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Introduction

Le travail affecte le sujet, physiologiquement et psychiquement simultanément. Les émotions, en tant que manifestations affectives, s’imposent toujours dans le travail et suscitent l’expérience subjective du plaisir ou du déplaisir. Au sens large, les émotions sont synonymes d’affectivité, mais on peut affiner l’analyse en tentant de distinguer affects, émotions et sentiments. Cette distinction ne conduit pas à des définitions consensuelles, notamment du fait de la pluralité des disciplines qui font usage de ces concepts (Cosnier, 2006). En effet, à propos de chacun de ces termes, l’appui est porté différemment sur les deux grands pôles qui étayent la vie psychique : le soma, ancrage physiologique et le socius, ancrage social. L’affect, notion centrale dans la conception psychanalytique des faits psychiques (Green, 2015), signale un changement d’état intérieur qui met en mouvement la dynamique psychique et recouvre l’étendue des tonalités affectives, de la douleur à la jouissance comme du déplaisir au plaisir. L’émotion assure une fonction de représentation de l’affect, le rendant plus manifeste – notamment par la voix et la kinésique –­­­, plus conscient aussi. Sa marque la plus distinctive est la rupture de continuité dans le rapport individu-milieu, qu’on perçoit tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’individu (Cosnier, 2006). Les sentiments quant à eux sont du côté des valeurs, des représentations et sont façonnés par les codes sociaux. Ils sont à la fois des construits sociaux et des vecteurs de contrôle des affects. On peut citer ici les travaux de Norbert Elias (1939) sur la socialisation des sensibilités et comportements. Ils cherchent à construire une approche de l'expérience humaine rassemblant ces deux dimensions essentielles – intériorité du psychisme individuel et extériorité des normes collectives au niveau le plus général – en les étudiant dans une perspective à la fois historique et dynamique, perspective prolongée dans les travaux des historiens des mœurs.

La vie affective au travail a longtemps été laissée dans l’ombre, sans doute du fait de la prévalence dans la culture occidentale, d’une vision cartésienne fondée sur l’opposition entre émotion et raison, entre « corps » et « âme ». Celle-ci opère une dévaluation de la vie affective, des émotions : il s’agit de les apprivoiser, les dominer, voire les occulter. Le modèle taylorien de l’homme au travail est ainsi caractérisé par cette opposition entre la partie instrumentalisée et calibrée du corps et le reste de la personnalité vivante. Cependant, on assiste depuis les années 80 à une sorte de réhabilitation des affects dans le travail. Les transformations de leur prise en compte et traitement se signalent, notamment, par un glissement de la proscription des émotions à leur prescription, et ce, sur fond d’un nouveau modèle managérial de gestion des subjectivités (Lhuilier, 2006). La gestion de la vie subjective au travail, c’est-à-dire du rapport à soi et à autrui, des résonances émotionnelles, devient progressivement une problématique essentielle dans les stratégies et pratiques managériales (Brunel, 2004; Jeantet, 2018). C’est dans ce contexte qu’émerge la notion de travail émotionnel développé par un courant de la sociologie des émotions, celui initié par Hochschild (1983, 2002). Le travail émotionnel, entendu comme travail de contrôle et de production des émotions conformes aux exigences de la situation de travail, met l’accent sur son versant prescriptif et normatif. En effet, si le taylorisme prescrivait le comportement attendu de la part de « la main » du salarié, aujourd'hui, outre la « main », de plus en plus d'entreprises cherchent à prescrire le relationnel, les émotions à manifester : « le cœur » (Alis, 2009). Le développement de ces prescriptions émotionnelles s’inscrit dans une visée d’accroissement de la performance attendue, notamment dans des activités de service impliquant une interaction avec des « clients ». Les émotions, dans cette perspective analysée par Hochschild, peuvent être traitées comme des objets du travail au sens où elles seraient à transformer, qu’il s’agisse de les conformer, de les réprimer, mais aussi de les « fabriquer », les déployer.

Cependant, il nous faut prendre en compte une autre face du traitement de l’émotion, non plus seulement en conformité aux normes sociales, ici aux normes du travail prescrit, mais aux exigences intrapsychiques. Le travail – au sens non d’emploi mais d’activité – implique un sujet et sa vie affective et émotionnelle. Les émotions éprouvées n’ont pas de statut d’indépendance par rapport à l’activité et ne peuvent donc être analysées, enfermées dans la question de l’intersubjectivité, des liens interpersonnels au travail. Elles servent à l’activité en tant que mouvements corporels socialement construits. L’analyse de l’activité permet de repérer les différentes places et fonctions des émotions au travail : elles peuvent être objets du travail (émotions à conformer, à transformer, réprimer, déployer…), outils de travail (elles sont alors ressources, elles facilitent le travail, voire le permettent), effets du travail (comme on le dit d’un travail éprouvant émotionnellement), production du travail sur soi et sur autrui.

L’activité de travail est toujours une rencontre singulière entre un sujet et une situation de travail. Dans cette rencontre, les ressources, motivations, désirs conscients et inconscients sous-jacents à l’engagement de chacun dans le travail sont convoqués, sollicités dans une perspective d’adaptation. C’est cette logique qui peut prévaloir dans les dispositifs et techniques visant à relever le seuil de sensibilité des personnes aux épreuves émotionnelles susceptibles d’être rencontrées au travail. Il y a certes nécessairement une part d’adaptation, d’ajustement à la situation de travail et à la tâche. Mais il est aussi question de la construction d’une capacité à transformer cette situation pour une recomposition qui tienne compte des possibilités et aspirations singulières.

Dans les différents courants de la clinique du travail (Lhuilier, 2006a), en psychodynamique du travail (Dejours, 2017; Molinier et Flottes, 2012), en clinique de l’activité (Clot, 2015; Bonnefond et Clot, 2016; Poussin, 2020), en psychosociologie du travail (Lhuilier, 2006b; Almudever et coll. 2011) mais aussi en psychologie ergonomique (Cahour et Lancry, 2011), l’exploration des épreuves psychiques du travail et leur impact sur la santé conduit à accorder une place centrale aux régulations individuelles et collectives. Dans la perspective qui est la nôtre, la psychosociologie du travail, nous retiendrons ici ces régulations en tant qu’elles témoignent de la normativité en acte : loin de la normalisation entendue comme conformité à ce qui est défini comme « normal » ou prescrit, elle renvoie à la capacité à produire des normes et à en jouer, et ce, quel que soit le milieu, qu’il soit hospitalier ou hostile, à les faire varier en fonction de celui-ci. Ce modèle dynamique de la santé dans lequel nous nous inscrivons se réfère aux travaux de G. Canguilhem (1966) pour qui on ne saurait définir la santé qu’à partir de l’expérience subjective de la capacité à transformer son environnement, y compris en se transformant soi-même. La santé est à la fois une ressource et une visée : en ce sens elle est l’objet d’une construction permanente. La santé tient au pouvoir normatif éprouvé. Expérience vécue de manière singulière, elle est bien une norme subjective dépendante du milieu : « l’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté aux milieux et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie » (Canguilhem, 2013).

Dans cette perspective, nous nous attacherons à la part de travail émotionnel non plus convoqué par la normalisation des émotions sollicitée par les prescriptions mais indexé au travail de santé comme exercice de la normativité, de la capacité normative. Le concept de « travail de santé » (Lhuilier et coll. à paraitre) cherche à rendre compte de la construction de la santé tricotée dans l’activité, au travail mais aussi au-delà de la sphère professionnelle. Ce travail relève d’un processus de construction de la santé aux prises avec les conditions de vie, les exigences du travail, les éléments de contexte, les marges de manœuvre. Cette construction suppose des arbitrages et régulations au cœur de l’activité de travail. Car les contradictions sont nombreuses, non seulement du fait des conflits externes (conflits de prescriptions, de normes ou de valeurs) mais aussi de conflits internes liés à des objectifs, aspirations, désirs contradictoires. Comment tenir de front exigences du travail et de soin de soi? Quels compromis construire entre exigences des milieux de vie et exigences de santé?

Le traitement des émotions au travail

Les travaux de A. Hochschild (2002; 1983) sur le travail émotionnel ont sans nul doute contribué à faire reconnaitre à la fois la part de la « gestion » émotionnelle impliquée dans l’activité et la gestion sociale des émotions, au-delà du contrôle individuel réalisé par les mécanismes de défense. L’activité ici n’est plus seulement analysée comme activité physique ou cognitive. Mais elle est essentiellement éclairée par le prisme des prescriptions émotionnelles imposées dans l'organisation, sorte d’instrumentalisation des émotions visant l’accroissement de la performance productive. Qu’il s’agisse de simuler une émotion non ressentie ou de dissimuler une émotion ressentie, ou plus globalement du management de ses émotions, les siennes propres et celles du « client », les finalités explorées sont moins du côté de la santé que de la conformité aux codes ou règles émotionnels. Il y a bien dans ces travaux des stratégies de régulation des émotions telle que le « surface acting » (transformation émotionnelle de surface), le « deep acting » (transformation émotionnelle profonde) ou le « cognitive reappraisal » (réévaluation cognitive afin de modifier la signification émotionnelle et de prévenir ainsi des émotions indésirables, mais elles sont orientées par les normes émotionnelles qui indiquent comment répondre de manière appropriée dans une situation donnée (Krauth-Gruber, 2009; Luminet, 2002). La régulation des émotions est requise dans un contexte social, où des normes culturelles dictent la nature des échanges interindividuels. Elle vise la prévention des effets de la discordance aux normes alors que l’objet de la normativité est la santé, y compris dans la distance à ces normes, dans la conception de Canguilhem (2013). 

Ces règles émotionnelles s’appliquent directement sur les expressions et indirectement sur les éprouvés. Différents cas de figures correspondent aux degrés d’adéquation à ces règles : l’harmonie émotionnelle quand il y a adéquation entre les émotions ressenties, les émotions affichées et les règles prescrites; la dissonance émotionnelle quand concordent les émotions affichées et les règles mais pas avec les émotions ressenties; et la déviance émotionnelle qui correspond ici à l’adéquation entre les émotions affichées et les émotions ressenties mais pas avec les règles prescrites (Mann, 2004).

L’accent mis sur la marchandisation des émotions (Illouz, 2006), comme sur la forme interactive du travail émotionnel (gérer ses propres sentiments pour agir sur ceux d'autrui) dans la perspective d’un accroissement de la satisfaction du client n’épuise pas la question de la subjectivité engagée au travail et de la variété et intensité des affects sollicités, neutralisés, développés dans l’activité.

En effet, l’émotion n’est pas seulement sollicitée par la rencontre avec l’autre, avec « le client » : ainsi la peur au travail (Guénette, Le Garrec, 2016) et plus spécifiquement dans les professions dites à risques (ex. dans les métiers du bâtiment, la banque, l’industrie nucléaire ou l’industrie chimique... Dejours, et coll. 1985; Lhuilier et Grodeva, 1992) a fait l’objet de nombre de recherches et publications. En 1985, C. Dejours, C. Veil et A. Wisner, publient un ouvrage intitulé « Psychopathologie du travail »; il est organisé en deux grandes parties : psychopathologie de la peur au travail et psychopathologie de l’aliénation au travail. Et ce, précisent ces coordonnateurs, « parce qu’ils forment les deux principales figures sémiologiques de la psychopathologie des hommes au travail ».

« La peur au travail est un sujet tabou dans le travail qui mérite beaucoup de prudence et de nuance. Car la peur et l’angoisse sont certes, une souffrance. Néanmoins, il ne faudrait pas comprendre la peur comme un fléau destructeur. L’angoisse a sa place dans la vie des hommes et elle est aussi un moteur du travail et de l’imagination. » (p. 16)

Pascale Molinier (2006) aborde la peur comme « un péril psychique très répandu » (p. 198) : elle évoque alors différents objets de la peur au travail et poursuit son analyse à propos du travail dans le bâtiment.

« La peur est incompatible avec la poursuite du travail, car elle représente un risque d’accident supplémentaire. […] Dans tous les cas, pour pouvoir travailler la peur doit être surmontée. Sinon, le corps se dérobe. Quelqu’un qui a peur n’est pas fiable ni pour lui-même ni pour les autres. » (p. 199-200)

C’est donc pour répondre à une exigence de poursuite du travail que s’élaborent les stratégies de prévention de la peur que sont les stratégies collectives de défense, voire les idéologies défensives de métier théorisées par la psychodynamique du travail. Ainsi, les jeux périlleux, qui comportent une prise de risque et qui sont dénoncés par les préventeurs, sont analysés ici dans leur fonction défensive en ce qu’ils permettent, dans le même mouvement, de se dégager du sentiment d’une exposition passive aux risques et de créer l’illusion collective de la maitrise du risque. Maitrise, déni du réel et virilité sont les trois principaux « instruments » de lutte contre la peur.

La question de la normalisation des émotions, de leur expression, par les prescriptions, par les processus de professionnalisation, par les règles de métier, laisse place à une autre question tout aussi essentielle : celle du sujet et ses mouvements de normativité, au sens d’une économie émotionnelle inventive qui peut être abordée par ses deux « entrées » : celles des exigences du réel, celles des exigences axiologiques du sujet qui cherche à agir avec ses valeurs propres dans la situation.

Sur cette voie, on peut explorer les différentes formes de régulation développées dans l’activité confrontée aux épreuves psychiques du travail.

L’action peut porter sur le travail lui-même, sa réorganisation : par un réaménagement des modes opératoires qui atténue la tension émotionnelle, par une sélection des tâches ou l’investissement d’une tâche à la place d’une autre elle-même source de malaise, de peur, de dégout... On pense ici aux savoir-faire de prudence analysés par D. Cru (2015) : ils contribuent à prévenir la peur au travail tout en s’affranchissant du poids des conflits de prescriptions en matière de sécurité et de productivité.

D’autres issues prennent la forme de mécanismes de dégagement :

« Les mécanismes de dégagement du moi n’ont pour but ni d’amener la décharge [abréaction], ni de rendre la tension sans danger [mécanismes de défense]; leur fonction est de dissoudre progressivement la tension en changeant les conditions internes qui lui donnent naissance. » (Bibring, 1943)

On peut distinguer différents processus de dégagement tels que le détachement de la libido (typiquement le travail du deuil de la représentation idéalisée du travail par exemple), ou la familiarisation avec la situation anxiogène, ou encore l’élaboration psychique et la prise de distance… Cette dernière suppose le possible recours à un espace social (le collectif de travail) permettant l’expression des difficultés et l’abréaction des affects. Parce que « l’émotion est un signifiant dont la signification est à déchiffrer, parce qu’elle dit souvent quelque chose qu’on ne dit pas ou qu’elle ne peut pas dire » (Lagache, 1957, p. 142), le dégagement implique le dire dans des conditions qui le rendent possible. Ce qui permet aussi une atténuation des mécanismes de défense individuelle, l’identification de situations problématiques communes et la recherche de solutions collectives.

Des mécanismes de défense peuvent aussi neutraliser la représentation ou l’affect douloureux associé. On pense ici notamment au déni de réalité (ex. : de la douleur et de la souffrance des usagers dans la relation d’aide, ou du danger avec défi du risque dans les métiers dits à risques) ou le refuge dans l’illusion quand la réalité est menaçante. La formation réactionnelle permet quant à elle de contre-investir des représentations pour se défaire d’affects déplaisants (transformation d’éprouvés agressifs, ou de dégout à l’égard de certains patients dans un excès de sollicitude à leur égard, ou inversement se défendre du risque d’identification et de communion pathique en construisant une représentation de l’usager qui l’enferme dans une catégorie altérisante ou réduit l’autre à son symptôme - toxicomane, délinquant, malade, etc.); l’isolation permet de séparer (par exemple un geste d’un soignant sur une zone érogène) d’une partie de son sens pour neutraliser l’affect et ne retenir que le geste technique. L’auto-accélération dans les EHPADs ou sur les chaines de montage vise à rendre supportables la monotonie et la répétitivité de la tâche; et plus largement l’hyperactivisme (Dejours, 2004) constitue aussi une défense anesthésiant la pensée sur les visées, modalités et conséquences du travail réalisé.

Si le travail est nécessairement confrontation à la réalité, les défenses porteront d’abord sur la part de celle-ci source de déplaisir, voire d’angoisse. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi le déni de réalité est la défense la plus communément rencontrée :

« Toutes les stratégies individuelles et collectives de défense contre la souffrance au travail ont en commun d’être vectorisées vers la formation d’un déni (ou d’un désaveu) de perception de la réalité de ce qui, dans les contraintes de travail, fait souffrir le sujet (techniquement, ce processus est repris sous le terme de “déni du réel du travail”). » (Dejours, 2000)

Les stratégies défensives collectives (Dejours, 1980), construites pour se protéger des épreuves psychiques et d’affects sources de souffrance, jouent un rôle capital dans la préservation de la santé mentale.

Le travail émotionnel professionnel, tel d’analysé par Hoschschild, n’est pas à lui-même sa propre finalité; il devient le moyen d’une autre finalité prescrite celle-là par le management. Dans une autre perspective, on peut réexaminer le travail émotionnel au service du travail de santé, dans le prolongement des travaux évoqués précédemment en psychopathologie du travail et en psychodynamique du travail.

Le travail de santé

La notion de travail de santé a été initialement introduite par Strauss (1963) puis avec ses collègues (Strauss et coll., 1982, 1985). Le travail de santé désigne ici ce que fait la personne pour gérer la maladie chronique dans sa vie quotidienne : le « travail » est entendu comme l’ensemble des tâches « de mise en forme » de la maladie chronique, ce qui rompt avec une approche des malades « objet » de soins dont Strauss et ses collègues (1982 : 1977) soulignent qu’ils sont « une classe de travailleurs rarement identifiée comme telle » participant activement à la production des soins ainsi qu’à la division médicale du travail. Le travail de santé reste, dans ces travaux, arrimé à celui des professionnels de santé par une co-activité patient-soignant (Strauss, 1992). Nous prolongeons cette analyse en nous décentrant du « malade » et de ses tâches de soins pour appréhender la santé comme « allure de vie » (Canguilhem, 1965). Selon cette acception étendue (Lhuilier et coll., 2010; Lhuilier et Waser, 2016; Lhuilier, 2020), le travail de santé s’exerce dans les différentes sphères d’activité domestique, professionnelle, sociale, personnelle.

Nous retiendrons ici l’intégration de la santé (irréductiblement à la fois somatique et psychique) comme objet même de travail dans l’activité professionnelle (Cau et coll. 2022). Elle est bien une dimension du geste professionnel au même titre que la réalisation d’un objet ou d’un produit. Cette conceptualisation du travail de santé qui replace l’activité au cœur des relations entre travail et santé, s’inscrit aussi dans le prolongement des travaux de D. Cru (2015) sur les savoir-faire de prudence, de Y. Clot (2008) sur le genre professionnel et l’élaboration - recréation des normes de métier, dans lesquelles s’inscrivent ces savoir-faire relatifs à la santé, et de ceux de C. Dejours (2000) sur les stratégies défensives collectives. Le traitement des émotions et affects sollicités par les épreuves psychiques du travail constitue une dimension essentielle du travail de santé. Dans cette perspective, c’est bien le travail réel et non le travail tel que prescrit, y compris en matière de gestion émotionnelle préconisée par le management, qui retiendra l’attention.

L’analyse du travail réel montre que la réalisation même de l’activité dans le geste professionnel est porteuse de ces enjeux de santé. Plus encore, les obstacles ou difficultés rencontrés dans cette singularisation du geste professionnel en fonction des enjeux personnels de santé fabrique un geste « mortifié » qui peut porter atteinte à la santé, notamment par la prescription-proscription des émotions.

Au cœur de ces processus, se déploient, dans l’activité même, des arbitrages, des compromis, des arrangements entre objectifs contradictoires. Car les dilemmes sont toujours au rendez-vous. Ils tiennent aux tensions concernant des exigences opposées dans l’activité, aux dilemmes associés aux conflits externes (conflits de prescriptions, de normes ou de valeurs) et aux conflits internes liés à des objectifs, aspirations, désirs contradictoires (désir d’être reconnu / de se reconnaître dans son travail, désir de « travail bien fait » / désir de ne pas s’épuiser quand les conditions pour ce faire ne sont pas réunies, désir de protéger sa santé physique / sa santé psychique, désir de protéger sa santé/celle des usagers, des collègues).

Ce travail de santé, quand il n’est pas réprimé, témoigne de l’exercice de la puissance normative de l’homme, qui fait le « sens de sa vie » (Canguilhem, 1947) sur fond d’une libération des potentialités de celle-ci. Plus que de pouvoir d’agir qui « signe l’efficacité dynamique de l’activité, ses métamorphoses entre sens et efficience » (Clot 2008, p. 13), il est bien question ici de la puissance d’agir, indissociable de la puissance d’exister (Spinoza, 2010/1677).

Pour préciser ce travail de santé à travers les activités associées, on peut dire qu’il recouvre des activités de soin de soi au double sens du cure (soigner) et du care (prendre soin). Cela relève d’activités d’arbitrage ou d’élaboration de compromis entre exigences contradictoires (comme neutraliser la peur pour travailler tout en la reconnaissant comme instrument de prévention); des activités de construction des ressources internes et externes compensant les contraintes et difficultés rencontrées en recourant à la métis, à l’intelligence rusée, à la créativité; des auto-prescriptions réglant le style de vie (auto-prescriptions relatives par exemple aux régulations entre différentes sphères de vie, à la résistance à l’envahissement du travail sur la vie personnelle), la réorganisation des actes exigés par les prescriptions (professionnelles, sociales) afin de les ajuster aux contraintes des différentes sphères de vie comme aux désirs et aspirations personnels, la réorganisation des tâches professionnelles, l’invention de nouvelles manières de faire pour construire des compromis entre exigences du travail et exigences de santé. Le travail de santé oriente, transforme les activités professionnelles : réaménagements des rythmes et des temps de travail, évitement des tâches les plus éprouvantes physiquement et/ou psychiquement, construction de stratégies de dégagement des contraintes qui compliquent le travailler en santé par la restriction des marges de manœuvre nécessaires à l’activité propre (personnelle et personnalisante - Tosquelles, 2009), ajustement à la variabilité, aux fluctuations des capacités productives, réévaluation des priorités et urgences, réduction de l’exposition aux risques pour soi et pour autrui par la construction-transmission-mobilisation de savoir-faire de prudence, délibération et composition avec le jugement des autres, notamment quand pèsent les désaccords, voire la suspicion.

Il faut souligner ici que ce travail de santé sollicite à la fois un travail sur soi et sur ses milieux de vie. Il ne se bricole pas en solitaire, de même qu’il n’est pas soluble dans la conformité aux « bonnes pratiques » (ex. : le prescrit de la "bonne distance", supposé garantir le professionnalisme des professionnels de la relation et les préserver du burnout…). La compliance attendue fabrique des jugements en matière de transgressions-sanctions, le sujet maitrisant mal ou insuffisamment ses émotions risquant d’être étiqueté « déviant émotionnel » (Thoits, 1990). Elle dessaisit les opérateurs de leurs capacités d’évaluer, d’analyser, d’arbitrer… de penser.

La santé n’est pas réductible à une affaire privée, personnelle. Elle est le produit de ce travail de santé, associant somatique et psychique, un travail qui toujours convoque autrui. Le travail de santé, comme tout travail, suppose la coopération d’autrui pour gagner en efficience, en assurance par reconnaissance et validation sociale. Ce qui suppose d’installer les conditions d’une régulation collective de ces nouvelles règles issues de ce mouvement de normativité.

Les groupes d’analyse des pratiques professionnelles au service du travail de santé

Pour éclairer le travail de santé réalisé dans un métier à fortes sollicitations émotionnelles, nous convoquerons celui développé dans un dispositif nommé « groupe d’analyses des pratiques professionnelles », conduit ici dans une perspective psychosociologique. Loin des groupes dits « de parole », il s’agit bien de mettre au centre des discussions l’analyse du travail quotidien, ses difficultés, afin de restaurer les ressources collectives nécessaires à l’activité en santé. Ce GAPP réunit mensuellement pour une durée de trois heures des écoutants sociaux travaillant sur une plateforme téléphonique, s’inscrivant dans le dispositif dit du « 115 » numéro d’appel d’urgence, à l’organisation départementale et qui est dédié à l’aide aux personnes sans abri[1]. Le 115 est conçu comme un maillon essentiel dans la chaine qui va de l’accueil d’urgence à l’insertion sociale. Sa première mission, basée sur l’écoute, consiste, après avoir établi un diagnostic, à apporter une réponse de proximité en termes d’orientation en matière d’hébergement et d’informations sur l’accès aux droits.

Les centres d’appels téléphoniques regroupent une grande variété d’activités mais on y retrouve nombre de contraintes susceptibles de nuire à la santé physique et mentale des opérateurs : bruit, stress, gestes répétitifs… L’organisation du travail est caractérisée par une activité individuelle, un travail répétitif et fortement normalisé. Des tableaux électroniques visibles par tous indiquent le nombre d’appels en attente, les temps d’attente moyens de la journée, intensifient la pression temporelle (Grosjean et Ribert Van De Weerdt, 2010 Dans ces centres d’appels, comportant une forte taylorisation du travail, des emplois précaires et déqualifiés, des conditions de travail dégradées (Buscatto, 2002), la répression des affects est souvent liée au contrôle émotionnel impliqué dans des interactions où l’autonomie au travail est réduite (script communicationnel, pression temporelle). On retrouve ici le « syndrome général de la fatigue nerveuse » que Le Guillant et Bégoin avaient décrit dans les années 1950 sous le terme de « névrose des téléphonistes » (Le Guillant, 2006), dans la suite des travaux de S. Pacaud (1949) sur le travail des téléphonistes.

Mais au « 115 », il ne s’agit pas de télémarketing ou de services après-vente. Les usagers sont des personnes à la rue, de plus en plus de familles avec enfants, et ce, dans un contexte de saturation des dispositifs d’hébergements sociaux. Dans ce contexte, comment faire à la fois un travail soutenable et de qualité?

Le recrutement retient le plus souvent des personnes sans expérience du travail social (du fait de la faible attractivité de cet emploi). La formation est courte, quelques jours, entre cours et double écoute. Et la prise de poste impose d’emblée un apprentissage de la pluriactivité du fait du double « objet » de travail, la technique (informatique et téléphonie) et la relation téléphonique. Chacun est affecté par l’activité, sa complexité, le rythme des appels, l’épreuve des « appels durs », et ce, sur fond d’un rappel récurrent à « mettre de la distance », « prendre du recul ». Les opérateurs sont affectés aussi par l’entrée dans « le métier ». Le choc de l’arrivée tient à l’épreuve de réalité : « le 115, c’est les coulisses de la rue. On découvre qu’en fait il n’y a pas ce système d’assistance qu’on pensait ».

Les conditions et l’organisation du travail co-analysées au fil des séances ont les caractéristiques suivantes : un travail à la chaine, l’absence de maitrise temporelle de son activité « c’est le téléphone qui conduit mon activité, pas moi »; un travail en apnée : peu de temps de « respiration », pause, déjeuner; un travail solitaire : le poste de travail comprend un ordinateur et son écran, un casque, avec peu de temps d’échanges entre collègues, de réunions; un pilotage et une évaluation de l’activité par les chiffres : nombre d’appels, délais d’attente au décroché, durée des appels  « les chiffres écrasent notre travail ». « huit heures d’écoute de la misère des autres et aucun retour positif, encouragement. Seuls les chiffres comptent »; l’absence de reconnaissance : salaire (« ils profitent du fait qu’on fait un travail rémunéré par le cœur »), défaut de ressources organisationnelles (manque de formation, de réunion, d’encadrement, de tutorat…).

La question du sens du travail est ici omniprésente : les places d’hébergement sont extrêmement limitées et l’essentiel de l’activité consiste à orienter les usagers. Si la réponse aux demandes d’hébergement est d’emblée signalée comme hors du champ du travail à réaliser (dès la formation, voire dès l’entretien de recrutement), le travail nécessaire à l’orientation sur d’autres besoins exige du temps (celui du diagnostic). Or ce temps est contraint par la pression d’indicateurs essentiellement quantitatifs.

Le travail émotionnel dans la relation aux usagers est d’autant plus exigeant que la frontière est ténue entre ces agents et ces usagers : nombreux, du fait des salaires des ES[2], ont des difficultés à se loger, sont passés par le RSA, savent que leur « insertion » sociale tient ou a tenu à un fil, sont nomades professionnellement, ont connu des parcours migratoires plus ou moins éprouvants, des déclassements dans ces parcours... Ce qui rend manifeste une forme de résonance entre leurs histoires-situations et celles des usagers, voire des processus d’identification. Ce sont « des histoires qu’on a soi-même vécues », des origines communes (ex. « un couple de vieux kabyle… ils ne savaient pas que je suis kabyle aussi mais la détresse dans sa langue natale touche plus »). Ce qui est à la fois une ressource et une possible difficulté sans élaboration permettant de construire une posture professionnelle qui les déplace de ce jeu de miroir. Ce déplacement est favorisé lors des réunions par la voie de la déprivatisation des épreuves et la reconnaissance de la valeur des émotions dans l’exercice du métier. Les émotions peuvent être des outils de travail : on travaille à partir de ses émotions, comme on mobilise son intelligence. Ici, elles ne parasitent pas le travail, elles le permettent, le facilitent. C’est dans cette approche des émotions–ressources qu’on peut situer plusieurs recherches sur les professions de la relation ou sur la relation d’aide et le lien d’accompagnement (Fustier, 2000).

Chacun identifie progressivement lors des échanges « ses points faibles », entendus comme ces catégories d’usagers qui mettent en difficultés émotionnellement : « les vieux » (ils me font penser à mon père), les « femmes battues », les bébés à la rue (les sorties de maternité), les jeunes en errance (sortis de l’ASE[3]), « ceux qui ont fui la guerre »… Les appels difficiles sont « ceux qui vous hantent », témoignant de la puissance des émotions éprouvées dans la corporéité, des expériences de la contagiosité émotionnelle avec souvent en toile de fond, la mort à la rue par grand froid, les agressions, viols de femmes, la déréliction, des expériences extrêmes, des suicides en direct au téléphone… la mort et ses déclinaisons. Mais le travail émotionnel le plus insoutenable est celui convoqué dans la relation aux encadrants, à l’organisation : peur, ressentiment, colère, plainte pour harcèlement moral… Le défaut de reconnaissance de la complexité et pénibilité du travail réel, le travail contrarié par cette organisation du travail sont sans doute plus éprouvants encore que la confrontation à la grande détresse des « sans abri ». C’est « un beau métier mais sans temps de respiration. Ce n’est pas la nature du travail mais la répétition, l’intensité, la pression de la hiérarchie, les critiques des encadrants comme quand ils disent « Décroche! tu peux pas laisser attendre 5 mn, c’est maltraitant ». L’accusation de maltraitance est insoutenable. Le cœur de leur métier, celui qui donne sens à leur activité, est la réduction de la maltraitance d’un dispositif qui révèle aussi toutes les autres formes de maltraitances institutionnelles (institutions sanitaires, sociales, policières…). Confrontés tout à la fois à la honte, la culpabilité, l’impuissance, la souffrance éthique, ils apprennent à dire non (« pas de place ») et à opérer un dégagement de la posture du travail social, donner et accompagner. Ici, il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. « J’aime donner, ici je fais un travail contre nature… il faut se déplacer et comprendre qu’on donne autre chose… de l’écoute, de l’humanité. » Aussi, tout ce qui entrave l’humanisation de la relation empêche leur travail : « on a besoin d’être humain pour parler avec eux ». Affirmation souvent partagée lors des réunions et qui répond aux prescriptions de distance émotionnelle. Là se joue à la fois le sens et l’efficience de l’activité, la qualité du travail mais aussi leur propre santé. Aussi, le risque majeur est celui de la maltraitance… devenir maltraitant :

« des appels courts… on les a rendus courts? »

« j’ai l’impression d’être un monstre ici. On me dit ‟blinde”. Je suis empathique mais je n’éprouve pas ce qu’ils éprouvent. Ce qui est dur, c’est la fatigue émotionnelle. Montrer qu’on écoute alors que je suis juste épuisée. Retenir ses mouvements d’humeur. Une irritation permanente, un travail répétitif. »

« on n’arrive plus à entendre… c’est soit nous, soit eux. »

Quand ce dilemme ne trouve plus de formes de régulation, les symptômes se multiplient – symptômes à l’origine de la demande de mise en place d’un GAPP : troubles du sommeil et cauchemars, altérations cognitives (mémoire), irritabilité, susceptibilité, fatigue chronique, phobie du téléphone, isolement social… affectent la vie au travail et hors travail. Jusqu’aux risques d’épuisement et burnout : « Je fais ce boulot depuis neuf mois et je n’en peux plus. Est-ce que ma fatigue est normale ou pathologique? » La fragilisation narcissique, l’altération de l’estime de soi, tient à l’insécurité par effet combiné de l’impuissance (ne pas aider) et aux pressions et critiques de l’organisation. Jusqu’à la rupture — départ – souvent précédée par l’intensité de la souffrance éthique éprouvée et dénoncée sous le prisme du mensonge (Rolo, 2015) :

« On vend un truc qui n’est pas vrai, Quand tu arrives en France, tu ne peux pas être à la rue, quand tu es battue tu dois partir et tu seras protégée ». Ou du leurre : « Dire à une famille de rappeler tous les jours pour soutenir leur dossier de demande d’une chambre d’hôtel… alors qu’on sait que ça débouchera pas… y a plus de 300 familles à la rue. »

Les épreuves du travail tiennent non pas tant au métier qu’au défaut de ressources pour l’exercer. Et le GAPP peut contribuer à la construction de ces ressources collectives, y compris en prolongeant son action à travers des formes d’intervention sur l’organisation.

Un temps et une élaboration collective sont nécessaires pour reconstruire le sens de leur travail, se dégager des désillusions, se déplacer vers l’écoute-orientation et se protéger du risque de formes de maltraitance des usagers. Le long apprentissage du travail téléphonique dépasse, aux yeux de tous, la simple ingestion de scripts prédéfinis ou de cas types pré-formatés. Il construit plutôt une capacité des ES à s’adapter en situation à chaque cas rencontré, à arbitrer entre différentes règles, principes parfois contradictoires, dont ce dilemme central : qualité du travail et santé des opérateurs. Faut-il privilégier les appels en attente ou répondre à la complexité d’une situation traitée? Faut-il prendre le risque de l’écoute ou opter pour une activité plus standardisée? Faut-il « donner » une orientation en faisant l’économie d’un diagnostic? Faut-il anesthésier les affects ou en faire des instruments de travail?

En défaut de ces régulations émerge le sentiment de faire « un sale boulot » (Lhuilier, 2005), la culpabilité (ne pas aider), voire la honte. Alors ils répugnent à évoquer ce travail dans leur environnement extraprofessionnel. D’où une profonde solitude.

Les multiples stratégies de résistance développées par les ES au fil du temps et partagées en GAPP cherchent à construire, individuellement mais surtout collectivement (Bonnet, 2020), les conditions de ces régulations : temps de respiration volés, vigilance exercée à l’égard de collègues en difficultés et soutien, réorganisation du travail par les ES eux-mêmes qui changent de postes en fonction de leur sensibilité (lignes de front où s’opère un premier tri des appels/lignes « famille »), empathie dénouée de l’identification, assouplissement des mécanismes de défense contre-transférentiels (indisponibilité psychique, catégorisation, ironie...) par l’échange sur les pratiques, anticipation par la construction de repères professionnels, ajustements aux fluctuations de leur capacité d’écoute… Le GAPP s’attaque aux empêchements, permet de se dégager de la solitude du poste de travail et de collectiviser les ressources (transmission des savoirs relatifs aux orientations à proposer, repérage d’ « appelants » identifiés comme particulièrement « vulnérables » – usage de carnets personnels– et qui seront alors recontactés dès qu’une place d’hébergement sera libérée, ce qui ouvre à la possibilité d’appels sortants au-delà de l’infinie réception des appels entrants) y compris en transformant l’organisation du travail.

Le collectif constitué par le GAPP invite l’encadrement aux réunions lorsqu’il juge que les problèmes soulevés ne peuvent se régler entre pairs. Un nouveau dialogue s’installe alors sur l’exploration d’alternatives en matière de conditions et organisation du travail. Et nombre de changements sont expérimentés : modification des horaires de travail dédiés aux appels pour dégager du temps à la prospection des orientations permettant de répondre aux demandes (sur des questions aussi diverses que l’accès aux soins, aux douches, à une domiciliation, à une protection en cas de violence notamment pour les femmes à la rue, aux titres de séjour, à l’école pour les enfants… accès aux droits en somme), allongement du temps de la formation et mise en place d’un tutorat, création de postes de coordinateurs-ES expérimentés attachés à des équipes et personnes-ressources en cas de difficulté, analyse qualitative et non plus seulement quantitative des appels en vue de l’évaluation du travail sur la plateforme et des rapports d’activité à fournir aux institutions de tutelle…

Cette intervention en psychosociologie du travail, et dont le GAPP est l’instrument, a été engagée il y a trois ans et se poursuit toujours. Elle s’appuie sur une méthodologie inscrite dans une perspective transitionnelle du changement, en référence aux travaux de Winnicott sur créativité et transitionnalité. Le dégagement des dilemmes et impasses implique de créer, d’explorer ce qui pourrait être fait autrement. La visée est celle du développement de l’activité propre du sujet, du métier ouvert à la reconnaissance de la diversité-complémentarité des pratiques individuelles, du travail collectif et du travail d’organisation à ses différents niveaux (Lhuilier, 2020).

Conclusion

Que le travail soit un objet et un lieu d’investissement affectif, que les organisations soient des cadres dans lesquels les émotions s’expriment quotidiennement n’est aujourd’hui contesté par personne. Cette reconnaissance est intégrée dans des pratiques de gestion visant à instrumentaliser les émotions pour les rendre « productives » et donc les normaliser. Mais cette ingénierie de l’émotion pragmatique et opérationnelle et les contraintes supplémentaires qu’elle fait peser sur le travail de santé engagé plus globalement par les sujets au travail ne constitue qu’une des faces des épreuves psychiques au travail.

Les professionnels n’ont pas attendu ces prescriptions émotionnelles pour « gérer » de façon informelle et spontanée, le plus souvent dans les collectifs de travail, leurs affects. Ces prescriptions font l’économie d’une interrogation sur les conditions nécessaires au travail de santé développé collectivement et individuellement. Ces conditions, nous l’avons souligné, recouvrent une certaine marge de manœuvre, une organisation du travail qui tiennent compte des difficultés et des nécessités du travail, une certaine stabilité dans les équipes et des relations de coopération et d’entraide... Quand ces conditions se dégradent, la prescription permet de déplacer les responsabilités en considérant que les « déviants émotionnels » ont à apprendre à gérer leurs émotions dans des dispositifs de formation ad hoc. La responsabilité des dissonances émotionnelles est ainsi du ressort de l'individu qui doit adopter la bonne distance et apprendre à manifester les bonnes émotions au bon moment (Weller, 2002).

A contrario, on voit bien que la question centrale est celle de l’organisation du travail à transformer afin de restaurer les différentes formes de régulation des contraintes de travail. Comme indiqué précédemment, la santé est le produit de ce travail de santé. Mais conduit en solitaire, dans la dissimulation de ces bricolages, arbitrages, savoir-faire de prudence, il est source d’épuisement, de précarisation de la santé somato-psychique, d’isolement et de turn-over. Le travail de santé, comme tout travail, suppose des espaces de réflexivité, discussion, transmission, élaborations collectives pour gagner en efficience, en assurance par reconnaissance et validation sociale. La régulation collective de nouvelles règles étayées sur ce mouvement de normativité s’attache à la fois aux questions de réorganisation du travail, de posture professionnelle, de gestes de métier, de critères d’évaluation du travail réalisé, du sens du travail, de la créativité dans les pratiques professionnelles, de relations entre vie professionnelle et vie privée. Car le travail de santé suppose à la fois un travail sur soi et sur le contexte professionnel. L’accent mis sur le travail de santé collectivisé permet de restaurer à la santé sa centralité à l’heure où les « masques » de la pénibilité du travail vont croissant (Gollac, Volkoff, 2006), ou « l’engagement personnel », « le don de soi », « le bonheur au travail » sont sollicités par le management (Le Garrec, 2021). Il prévient aussi des risques pris à viser la qualité du travail sur fond d’idéal au travail devenu la norme (Dujarier, 2006) sans que soient associées les indispensables réorganisations du travail qui le permettent sans couts pour la santé de chacun.

On voit ici toute l’importance des espaces de discussion sur le travail qui semblent se développer. Portés par différentes perspectives disciplinaires (sciences de gestion, sociologie, psychologie du travail, ergonomie, sociopsychanalyse…), leurs cadres théoriques et méthodologiques sont divers et mériteraient l’ouverture – là aussi – d’espaces de discussion sur le travail des intervenants qui cherchent, de différentes manières, à développer des espaces de mise en discussion du travail.