Corps de l’article

1.Introduction

Cet article présente un dispositif d’entretien facilitant la compréhension et la régulation des émotions. Dans une posture hybride de chercheur-praticienne, il a été élaboré, dans un premier temps, de 2015 à 2019 lors d’une recherche doctorale étudiant le rôle, assez mésestimé, des émotions lors des transitions professionnelles (Thibauville, 2019; Thibauville, Castel et Valléry, 2017). Une collaboration avec trois établissements accompagnant des salariés en transition nous a amené à développer in situ une méthode d’entretien pour approfondir et accompagner les émotions de ces périodes sensibles. Dans un second temps, de 2019 à 2022, une activité indépendante d’accompagnement des émotions, vécues dans et hors travail, dans les transitions professionnelles comme de vie, a renforcé ce dispositif en se centrant cette fois sur la régulation émotionnelle. La méthode a été désignée : « méthode d’approfondissement et d’apaisement émotionnel » (AAE). Dans une approche longitudinale, elle mobilise des techniques d’approfondissement, d’explicitation et de régulation. C’est l’activité réflexive du chercheur sur le travail émotionnel de la situation d’entretien, notifiée grâce à la technique des carnets de bord (Savoie-Zajc, 2004), qui a nourri l’élaboration du dispositif et soulevé des préoccupations éthiques et épistémologiques.

1.1.Le travail émotionnel : un processus psycho-cognitif quotidien?

Subjectivement, le simple fait de se demander quelle émotion nous venons de ressentir implique un acte introspectif qui explicite une émotion vécue implicitement. Accéder à l’émotion d’autrui, en recherche ou en tant que professionnel de l’accompagnement, exige de se mettre en lien avec sa vie affective. L’étude des émotions, intrinsèquement subjectives et reliées à la santé mentale, ne peut souffrir d’improvisation méthodologique. Le travail émotionnel (Hochschild, 2003) correspondant aux efforts de régulation des émotions, étudié comme un acte marchand, a fait principalement l’objet de recherches dans la sphère professionnelle (Luminet, 2013; Ulmann, 2012) alors qu’il existe aussi dans la sphère privée (Hochschild, 1983). Originellement, deux types de travail émotionnel ont été conceptualisés : 1) l’usage professionnel des sentiments, « emotional labor », où l’émotion est transformée en ressource financière (ex. : le sourire d’un vendeur) et, 2) l’usage personnel des sentiments, « emotional work », c’est-à-dire la transformation de l’émotion au quotidien (ex. : cacher une déception avec un sourire). Ce qui pose question c’est que ces deux applications sont traduites par un unique terme, « le travail émotionnel ». De fait, nous oublions que ce processus nous habite quotidiennement et que la régulation personnelle de nos émotions influence celle au travail et vice-versa. En outre, entreprises et chercheurs s'engagent de plus en plus dans des études axées sur la prévention, reconnaissant les émotions comme un élément à part entière des risques professionnels mais aussi comme un levier d’action (Bonnet, 2020). En identifiant et en comprenant ces dynamiques émotionnelles, les études les intègrent comme des facteurs clés dans la gestion des risques professionnels, offrant ainsi des bases solides pour améliorer le développement de stratégies de prévention. Cependant, ces études peuvent aussi indirectement contribuer à étiqueter l’émotion comme un « risque » mais peu s’interrogent sur ce qu’on fait à autrui une fois que ce processus « risqué » est porté à la conscience. Par la mise en mots du vécu, ce mécanisme est verbalisé et conscientisé chez l’individu qui, lui, le mobilisait souvent comme une stratégie de défense automatique (Remoussenard et Ansiau, 2013). En le nommant comme un risque, une attente de solution est susceptible d’être créée chez autrui si bien qu’il peut l’identifier aussi hors travail comme un mécanisme menaçant sa santé. Or, le travail émotionnel est le simple acte, consistant à « effectuer un travail sur une émotion » (Hochschild, 2003, p. 32), mobilisé par chacun pour s’adapter au monde sans qu’il ne constitue toujours un risque. C’est même un processus essentiel à l’équilibre psychique (Korb, 2009) excepté quand un état durable de dissonance s’installe (Adelmann, 1995). De plus, nos héritages émotionnels (régulation familiale des émotions, socialisation primaire, traumatismes) génèrent des normes individuelles qui façonnent aussi ce travail émotionnel : schémas émotionnels agréables, désagréables et stratégies de régulation (refoulement, renforcement, évitement, atténuation, etc.). Alors que le travail émotionnel personnel est une expérience intime, l'accompagnement par un professionnel offre une perspective externe et spécialisée, visant à guider et soutenir le parcours émotionnel de l'individu. Il convient ici de distinguer le travail émotionnel « introspectif », mené de manière indépendante qui implique une autoréflexion, souvent silencieuse, concernant ses pensées, émotions ou expériences intérieures, du travail émotionnel « réflexif » qui, contrairement à l’introspection solitaire, se produit dans un contexte relationnel où les émotions et pensées font l’objet d’un partage social. Ce type de travail réflexif favorise la communication interpersonnelle, la compréhension mutuelle et le développement d’une conscience émotionnelle, d’autant plus lorsqu’il se déroule dans le cadre d’un accompagnement avec un spécialiste, lui-même engagé dans ce travail émotionnel.

1.2.Les émotions dans la relation d’entretien : un travail émotionnel double

1.2.1.Les règles de sentiments ambigües des interviewers

Quel interviewer ne s’est jamais retrouvé face à des larmes, était touché dans sa propre histoire ou déçu qu’autrui n’exprime pas ce qu’il espérait? Interroger l’émotion réclame une réceptivité aux singularités de la personne et génère des émotions en retour (Schirrer et Schmitt, 2016). D’ailleurs, les règles de sentiment de cette activité présentent de fortes ambigüités. Depuis plus d’un demi-siècle, il est attendu du chercheur ou du praticien une « bonne distance » (Rogers, 1954). Par exemple, la posture d’empathie exige tant un effort de décentration, pour comprendre le vécu expérientiel d’autrui, qu’une connexion à soi via une identification des émotions permettant la compréhension et l’échange. L’« accueil inconditionnel » et la « neutralité bienveillante » requièrent aussi de tenir cette posture contradictoire de distanciation-rapprochement. En laissant « résonner » l’émotion en nous tout en évitant le ressenti, nous mobilisons un état de dissonance : être bienveillant mais pas compatissant, accueillir avec soin tout étant distant avec le risque, si nous le sommes trop, d’invalider les émotions d’autrui. Ainsi, la dissonance devient non pas une conséquence, mais une composante du travail émotionnel dans la recherche et l’accompagnement des émotions. Or, en étant non reconnue comme déterminant de l’activité d’entretien, la dissonance émotionnelle est source d’inconfort, doute, malaise, voire remises en question pour l’interviewer (Thibauville et coll, 2023). La reconnaitre, comme composante, voire outil des activités d’accompagnement, favoriserait une tolérance à l’égard de soi et une mise à distance assumée sans transformer l’entretien en relation aseptisée ou amicale.

1.2.2.Le travail émotionnel provoqué chez les personnes accompagnées

Questionner autrui sur ces émotions provoque un acte introspectif plus ou moins important selon la méthode mobilisée (questionnaires, entretiens semi ou non directifs, etc.). Hochschild (1983) émet que le simple fait d’entrer en contact avec ses émotions transforme justement ce avec quoi nous entrons en contact. Dans l’entretien nous provoquons une mise en relation avec l’expérience et l’intériorité qui, dès lors, est réélaborée par les partages verbaux. Cette mise en mots des émotions facilite leur reconnaissance, compréhension et analyse. Par exemple, dans le cadre de souffrance au travail (Almudever et coll. 2012), des auteurs affirment que ce décryptage émotionnel participe à la construction de sens. Si cela vaut pour l’activité d’accompagnement, la question se pose pour les entretiens de recherche. La verbalisation restructure l’épisode émotionnel décrit grâce à un effort de déconstruction-reconstruction du vécu (Delfosse et coll. 2004), et davantage lors de méthode longitudinale, où pour capter l’évolution des émotions l’acte de verbalisation est répété (Thibauville, 2019) ce qui est le cas dans notre dispositif. En se déroulant de manière invisible, bien qu’elle ait lieu, cette réélaboration est souvent passée sous silence en amont des pratiques pour l’interviewé.

2.Problématique : comment accéder à l’émotionnel sans maladresse?

2.1.Préoccupations éthiques et épistémiques

« Qu’est-ce que je fais à l’autre avec ma question? » : cette interrogation a guidé l’élaboration de notre dispositif. Vermersch (2012) souligne la nécessité de prendre en compte les effets perlocutoires des entretiens c’est-à-dire les conséquences psychologiques du fait de dire ou de faire dire. Intégrer cette réflexivité à la construction d’une méthode garantit moralité et responsabilité et permet d’éviter un échange « bricolé » pour les interlocuteurs. Éthiquement, investiguer la subjectivité « sans précautions, ni garanties pour l’interviewé » (Vermersch, 1994, p. 94) est inapproprié. Notre démarche visait l’élaboration d’un dispositif adapté à la saisie du travail émotionnel et qui préserve l’intégrité psychique des participants, d’autant plus que les effets causés par la verbalisation (reviviscences, expressivité, prises de conscience) rajoutent du sensible au sensible. Cette activité introspective suscite une réélaboration intérieure de l’expérience ainsi qu’un acte psychologique producteur de sens constitutif d’un travail émotionnel. Dans ce contexte, un cadre sécurisant, contenant et transparent a été construit pour diminuer tous effets verbaux et non verbaux potentiellement délétères. De plus, pour la psychologie expérimentale, la subjectivité étant constitutivement imparfaite, chercher à l’objectiver reviendrait donc à la modifier; une « psychologie de réaction » refuse la méthode introspective pour saisir le vécu, or en contrôlant les variables, elle les aseptise alors même qu’elle tente d’expliquer des phénomènes psycho-émotionnels (Vermersch, 2012). N’existe-t-il pas un risque épistémique d’objectiver des objets intrinsèquement subjectifs et, in fine, de les dénaturer? De plus en plus de recherches reconnaissent la réflexivité du chercheur dans la rigueur des connaissances produites des phénomènes émotionnels (Bernard, 2017). Un argument biologique soutient cet aspect : notre cerveau mobilise des neurones « miroirs » pour réagir aux émotions qui permettent de « lire l’état émotionnel d’autrui en nous faisant ressentir directement les sensations viscéro-somatiques » (Bustany, 2015, p. 58). Alors qu’il est demandé au chercheur une distanciation, une contagion émotionnelle parait pourtant inévitable. Nous pensons qu’un dispositif qui saisisse au plus près les émotions atteste de leur fidélité. De plus, lors du recueil de données émotionnelles la neutralité parait un leurre (Foli, 2018), le chercheur rompt avec une posture normée; c’est durant les étapes de formalisation, d’analyse et de discussion, exigeant distanciation, que la subjectivité est objectivée. Hoffman (2007) en étudiant le travail émotionnel dans l’activité d’entretien, montre que l’émotionnalité du chercheur prévient des postures asymétriques entre interviewer-interviewé. Nous ajoutons que cette asymétrie existe aussi dans la relation chercheur-objet quand, par souci d’usage, l’objet est adapté mécaniquement à une méthode. Dans une approche constructiviste, notre méthode a préféré s’adapter aux particularités de l’objet afin de respecter la subjectivité dans son entièreté.

2.2.Cadre de recherche : une approche systémique des émotions

Les émotions sont examinées en tant qu'états dynamiques interagissant et évoluant dans le temps, s'exprimant dans divers contextes (organisationnel, professionnel, personnel, intra-individuel) et différentes temporalités (émotions passées, actuelles, projetées). Cette approche considère les émotions comme des entités en mouvement ayant une dimension transformative (Petit, 2021). Même si les frontières avec les autres manifestations affectives (humeurs, états émotionnels, sentiments, etc.) sont attestées théoriquement, dans la réalité elles restent minces et poreuses (Rimé, 2005). Une émotion peut évoluer en état émotionnel ou en sentiment plus durable. Nous adoptons le point de vue de Cahour (2012) qui admet qu’il est plus riche de sens de caractériser les états affectifs selon leurs dimensions (événements associés, effets, durées) que de les distinguer selon leur forme. Comme le montre la figure n° 1, sous le terme « émotion » notre recherche définit quatre grandes formes allant de leur plus courte durée (états émotionnels) à la plus longue (expérience émotionnelle) :

  1. Les états émotionnels, concept au croisement des émotions et des humeurs (Cayrou et coll., 2003), sont traversés par la personne durant la transition. Ils s’apparentent tant à des émotions de courte durée (peur, colère, joie, etc.) qu’à des humeurs (lassitude, nonchalance, optimisme, etc.) et des sentiments plus durables (découragement, espoir, confusion, etc.).

  2. Les épisodes émotionnels sont des processus psychologiques déclenchés par un événement marquant sur le plan affectif dont la durée, plus longue, est spécifique aux conditions contextuelles (Rimé, 2005). Nous pensons que les transitions peuvent être examinées selon les épisodes émotionnels par lesquels l’individu passe et donc, sur le plan méthodologique, être séquencée en ce sens.

  3. Les mouvements émotionnels renvoient aux interactions entre les différents états ou épisodes émotionnels qui existent.

  4. L’expérience émotionnelle correspond à la période spatio-temporelle et au vécu psychologique que constitue toute la transition professionnelle et/ou de vie pour l’individu.

Figure n° 1

Approche systémique des émotions

Approche systémique des émotions

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Explorer les émotions, notamment inconfortables, nécessite d’identifier certaines précautions (Faingold, 2020; Vermersch, 2012) tant pour l’individu, la qualité des méthodes que les connaissances produites. Pour répondre aux conditions nécessaires à la mobilisation de techniques d’explicitation, le chercheur-praticien a lui-même été formé à l’entretien d’explicitation ainsi qu’aux techniques de régulation émotionnelle. Notre réflexivité itérative a suscité des préoccupations éthiques et épistémologiques, et de discussions avec des spécialistes de l’explicitation et/ou des émotions, gage d’un processus d’évaluation durant toute l’élaboration de la méthode. Le tableau ci-après synthétise la conception du dispositif. Dans un premier temps (de 2015 à 2019), une recherche doctorale cherchant à comprendre le rôle des émotions lors des transitions professionnelles (Thibauville, 2019) au sein de trois établissements accompagnant des salariés, nous a amené à concevoir in situ une méthode d’entretien pour saisir la dimension émotionnelle de ces périodes particulièrement sensibles et dont l’objectif était d’accompagner le changement tant professionnel que personnel. Lors d’une étude préliminaire (Thibauville et coll., 2023), les constats de terrain ont fait une problématique : « Comment accéder à l’intimité émotionnelle sans maladresse? ». Autrement dit quelle technique utiliser pour capter l’émotion de manière fine mais non intrusive et dans le respect d’autrui? À la suite de l’analyse de la phase I, une seconde problématique est née : « Comment mettre en place un travail émotionnel en faveur du bien-être psychologique? ». En effet, que ce soit au cours de périodes de transition, de forts changements ou d’un quotidien chargé, chacun peut éprouver des émotions importantes aux conséquences parfois délétères sur la santé mentale. Or le bien-être émotionnel est une composante centrale du bien-être psychologique (Cousin et Page, 2016). Il regroupe la capacité à reconnaitre, comprendre, réguler efficacement ses propres émotions et la qualité de ses relations émotionnelles avec les autres. Étroitement lié à la conscience émotionnelle, la communication et la capacité de résilience, il contribue directement au bien-être psychologique, qui, lui, concerne la santé mentale dans son ensemble, englobant des aspects tels que l'acceptation de soi, l'auto-efficacité ou le sentiment d’épanouissement. Ainsi, afin de soutenir la santé mentale des personnes en période de transition, la phase II (de 2019 à 2022) a étudié cette question lors d’une activité indépendante d’accompagnement des émotions dans et hors travail. Cette étape s’est centrée sur la mise en place de techniques de régulation émotionnelle dont l’objectif était d’outiller autrui pour transformer ses émotions inconfortables, souvent perçues comme des « ennemies », davantage en « alliées » et en ressources psychologiques.

Tableau n° 1

Déroulement de la conception du dispositif AAE

Déroulement de la conception du dispositif AAE

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Lors de la phase I, l’âge moyen des personnes accompagnées était de 34 ans, 75 % étaient des femmes, 35 % des hommes. Lors de la phase II, l’âge moyen était de 36 ans et les personnes accompagnées étaient majoritairement des femmes (95 %).

3.La méthode d’approfondissement et d’apaisement émotionnel (AAE)

La méthode AAE répond à un design longitudinal de sept à huit entretiens par personne pour saisir l’évolution du travail émotionnel. La phase d’approfondissement permet une description fine, située et fidèle du vécu émotionnel grâce à des techniques de non-directivité et d’explicitation qui plongent l’individu dans une posture introspective. La phase d’apaisement, quant à elle, aide l’individu à travailler sur la dissonance entre ses modes de pensées et ses souhaits : elle mobilise la régulation émotionnelle, via la pleine conscience et la restructuration cognitive, pour agir sur l’émotion (intensité, modalité, durée, etc.). L’individu n’est plus narrateur ou explorateur mais devient, à ce stade, capacitant et régulateur. Pour évaluer les AAE, des débriefings sur le vécu des entretiens ont permis d’expliciter certains effets. Chacune des phases a fait l’objet d’une analyse compréhensive par théorisation ancrée (Paillé, 1994). Grâce à un codage itératif, des catégories conceptuelles et des mises en relation, deux types de travail émotionnel ont émergé : un travail « conscientisant » et un travail « capacitant ».

Figure n° 2

La méthode d’approfondissement et d’apaisement émotionnelle (AAE)

La méthode d’approfondissement et d’apaisement émotionnelle (AAE)

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3.1.Phase I d’approfondissement : Expliciter l’émotion

3.1.1.Les conditions relationnelles sécurisantes pour accueillir l’émotion

Passer d’un cadre formel à une relation subjective demande certaines conditions d’autant plus quand parler de soi peut être source d’insécurité. Le partage émotionnel suscité par les AAE n’étant pas « socioaffectif », comme celui effectué auprès de nos proches, mais bien « cognitif » car approfondi, guidé par le chercheur-praticien et suivi dans le temps, et à l’origine de prises de conscience et de signification (Nils et Rimé, 2012). Sachant que notre méthode n’était pas sans effet sur les personnes, un cadre contenant et rassurant a été coconstruit avec les personnes grâce à trois axes centraux à maintenir durant les entretiens : décomplexer, accueillir et assumer l’émotion. Pour faciliter l’expression, nous avons choisi de décomplexer et décomplexifier l’émotion. En étant aussi un jeu social, la situation d’entretien peut éloigner de la subjectivité réelle. Cet aspect et la désirabilité sociale associée ont été déconstruits avec l’interviewé pour se rapprocher d’un travail émotionnel « authentique » et le tutoiement a été proposé. Aussi, pour rendre moins complexe l’accès au vécu et inciter la spontanéité chez l’interviewé, nous encouragions les images descriptives qui lui venaient (exemple : « c’est comme un volcan »). Ensuite, l’émotion était accueillie et légitimée avec soin et soutien. Car si les personnes ont pu partager leur événement avec des proches, peu ont identifié leurs émotions dans un cadre dédié. Assumer la place de l’émotion en veillant au bien-être d’autrui a consisté à contrôler les effets de surprise en lui laissant du libre-arbitre. Avant d’approfondir un épisode émotionnel nous demandions : « Es-tu d’accord pour revenir sur […], si c’est inconfortable tu es libre de […] ». De même, la phrase « si les mots que j’utilise ne sont pas les bons, autorise-toi à me reprendre » permettait de « vérifier que ce qui [était] formulé ne [trahissait] pas sa pensée » (Vermersch, 1994, p. 15). Ces trois axes renforcent la confiance, la validité des propos et diminuent l’asymétrie de la relation. Ils créent une posture participative pour l’interviewé et facilitatrice pour le chercheur-praticien, au sein desquelles les règles d’échange ci-après ont été construites.

Tableau n° 2

Les règles de communications centrales des AAE

Les règles de communications centrales des AAE

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3.1.2. Une méthode compréhensive : techniques de non-directivité et d’explicitation

Et s’il s’agissait de comprendre pleinement avant de chercher à expliquer? Cette autre question a guidé le choix des techniques mobilisées pour un travail émotionnel qui soit le moins induit par le chercheur. Pour que l’émotion exprimée reste fidèle à la subjectivité d’autrui, deux techniques ont été combinées : la non-directivité (Sauvayre, 2013) et l’explicitation (Vermersch, 1994). Il nous faut préciser que les consignes de départ du dispositif d’entretien ne manipulent en aucun cas l’émotion en provoquant initialement une situation d’induction émotionnelle, comme cela peut être le cas en recherche expérimentale (Tapia et coll., 2007). En effet, nous considérons qu’induire verbalement des indices mnésiques, alors même que le vécu du participant est inconnu au chercheur, peut confronter brutalement l’individu à un état affectif parfois douloureux. Les situations d’induction émotionnelle ne laissent pas à la personne le libre arbitre de faire émerger ce qui, par essence, lui appartient. Dans ce cadre, si des émotions difficiles apparaissent, nous proposons au lieu de les éviter, de les dédramatiser grâce à un cadre d’accueil sécurisant et bienveillant (Cahour et Bordes 2022). Notre dispositif permet au participant de rentrer graduellement en contact avec son vécu ou une partie de celui-ci. Nous progressons ainsi avec lui pour ensuite expliciter des moments qu’il aura fait émerger et sélectionnés. C’est seulement dans un second temps que les émotions sont décrites si elles n’ont pas fait l’objet de commentaires préalables. D’ailleurs, notre besoin d’alternance entre la non-directivité et l’explicitation est conforté par les propos de Vermersch (1993, p. 16) qui précise que : « la technique d’entretien non directif a un objectif qui est différent […] en se centrant sur la mise en mots du vécu de l’émotion authentique ». En effet, la non-directivité génère un savoir construit grâce à une consigne initiale proposant une thématique spécifiée et assez large pour explorer le vécu émotionnel lié à la transition professionnelle. Des techniques d’approfondissement telles que des relances et reformulations sont ainsi utilisées : écho-miroir, synthèse, clarification, reformulation (Guittet, 2013) pour saisir le sens du vécu. Ceci a permis ensuite l’exploration d’épisodes spécifiques grâce à la technique d’explicitation (Vermersch, 1994), développée en psychologie du travail pour décrire de manière phénoménologique et incarnée les situations. Elle permet de se détacher de la situation d’entretien pour être en présence du vécu et en faire une description approfondie. La condition exigée est que la personne rentre dans une « position d’évocation » avec la situation passée, c’est-à-dire que l’acte descriptif « s’accompagne d’un contenu représenté de façon quasi sensorielle » (Vermersch, 1994, p. 176). Grâce à une consigne initiale, l’individu décrit de façon contextualisée son vécu. Sur la base de questions non inductives et descriptives, le chercheur-praticien joue un rôle d’accompagnement pour faire émerger, sans l’induire et tout en la contenant, l’émotion liée au ressouvenir. Nous proposions ensuite un « décryptage du sens » des émotions associées (Faingold, 2013, 2020). À l’instar de Cahour et Bordes (2022, p. 14), nous ne cherchions pas « à amplifier l’expression de l’émotion ni en chercher les racines dans l’histoire de la personne, mais seulement documenter quelle était la tonalité émotionnelle ».

Exemple 1 :

Exemple 2 :

3.1.3.Analyse de la phase I : Les effets d’un travail émotionnel « conscientisant »

L’analyse, sur 40 entretiens, concerne les effets de la phase I, c’est-à-dire les changements produits par l’acte d’entrer en conscience avec ses émotions, de les expliciter et les décrypter. L’analyse a donné lieu à un phénomène d’importance : un travail émotionnel « conscientisant » composé de deux effets contraires : 1) des bénéfices et 2) des couts psychologiques (figure ci-après) qui propose d’éclairer le concept global de travail émotionnel.

Figure n° 3

Les effets du travail émotionnel de type conscientisant

Les effets du travail émotionnel de type conscientisant

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La phase d’approfondissement a participé à des effets bénéfiques dont le repositionnement d’autrui dans sa transition professionnelle. Elle a constitué un espace d’identification, d’autoanalyse et d’élaboration du sens des émotions vécues. En décryptant leur expérience émotionnelle grâce aux questions non inductives et aux entretiens répétés, un espace de soutien émotionnel (Ruiller, 2011) est évoqué : des sentiments de réassurance, de réconfort et un sentiment de validation de l’expérience sont décrits. Le cadre soutenant et contenant facilite ainsi le travail d’analyse et de décryptage des émotions, notamment douloureuses, qui, à son tour, contribue à réaménager la perspective avec laquelle les épisodes émotionnels sont intégrés par la personne.

Grâce aux techniques d’explicitation, des vécus émotionnels enfouis ont été conscientisés par les personnes. Des prises de conscience ont permis l’accès à des émotions implicites (Channouf et Rouan, 2005) à l’origine parfois de blocages et souffrance liés au travail ou à la transition professionnelle. Le travail cognitif a constitué une « relecture » des émotions, (re)mises en conscience comme légitimes, qui a engendré, à son tour, une actualisation du vécu et une meilleure compréhension de soi. La phase d’approfondissement a donc entrainé un partage émotionnel de type cognitif (Nils et Rimé, 2012) en faveur d’une diminution d’états émotionnels désagréables (ex. : doute, peur, culpabilité, etc.) et d’un soulagement psychique.

Ce travail d’explicitation des émotions a généré une (re)connaissance de soi par soi, et pour soi, d’émotions issues de déclencheurs extérieurs (évènements professionnels, relations, etc.) et intérieurs (pensées, ruminations, souhaits, etc.). Le sens co‑construit avec le chercheur-praticien participe à un processus d’assimilation et d’intégration ainsi qu’à la création de nouveaux savoirs sur soi (schémas automatiques, besoins personnels, comportements, etc.). Cependant, en créant cette connaissance de soi, des effets contraires sont aussi apparus. Si la clarification mentale associée à la conscience de soi contribue à un soulagement, paradoxalement à ce qui est dit dans la littérature, elle participe aussi à de nouvelles ruminations. Le travail émotionnel réalisé, en « conscientisant » des savoirs sur soi et situés en soi, parfois inconfortables (émotions façonnées, peurs projetées, pensées limitantes, auto-critique, comportements contreproductifs, etc.), engendre une interrogation sur la manière de composer avec soi. La verbalisation de vécus affectifs concourt au développement d’une conscience émotionnelle (Lane et Schwartz, 1987) que nous qualifions ici de « responsabilisante » c’est-à-dire qui moralise et légitime une recherche de mieux-être. La formalisation de ces savoirs sur soi et sur les situations dans lesquelles la personne s’inscrit crée une attente de changement. La transformation de l’implicite à l’explicite et du « conscientisé » au « conscientisable » (Vermersch, 2012) provoque à la fois distanciation et rapprochement avec l’émotion. Cela met aussi à jour une dissonance entre ce que la personne sait d’elle, ressent (savoirs sur soi) et ce qu’elle voudrait faire pour modifier sa situation (savoir-faire, décision). Or la phase I ne visant pas à répondre à ce souhait mais à comprendre les émotions durant les transitions professionnelles, les personnes ont manifesté une frustration de ne pas savoir comment faire pour répondre à cette quête tant de sens que de solutions.

Au regard de notre interrogation éthique initiale « qu’est-ce que je fais à l’autre avec ma question? », si la phase d’approfondissement n’a pas induit, positivement ou négativement, les émotions explicitées, en restant fidèle aux ressentis d’autrui elle a toutefois provoqué un travail conscientisant et clarifié les besoins des personnes. Ce processus lors d’entretiens relève aussi de la conscience éthique du praticien-chercheur. À la suite de l’élaboration de ces savoirs sur soi, nous éprouvions une sensation de laisser les personnes sans outil. Quel rôle du chercheur-praticien face à cette transformation et à la prise en charge des couts psychologiques inhérents à certaines méthodes d’investigation? La phase II a cherché à répondre à ces besoins exprimés.

3.2.Phase II d’apaisement : Réguler l’émotion

3.2.1.Lever le paradoxe des émotions « négatives » : la technique des 3A

Cette seconde phase s’inscrit dans une approche interventionniste dont l’objectif était d’aider les personnes à réduire l’état inconfortable de dissonance entre les connaissances de soi, les pensées et les capacités d’action, afin de favoriser le bien-être émotionnel. Durant les accompagnements, bien que les personnes partagent assez facilement leur expérience difficile, un phénomène fréquent d’aversion aux émotions négatives a été observé. Même si elles étaient nommées et clarifiées, des autocritiques sur la manière de composer avec les émotions désagréables, notamment la peur ou la colère, semblaient maintenir la personne dans une souffrance. Ce processus renvoie au concept de résistance psychologique développée par Neff (2004), dans son modèle de l’autocompassion, qui explique qu’en résistant à une douleur émotionnelle, la souffrance psychologique augmente. Nous avons observé ce phénomène dans le travail émotionnel conscientisant : une posture de « victime » de soi et de résignation sont décrites et paraissent à l’origine d’une résistance à un changement pourtant désiré.

Cette aversion vis-à-vis des émotions « négatives » répond à une norme sociale intégrée depuis le plus jeune âge qui nous pousse à les proscrire. En effet, le qualificatif « négatif » renvoie à la négation, au « non » et donc au refus de nos propres émotions. Cette dénomination sociale nous pousse à résister aux émotions qualifiées de « négatives ». Décrit dans la figure ci-après, ce processus de régulation sociale, souvent automatique et inconscient, a été appelé la technique « des 3R » : En refusant les émotions dites « négatives », nous les refoulons, les mettons sous cloche, les renforçons, ce qui induit une « recharge émotionnelle » en défaveur de la santé mentale. Wegner (1994) explique d’ailleurs que s’interdire des émotions ne fait que les amplifier : c’est l’effet de rebond. Pour favoriser le bien-être émotionnel, lever ce processus d’aversion, et la dissonance qu’elle provoque, est primordial. Nous avons ainsi conceptualisé et mis en pratique la technique « des 3A » dont l’objectif était d’accueillir l’émotion, de l’accepter et de l’apaiser pour faciliter la décharge émotionnelle. Cet outil de régulation propose de construire graduellement un espace chaleureux d’accueil et de légitimité des émotions inconfortables pour les désamorcer. La première étape pour accueillir l’émotion (ex. : colère) est de lever les méta-émotions (ex. : culpabiliser d’être en colère) et les auto-reproches (ex. : « je suis encore en colère ») qui renvoient à la posture de « victime » de ses émotions, phénomène de résistance psychologique qui, en réalité, ne fait que renforcer et durer les émotions inconfortables. Ensuite, pour être acceptée, l’émotion est nommée ou décrite par ses diverses manifestations. L’objectif est d’approuver l’émotion avec sincérité pour la valider car il est impossible d’accepter ce que l’on ne reconnait pas. Ce temps d’acceptation atténue l’intensité émotionnelle, facilite le réconfort et la réassurance chez autrui. Progressivement, la personne se repositionne vis-à-vis d’elle-même pour devenir « responsable » de soi, de ses émotions et capable de mettre en place des outils de régulation en faveur de sa santé mentale.

Figure n° 4

De la technique des « 3R » à la technique des « 3A » pour réguler l’émotion

De la technique des « 3R » à la technique des « 3A » pour réguler l’émotion

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3.2.2.Méthode régulatrice : d’un travail émotionnel conscientisant à un travail capacitant

La régulation émotionnelle (« RE ») renvoie aux processus de modulation des émotions (augmentation, diminution, inhibition, évitement, prolongation, etc.) (Luminet, 2013). Reconnue pour faciliter l’atteinte des objectifs (Korb, 2009), elle a été intégrée à notre méthode pour agir sur les émotions inconfortables et le stress chronique propre aux situations de transition. Néanmoins, pour y parvenir un changement de posture avec nos modes de pensées freinants et automatiques est requis et la verbalisation ne suffit pas. Le dispositif a donc été complété avec des techniques de pleine conscience (Williams et Kabba-Zin, 2019) et de restructuration cognitive (Rusinek, 2006), reconnues pour permettre de passer d’anciens modes de pensées souvent contreproductifs à des modes de pensée alternatifs en faveur du bien-être psychologique. Ces techniques produisent des mouvements de conscience régulateurs des schémas émotionnels et des systèmes de croyances internes. Toujours dans un cadre sécurisant, le chercheur-praticien proposait des visualisations cognitives accompagnées de verbalisations ainsi que des outils de régulation, personnalisés et offrant un libre arbitre à la personne. Plus d’une vingtaine d’outils ont ainsi été créés pour accueillir et atténuer les émotions ou encore réguler les sensations corporelles associées (ex. : « la boîte à émotions », « l’interrupteur des peurs », « le curseur-stoppeur », « l’ancrage-équilibre », « la technique des 3S »). La technique de « défusion cognitive » (ibid.) a aussi été utilisée pour sortir de « l’autorité » des ruminations mentales afin que la personne ne se résume pas à ses pensées et émotions parasites ou envahissantes, souvent très présentes durant les périodes de changement, mais puisse regagner en flexibilité mentale.

3.2.3.Analyse de la phase II : Les effets d’un travail émotionnel « capacitant »

Plus de 70 personnes ont été accompagnées avec les AAE, nous avons utilisé les verbatims de 130 entretiens (soit 20 personnes; 7 à 8 entretiens/personne). Si la phase I permet la connaissance de soi et de ses processus émotionnels, la phase II en favorise la transformation. L’analyse par théorisation ancrée met en évidence un travail émotionnel de type « capacitant » composé d’effets apaisants et dynamisants chez les personnes en période de transition. Suite aux outils, elles décrivent des efforts de régulation conscients qui favorisent l’acceptation, l’atténuation et le non-renforcement d’émotions désagréables ainsi que des situations-problème. Parallèlement, ces efforts semblent susciter des états de soulagement et d’apaisement ainsi qu’un regain d’énergie. De plus, grâce à un travail émotionnel en profondeur et régulateur, un repositionnement de soi apparait. Les propos décrivent un passage d’une posture d’adversaire à l’égard de soi à une posture de partenaire. En effet, les schémas d’attaques de soi ou d’aversion des émotions inconfortables, à l’origine d’un sentiment de menace intérieure, semblent s’apaiser au profit de schémas plus soutenants et rassurants, en faveur de l’atteinte d’objectifs professionnels. Grâce aux techniques de régulation et d’acceptation émotionnelle, les personnes opèrent une transformation d’un rapport « contre » soi à un rapport « avec » soi à l’origine de plus de sécurité émotionnelle. Ce repositionnement consolide la relation intra-personnelle et calme les incertitudes inhérentes au changement professionnel et/ou de vie. Ce travail émotionnel « capacitant » et les effets associés sont représentés dans la figure n° 4.

Par ailleurs, les régulations centrées sur l’atténuation de la peur et la colère engendrent, à leur tour, des stratégies de régulation sur l’action qui se traduisent par une (re)mise en mouvement, des décisions effectives et des actes concrets en direction du projet professionnel ou de vie. Ces efforts de régulation permettent de dépasser des conflits psychiques internes et relationnels. Alors que la plupart des personnes en transition se positionnaient ou étaient dans une posture « subie », se plaçant souvent en victime de leurs émotions, nous observons ici la construction d’une « responsabilité émotionnelle » : en reconnaissant leur capacité à réguler leurs émotions, ils éprouvent de la vitalité, s’autonomisent, se (re)donnent les moyens et les pleins pouvoirs.

Après l’analyse, la phase II a été qualifiée « d’apaisante » puisqu’elle a permis de résorber certaines émotions nuisibles et comportements contreproductifs au profit du développement d’un sentiment de sécurité et de ressources internes soutenant la dynamisation et mise en action.

Figure n° 5

Les effets du travail émotionnel de type « capacitant »

Les effets du travail émotionnel de type « capacitant »

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4.Limites de la recherche

Malgré des précautions déployées au cours de cette recherche, nos travaux présentent plusieurs limites. Le design méthodologique longitudinal requiert une disponibilité temporelle et un engagement personnel important si bien que notre dispositif semble s’appliquer à des personnes qui sont en demande d’être accompagnées émotionnellement. De plus, par leur caractère approfondi, les entretiens répétés ne représentent que huit personnes dans la phase I et vingt personnes dans la phase II. Ces chiffres réduisent les possibilités de généralisation des phénomènes émotionnels observés. De plus, les participants étant majoritairement des femmes lors des deux phases, cette surreprésentation des femmes en situation de transition nous a interrogés : y-a-t-il réellement plus de femmes en transition professionnelle et/ou de vie que d’hommes ou ce pourcentage est-il spécifique aux terrains investis? Les hommes gèrent-ils davantage seuls leurs émotions? Les femmes éprouvent-elles plus le besoin d’être accompagnées? Répondre à ces questions reste délicat mais il est reconnu que les femmes expriment davantage leurs émotions que les hommes (Niedenthal et coll., 2009). Aussi, il est possible qu’elles sollicitent davantage un accompagnement pour parler de leur problématique; ce qui expliquerait la nette différence de nos échantillons. Cette limite n’est d’ailleurs pas sans lien puisque les femmes sont généralement plus exposées que les hommes aux métiers à forte exigence émotionnelle, en particulier les métiers du care et du service à la personne. Sur le plan méthodologique, l’état de fatigue dans lequel le participant réalise l’entretien peut impacter sensiblement la qualité du ressouvenir et la fidélité des éléments explicités, durant les premiers entretiens, plusieurs participants verbalisaient une fatigue psychique ou un épuisement émotionnel, ce point est à considérer comme une potentielle limite. Vermersch (2012) précise que d’autres facteurs tels qu’une qualité d’attention fluctuante, des croyances limitantes et un manque de confiance peuvent aussi limiter l’acte d’évocation et la qualité des entretiens. En outre, si la relation de confiance et l’intersubjectivité élaborées tout au long des entretiens ont permis une forte validité vis-à-vis du vécu émotionnel, une certaine désirabilité sociale a pu impacter les bénéfices du dispositif. Sur le plan épistémique, en étant dans une posture hybride, le chercheur-praticien a été le témoin privilégié de la vie intérieure des personnes et, les techniques mobilisées ont entrainé des interactions fortes si bien qu’il a été la cible d’un partage émotionnel conséquent (Rimé, 2005). Cette posture s’est avérée incontournable pour saisir avec finesse et fidélité l’expérience humaine, cependant elle rapproche sensiblement notre méthode AAE d’une démarche clinique, et ce, encore plus lors de la phase II à travers la mobilisation d’outils de régulation de processus psychiques; ainsi sa mobilisation hors champ de la psychologie peut être questionnée.

5.Discussion, contributions et conclusion

Notre recherche aborde l’émotion non seulement comme un état changeant, relativement passif, en tout cas réactif et sujet aux influences environnementales, mais comme un processus psychique à part entière, au moins aussi déterminant que déterminé, au moins aussi cause que conséquence. Dans cette optique, la méthode d’Approfondissement et d’Apaisement Émotionnel représente un dispositif qui facilite une compréhension fine du travail émotionnel ainsi qu’une régulation des émotions et des processus de résistance particulièrement intenses dans les périodes de changement. Face aux multiples bouleversements que tout type de transition entraine, l’insuffisance des travaux au sujet de la dimension psycho-émotionnelle de ces périodes limite leur compréhension et leur prévention (Hartung, 2011). En réponse à ce défi (Mallet et Gaudron, 2005), plusieurs domaines théoriques de la psychologie ont été mobilisés pour développer in situ notre méthode d’accompagnement qui positionne le chercheur-praticien au cœur de l’intimité du sujet. Nous soutenons que cette implication dans la relation à l’autre, et dans le système observé, est in fine un atout pour accéder à la compréhension d’une complexité telle que celle des émotions. Notre immersion dans les situations de transition a permis d’établir des liens étroits avec les individus accompagnés pour capter ainsi leur « réalité ». Aussi, faut-il questionner le rôle joué par le propre travail émotionnel du chercheur-praticien tant sur son activité d’observateur que d’accompagnement? Nécessairement engagée, cette posture interroge sa « non-neutralité » puisqu’elle oscille entre une forme « d’intériorité », c’est-à-dire le vécu du chercheur-praticien, ce que les processus de recherche et d’accompagnement produisent en lui et comment cela oriente sa façon de conduire ses travaux (transformations conscientes ou non, ajustement du protocole méthodologique, posture épistémique spécifique, etc.), et une forme « d’extériorité », c’est-à-dire ce qu’il produit pour les autres, la pratique et la recherche. En prenant en compte le sens du vécu des participants et celui du chercheur-praticien de manière continue, le pouvoir signifiant de l’expérience vécue a été considéré comme une occasion d’étonnement (Dewey, 2004) dans la construction de la méthode et l’élaboration de nouveaux savoirs. Cette posture a permis de démontrer, à l’inverse de ce que Rimé et ses collaborateurs (2005) avancent, que le partage émotionnel cognitif, qui mobilise uniquement des techniques de verbalisation et non de régulation, ne suffit pas à résorber l’émotion et les conflits internes. Face à des situations-problème ou des bouleversements, si le travail émotionnel « conscientisant » participe fortement à une relecture des émotions et des conflits en soi, cette (re)connaissance du fonctionnement émotionnel ne suffit pas à les dépasser et les apaiser. Au contraire, cette recherche montre que les prises de conscience peuvent même les accentuer si des outils de régulation concrets ne sont pas fournis aux personnes. En permettant de passer du « pourquoi » au « comment », d’une posture d’adversaire à celle de partenaire vis-à-vis de soi, d’émotions nuisibles à bénéfiques, notre méthode a permis un travail émotionnel en profondeur et vecteur d’apaisement. À la fois conscientisant (phase I), mais surtout capacitant et régulateur (phase II), ce travail émotionnel, d’une part, résorbe les sentiments de dissonance et les conflits internes et, d’autre part, réhabilitent des ressources psychologiques durables et des tendances à l’action en faveur du bien-être psychologique. Au fur et à mesure des entretiens, nous avons observé un processus d’autoformation : certains participants ont eu tendance à mobiliser seuls les techniques d’approfondissement ou de régulation des émotions. Dans le cadre de psychothérapie, certains auteurs affirment que la mise en mot des émotions joue un rôle facilitateur sur leur compréhension et leur analyse (Garneau et Larivey, 2002). La méthode AAE a constitué une « relecture » des émotions, une mise à jour du vécu, une forme de « digestion » d’épisodes émotionnels parfois douloureux et le développement de comportements bénéfiques. En cela, cette technique semble avoir des effets thérapeutiques chez les personnes en transition ou en difficulté émotionnelle. Sur un plan plus fondamental, nos travaux traitent de l’articulation des émotions et de l’évolution des individus dans des situations de changement où les émotions jouent un rôle central. Ils mettent en avant l’importance du travail émotionnel, comme clé de lecture, phénomène psychologique et outil de régulation, dans toute pratique d’accompagnement du changement et des transitions, qu’elles soient individuelles, collectives, organisationnelles (Thibauville et coll., 2023) mais aussi sociétales. Cette recherche propose des lignes d’action à destination des organisations et acteurs de l’accompagnement du changement afin de mieux anticiper, prévenir et réussir de multiples formes de transition. En perspective, certains auteurs ont conceptualisé deux types de conscience émotionnelle, celle de « premier niveau » définie comme la capacité à identifier les déclencheurs et conséquences des émotions (Pons et coll., 2007) et celle de « second niveau » comme la reconnaissance des changements provoqués (Saarni, 1999). Notre méthode complète leurs propos avec un troisième niveau de conscience émotionnelle qui définit une capacité de régulation des schémas émotionnels, dépassant les processus de conscientisation et de signification, au profit d’un repositionnement dynamique et d’une mise en action de comportements en faveur du bien-être psychique.