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Après un premier numéro consacré à la portée du concept de travail émotionnel[1] et à sa polysémie, ce second numéro spécial suggère des voies pour « mieux cibler, analyser et comprendre le travail émotionnel et ses conséquences » (Soares, 2022 p. 78). Prenant acte de l’omniprésence du travail émotionnel dans les organisations et de sa centralité pour la santé et la qualité de vie au travail, ce dossier propose en complément un aperçu d’approches pour saisir les émotions et leur expression non seulement dans leur caractère personnel, intime et fugace, mais encore collectif, manifeste et processuel, au cœur de l’activité de travail. Toutes les disciplines qui abordent le travail sont amenées à adapter leurs méthodes, leurs techniques et leurs outils, pour appréhender les dynamiques émotionnelles et leurs effets. L’ergonomie, la psychologie ou la médecine, par exemple, s’interrogent notamment sur les conséquences pour la santé physique et mentale de la charge émotionnelle de l’activité. La gestion (en particulier des ressources humaines) s’intéresse aux variables de régulation des émotions au service de la performance. Les sciences de l’éducation ou de l’information et de la communication sensibilisent aux émotions et recherchent, avec elles, les meilleures conditions d’interactions et d’apprentissage. La sociologie, la science politique ou encore l’anthropologie analysent la construction des normes émotionnelles (de profession, de genre, etc.) dans les espaces de travail et au-delà.

Enquêter sur un objet comme la dimension émotionnelle du travail nécessite de concevoir des méthodologies adaptées (Rochedy et Bonnet, 2020) combinant les outils de façon ad hoc, avec une certaine technicité[2]. Comment saisir la « gestion des émotions » individuelle et collective ou encore le « management émotionnel » et, plus largement, le travail émotionnel en milieu professionnel ? Comment l’étudier, le mesurer, le comprendre ? Quelles sont les nouvelles voies pour explorer les émotions dans les organisations ? Quelles sont les conséquences pour le chercheur ou le praticien ? Quelles précautions prendre ? Voici quelques-unes des questions qui parcourent ce dossier, selon qu’il s’agit de décrire ou de documenter les exigences émotionnelles, de comprendre la composition des règles de sentiments[3] et la complexité des jeux et des normes affectives ou encore d’agir sur les émotions et de favoriser leur régulation.

Pour répondre à ces interrogations, une diversité de disciplines est ici présentée, allant de la psychologie à la sociologie, en passant par les sciences de la gestion, de l’information et de la communication. Les démarches de recherche mobilisées dans les articles de ce numéro se déploient dans tous types d’organisation et de domaines d’activité, du secteur de l’aide et du soin à la personne et de l’orientation professionnelle jusqu’aux communautés en ligne. À la frontière entre le privé et le public, entre le travail et le hors-travail, ces terrains s’inscrivent dans une actualité sociale, tant en matière de prévention des risques d’agression, de harcèlement ou de dépression que de bien-être et de performance.

Les méthodes décrites dans les articles varient selon le type de « travail » émotionnel concerné et les besoins de l’enquête ou de l’intervention. Elles composent entre techniques qualitatives et quantitatives, directes et indirectes, individuelles et collectives, à distance et rapprochées, centrées sur l’expression de la pensée et de la parole ou plus largement du corps.

D’une méthodologie à l’autre, comprendre les multiples facettes du travail émotionnel et ses espaces de construction et d’expression

Dans le domaine de la compréhension du travail émotionnel, la tentation de la mesure est grande. Elle se présente souvent sous la forme d’échelles et de questionnaires. Ces multiples questionnaires mesurent la charge, les demandes, mais aussi les ressources et les stratégies émotionnelles[4]. Ils offrent des moyens de détection, voire d’orientation de salariés afin, par exemple, de réduire les risques ou d’éviter leur désinsertion professionnelle. Ils sont nombreux à être validés dans différents environnements professionnels et relativement connus. Signalons cependant qu’il n’existe pas d’outil standard dans le domaine du travail émotionnel. Aucune méthode, ou technique ne permet, à elle seule, d’élucider la diversité des régulations des sentiments, leur origine et leur articulation, ni de comprendre les stratégies déployées pour y faire face. De plus, se contenter d’échelles n’est pas sans risque quant au traitement organisationnel des travailleurs soumis à l’évaluation métrique de leur (capacité de) travail émotionnel. Ces différents instruments peuvent ainsi participer à une individualisation des risques professionnels et contribuer à faire porter sur l’individu la responsabilité de difficultés organisationnelles (Clot, 2010). La nature contingente et multifacette du travail émotionnel qui s’élabore sur plusieurs échelles (entre autres de groupe, de temps, d’espace, de sens) invite dès lors à des approches méthodologiques variées. C’est tout l’objet de ce dossier.

L’article de D. Van Hoorebeke s’intéresse aux productions d’une communauté de botanistes en ligne. L’utilisation d’un questionnaire initialement ignoré en partie par les enquêtés sous prétexte que l’activité observée ne relevait pas, selon eux, d’un travail (au sens restrictif du terme) montre la nécessité d’armer qualitativement sa démarche d’enquête[5] sur le travail émotionnel pour déceler ce que l’on peine à dire et à indiquer dans un outil standardisé, à distance, qui plus est. Il est vrai également que travailler sur les émotions suppose de travailler en confiance. À ce propos, des travaux à l’instar de ceux d’Audemard (2020) suggèrent d’employer une technique de prise de contact progressive avec un échantillonnage de type « boule de neige » (Schiltz, 2005).

Il importe donc d’envisager – dès la préparation du dispositif d’enquête et la conception du recueil de données – une articulation de techniques idoines. C’est ce que développe l’article de N. Burnay et A. Pierre, qui défendent une approche des émotions systématique ou holistique (appelée par triangulation) combinant plusieurs instruments et méthodes d’investigation (données d’entretiens, de questionnaires, d’observation et de documentation). Cet article montre en effet que les entretiens semi-directifs auprès des bénéficiaires de la relation d’aide à leur domicile et les entretiens collectifs autour de l’engagement émotionnel de la part des prestataires sont des techniques indispensables pour « faire parler » les données recueillies par questionnaire. Comme l’indiquent les autrices, si « les questionnaires permettent de baliser, quantifier, identifier, [c’est] la multiplicité des méthodes [qui] a permis le croisement des points de vue ». Nous pouvons rajouter que les méthodes qualitatives ont alors permis de définir, qualifier et comprendre la dimension émotionnelle de l’activité d’aide à domicile, tant chez les bénéficiaires que chez les intervenantes. La méthodologie mixte déployée dans cette recherche a favorisé la compréhension des effets subjectifs de l’engagement émotionnel des protagonistes en expliquant les conditions sociales qui en sont à l’origine, articulant, ce faisant, les niveaux micro et macro-sociologiques des émotions au travail (Bernard, 2018).

L. Gaussot, N. Palierne, E. Laurent et I. Ingrand, qui étudient la prévention du cancer, analysent aussi finement comment sont vécues les différentes règles de sentiments qui entourent l’expérience du cancer colorectal selon l’âge, le sexe, l’origine sociale, la structure familiale des malades et les caractéristiques de leur entourage. Les auteurs montrent la nécessité de saisir simultanément le travail émotionnel prescrit par les soignants et le travail émotionnel domestique opéré hors des lieux de soins et conditionné par les rapports sociaux intimes et familiaux, pour comprendre les tensions et dissonances. L’article évite le piège de la « naïveté épistémologique » et de l’illusion biographique (Bourdieu, 1986), car il souligne bien que le travail émotionnel réalisé, tant en profondeur qu’en surface, est précisément lié à une division à la fois sociale et spatiale du travail émotionnel de prévention (au sein du lieu de travail – ici de soin – et hors de celui-ci). Cette vigilance permet de comprendre les réticences, voire le mutisme de certains enquêtés.

S. Thibauville se concentre sur la mise en récit des affects à travers sa démarche de psychologue praticienne auprès de personnes en situation de transition biographique, notamment professionnelle. La « méthode d’approfondissement et d’apaisement émotionnel » présentée dans l’article en question repose sur des entretiens réalisés en deux temps. Le premier temps constitue la phase « d’approfondissement » qui peut déstabiliser le bien-être émotionnel de l’individu (et de la psychologue) puisqu’il s’agit d’expliciter des émotions enfouies. La seconde phase cherche à réguler et à apaiser les affects de l’individu pour remettre du sens derrière la tempête émotionnelle déclenchée en amont. Le processus proposé permet d’insister sur deux conditions du développement d’une relation d’aide basée sur l’équilibre et l’échange : l’authenticité et l’empathie (Hochschild, 2016 ; Nielsen, 2024).

En complément, l’article de A. Dumas et F. Martin-Juchat montre toute l’importance de l’étude ethnographique du corps au travail pour procéder à un débat contradictoire entre ce que le travailleur dit de son travail et ce qu’il en montre à travers son langage corporel. Les autrices invitent ainsi le lecteur à penser les affects sous forme d’une typologie entre les affects dits représentés, montrés et ceux cachés ; ces derniers apparaissent seulement au croisement entre entretien et observation. En suivant ces autrices qui s’inscrivent dans les analyses autour du corps au travail (entre autres Dodier, 1986 ; Berthelot, 1998 ; Memmi et al., 2009 ; Sennett, 2009 ; Pillon, 2016), la corporéité des affects du travail en dit beaucoup plus, finalement, que ce que le travailleur en déclare[6]. Pour pallier les difficultés à mettre en mots le travail émotionnel, le passage par le corps se révèle heuristique.

L’article de B. Pereira Besteiro le souligne puisque c’est à l’aide de la méthode de l’instruction au sosie couplée à des entretiens semi-directifs que le sociologue met à jour « l’injonction à la servitude [7]» des aides à domicile étudiées. En passant au crible chacun des gestes produits pour chaque tâche et en cherchant à les discuter avec l’enquêtée, le chercheur peut examiner ce qui se joue finement dans le corps au travail (d’autant plus lorsque les observations directes de l’activité ne sont pas autorisées par l’organisation). Les contributions posant le regard sur le corps au travail démontrent à quel point les règles de sentiments et le travail émotionnel à leur égard manifestent l’incorporation du travail à travers gestes, postures et hexis corporelle. Goffman (1973) l’indiquait déjà : la mise en scène de la vie quotidienne du corps au travail pour soi (ou malgré soi) constitue un formidable révélateur du travail émotionnel comme jeu autour des règles de sentiments.

Chacun des articles du dossier présente donc une méthodologie complexe pour travailler sur ou avec le travail émotionnel, afin de prendre en compte les relations entre le verbal et le corporel, entre le public et l’intime, entre jeux en surface et jeux en profondeur, en somme entre les différentes formes du travail émotionnel et leurs frontières. Mais comme le souligne également l’ensemble des contributions de ce numéro, une réflexion méthodologique au sujet du travail émotionnel ne peut se restreindre à choisir la technique (et la combinaison d’outils) la plus appropriée. Travailler autour du travail émotionnel implique nécessairement une démarche réflexive et des considérations éthiques, voire juridiques, sur ce que produit la recherche ou l’intervention.

Enjeux éthiques du travail émotionnel : le véritable prix des sentiments ?

Que provoque la recherche ou l’intervention quand elle met à jour le travail émotionnel opéré par les individus ? Si les enjeux du dévoilement sont désormais très encadrés pour les praticiens (code de déontologie, ordre professionnel) ou dans le monde académique, y compris avec les protocoles sur la recherche humaine[8], la recherche s’intéressant au travail émotionnel devrait peut-être même situer cette problématique au cœur de ses réflexions.

L’article de B. Pereira Besteiro invite par exemple à interroger ce que le chercheur produit lorsqu’il met à jour les stratégies de défense et les techniques de mise à distance des règles de sentiments de l’organisation et des bénéficiaires déployées par les aides à domicile. Les professionnelles observées sont soumises à des prescriptions émotionnelles fortes et se trouvent régulièrement en dissonance émotionnelle par rapport à cette injonction au care. Si elles développent ainsi des stratégies pour atténuer ces effets délétères du travail, jusqu’où révéler leur autonomie ? En dévoilant les processus complexes du travail émotionnel, l’intervenant ne peut-il pas contribuer paradoxalement à renforcer les rapports sociaux de domination ?

La contribution traitant de l’expérience familiale du cancer colorectal (L. Gaussot et al.) incite aussi à estimer le tribut collatéral du travail émotionnel. Étudier l’articulation entre travail émotionnel privé et travail émotionnel public implique d’examiner les tensions émotionnelles que la maladie et sa prévention provoquent au sein de la famille (parfois jusqu’à la rupture), à l’aune notamment d’une division genrée du travail relationnel domestique. Recueillir ces histoires souvent douloureuses suppose, pour les chercheurs, d’interroger la manière de susciter les récits relatifs au travail émotionnel ou à se demander jusqu’où aller dans l’exploration du récit sensible de l’expérience familiale de la maladie et du travail émotionnel afférent.

Ces questionnements sur l’éthique de l’enquête par le travail émotionnel, A. Dumas et F. Martin-Juchat les abordent explicitement dans leur article en traitant de l’enjeu du consentement. Les autrices partent du constat qu’en ethnographiant le travail émotionnel réalisé par les travailleurs, il devient possible de mettre au jour un travail émotionnel d’abord caché, parfois pour soi et, bien sûr, pour les membres de son entourage et de l’organisation. Ainsi se pose à nouveau la question des conséquences à révéler les dimensions émotionnelles occultées par les travailleurs, comme une forme de résistance aux prescriptions émotionnelles de la hiérarchie ou encore des pairs (que l’on retrouve pour les aides à domicile et les protagonistes du cancer colorectal). Quand, pour mettre en lumière le travail émotionnel, on interroge ce que le corps exprime au prisme de ce que l’individu en dit et qu’une contradiction manifeste apparaît, qu’en faire ? Pour les autrices, le consentement est inévitable, puisque sans ce dernier, il y a un risque de causer du tort à l’enquêté. Sans consentement, tout chercheur devrait, selon elles, révéler uniquement ce qui relève du dit, montré et représenté, et non du caché [9]. Certains travaux récents réclament d’ailleurs une protection juridique de l’expression des émotions avec un droit inaliénable à exprimer des émotions authentiques (Kursova, 2023).

D’autres contributions du numéro thématique s’inscrivent dans ces questionnements en posant un regard réflexif sur le travail émotionnel que le chercheur réalise lui-même. Dans leurs approches en matière de recherche ou d’intervention, toutes les méthodes qui s’appuient sur l’observation des états affectifs exigent, en retour, un exercice de réflexivité émotionnelle (Holmes, 2010 ; Héas et Zanna, 2021 ; Burnay, 2022) qui consiste non seulement à identifier les émotions générées, mais aussi à les interpréter afin d’en contrôler les effets. L’article de N. Burnay et A. Pierre souligne que l’engagement émotionnel des aides à domicile auprès d’une population en situation de vulnérabilité constitue une « épreuve de professionnalité » (Ravon et Vidal-Naquet, 2014). À travers les situations relatées de recueil de données auprès de ces populations, on comprend toutefois que cette épreuve concerne aussi les chercheuses.

A. Dumas et F. Martin-Juchat abordent également le travail émotionnel sous cet angle, car elles se sont rendu compte des risques qui pèsent sur la façon de recueillir les données, dès lors que les enquêtrices adoptent les règles de sentiments du groupe observé. Ces deux articles montrent notamment – mais cela vaut pour tous les articles de ce numéro thématique – qu’il ne s’agit pas simplement de contrôler ce que l’on dit, mais bien d’être attentif à ce que le corps du chercheur exprime aussi, ce dernier se constituant comme un miroir pour l’autre (Le Breton, 2016).

D. Van Hoorebeke rappelle en préambule de son article les différents biais (désirabilité sociale, dissidence, etc.) qui sont présents dans une enquête à découvert, et qui ont agi sur sa recherche, occultant notamment l’étude du travail émotionnel. Pour pallier cela, la chercheuse développe une approche spécifique, la « netnographie ». Si un ensemble de biais a alors pu être neutralisé, l’enquête à distance n’empêche pas l’autrice de procéder à une réflexion éthique sur ce qu’elle produit en agissant à l’aide d’une telle méthodologie.

La contribution de S. Thibauville traite de cet enjeu autour de la méthode d’apaisement et d’approfondissement émotionnel. « Qu’est-ce que je fais à l’autre avec ma question? », écrit ainsi la chercheuse, également thérapeute. Si l’article discute essentiellement des effets émotionnels produits par cette méthodologie sur les patients, il pose aussi des questions quant à ce que vit la praticienne. La réflexivité de l’une ne peut se faire sans la réflexivité de l’autre, et la posture de la psychologue visant à accueillir l’émotion du patient, sans pour autant chercher à la ressentir, implique une forme de dissonance émotionnelle. Finalement, la phase d’apaisement consistant à développer une forme de régulation pour les personnes en période de transition est aussi un moyen pour le psychologue de retrouver de la cohérence.

En définitive, ce dossier spécial montre que saisir un travail émotionnel authentique est un sujet sensible. Les combinaisons méthodologiques, qui interrogent tant le langage corporel que l’expression verbale, peuvent se révéler heuristiques pour enquêter sur le travail émotionnel. Elles participent d’un mouvement plus général de renouvellement des méthodes d’analyse du travail et de l’activité (Gherardi, 2019). Simultanément, penser le travail émotionnel comme enjeu de santé au travail et comme catégorie d’analyse ne peut être isolé d’un travail réflexif. C’est ce qui ressort de l’utilisation pluridisciplinaire du concept de travail émotionnel liée à différentes postures d’enquête. Allant plus loin que simplement clore le sujet, ce dossier invite à ouvrir la réflexion et à entretenir une posture critique sur l’investigation du travail émotionnel dans ses différentes formes.