel de toute recherche » (Breton, 2021 : 19) qui, loin de l’idéal de neutralité axiologique prônée par Max Weber, implique de considérer le.la chercheur.se comme affecté.e par son terrain. Il s’agit alors pour ce.cette dernier.ère de se soumettre à une double démarche d’objectivation des affects qui, elle-même, se veut réflexive vis-à-vis de son analyse des affects qui traversent le terrain de recherche.

Aux deux pôles se trouvent donc la saisie des corps affectés des personnes enquêtées et celle des émotions du.de la chercheur.se aux prises avec son terrain, dans une mise en miroir du travail émotionnel fourni de part et d’autre qui reste méthodologiquement complexe, car au cœur de dynamiques de dissimulation des affects. Ainsi que le précise Julien Bernard dans ses travaux (Bernard, 2015, 2021), « objectiver les émotions » nécessite pour le.la chercheur.se de mener un travail réflexif qui implique plusieurs niveaux d’analyse à prendre en compte dont une analyse dite en première personne (« je ») qui invite le.la chercheur.se à s’intéresser à ses propres états affectifs dans son engagement au terrain de recherche à travers la tenue d’un journal de bord. Nous pouvons ainsi ajouter une analyse au pluriel (« nous ») qui engage un travail réflexif sur la coprésence corporelle et ses implications pour penser les mécanismes de contagion, d’échoïsation, de projection de type sympathique ou antipathique, etc., qui peuvent être à l’œuvre. Il s’agit de prendre en compte les corps en interaction, en confrontation, parce qu’en présence, en intégrant le corps du.de la chercheur.se en tant que corps affectif et analyseur corporel des affects.

Étudier les affects cachés en sciences sociales

Bien que le rapport affectif et l’expression des émotions au travail ne puissent être généralisés et dépendent de la culture affective de chaque organisation (Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015) en fonction de son histoire, des secteurs d’activité, des métiers, des identités professionnelles et collectifs de travail qui la composent (Bonnet, 2020) ainsi que du contexte social, culturel, mais aussi économique et politique mettant en jeu des dynamiques de pouvoir (Jeantet, 2018), le travail émotionnel met en lumière le fait que les émotions au travail ne sont pas « libres » : les attendus restent ceux de la maîtrise et de la régulation émotionnelle, largement intériorisés et incorporés par les individus dans des logiques d’instrumentalisation et de marchandisation de leurs affects au service du travail. Cela touche ici aux représentations sociales quant au partage entre la vie affective privée, des « affects à soi » considérés comme appartenant à la sphère de l’intime qui n’auraient pas cours au travail, et la sphère professionnelle à l’affectivité contrôlée. Cette distinction n’est pas toujours effective dans les faits dû aux reconfigurations des imbrications temporelles et spatiales entre sphères privées et professionnelles dans l’organisation du travail liées notamment aux environnements numériques (Berredi-Hoffman, 2009; Broadbent, Dumas, Martin-Juchat et Pierre, 2017); elle dépend là encore des individus et des contextes organisationnels. Nous la retrouvons toutefois au sein de nos trois terrains de recherche sur lesquels nous prenons ici appui pour illustrer notre réflexion. Les dynamiques de dissimulation sont alors comme mises en abyme : le travail émotionnel, qui consiste entre autres à cacher certains affects au profit de la manifestation d’autres, peut lui-même constituer des dimensions cachées tant vis-à-vis de l’individu lui-même qui n’en a pas forcément conscience que vis-à-vis d’une organisation qui demande aux travailleur.e.s d’invisibiliser les comportements affectifs considérés comme non attendus (les expressions de tristesse pour un agent d’accueil). Le propos dans cet article est de souligner qu’il importe d’obtenir un consentement pour révéler les affects cachés en sciences sociales.

Dans nos précédents travaux, nous nous sommes proposées de développer une approche qui offre un cadre méthodologique pour analyser les affects communiqués en organisations (Dumas et Martin-Juchat, 2022) dont nous présentons ici les composantes relatives aux enjeux qui nous intéressent. Dans la démarche que nous poursuivons, il s’agit de penser la co-imbrication de la communication et des affects au cœur des organisations selon un double mouvement : qu’elle soit institutionnelle, interpersonnelle, de face-à-face, médiée par des dispositifs technologiques, numériques, la communication génère des affects qui eux-mêmes produisent de la communication, par implications des corps. Autrement dit, la communication est toujours affective, car elle engage un corps qui lui-même est affectif. Le corps, média, est à saisir dans toutes ses dimensions interrelationnelles : le corps vibrant de l’individu ému exprime et sémiotise des affects, mais reçoit également, de manière consciente ou non, les affects du corps éprouvé des autres, dont il se trouve affecté à son tour. Cette communication corporelle affective implique de saisir les affects au-delà du dire et de la notion même d’intentionnalité, ce qui pose les limites à la fois éthiques et épistémologiques pour la recherche.

En tant que travail de figuration dans la mise en scène affective de soi, le travail émotionnel nécessite de s’intéresser à différents modes de sémiotisation des affects. Dans la proposition théorique et méthodologique que nous formulons, il s’agit de prendre en compte les affects dits (par le langage), représentés (par l’image), montrés (par les corps en interaction), mais aussi cachés (langage, image et corps), en vue de saisir la communication affective organisationnelle, que nous pensons à la fois comme constitutive et instituante d’une culture affective organisationnelle et de formes d’agir au/dans le travail. Les affects dits. Plusieurs travaux en linguistique permettent d’analyser très finement la présence des affects dans le discours, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, prenant ainsi en considération des modalités paraverbales telles que la prosodie et la mimo-posturo-gestualité (Plantin, 2014, 2021; Micheli, Hekmat et Rabatel, 2013). Les travaux menés notamment en SIC sur les écrits professionnels (Equoy Hutin, 2009; De La Broise et Grosjean, 2010), et leurs dimensions émotionnelles (Amadio, 2006), ainsi que sur les discours en situations de travail (Delcambre, 2000; Gramaccia, 2001) peuvent également constituer des apports pour comprendre de manière contextualisée ce qui se joue dans le travail. Les affects représentés. Ils font référence, au sein de supports info-communicationnels ou encore de dispositifs techniques et numériques, au recours à des signes iconiques et/ou des symboliques visuelles pour représenter les affects. Les affects montrés. Il s’agit ici de s’éloigner d’une perspective strictement linguistique et d’observer les salarié.e.s dans une prise en compte qui intègre celle des corps en interaction dans les situations d’échange en face-à-face. La sémiotique des corps en présence peut s’apparenter à une « partition des signes physiques » (Le Breton, 1998 cité par Bernard, 2021 : 100) qu’il est possible en partie d’interpréter en contexte. Cela est d’autant plus marqué que la puissance d’imposition des dynamiques de design de soi propres à la modernité opère une normalisation de la chorégraphie corporelle qui fonctionne comme une mise en intelligibilité de soi. Les affects cachés. Ils se trouvent, en creux, au croisement de l’observation des affects dits, représentés et montrés au sein du contexte organisationnel étudié. L’enjeu est bien de déceler les affects qui ne sont pas évoqués, ceux dont on ne parle pas (ou peu), qu’on ne montre pas (ou peu), qui sont passés sous silence dans l’organisation. Il s’agit d’interroger l’absence en regard des autres affects qui se dévoilent. L’absence est signifiante et permet de questionner les affects cachés qui disent autre chose de la culture affective de l’organisation. La question est donc celle de savoir ce que le.la chercheur.se en sciences sociales peut ou doit faire des affects cachés dans le cadre d’une éthique de la recherche.

Figure 1

Communications affectives organisationnelles : les types de sémiotisation des affects (Dumas et Martin-Juchat, 2022)

Communications affectives organisationnelles : les types de sémiotisation des affects (Dumas et Martin-Juchat, 2022)

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Afin de pouvoir illustrer notre propos, nous nous appuyons ici sur trois enquêtes de terrain qui ont pour point commun d’avoir été conduites dans le cadre de recherches partenariales et d’avoir fait l’objet d’investigations de longue durée, qui nous ont permis de mettre à l’épreuve du terrain notre approche communicationnelle des affects en organisations : - une recherche-action menée au sein d’une grande entreprise française au cours d’une recherche doctorale (2014-2015); - une recherche partenariale menée auprès d’une association de prévention spécialisée (2016-2018); et une recherche partenariale dans un centre hospitalier universitaire (2020-2021). Dans ces enquêtes de terrain, nous sommes inscrites dans une démarche de recherche qualitative en sciences sociales, de type ethnographique, en adoptant une approche immersive vis-à-vis du terrain de recherche, empruntant, quand cela était possible, à la technique du shadowing (Vásquez, 2013) qui a consisté à suivre les travailleur.e.s de terrain (« comme leurs ombres ») dans leur quotidien de travail. Nous nous positionnons dans la continuité des objectifs de la sociologie compréhensive qui tend à appréhender le sens que les travailleur.e.s assignent à leurs pratiques. Au sein de ces terrains de recherche, il s’est agi de cerner les communications affectives en présence, d’étudier la place et le rôle des affects au travail ainsi que les dynamiques de régulation affective d’ordre individuel, collectif et organisationnel. Plusieurs techniques d’enquête ont ainsi été mobilisées (entretiens, observations, analyse documentaire). Les affects cachés étant bien évidemment difficiles à déceler, le croisement de ces différents terrains de recherche nous est ici nécessaire pour montrer la manière dont il est important d’encadrer le travail réflexif de l’investigation de terrain.

Observer les affects cachés par l’analyse des corps affectifs en interaction

La présence du.de la chercheur.se et ses implications vis-à-vis du terrain d’enquête n’est pas un impensé dans la recherche (Céfaï, 2003). L’intervention en organisation fait l’objet de nombreuses publications en sciences humaines et sociales et constitue un sujet largement théorisé dans de nombreuses disciplines, en particulier en sociologie du travail et en psychosociologie, notamment dans le courant de la clinique du travail (Clot et Lhuillier, 2015) ou encore en SIC (Morillon, 2016; De La Broisse, Gardère et Lambotte, 2022). Les ambigüités et les tensions du statut du.de la chercheur.se non psychologue dans l’enquête de terrain, et plus spécifiquement dans le cadre de recherches-actions ou encore de recherches partenariales, ont été finement documentées, mettant en lumière la nécessaire réflexivité vis-à-vis de la posture du.de la chercheur.se par rapport à ses interactions avec l’organisation et les travailleur.e.s du terrain d’étude. L’enquête de terrain se construit autour de faisceaux de relations aux réciprocités complexes, souvent asymétriques, où se jouent des rapports de force, quêtes de légitimité et enjeux affectifs, rarement explicites. Le.la chercheur.se compose avec une posture de non-extériorité par rapport à son terrain d’étude et c’est au cœur même de ses interactions et de sa connaissance du terrain et de ses travailleur.e.s, par la posture de proximité qu’il.elle engage (de l’habitude à la relation de confiance qui peut parfois s’établir), que se produit la construction des savoirs scientifiques.

Il est intéressant de noter que les entretiens que nous avons eus avec ces trois ingénieurs n’ont pas permis de percevoir des profils considérés comme affectivement décalés; malgré les questions posées, ces derniers n’avaient pas indiqué ces événements passés. Seul le croisement des sources a pu révéler ces affects cachés que nous n’avons pas perçus en première instance. Pour deux des ingénieurs en question, l’entretien avait été filmé et à la lumière des informations du chef de service, leur revisionnage pouvait laisser entrevoir certains signes peu perceptibles sur le moment de l’échange mais tout de même affleurants : de la gêne, une présence corporelle quelque peu en retrait, de multiples regards en l’air, la répétition à de nombreuses reprises de « c’est dur comme question ». Une attention plus particulière aux corps durant l’entretien aurait permis de relever ces indices corporels et de les intégrer alors aux questions de l’entretien dans des logiques de mises en réflexivité et d’auto-confrontation. L’analyse des corps affectifs en interaction, bien qu’elle ne soit pas aisée, car elle court le risque du subjectivisme, de la réduction ou encore de la surinterprétation, peut néanmoins permettre de déceler ces affects cachés. La question est bien celle de savoir ce que doit faire l.e.la chercheur.se de ces derniers.

Le temps long de l’investigation de terrain peut permettre de donner à voir des écarts entre des affects dits (lors d’entretiens notamment) et des affects montrés, voire cachés. Les verbatims soulignent la difficulté, voire la souffrance, à maintenir des affects cachés. Cela pose pour nous chercheur.e.s en sciences sociales les limites de la recherche et la nécessité de la coopération avec des équipes de psychologues afin de pouvoir répondre à des situations de maltraitance ou de souffrance. Si le cadre de la recherche n’a pas intégré un consentement à révéler et à échanger sur ces affects cachés ou la protection de l’intimité des personnes, il convient de respecter cet accord de non révélation du dissimulé.

Dans le travail émotionnel réalisé, le jeu en surface se fait jeu en profondeur qui tend à échapper à l’appréhension des individus eux-mêmes. On peut également se demander si le respect des codes affectifs et communicationnels de la part des travailleur.e.s dans le cadre de l’entretien notamment (que ce soit la DRH, l’éducateur spécialisé ou encore les ingénieurs) s’est fait en miroir de notre propre travail émotionnel en correspondance aux normes affectives du terrain de recherche. Ainsi que le montre Elizabeth Hoffmann (2007), qui analyse l’entretien de recherche, il s’opère un travail émotionnel qui influence la production des résultats de recherche sans que ce dernier ne soit pris en compte et mis à distance. Le travail émotionnel réalisé tant du côté de la personne enquêtée que du côté du.de la chercheur.se, souvent ignoré et inexploité, fait partie des données de terrain à analyser (Hoffmann, 2007; Perriard et coll., 2020). Suivant cette perspective, ce travail d’objectivation touche également le corps du.de la chercheur.se au titre des affects montrés qui peuvent être en miroir de ceux du terrain de recherche. Le corps, média émotionnel de soi, est ce par quoi le.la chercheur.se se raconte et se rend intelligible sur son terrain de recherche en fonction des contextes, et ce, de manière souvent non consciente.

Il est difficile pour le.la chercheur.se d’échapper aux mises en concordance des corps et des affects, en conformité avec les attentes et les codes de l’organisation, par phénomènes d’écho et de reproduction. Il peut s’opérer des assignations corporelles, notamment en tant que corps sexué (Blondet, 2008; Tcholakova, 2020), auxquelles répond consciemment ou non le.la chercheur.se procédant d’une normalisation de la chorégraphie corporelle par imitation, qui participe des processus de construction et de reconnaissance identitaire difficilement dépassables en situation. Il s’agit ainsi de penser l’observateur corporellement agissant, souvent malgré lui, à la fois vis-à-vis des travailleur.e.s, mais aussi de lui-même. Le.la chercheur.se affecte nécessairement le terrain qu’il observe, en tant que présence subjective corporellement ancrée, tout comme il.elle s’en trouve affecté.e et ce, quand bien même le terrain d’étude ne constituerait pas un terrain dit « sensible ». Ce pourquoi l’étude du travail émotionnel des travailleur.e.s se doit également d’intégrer celle du.de la chercheur.se. : « dans l’enquête menée en organisation, l’analyse du travail émotionnel du chercheur ne peut pas être reléguée à la périphérie de la manière de procéder, mais fait partie intégrante de l’enquête. » (Foli, 2018); ce à quoi doit être également incluse l’étude du corps affectif du.de la chercheur.se.

Les limites de l’observable : enjeux éthiques et méthodologiques

Dans le jeu des affects montrés/cachés, les corps affectifs en présence sont source d’expressions affectives qui s’accomplissent en deçà du code sémiotique et au-delà de l’intentionnel et du conventionnel. C’est pourquoi le corps ne peut être pensé comme un langage corporel codifié qu’il suffirait de déchiffrer pour comprendre. Or, comment saisir le corps médium du travail émotionnel qui communique sans pour autant être langage? Notre corps conditionne, en tant que médiateur (Martin-Juchat, 2008, 2020), notre capacité à communiquer avec le corps affectif de l’autre, autrement dit, à exprimer pour l’autre, mais aussi à comprendre les affects que l’autre exprime. Et c’est bien là tout l’enjeu pour le.la chercheur.se. Ces capacités dépendent de la manière dont le corps a été « préparé », façonné par sa culture d’appartenance, son éducation, son histoire, ses épreuves, ce qui va déterminer la façon dont l’individu peut à la fois exprimer et reconnaitre les émotions. Le corps est donc médiateur affectif; et pour le.la chercheur.se, le travail réflexif initié n’est pas uniquement celui de son ancrage corporel et de ses implications vis-à-vis du terrain de recherche et de ses travailleur.e.s, mais également de se penser en tant que corps affectif qui conditionne, dans ce qu’il permet et limite, les possibilités de compréhension, d’objectivation et de distanciation dans l’appréhension des affects. Il s’agit ici de ne pas mésestimer les potentialités, peu convoquées, de l’« analyseur corporel » du.de la chercheur.se pour saisir les corps affectifs en interaction (Dumas et Martin-Juchat, 2022), sans pour autant le penser comme infaillible au prix d’un subjectivisme préjudiciable. Or, pour le.la chercheur.se, méconnaitre ces clefs de compréhension du corps affectif nous parait constituer un défaut de réflexivité qui fait courir le risque d’un enfermement dans ses propres affects cachés (et projections, identifications, surinterprétations). Le corps du.de la chercheur.se est médiateur des corps affectifs des autres par ses capacités d’échoïsation (Cosnier, 1992), d’émersion (Andrieu, 2016), d’empathie, mais aussi de rejet qui peuvent permettre de comprendre ce qui se joue dans l’échange affectif intercorporel, chez les travailleur.e.s , au-delà du dit et du montré, mais aussi au-delà de l’intentionnel, venant ici croiser des enjeux éthiques liés à la question du consentement des travailleur.e.s.

Suivant la définition du Dictionnaire de l’Académie française, « consentir » revêt à la fois un sens actif « donner son accord, son adhésion à » ainsi qu’un sens plus passif « concéder, ne pas s’opposer à » autrement dit ne pas empêcher, venant pointer ici les ambigüités du terme. Au sein des trois terrains d’enquête précédemment présentés, nous avons obtenu l’accord oral des directions des organisations dans un premier temps, et par la suite, celui des autres membres, mais sans jamais que ne soit précisée l’étude des corps affectifs des personnes enquêtées à laquelle nous procédions. Notre approche communicationnelle des affects en organisations était présentée aux membres des organisations dans les grandes lignes, surtout comme cadre de notre intervention, mais sans entrer dans le détail de l’étude des corps.

Même dans le cadre de l’entretien de recherche, qui par principe nécessite l’accord de la personne enquêtée pour répondre aux questions posées, nous n’avons pas spécifiquement mentionné la prise en compte des dimensions corporelles en vue d’obtenir un consentement préalable. « Consentir, c’est toujours un moyen pour l’individu de manifester son opinion, son point de vue et ses préférences; c’est pouvoir empêcher que quelqu’un d’autre décide à notre place ou nous impose une décision nous concernant. Au point où ne pas prendre en compte le consentement de quelqu’un, ou ne pas le respecter, signifierait exercer sur cet individu une violence d’ordre physique ou symbolique. » (Marzano, 2006). Suivant cette perspective, il s’agissait davantage ici d’un consentement par défaut, un accord obtenu pour être questionné.e, observé.e, mais sans que ne soit spécifié le regard porté sur les corps qui était induit sans être dit. La problématique s’est révélée double, alimentant nos réticences quant à la transparence : touchant tout d’abord aux principes d’une intervention dans l’ombre en vue de limiter les biais d’interprétation qu’aurait pu générer une attention particulière portée sur les corps des enquêté.e.s et venir ainsi fausser leurs pratiques ordinaires. D’autre part, notre interrogation a également porté sur l’intérêt même de notre démarche et a fortiori de son dévoilement : parce que ces affects cachés sont dissimulés à la fois aux autres, mais aussi à soi, quelle place octroyée aux travailleur.e.s eux-mêmes dans ces mises en réflexivité corporelle dans la mesure où se pose la question de l’intérêt que peut constituer pour eux une telle appréhension? Cela touche ici à la question éthique, mais aussi pratique du travail d’enquête.

Achoppant aux limites des démarches d’auto-confrontation, il n’a pas été rare lors de nos investigations de voir les travailleur.e.s réfuter nos observations touchant aux corps en présence, se trouvant parfois vexés par les résultats de nos analyses, voire se sentant trahis, signalant comme une volonté de ne pas voir/savoir et de ne pas être vus. Parce que les corps en interaction sont affectifs, le jeu en surface du travail émotionnel est forcément un jeu en profondeur, qui confine aux limites de l’observable. Les possibilités réflexives dépendent alors à la fois de la connaissance de soi et de l’autre dans son rapport au corps en fonction de son histoire, de ses expériences, mais aussi des contextes, des situations d’interaction, des enjeux. Ainsi que le propose le chercheur Philippe Hert : « Partir du corps est alors une manière de prendre en compte des savoirs qui sont ignorés, ou plutôt oubliés, et écartés dans l’épreuve de qualification des savoirs. » (Hert, 2014). Ce travail réflexif sur le corps pour le.la chercheur.se nous parait essentiel : il est question tout d’abord de faire émerger ce qui peut constituer des formes d’intelligence corporelle intuitive issues des pratiques corporelles. Il s’agit de pouvoir se saisir des ressources du « corps-anamnèseur » (Martin-Juchat, 2017), qui se fonde sur les expériences corporelles passées et présentes, dans la construction de ses aptitudes à pouvoir percevoir les affects (notamment cachés), que ce soit les siens et ceux des autres. Au-delà, la conscientisation corporelle de la posture d’enquête permet de penser les assignations corporelles sexuées - et parfois sexuelles (Clair, 2016) - auxquelles l’apparence corporelle se conforme pour être reconnue, intégrée. Le travail réflexif doit ainsi permettre de favoriser des formes d’émancipation (et d’en cerner les limites) à la fois vis-à-vis des normes auxquelles le corps se voit soumis, mais aussi du manque de conscience de cette vitalité du corps vivant.

De telles mises en réflexivité obligent alors à une humilité épistémique que conforte le défi méthodologique de la prise en compte des corps dans l’enquête de terrain (comment retranscrire le corps dans l’enquête de terrain? Quels dispositifs méthodologiques mettre en œuvre, la tenue d’un journal de bord est-elle suffisante, les enregistrements vidéos sont-ils à privilégier? Quelles temporalités dédiées? Quelles confrontations possibles avec les enquêtés pour croiser les interprétations? Etc. ). Pour favoriser ce travail réflexif, une éducation au corps (encore trop peu présente dans les formations scolaires, universitaires ou encore professionnelles) de la part du.de la chercheur.se peut constituer un point de départ, qui peut rebuter dans la mesure où elle nécessite de se confronter à l’irréductibilité de la richesse et de la complexité de l’appréhension des corps, au-delà du formulable, vouant ainsi en partie l’effort d’investigation à l’échec, tout autant que de repenser la place du corps du.de la chercheur.se dans l’acte de recherche. Le consentement doit donc aussi être celui du.de la chercheur.se qui décide de prendre le risque d’une incorporation réflexive dans la recherche, en assumant la part de vulnérabilité qu’elle implique.

Conclusion

La saisie des corps affectifs, média et médiateurs des affects, constitue des dimensions souvent oubliées ou connexes de l’étude du travail émotionnel pourtant éminemment corporel, susceptible de donner à voir les affects cachés. Dans cette optique, les apports de l’investigation ethnographique réalisée sur des temps d’enquête longs, au plus proche des interactions avec des salarié.e.s, et, au-delà, en s’inscrivant dans des dynamiques de recherche partenariale, nous apparaissent comme indéniables : le croisement des techniques d’enquête qu’ils permettent participe des conditions de mises en intelligibilité des affects observés, que des entretiens de recherche, seuls, ne peuvent suffire à saisir, notamment lorsqu’il s’agit de déceler les affects qui tendent à être dissimulés au cœur du travail émotionnel. Les techniques d’enquête immersives tendent à favoriser l’échoïsation affective dans le contact corporel avec les personnes enquêtées et le terrain de recherche, sans quoi le risque pour le.la chercheur.se. serait de rester en surface. En contrepartie, elles obligent à une construction réflexive du rapport au corps. Dans l’étude des affects, il ne s’agit pas uniquement de fournir des efforts d’objectivation vis-à-vis de ses propres émotions, mais aussi des corps en présence. Le corps affecté, affectant, agissant du.de la chercheur.se vis-à-vis du terrain de recherche ne constitue pas complètement une zone d’ombre et certains travaux l’intègrent dans l’analyse (Bonnet et Rochedy, 2020; Héas et Zanna, 2021). Dans le prolongement de ces perspectives, il s’agit de (re-)connaitre le corps affectif du.de la chercheur.se en tant que médiateur de nos capacités et de nos limites à communiquer avec les corps affectifs en présence, autrement dit à exprimer, mais aussi à saisir les affects des autres.

Dans l’étude des affects, le corps affectif du.de la chercheur.se est au cœur du processus d’enquête, mais en constitue des dimensions cachées. La raison nous parait en partie liée à deux problématiques, l’une d’ordre méthodologique et l’autre d’ordre éthique. D’un point de vue méthodologique, la saisie des corps affectifs pose la question des limites de l’observable. Prendre en compte le corps affectif c’est penser « l’affectivité limitée » du.de la chercheur.se (Bonnet et Rochedy, 2020), mais d’un point de vue corporel. Cette affectivité corporellement limitée touche ici aux frontières d’une incommunication (Dacheux, 2023; Bouillon, 2022), dans l’accès aux affects (les siens et ceux des autres), fondée corporellement et accentuée par un manque de conscience corporelle. La complexité de l’analyse des corps affectifs reste ainsi un défi méthodologique : point d’achoppement du formulable, toujours incomplète, partielle, de l’ordre de l’annotation d’indices corporels, de didascalies de bouts de corps, dans un disjecta membra impossible à dépasser. Un tel travail réflexif sur le corps pour le.la chercheur.se présente donc des difficultés certaines, par faute de temps liée aux conditions de la recherche, mais aussi d’envie ou d’intérêt, ou encore par défaut d’aptitude.

Les limites de l’observable rencontrent ici les limites épistémiques du connaissable, qui croisent des questions éthiques. D’un point de vue affectif, les individus tendent à présenter une « compréhension cognitive et sensorielle de la situation » (Jeantet, 2012) sans pour autant que ne se dévoile forcément ce qu’ils tendent à (se) dissimuler. Il importe d’interroger la pertinence d’étudier et de donner à voir ces affects cachés, qui pose la question éthique du travail de recherche et rencontre ici celle du consentement des partenaires de la recherche. Dans l’appréhension des corps au sein de l’enquête de terrain, le consentement ne peut plus se contenter d’être un implicite, obtenu par défaut dans l’accord des personnes enquêtées à se laisser observer ou interroger. Mais jusqu’où repousser les limites de l’observable en impliquant les travailleur.e.s dans l’appréhension des corps affectifs en interaction? Et quels intérêts pour les travailleur.e.s eux.elles-mêmes de percevoir ces affects cachés? La réponse nous parait dépendre des contextes organisationnels d’investigation et du cadre qu’il a été possible de construire au préalable avec l’organisation étudiée. L’impensé des émotions au travail construit des organisations désaffectivées par excès de régulation et de contrôle (alors même que ces dernières débordent d’affects), ce qui peut poser des problématiques de santé pour leurs membres (Jeantet, 2018, 2021). En même temps, ainsi que le montrent Thomas Bonnet et Éric Drais, le travail émotionnel peut également être synonyme de préservation de la santé (Bonnet et Drais, 2021). Dévoiler ces dimensions cachées du travail émotionnel des corps affectifs en interaction peut participer d’un projet de réaffectivation des organisations, auquel la recherche peut être partie prenante, ou a contrario constituer un « risque émotionnel » (Bonnet, 2020) que le travail émotionnel réalisé par les travailleur.e.s, consciemment ou non, permettrait de contenir. Le risque est tel qu’il importe de devoir évaluer en amont de la situation, selon le contexte organisationnel, la possibilité d’une telle recherche. L’éthique d’une recherche en organisation sur le travail émotionnel en dehors du cadre protégé de l’entretien médical ou psychologique demande une explicitation et un consentement des travailleur.e.s sur les conditions de l’investigation. À la lumière de nos questionnements, l’éthique de la recherche en sciences sociales sur le travail émotionnel situé et pensé en pratique nous semble n’en être qu’à ses débuts.