Résumés
Résumé
L’article vise à préciser les conditions et les moyens d’une intervention capacitante sur l’organisation en développant le cadre théorique d’Amartya Sen. L’attention est portée sur les bases conceptuelles sous-jacentes à la méthodologie déployée dans le contexte d’une recherche-intervention de (re)conception de l’organisation d’un processus hospitalier. Le développement de l’agencéité et des capabilités collectives a été placé au cœur de l’intervention. Les méthodes utilisées sont ancrées dans une volonté de compréhension de l’activité humaine dans le travail et axées sur le développement de l’individu, du collectif, de l’organisation et de l’activité. Dans cette approche constructive, la méthodologie de l’ergonome a cherché à « activer » des facteurs permettant de convertir les capacités individuelles et collectives en capabilités effectives à « faire mieux ensemble ». Les acteurs du processus sont devenus des agents capables de définir leur activité collective future. La conclusion aborde les conditions de la généralisation de la méthode et les rôles de l’ergonome dans cette intervention ergonomique capacitante.
Mots-clés :
- modèle des capabilités de Sen,
- intervention ergonomique capacitante,
- capabilités collectives,
- méthodologie de l’intervention en conception,
- rôle de l’ergonome
Abstract
This article addresses the means and conditions of an enabling organizational intervention using and developing Amartya Sen’s conceptual framework. Specific attention is devoted to the conceptual foundations underlying the proposed methodology. The methodology was developed in a research-intervention aiming to (re)design the organization of a medical process. The development of both collective agency and capabilities was a fundamental aspect of the intervention. The methodology is grounded in the desire to understand human activities and seeks to contribute to the development of the individual, team, organization, and activity. In this constructive framework, the ergonomist acted as a conversion factor, transforming individual and collective capacities into the ability to actually “perform better together.” Individuals became agents capable of designing their own future activities. The conclusion addresses, on one hand, the conditions for generalizing the proposed methodology and, on the other hand, the roles of the ergonomist in an enabling intervention.
Keywords:
- Sen’s capability model,
- enabling organizational intervention,
- collective capabilities,
- methodology,
- the ergonomist’s role
Resumen
El artículo tiene por objeto especificar las condiciones y los medios de una intervención capacitante en la organización desarrollando el marco teórico de Amartya Sen. Se presta atención a las bases conceptuales que subyacen a la metodología desplegada en el marco de una investigación-intervención para el (re)diseño de la organización de un proceso hospitalario. El desarrollo de la agencia y las capacidades colectivas se situó en el centro de la intervención. Los métodos utilizados se basan en el deseo de comprender la actividad humana en el trabajo y se centran en el desarrollo del individuo, el colectivo, la organización y la actividad. En este enfoque constructivo, la metodología del ergónomo ha tratado de "activar" los factores que permiten convertir las capacidades individuales y colectivas en capacidades efectivas para " hacerlo mejor juntos". Los actores del proceso se convirtieron en agentes capaces de definir su futura actividad colectiva. La conclusión discute las condiciones para la generalización del método y los papeles del ergónomo en esta intervención ergonómica capacitante.
Palabras clave:
- modelo de capacidades Sen,
- intervención ergonómica capacitante,
- capacidades colectivas,
- metodología de intervención de diseño,
- rol del ergónomo,
- generalización
Corps de l’article
1. Introduction
Depuis une dizaine d’années au moins, des propositions ont été faites quant aux méthodologies d’intervention ergonomique en matière de (re)conception organisationnelle. Ces propositions convergent sur un certain nombre de points : la centralité de la prise en compte de l’activité et du travail réel, une approche participative, par laquelle les acteurs eux-mêmes redéfinissent le travail et ses conditions, et la dimension pédagogique de l’intervention, dimension qui est à la fois le moyen et le résultat de l’action d’intervention (Arnoud, et Falzon, 2013, 2014, 2017 ; Barcellini, Van Belleghem et Daniellou, 2013 ; Carta et Falzon, 2017 ; Petit et Dugué, 2013 ; Saint Vincent et coll., 2011).
Cet article s’inscrit dans ce mouvement général d’une approche constructive de l’intervention. Il s’appuie sur le modèle des capabilités proposé par Amartya Sen (1999). Fondé sur une théorisation de la liberté, ce modèle accorde une place centrale à la finalité de l’action économique. Celle-ci doit avoir pour objectif de développer les capacités d’action des sujets, condition (et moyen) pour des transformations effectives des situations.
Il convient de noter deux points. D’une part, Sen a développé son approche dans une perspective plus macro que micro. Il s’intéresse aux politiques publiques, à l’action à l’échelle d’une région. D’autre part, il présente plus des principes devant inspirer l’action qu’une méthodologie concrète de l’action. Le premier objectif de ce texte est donc de proposer une opérationnalisation de son modèle dans un contexte plus micro, typique de l’intervention ergonomique.
Par ailleurs, notre propos n’est pas de proposer une approche qui s’écarte des approches ergonomiques développées dans le cadre des interventions de conception organisationnelle. Il s’agit plutôt, en s’appuyant sur Sen, de donner à ces approches un souffle différent, une perspective plus générale. C’est le second objectif de ce texte.
L’objectif d’opérationnalisation a un effet en retour sur les concepts de Sen. Par exemple, comme nous le verrons, la dimension collective, si elle n’est pas absente de l’approche de Sen, n’est cependant pas réellement focale pour celui-ci. Or cette dimension ne peut être ignorée, d’autant qu’elle est centrale dans le travail et pour l’ergonomie.
Cet article s’appuie sur une recherche-intervention de (re)conception de l’organisation d’un processus de soin innovant qu’est la chirurgie ambulatoire dans un centre hospitalier universitaire (Raspaud, 2014). Le développement a été placé au cœur du processus de l’intervention et a cherché à encourager l’émergence de l’agencéité collective et des capabilités collectives, ceci afin de transformer les processus organisationnels plutôt que les moyens matériels du travail. Les méthodes utilisées sont ancrées dans une volonté de compréhension de l’activité humaine dans le travail et axées sur le développement de l’individu, du collectif et de l’activité.
Dans cette approche constructive, la méthodologie de l’ergonome a cherché à « activer » des facteurs permettant de convertir les capacités individuelles et collectives en réalisations effectives de « faire mieux ensemble ». La direction générale de l’établissement a permis aux acteurs du processus qui le souhaitaient de faire le choix de s’engager dans la (re)conception collective de l’organisation pour définir leur propre activité collective future. Cela suppose un environnement favorable pour que les capabilités individuelles et collectives puissent s’exercer, ce que Sen (1999) décrit comme les conditions nécessaires pour qu’un droit formel devienne une capabilité réelle (Falzon et Mollo, 2009) : un environnement capacitant (Falzon, 2010) via une intervention capacitante.
Dans ces circonstances la question est bien de définir les moyens et les conditions d’une intervention capacitante permettant aux individus et aux collectifs de développer une activité collective de conception, leur donnant l’occasion de produire de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences, d’élargir leurs possibilités d’action et leur degré d’autonomie, d’être efficaces et de réussir (Falzon, 2013).
Dans un premier temps, nous préciserons un certain nombre d’éléments théoriques relatifs au modèle proposé par Amartya Sen. Dans un second temps, le contexte, les enjeux et les grandes étapes de l’intervention menée seront présentés. Nous détaillerons ensuite la mise en œuvre de la méthodologie de l’intervention capacitante, en dégageant des caractéristiques généralisables. La conclusion, plus réflexive, discutera les conséquences de ce travail sous l’angle des conditions de généralisation de l’approche proposée et de posture de l’ergonome.
2. Interdépendance entre les concepts de capabilités individuelles, de capabilités collectives et d’activité collective conjointe
L’approche des capabilités individuelles développée par Sen (2003) définit un nouvel espace d’évaluation de la qualité de vie et du bien-être des individus. La relation entre fonctionnements (ou accomplissements), capabilités individuelles, ressources est au cœur de cette analyse du bien-être et s’enracine dans une double distinction entre capabilités et fonctionnements d’une part, capabilités individuelles et ressources d’autre part (Bonvin et Farvaque, 2007).
2.1. Fonctionnements et capabilités individuelles : le pouvoir faire et le pouvoir être de l’individu
Les fonctionnements d’une personne (Sen, 2003) renvoient à ce que la personne est effectivement capable « d’être et de faire », dans l’univers d’opportunités et de contraintes où elle vit : ce qu’elle fait effectivement - les actes ou les choix qu’elle accomplit (Stiglitz et coll., 2009).
Si les fonctionnements traduisent les « états et actions » d’un individu (Stiglitz et coll., 2009), en revanche les capabilités individuelles correspondent
« à la capacité d’un individu à être et faire ce à quoi il aspire ».
L’accroissement des possibilités de choix correspond à un accroissement des libertés de « faire et d’être » (Bryson et Merritt, 2007). Les capabilités d’un individu résultent ainsi de la combinaison de fonctionnements effectifs et de libertés réelles de choix dans tous les moments de la vie, garantissant la possibilité de développement personnel (Falzon et Mollo, 2009) c’est-à-dire son champ des possibles.
Rapportée à la conception de l’organisation, l’approche par les capabilités amène à s’interroger sur les opportunités réelles dont disposent les opérateurs à réinterroger les règles et leurs pratiques. Elle place ainsi au cœur du débat la possibilité effective pour les salariés d’exprimer leur point de vue et de le faire entendre. Sont donc en jeu les procédures concrètes garantissant l’accès à la délibération, l’accès réel à l’information et la possibilité réelle de jouer un rôle sur la décision des nouvelles organisations, en un mot le pouvoir d’agir des acteurs.
2.2. Entre ressources et capabilités individuelles : un passage à construire
Une seconde distinction peut être faite entre les ressources et les capabilités individuelles. Les ressources représentent les biens et services dont dispose une personne. Pour Sen (2003), ces ressources ne sont pas considérées pour elles-mêmes mais par rapport aux fonctions qu’elles permettent de remplir. De façon plus globale les droits formels accordés aux individus (le droit à l’éducation, à la liberté d’opinion, à la sécurité sociale, etc.) peuvent être autant de ressources mobilisables dans le cours de l’action (Bonvin et Farvaque, 2007).
Mais entre la possession ou la disponibilité de ces ressources à la liberté réelle des personnes, il y a une distance importante. Si nous considérons par exemple le droit de vote, ce concept est vide de sens si les conditions qui transforment le droit de vote en capabilité ne sont pas remplies :
« Ce qui a du sens, c’est la capabilité de voter, qui présuppose l’accès à l’éducation, l’existence de partis politiques, la liberté de parole et de presse, une organisation efficace (transports) et équitable des élections » (Falzon, 2010, p. 61).
Ainsi, le droit de vote n’est-il pas effectif qu’à la condition de pouvoir le « convertir » en capabilité de voter, ce qui présume l’existence de nombreux éléments : un niveau d’éducation convenable pour tous, un accès assuré et impartial à l’information politique, une organisation efficace des processus électoraux.
L’approche par les ressources ne suffit pas à définir la notion de capabilités individuelles, car elle n’apporte pas d’information précise sur la manière dont les individus peuvent effectivement convertir leurs ressources en fonctionnements qui ont du sens pour eux. Afin de dépasser ces limites, Sen (1999, 2003) introduit un levier théorique essentiel : la prise en compte des « facteurs de conversion ».
2.3. Les facteurs de conversion : élément essentiel à la transformation des ressources en capabilités individuelles
Les facteurs de conversion correspondent à l’ensemble des facteurs qui facilitent (ou entravent) la capabilité d’un individu à faire usage des ressources à sa disposition pour les convertir en réalisations concrètes (Fernagu-udet, 2012 ; Sen 1999, 2003).
En adaptant la typologie de Bonvin et Farvaque (2007) nous proposons, pour le domaine qui nous intéresse « concevoir collectivement l’organisation », l’identification des facteurs de conversion suivants (Raspaud, 2014) :
-
les facteurs de conversion internes (ou individuels) qui désignent les caractéristiques, les capacités ou les compétences individuelles. Dans notre exemple, il s’agit de toutes les dimensions pouvant influer sur la capacité d’un individu ou d’un groupe d’individus à construire l’organisation : les personnes parlent-elles la même langue ? Ont-elles la volonté d’apprendre ?... ;
-
les facteurs de conversion externes ou artefactuels qui pourraient être divisés en trois sous-catégories :
-
les facteurs physiques qui regroupent les éléments de l’environnement physique dans lequel travaillent les opérateurs mais aussi les moyens matériels mis à disposition ;
-
les facteurs sociaux et culturels qui désignent le contexte sociopolitique et culturel dans lequel la personne évolue : les normes sociales en vigueur autorisent-elles le débat et l’échange d’expériences pour partager des critères sur la qualité du travail ? Est-il envisageable de construire ensemble, toutes catégories professionnelles confondues, sans crainte des sanctions ? De manière plus générale, est ici visée la capacité des normes sociales à favoriser ou entraver la réalisation de nouvelles règles formelles pensées ensemble pour l’amélioration et la performance de l’activité du travail futur ;
-
les facteurs « instrumentaux » organisationnels : dans notre cas, les espaces de discussion sur le travail, formels et reconnus, les dispositifs de retour d’expériences analysés et transférables vers d’autres situations de travail, les fonctionnements et dispositifs organisationnels qui favorisent collectivement la conception et/ou la réélaboration des règles, mais aussi la possibilité de libérer du temps pour travailler et construire ensemble. Plus généralement, les processus organisationnels qui soutiennent et encouragent les conditions d’une activité collective productive, constructive et développementale (Falzon, 2013).
Inspiré des travaux de Fernagu-Oudet (2012), nous adopterons le cadre d’analyse qui articule les principaux concepts énoncés (figure 1).
L’individu dispose de ressources qui constituent des moyens pour mener une vie libre. Grâce à différents facteurs de conversion de natures différentes (internes et externes), l’individu se trouve plus ou moins capable de faire usage de ces ressources qui se transforment alors en capabilités individuelles à mener la vie de son choix. Mais, avant de générer un réel fonctionnement, ces capabilités individuelles passent par un filtre : elles font l’objet d’une décision, d’un choix sur lesquels pèsent un contexte social (l’histoire personnelle, les règles en vigueur dans l’entreprise, le comportement des autres, le travail collectif, etc.), des mécanismes de préférence individuelle et sociale, etc., Dès lors, la capabilité individuelle est de l’ordre du potentiel et le fonctionnement est de l’ordre de la réalisation. Le fonctionnement est la concrétisation d’une capabilité individuelle dont l’individu fait usage dans un sens spécifique, il est ainsi le carrefour où la liberté de l’individu se réalise. À ce carrefour s’ancre une discussion critique (et constructive) pour explorer la dimension collective de la liberté de l’individu et la notion de capabilités collectives.
2.4. Des capabilités individuelles à l’agencéité : la dimension collective de la liberté
L’approche de Sen est essentiellement une approche individuelle. Cependant, nous trouvons une dimension collective, ou sociale, dans la distinction qu’il établit entre deux types de liberté : la liberté de bien-être et la liberté d’agent (Sen, 2003). La liberté de bien-être renvoie à la liberté dont dispose une personne de réaliser sa vie pour satisfaire son propre bien-être. La liberté d’agent, traduite par l’agencéité, renvoie à la liberté d’une personne à adhérer à des valeurs et à concevoir des buts généraux, et pas seulement des objectifs liés à son propre bien-être. L’agencéité peut être traduite comme une capabilité à agir de manière autonome et à se coordonner à autrui. C’est ce concept d’agencéité qui permet de rendre compte ou plus exactement, de s’approcher de la dimension sociale, ou collective, de la vie humaine. À travers l’agencéité, la capacité d’un individu de participer en tant qu’acteur social à des objectifs collectifs est reconnue.
Il est à remarquer que gagner la liberté de faire les choses auxquelles un individu apporte de la valeur est rarement quelque chose qu’il peut accomplir seul (Evans, 2002). Ainsi, le regroupement des individus fournit une arène pour la formulation de valeurs et des préférences partagées entre les individus et apparait comme une étape essentielle pour faire entendre sa « voix ». Il participe à la mise en œuvre d’une action collective grâce à laquelle le changement peut être envisagé et opéré. Pour illustrer ces propos, Evans (2002) reprend un des cas de Sen, l’État indien du Kerala : Sen souligne la capacité des services sociaux du Kerala à transformer les comportements des individus en matière de reproduction de façon non coercitive, sur la base de beaucoup de discussions et de débats. Ce qu’il ne met pas en évidence est que ce climat de discussion et de débat s’est appuyé sur une mobilisation très importante des organisations politiques et syndicales. Ces vecteurs organisationnels ont rendu possible la mise en œuvre des processus délibératifs qui à leur tour ont engendré le changement.
Dans cet exemple, c’est bien l’articulation à autrui et le développement de ces moyens d’action collective qui ont joué un rôle fondamental dans l’expansion de la liberté individuelle. Il paraît nécessaire alors d’aborder l’ensemble des capabilités, non seulement de l’individu (ce que fait Sen) mais également du groupe, du collectif
« car c’est bien cet ensemble d’individus, contingent et situé, qui est le véhicule de certains accomplissements ; sans lui, la liberté individuelle n’est pas la même, sans lui, certains accomplissements individuels seraient impossibles car c’est lui qui est le siège de certaines capabilités dont dépend la réalisation de ces accomplissements individuels » (Ferreras, 2008, p. 288).
2.5. Le concept de capabilités collectives
Le terme capabilités collectives a été proposé par Evans (2002). Les capabilités collectives ne sont pas uniquement la somme ou la moyenne des capabilités individuelles (Stewart, 2005) mais résultent de la combinaison des capabilités individuelles qui, elles-mêmes, résultent de l’interaction entre les différents agents ou membres. Elles sont le résultat de l’exercice de l’action collective dont les bénéfices reviennent à l’individu et au collectif et ne pourraient pas être atteintes par un individu seul (Ibrahim, 2013). Elles retracent ainsi la capabilité d’action collective finalisée, autonome et intentionnelle d’un groupe de personnes, d’une organisation ou d’une institution.
2.5.1. Le rôle et les effets de l’action collective
Le processus de développement des capabilités collectives n’est pas linéaire. D’une part, l’implication de l’acteur social dans l’action collective n’est pas nécessairement liée à la recherche d’un intérêt collectif. D’autre part, l’action collective peut participer à l’augmentation des libertés individuelles mais aussi à sa réduction. Pour l’individu, la participation à un groupe d’acteurs, lieu de formulation de valeurs et des préférences partagées dans lequel le changement peut être envisagé et opéré, peut être une source de libertés mais aussi de contraintes. Ainsi, la liberté et les capacités d’actions individuelles (l’agencéité) sont une condition nécessaire mais non suffisante à la capacité d’action des groupes d’acteurs sociaux.
Le développement comme liberté requiert l’action collective (Evans, 2002). L’action collective est un élément déterminant du processus de changement social. Afin de mettre en évidence l’enjeu et le rôle pris par la dimension collective de l’action dans l’exercice de la liberté de l’individu, Ferreras (2008) analyse une situation de travail dans un magasin qui a développé un mode participatif de gestion des horaires variables. Le personnel de ce magasin est unanimement enthousiaste quant à un tel mode de gestion des horaires participatif, permis par un dispositif institutionnel (le mode de gestion). C’est bien la mise en œuvre d’une activité collective (la gestion collective coordonnée du personnel), soutenue par un dispositif organisationnel, qui a rendu possible l’expression des capabilités collectives et non individuelles, génératrice d’accomplissements sur le plan individuel. L’entreprise à travers ce dispositif met à disposition des ressources (mode de gestion des horaires participatif, gestionnaire des plannings, panneau d’affichage), mais également des facteurs de conversion « instrumentaux » organisationnels (débat des règles, reconnaissance du travail de l’autre, réalisation de nouvelles règles formelles pensées ensemble…) pour transformer les potentialités – individuelles et collectives – en possibilités effectives. Autrement dit, l’entreprise a proposé un « environnement capacitant » (Falzon, 2010) qui a permis au personnel d’élargir ses possibilités d’action et son degré de contrôle sur la tâche (Pavageau, Nascimento, et Falzon, 2007) en générant du travail collectif, auquel il attribue de la valeur, et du collectif de travail, ressource au développement des capabilités collectives.
2.5.2. Capabilités collectives et individuelles : liens et co-détermination
Les capabilités collectives et individuelles sont étroitement liées et se renforcent mutuellement (Ibrahim, 2013). Les capabilités collectives affectent les capabilités individuelles et vice versa. De l’exercice des capabilités individuelles de base d’une personne découle son agencéité, c’est-à-dire la capacité de cette personne à être et agir en tant qu’acteur social ; l’agrégation des acteurs sociaux permet la formation d’une capabilité collective, qui elle-même rend possible l’action collective. La mise en œuvre de l’action collective génère des fonctionnements (l’élaboration de nouvelles règles, l’acquisition de compétences, le développement de l’autonomie…) qui vont renforcer la liberté des individus et des capabilités collectives et individuelles. Ainsi, ces capabilités individuelles « enrichies » vont générer une nouvelle agencéité collective (au cours de l’action collective) qui vont à leur tour modifier les capabilités collectives. À travers l’action collective, l’agencéité collective et les capabilités collectives sont développées, créant un processus cyclique.
Dans cette approche, l’activité collective construit et nourrit le développement des sujets (l’individu, l’agent et l’acteur social) et des collectifs. Elle est à la fois engendrée par le collectif de travail qui accomplit le travail collectif et le travail collectif qui concourt à l’élaboration du collectif de travail (Caroly, 2010). Elle constitue ainsi le moteur de l’apprentissage, de la transformation et de la performance, ressource pour l’émergence de nouvelles libertés pour les individus. L’individu et le collectif auront alors l’opportunité concrète d’accomplir ce qu’ils ont des raisons de valoriser, réaliser un travail bien fait (Arnoud, 2013). Cela suppose un environnement favorable pour que les capabilités collectives puissent être exercées et transformées en des réalisations de valeur : un environnement capacitant (Falzon, 2006).
2.6. Conséquences pour l’action de l’ergonome
L’enjeu pour l’ergonome, à travers son action, est alors de développer le potentiel capacitant de l’intervention afin qu’elle contribue simultanément et de manière pérenne à l’amélioration du bien-être des salariés, au développement des compétences et à l’amélioration de la performance. Cela suppose de mobiliser, dans la conception participative de l’organisation, le développement de méthodologies d’intervention qui favorisent et soutiennent :
-
la disponibilité des ressources effectives et potentielles des individus et des collectifs de travail pour les rendre mobilisables ;
-
les conditions organisationnelles, techniques, sociales, etc., permettant aux ressources accessibles au collectif de travail d’être mobilisées, actualisées, transformées et de devenir « capabilité » ;
-
la conversion de ces ressources collectives mobilisables en capabilités collectives pour la mise en œuvre d’une action de transformation de la situation réelle en situation future réélaborée collectivement qui soit capacitante.
Placer le développement au cœur du processus de l’intervention ergonomique, c’est simultanément construire l’action pour encourager le développement et organiser une situation de développement : le développement est à la fois le moyen et l’objectif de l’action (Falzon, 2013). La question pour l’ergonomie reste de savoir comment instruire, construire et outiller l’intervention de telle sorte qu’elle permette :
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de mettre en place une dynamique qui autorise et encourage la confrontation des représentations et leur mise en débat : il s’agit de penser l’intervention comme un processus pédagogique de transformation, l’occasion d’une dynamique de développement et d’apprentissage (Arnoud et Falzon, 2017 ; Caroly et Barcellini, 2013 ; Casse Caroly, 2017 ; Lorino, 2009 ; St-Vincent et coll., 2011) ;
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de construire une situation future permettant aux individus, aux collectifs et aux organisations elles-mêmes de se transformer et d’apprendre, autrement dit, intervenir c’est chercher à concevoir une organisation capacitante (Arnoud, 2013 ; Carta, 2018).
L’intervention menée a été focalisée sur le premier de ces deux points.
Les sections suivantes présentent une intervention de transformation organisationnelle conduite dans le contexte de l’approche présentée ci-dessus.
3. Contexte et méthodologie de l’intervention
3.1. Les enjeux économiques et de santé publique de la demande
L’intervention, conduite dans un centre hospitalier universitaire (CHU), s’inscrit, de façon plus générale, dans un contexte de transformation nationale de l’offre de soin. De nouveaux modèles d’organisation des soins de santé se mettent en place. Le développement des prises en charge substitutives à l’hospitalisation à temps complet est aujourd’hui un enjeu transversal à l’ensemble du champ de l’offre de soins hospitaliers français et ceci dans une double perspective : mieux répondre aux besoins diversifiés des patients et optimiser le recours aux soins hospitaliers en pensant l’hôpital comme un lieu de soin sans nécessaire hébergement.
Dans ce contexte, le CHU a souhaité inscrire le développement de la chirurgie ambulatoire comme un axe prioritaire de son projet médical 2012-2017. Le directeur et les chefs de projet ont manifesté la volonté d’associer un ergonome au projet de transformation de l’organisation, concernant les conditions de travail des professionnels de santé (médicaux, paramédicaux, administratifs), l’amélioration de la qualité de la prise en charge des patients et la performance de l’ensemble du système (individuelle et collective). La demande faite à l’ergonome a émané du directeur général et l’objectif affiché visait à promouvoir au sein des équipes médicales et paramédicales le développement de ce type de prise en charge.
3.2. Le processus de chirurgie ambulatoire
La chirurgie ambulatoire a été définie
« comme une chirurgie sans hospitalisation de nuit où les actes chirurgicaux sont programmés et réalisés dans les conditions techniques nécessitant impérativement la sécurité d’un bloc opératoire, sous une anesthésie de mode variable et suivie d’une surveillance postopératoire en salle de réveil permettant, sans risque majoré, la sortie du patient le jour même de son admission » (ANAES, 1997).
Le processus de chirurgie ambulatoire demande que plusieurs activités (ensemble de tâches élémentaires) soient réalisées (simultanément ou non) dans des relations d’interdépendance complexes et de coordinations renforcées, au sein d’entités distinctes (services, équipes, pôles) mobilisant des opérateurs aux profils professionnels divers (chirurgiens, anesthésistes, infirmières…). Ce processus, qui implique des activités et des compétences transverses et complémentaires, témoigne d’une forme particulière de l’activité collective : l’activité collective conjointe (Lorino, 2009).
L’analyse préalable du processus de chirurgie ambulatoire a permis d’identifier 12 activités inter-reliées qui se découpent en trois temps : l’amont de l’intervention qui regroupe les activités préopératoires, le jour de l’intervention constitué des activités d’hospitalisation, chirurgicales et de surveillance postopératoire et l’aval de l’intervention. Dix métiers différents cohabitent, chaque métier pouvant appartenir à des genres différents (infirmière de consultation, infirmière de salle de réveil, infirmière de bloc…). À chaque étape du processus, des équipes multi-métiers (huit équipes en tout) sont amenées à se rencontrer et à s’articuler pour réaliser l’activité collective conjointe. Chaque équipe est rattachée à l’un des quatre pôles d’activités[1] : le pôle de la spécialité chirurgicale, le pôle anesthésie réanimation, le pôle prestataires et le pôle bloc opératoire.
3.3. Méthodologie de l’intervention
Le projet avait pour objectif le développement d’une organisation de chirurgie ambulatoire de façon participative. Deux phases ont structuré la recherche-intervention (figure 3) :
-
Construire et poser un diagnostic
-
Conduire le changement
La première phase « construire et poser un diagnostic » a consisté à analyser le fonctionnement du processus de chirurgie ambulatoire dans les trois unités de chirurgie ambulatoire du CHU, afin de comprendre si l’organisation constitue un frein ou un moteur au développement de l’activité collective conjointe. Trois types de méthodes ont été utilisés :
- des observations papier-crayon. Dix à 40 patients par jour, selon les unités, sont traités. Cent vingt heures d’observations ouvertes et 60 heures d’observations systématiques, ciblées sur le parcours des patients (de leur accueil dans l’unité de chirurgie ambulatoire jusqu’à leur sortie), ont été réalisées et visaient à analyser les logiques d’action individuelles et collectives (gestion simultanée de patients…) et les interactions entre les différents acteurs - 80 entretiens semi-directifs auprès de 30 patients pris en charge sous la modalité de chirurgie ambulatoire et 50 professionnels de santé impliqués dans le processus chirurgie ambulatoire en vue de recueillir leurs représentations sur la modalité de chirurgie ambulatoire (niveau de connaissances, attentes, niveau d’acceptabilité, freins potentiels). Soixante heures d’interview ont ainsi fait l’objet d’une analyse thématique abordée par les interviewés (perception de la modalité ambulatoire, perception de l’acte, sécurité du patient, différentes formes de coopération, compréhension de l’organisation…). L’analyse des données a visé à éclairer trois points : la représentation de l’ambulatoire pour les professions impliquées et pour les patients ; la place du patient dans le processus ambulatoire, par l’ensemble des acteurs, patients inclus ; la caractérisation de cette activité qui implique différents acteurs.
-
Sept problèmes de simulation ont été construits (avec l’aide d’un chirurgien expert dans sa discipline) et proposés à l’ensemble de l’équipe chirurgicale d’ortho-traumatologie (soit 14 chirurgiens). Ne pouvant réaliser cette expérimentation avec les chirurgiens de toutes les spécialités chirurgicales, la chirurgie orthopédique a été choisie pour trois raisons : le nombre de chirurgiens potentiellement interrogeables, le taux de chirurgie ambulatoire effectué dans cette spécialité (plus haut en moyenne que les autres spécialités chirurgicales) ce qui pouvait préjuger d’un intérêt pour cette modalité de prise en charge et d’un savoir-faire acquis dans ce type de prise en charge et le fort potentiel de développement du taux de chirurgie ambulatoire. L’objectif était de comprendre et d’analyser les critères retenus par les chirurgiens pour décider ou non d’opérer un patient en chirurgie ambulatoire et les variabilités des décisions et leurs causes.
La seconde phase « conduire le changement » a consisté à mettre en œuvre une démarche de conception participative de l’organisation de chirurgie ambulatoire, centrée sur la spécialité d’ortho-traumatologie. Un groupe de travail constitué de 25 opérateurs du processus de chirurgie ambulatoire, appartenant à des équipes multi-métiers (chirurgiens, anesthésistes, cadres de santé, infirmières, secrétaires), a été constitué puis des rencontres régulières du groupe de travail ont été organisées.
La démarche, animée par l’ergonome, a été structurée en cinq étapes (figure 3) afin de promouvoir le travail de conception en favorisant la compréhension commune, par les opérateurs, de l’organisation présente et la construction ensemble de l’organisation future.
Étape 0 : constituer un réservoir de situations représentatives de l’activité réelle de travail au processus ambulatoire de chirurgie orthopédique permettant à l’ergonome de soutenir les débats ou de les susciter pour encourager les participants à clarifier, à développer, à partager leurs pratiques et leurs contraintes individuellement et collectivement tout au long des rencontres. Pour ce faire, une campagne de 98 heures d’observations a été réalisée ciblant les spécificités de ce processus dans les phases : amont de l’intervention, jour de l’intervention et aval de l’intervention.
Étape 1 : construire les conditions sociales de l’intervention. L’objectif recherché était d’expliciter la méthodologie qui allait être mise en œuvre (le planning, les outils, les résultats attendus) et de donner à l’ensemble des participants une vision lisible de l’intervention ergonomique dans sa globalité en produisant tout au long de l’intervention des comptes rendus de réunions.
Étape 2 : construire une représentation commune de l’activité réelle à partir de la simulation collective d’un cas concret proposé par l’ergonome. Pour ce faire, une méthodologie inspirée de l’approche processus (Lorino, 2003) a été utilisée afin de retrouver la linéarité et l’enchaînement des logiques d’action qui concourent à satisfaire les exigences du soin, plutôt qu’une succession d’étapes indépendantes et cloisonnées entre des équipes multi-métiers. Le groupe de travail a matérialisé le processus de chirurgie ambulatoire de façon chronologique sur une frise en papier en répondant aux questions « Qui, Quoi, Où, Quand, Comment ». Chaque participant intervenant dans la construction du processus devait expliciter sa contribution au processus ambulatoire.
Étape 3 : décider des objectifs à atteindre collectivement. L’ergonome a présenté au groupe de travail une synthèse des échanges issus des débats et les ébauches de solutions proposées lors de la simulation. Cette synthèse reprenait les constats réalisés par les participants lors de la formalisation du processus global, les propositions d’améliorations formalisées et les trois axes de travail identifiés par les participants.
Étape 4 : formaliser l’activité future et confronter les solutions. Trois sous-groupes de cinq personnes ont été constitués par le groupe lui-même, chaque sous-groupe comprenant un représentant de chaque fonction en vue de soutenir l’activité collective conjointe. Chaque sous-groupe devait proposer des solutions écrites sur un tableau blanc et les soumettre oralement au groupe de travail en argumentant les choix faits, suivant une liste de questions précises fournie par l’ergonome.
Pour ce faire, cinq réunions ont été organisées. Chaque réunion du groupe de travail était enregistrée, retranscrite et a fait l’objet d’une analyse de contenu.
La section qui suit porte sur le processus de conduite de changement. Les résultats du processus de diagnostic ne sont pas présentés dans cet article.
4. Conditions et moyens pour une intervention ergonomique capacitante
La phase de mise en œuvre de la transformation collective de l’organisation a été précédée d’une longue phase (10 mois environ) d’analyse et de caractérisation de la situation de travail existante qui a permis à l’ergonome à la fois :
-
d’instruire le diagnostic (comprendre le système pour le transformer) ;
-
de construire sa crédibilité et sa légitimité dans l’intervention (être en capacité de soutenir les débats) ;
-
d’agir et d’interagir dans la situation de conception de la situation de travail.
4.1. Comprendre l’activité de travail pour construire les savoirs et l’action de l’intervenant (étape 0)
L’analyse de l’activité a permis à l’ergonome d’accéder à la compréhension du processus à reconcevoir « le processus de chirurgie ambulatoire » dans lequel les membres du groupe de travail sont plongés quotidiennement. L’ergonome, par cette accumulation de connaissances, se construit une représentation mentale globale de ce processus particulier et établit des liens entre les difficultés repérées avec les interlocuteurs et les caractéristiques des situations de travail existantes. Il se constitue un réservoir de situations d’actions évocables à la demande qu’il pourra mobiliser au cours de l’interaction de façon opportuniste.
Par exemple, dans une étape ultérieure à celle ici décrite, le chirurgien décrit la consultation chirurgicale et indique qu’il amène ensuite le patient dans la salle de consultation d’anesthésie pour qu’il puisse voir un anesthésiste. Les observations ont montré qu’en fonction du chirurgien, le mode opératoire variait au sein d’une même équipe, et qu’il existait un circuit différent entre les équipes. L’intervention de l’ergonome s’est faite sous la forme d’une description de situation observée « J’ai observé que… » qui par son contenu mettait en lumière l’écart constaté ou la pluralité des logiques.
Ces situations en mémoire ont permis de repositionner le réel de l’activité comme objet d’analyse lors de l’interaction avec le groupe de travail. L’objectif visait à soutenir une réflexion outillée sur l’action, c’est-à-dire que l’activité réelle devait être l’objet de l’analyse des acteurs et non une activité « fabulée ou désirée », et favoriser l’émergence d’une représentation du processus global la plus proche de la réalité.
4.2. Synchroniser les opérateurs pour construire les premiers fondements d’une mise en discussion du travail (étape 1)
L’adhésion des participants au projet de construction des pratiques collectives se joue à plusieurs niveaux et sur plusieurs points. Dès la première réunion, chacun doit comprendre le but visé par les réunions collectives, le bénéfice que chacun peut en tirer et le rôle que chacun doit jouer à chaque étape. Deux conditions sont à réunir pour qu’un travail collectif de conception puisse avoir lieu et soit ainsi une ressource protectrice pour l’individu et le collectif et une source d’efficacité et d’efficience pour la structure : mettre en place un cadre participatif et partager le diagnostic.
4.2.1 Définir un cadre participatif lisible et explicite pour chaque participant
Dès la première réunion le cadre participatif doit être défini. Il s’agit, d’une part, de donner à tous le même niveau de connaissance et d’information, condition nécessaire pour créer une relation de confiance avec les participants (être transparent dans la démarche) et engager une dynamique collective et, d’autre part, de définir les règles de fonctionnement collectif.
Soutenir la démarche par un engagement institutionnel
La démarche collective proposée a été positionnée dans un contexte institutionnel plus global. Le porteur du projet, membre de la direction générale, est venu présenter les attendus institutionnels du projet « Développement de la chirurgie ambulatoire » et les conditions qui permettent que les solutions envisagées soient retenues. Le groupe de travail était libre des propositions qu’il pourrait émettre sans contraindre sa réflexion par l’organisation existante. Toutes les solutions inventives et innovantes, remettant en cause l’organisation existante, seraient soumises, au même titre que toutes les autres solutions, au comité de pilotage (constitué des membres de la direction générale, direction des soins, directions des pôles concernées par le projet) pour une étude de faisabilité (organisationnelle, financière, architecturale…).
Être transparent pendant et après les réunions
Le second point-clé est de rendre explicites et visibles les décisions qui ont pu être prises pendant et entre les réunions. Toutes les réunions ont fait l’objet d’un compte rendu. Le rythme des réunions étant soutenu (une rencontre de 2 heures toutes les semaines pendant un mois), les comptes rendus étaient présentés à la réunion suivante. Cela permettait de synthétiser les débats et les échanges qui avaient eu lieu, les décisions prises et les solutions proposées collectivement la semaine précédente. Ce point d’étape systématique avait plusieurs objectifs :
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reformuler et valider le contenu des réunions : rendre les acteurs responsables les uns par rapport aux autres ;
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reprendre le fil de la démarche entreprise collectivement (où nous étions-nous arrêtés ?), activer leurs souvenirs (de quoi étions-nous en train de discuter ? qui intervenait ?) et les repositionner dans une démarche réflexive ;
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remettre en débat les décisions implicites ou non clôturées ;
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fournir des comptes rendus de l’état d’avancement du projet, assortis d’une traçabilité des décisions qui permettent de créer un référent partagé.
La contractualisation des règles de fonctionnement du groupe : préalable à l’engagement des participants au projet collectif
Les règles de fonctionnement du groupe ont été contractualisées avec les participants lors de la première réunion. Des règles qui pourraient être nommées des règles de civilité interactionnelle du groupe (Mollo et Nascimento, 2013) ont permis de rappeler un certain nombre de critères nécessaires à respecter pour le bon déroulement d’un travail collectif : éteindre son téléphone, s’écouter parler, éviter les communications parasites (apartés, interruptions), respecter l’avis des autres, ne pas couper la parole… Elles ont été les premières règles établies et partagées par tous, premier pas vers la construction d’une culture collective permettant l’amélioration et la facilitation de l’expression des points de vue de chacun : pouvoir exprimer son point de vue et pouvoir entendre ceux des autres.
La forme et le contenu des réunions, le nombre de réunions, la période et la durée des rencontres, les objectifs attendus, les livrables attendus ont été présentés. L’ensemble des participants ont été sollicités pour savoir s’ils étaient d’accord avec ces éléments ou s’il y avait des points à éclaircir avant de commencer. Le but de ce premier contrat était de créer les conditions d’adhésion optimales. L’ergonome a expliqué, document à l’appui, comment les séances allaient se dérouler, en laissant une place importante à l’interaction avec les participants (avez-vous des questions sur cette organisation ? Avez-vous besoin de précision ?) et aux questions qu’ils souhaitaient poser en y apportant toujours des réponses.
Il a été demandé à la fin de cette présentation qui souhaitait participer aux séances suivantes et qui souhaitait en rester là. La plupart des personnes s’étant inscrites volontairement, il n’y a pas eu de désistement et au contraire une adhésion forte au projet a été remarquée par la suite avec une présence et une implication soutenues de l’ensemble des membres (à l’exception d’une ou deux personnes, la totalité du groupe a été présente à toutes les réunions).
4.2.2 Le partage du diagnostic : une première mise en commun des résultats pour comprendre ensemble
En premier lieu, la méthodologie, qui a soutenu le diagnostic mêlant à la fois une analyse quantitative et une analyse qualitative, a été présentée. L’environnement médical est attaché à l’aspect scientifique de sa pratique, il est donc important dans ce contexte que l’ergonome s’adapte au contexte professionnel dans lequel il est, en expliquant les connaissances sur lesquelles il s’appuie : comment la méthodologie a été élaborée, comment les données ont été traitées pour parvenir à un résultat.
La totalité du diagnostic ne pouvant être présentée, l’ergonome a fait des choix sur les thèmes abordés. Il souhaitait par rapport à l’objectif fixé « construire collectivement les pratiques » resituer des résultats de l’analyse de l’activité qui renvoient aux différents participants la dimension collective du processus ambulatoire et les entraves à l’activité collective. Cette restitution était l’occasion d’appréhender les représentations des différents acteurs et contribuait à améliorer la connaissance mutuelle du concept ambulatoire. C’était également un moment d’échanges entre les acteurs donnant lieu à des confrontations et à la construction de représentations, dans un premier temps si ce n’est communes, tout du moins convergentes. Cette présentation a permis de mettre en discussion le travail et d’établir les premiers fondements d’un référentiel appropriable qui ait du « sens » sur la notion de concept ambulatoire en procédant à l’ajustement des représentations mentales et en harmonisant les compréhensions mutuelles.
Le fait que les membres s’expriment librement sur un diagnostic général (sans implication directe personnelle) semble être un préalable au développement de la dynamique coopérative entre des personnes (liées par des fonctions hiérarchiques et fonctionnelles multiples) qui ont peu l’habitude de moments de partage collectif et de mises en débats d’opinions et de compréhensions différentes ou similaires. S’élaborent ainsi les bases d’un environnement capacitant où, pour au moins le temps de l’intervention,
« il sera possible de délibérer sur les critères du travail bien fait, de négocier des changements dans l’organisation du travail, de discuter à nouveau des résultats de ces changements, d’opérer de nouvelles modifications » (Clot, 2013, p. 26).
4.3. Construire le processus réel pour construire le collectif transverse (étape 2)
La cartographie du processus ambulatoire « réel » a amené les protagonistes du soin ambulatoire à poser les bases essentielles d’un travail collectif : l’élaboration d’un savoir commun quant au domaine de l’activité et la possibilité pour chacun de construire une représentation de l’état actuel de la situation dans laquelle ils sont engagés.
L’ergonome a cherché à cadrer la construction du processus (donner des consignes, fixer une durée de préparation) sans pour autant la diriger. Aucune consigne n’a été donnée sur le nombre d’interactions attendu, ni sur le point de départ et de fin du processus, laissant le groupe décider de ces éléments. Il laisse ainsi les participants s’organiser (des sous-groupes de configurations différentes - collectif métier et collectif transverse - se forment) comme ils le souhaitaient les laissant se saisir de la demande et s’approprier le travail.
L’objectif de cette démarche de mise en commun et de confrontation des savoirs a permis d’assurer l’expression et la participation des acteurs porteurs de logiques différentes et de permettre la confrontation des points de vue (Dugué et coll., 2010). Chaque participant a pris part aux débats et a enrichi les propositions de l’autre dans une logique à la fois de coopération (Schmidt, 1991) :
-
augmentative : les contributions de chaque membre sont faites dans le but d’accroitre les capacités de réflexion et de compléter la description
« On ne donne pas que la date opératoire au patient même si ce n’est pas tout à fait formalisé on lui explique aussi comment ça va se passer » ;
-
intégratrice : dans ce cas la description est complétée, mais elle insiste sur le fait que c’est la combinaison de compétences spécifiques (infirmière, chirurgien, patient) qui permet de réaliser la tâche
« Nous par exemple on ne fait pas de fiche d’hospitalisation. On reste avec le chirurgien, il fixe la date avec le patient comme ça on est au courant et après on peut s’occuper de préparer l’hospitalisation quand on l’amène en consultation d’anesthésie » ;
-
débative : la description repose sur la confrontation des connaissances et propose d’orienter les débats futurs en s’appuyant sur une pluralité de points de vue.
« En fait, on fait la même chose mais de façons différentes. On a deux circuits pour le patient entre les deux équipes. On devrait écrire les deux et les mettre en parallèle pour en discuter avec le groupe. »
Dans cette étape l’ergonome s’est positionné comme un facteur de conversion. Il a alimenté la construction collective du processus ambulatoire par l’introduction au cours des débats de situations d’action dynamiquement évoquées issues de l’analyse de l’activité ou de questions de clarification. Par exemple les échanges entre les acteurs évoquent chez l’ergonome des situations du réel, tirées de ses observations de la situation à construire ou de situations parentes : le réel réagit via l’ergonome. Par cette interaction, les acteurs s’engagent dans un dialogue avec la situation, médiée par l’ergonome. Au travers de cette interaction dynamique, un processus de rappel constructif se met en place :
-
l’ergonome évoque des situations d’action pertinentes au regard de la situation à construire et/ou à concevoir qui stimulent le questionnement des acteurs, favorisent la compréhension collective de l’activité réelle et concourent à la structuration des solutions futures efficientes ;
-
les participants par les explications et/ou les solutions générées appellent l’ergonome à évoquer si nécessaire de nouvelles situations d’action.
Ce processus de rappel constructif a engendré une activité d’explication et de justification qui a permis de négocier et de construire une intelligibilité mutuelle de la situation. Les discussions encouragées sur le travail ont impliqué une prise de conscience, caractérisée par au moins deux facteurs (Mollo, 2004) :
-
l’analyse du processus s’est faite à distance de la tâche. Les participants se sont alors concentrés sur leurs connaissances et compétences mises en œuvre au cours de l’activité ;
-
en devenant analystes de leur propre activité et de celle des autres, les participants ont explicité ce qu’ils font, comment et pourquoi ils le font. Il ne s’agissait pas seulement de dire ce qu’ils savent, mais de découvrir un savoir implicite, individuel ou collectif, et d’autres façons de faire.
Les protagonistes se sont ajustés conceptuellement et ont construit des connaissances plus pérennes nécessaires au travail collectif (Mollo et Nascimento, 2013).
L’intervention au travers de la construction des échanges et des débats collectifs a permis de développer une forme d’activité collective conjointe qui n’existait pas au départ, de poser les bases essentielles d’un travail collectif et de construire les contours d’un collectif de travail transverse : le collectif de travail « chirurgie ambulatoire ». Ceci a permis une connaissance partagée du processus dans sa globalité et l’émergence de références communes, une connaissance du travail de l’autre et une culture collective, une reconnaissance des compétences de chacun et de leur nécessaire complémentarité, une confiance mutuelle dans les informations échangées et les actions effectuées.
4.4. Décider des objectifs prioritaires pour construire l’agencéité collective (étape 3)
À la suite de la phase de construction/analyse du processus ambulatoire, l’ergonome a présenté aux participants une synthèse des échanges et des solutions proposées. Cette synthèse reprenait les constats réalisés lors de la construction du processus, les propositions d’amélioration formalisées par les participants et les trois axes de travail identifiés : rendre le patient plus actif, l’information donnée au patient, gagner du temps.
Tous les constats formalisés ont été discutés par les participants. Certains n’ont pas été reconnus comme émanant de leur travail et rejetés :
« méthodes développées trop artisanales ; l’ambulatoire c’est quelque chose qu’on impose au patient… »
Toutes les réunions ont été enregistrées et retranscrites par l’ergonome. Les constats présentés étaient illustrés par les verbatims des participants. Dans ces conditions les participants ont repris les points de constats, source d’incompréhension, pour en repréciser le sens. Par exemple, pour le constat
« l’ambulatoire c’est quelque chose qu’on impose au patient »
les participants ont souhaité repréciser le sens du constat
« Ce n’est pas tout à fait comme cela que l’on a voulu le dire. On doit faire de l’ambulatoire donc c’est vrai que pour certains gestes, on propose cette prise en charge d’emblée. Pour nous c’est un transfert de patient du traditionnel vers l’ambulatoire… On ne lui impose pas, il y a des critères. »
Tous les constats ont été collectivement « reverbalisés » dans une dynamique de pratique réflexive qui analyse mais qui ne juge pas. Cette étape leur a permis de se réapproprier le travail réflexif mis en œuvre. Le groupe de travail se restructure en collectif transverse, redéploie les contours d’une activité collective conjointe.
L’ergonome amène le « collectif transverse » de façon graduée à stabiliser un objectif collectif à atteindre. L’ensemble du groupe a fait le choix de travailler sur le thème « gagner du temps » et a négocié cette décision en modifiant l’intitulé du thème « gagner du temps ou ne pas en perdre », en précisant que l’information du patient serait prise en compte comme un paramètre de gain de temps pour eux.
Les membres du groupe au travers de l’action collective de négociation avec l’ergonome sont passés du statut d’agents à celui d’acteurs sociaux responsables. L’agencéité collective s’est mise en place à travers la liberté des acteurs de choisir de se coordonner. Ils ont fait alors le choix de concevoir un but général commun et non pas seulement des objectifs liés à son propre bien-être.
4.5. Construire l’activité future pour construire les compétences réflexives sur le travail (étape 4)
À la suite de la définition d’un objectif collectif commun, trois sous-groupes de cinq personnes ont été constitués, chacun d’entre eux intégrant (dans la mesure du possible) un représentant de chaque fonction, afin de favoriser l’émergence de solutions développant l’activité collective conjointe.
Cette configuration a été choisie par l’ergonome car elle permettait :
-
de multiplier les interactions entre les membres. Le fait que le groupe soit plus petit permettait à chacun une possibilité de parole plus importante et favorisait la participation de tous à concevoir les nouvelles règles de l’organisation ;
-
de responsabiliser, dans chaque sous-groupe, le représentant de chaque fonction, reconnu comme expert par les autres et porteur des règles et des besoins de sa fonction ;
-
de formaliser de nouvelles règles en commun nécessitant pour les participants de coopérer dans l’action dans une configuration similaire au processus ambulatoire ;
-
de recueillir une pluralité de solutions issues des interactions et des débats développés par la singularité et la spécificité de chaque sous-groupe.
Pour chaque sous-groupe, les mêmes consignes ont été données :
-
identifier l’étape modifiée sur le processus de chirurgie ambulatoire construit ;
-
synthétiser et écrire les solutions envisagées ;
-
expliquer les choix faits (pourquoi avons-nous choisi cette séquence ? Quel est le changement apporté ? Comment le changement doit-il se mettre en place ? En quoi cela va-t-il améliorer le travail ? L’objectif commun a-t-il été atteint ?) ;
-
présenter oralement toutes les solutions.
Les solutions envisagées ont été affichées pour en permettre une vision commune. Chaque sous-groupe a travaillé sur des séquences différentes à l’exception de deux séquences (la consultation chirurgicale et le brancardage) qui ont été identifiées par tous comme des points bloquants à améliorer. Au total 8 séquences (sur les 12 séquences du processus de chirurgie ambulatoire) ont été modifiées et des propositions d’améliorations ont été suggérées avec pour objectif « gagner du temps ou ne pas en perdre ».
Les solutions et les arguments présentés ont été discutés collectivement et mis en débat. Ils ont été un moyen de comprendre le problème, d’analyser l’espace de conception, de construire des hypothèses communes, de développer un processus de confrontation de points de vue et de délibérations aboutissant à la prise de décisions (Darses, 2006). Deux types d’interactions ont été observés :
-
la solution est validée en l’état et est affinée pour une meilleure acceptation par d’autres membres que ceux du sous-groupe. Les propositions sont enrichies par l’apport d’informations supplémentaires permettant une meilleure justification de la solution émise et de convaincre l’ensemble du groupe du bien-fondé de la solution ;
-
l’objectif de la solution est accepté (supprimer le dysfonctionnement identifié) mais le contenu de la solution est transformé. La nouvelle solution va se construire au travers d’un va-et-vient d’arguments entre les participants. Les explications et les justifications fournies au cours de l’argumentation ont favorisé l’assimilation d’une nouvelle information transmise et la prise en compte d’un avis divergent au sein de l’équipe. Les bénéfices et les inconvénients (difficultés et contraintes de la solution) qu’apporte la solution sur l’ensemble de l’organisation des équipes sont partagés et discutés.
C’est par ce travail d’argumentation que sont examinées collectivement les propositions de solutions, qu’elles sont évaluées et que des alternatives sont proposées.
Au cours de cette étape, l’ergonome a cherché à favoriser l’émergence et le maintien d’un environnement capacitant, c’est-à-dire un environnement de travail qui rend les opérateurs capables de penser, de débattre et d’agir sur leur travail (Daniellou, 2003). Dans ces conditions son action s’est faite à plusieurs niveaux :
-
canaliser le groupe en évitant les conflits : reformuler les arguments de façon moins engagée ;
-
maintenir une cohérence entre les solutions proposées en posant des questions de clarification et en apportant des situations d’actions dynamiquement évoquées pour affiner la construction des solutions
« Si je comprends ce que vous dites, on aurait davantage besoin d’une infirmière de coordination après la consultation de chirurgie » ;
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projeter les propositions dans la situation future pour analyser leur pertinence
« Si l’infirmière d’anesthésie a les fonctions de l’infirmière de coordination et si les patients ont des questions sur la chirurgie en elle-même, comment va-t-elle pouvoir donner l’information ? »
Les propositions initiales en sous-groupes sont validées et complétées. Un « travail d’organisation » (de Terssac, 2003) s’est mis en place entre les partenaires de l’activité. L’objectif a été alors de créer de nouvelles règles, de nouvelles façons de faire visant un meilleur agencement organisationnel collectif, susceptibles :
-
d’accroître la performance globale du processus. L’objectif fixé par le groupe était de gagner du temps ou de ne pas en perdre ;
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de développer des dispositifs permettant la mise en œuvre d’un travail collectif. Les compromis ont été faits en faveur du développement de l’activité collective conjointe et certains choix vont impacter fortement l’activité des services (par exemple, la mise en place de vacations chirurgicales ambulatoires dédiées va perturber l’organisation initiale de la chirurgie traditionnelle) ;
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d’être attentif au travail de l’autre et aux contraintes générées pour l’autre. Chacun a la connaissance du travail de l’autre et comprend l’impact de son travail sur l’activité de l’autre. Une culture collective est en mouvement et les règles construites doivent permettre de maintenir la construction de ce processus réflexif.
5. Conclusion
Cette conclusion vise à mettre en évidence les apports réciproques entre l’approche de Sen et les approches ergonomiques du changement. Nous aborderons deux points : d’une part, les liens entre développement des acteurs et généralisation des résultats, d’autre part les rôles et postures de l’ergonome dans une intervention ergonomique capacitante.
5.1. Développement individuel, développement du collectif et généralisabilité des résultats
Comme précisé plus haut, l’approche de Sen est essentiellement une approche individuelle, même si le sujet capable est pour lui un sujet acteur social. Dans le cadre d’une intervention ergonomique de (re)conception organisationnelle, cette approche est insuffisante : c’est le collectif qui doit être rendu capable, pas seulement les individus.
Les méthodes participatives mises en œuvre dans l’intervention ici relatée, de même que celles prônées dans les travaux ergonomiques des dix dernières années s’inscrivent dans cette perspective. Il convient ici de noter que les motivations quant à l’usage de méthodes participatives peuvent varier. Carroll (1996) distingue une motivation essentiellement technique, où les usagers viennent pallier la faiblesse des méthodes formelles de conception, d’une motivation plus sociopolitique, où la participation est recherchée pour ses bénéfices propres, en matière de démocratie au travail et de développement humain, au-delà donc de la seule production matérielle.
Cette seconde motivation ne peut cependant occulter la première : il faut aussi que les objets conçus - dans notre cas une nouvelle organisation - soient viables, pour les acteurs qui ont participé bien sûr, mais aussi si possible pour d’autres qui pourraient en bénéficier.
S’il ne fait pas de doute que la solution élaborée collectivement par les acteurs lors de l’intervention présentée était viable, sa généralisation n’est pas allée de soi. D’autres services de chirurgie ambulatoire existaient dans le même centre hospitalier. La solution construite avec un service de chirurgie ambulatoire pouvait-elle être appliquée telle quelle à un autre service de chirurgie ambulatoire du même hôpital ? La réponse est non. D’une part, parce qu’il existe des spécificités liées au type de chirurgie. Mais ceci pourrait être compensé par une analyse de ces spécificités. D’autre part, et surtout, parce que ce qui fait la force de la solution adoptée, ce n’est pas seulement sa qualité intrinsèque, c’est son mode de production. La solution suscite l’adhésion parce qu’elle a été coproduite par les agents eux-mêmes, parce qu’elle résulte d’un cheminement collectif qui a permis de créer une représentation partagée du travail, de ses difficultés, des besoins de chacun. Chercher à appliquer directement la solution, c’est négliger ce cheminement et les apprentissages incidents à celui-ci.
Un guide méthodologique avait ainsi été formalisé par le groupe de travail pour permettre aux acteurs des autres spécialités chirurgicales de développer leur activité ambulatoire. Il décrivait les étapes du travail mené, les solutions proposées ainsi que la façon de les mettre en œuvre. Même s’il était très simple d’utilisation, il ne pouvait se substituer à la dynamique collective qui est née dans le groupe et qui a permis le développement de l’activité collective conjointe. Les premières remarques formulées sur ce document ont montré que ne pas passer par une démarche de conception collective entrainait une absence d’adhésion aux solutions proposées.
5.2. L’ergonome, facteur de conversion
Comment peut-on formaliser, dans le contexte de l’approche de Sen, le rôle de l’ergonome dans ce processus participatif de conception ? L’ergonome s’est positionné comme un facteur de conversion externe. Ses objectifs ont été de générer un environnement qui permet de développer le potentiel capacitant du collectif pour lui permettre de se construire et d’agir dans cet environnement.
Dans ce contexte l’ergonome est intervenu selon différents registres (Dugué et coll., 2010) et a tenu différents rôles :
-
le registre de la relation et le rôle d’animateur/médiateur : il s’agit pour l’ergonome de favoriser l’interaction dans et avec le groupe de travail en mobilisant les ressources détenues par chacun. Les échanges et les débats collectifs, médiés par l’ergonome, donnent la possibilité de transformer les capabilités individuelles en capabilités collectives et d’en faire usage pour construire le travail futur. L’ergonome prend alors le rôle d’animateur/médiateur. L’implication des participants dans la construction collective des pratiques a nécessité la mise en place d’un cadre participatif explicite et formel permettant aux membres de s’engager de façon éclairée dans un projet de conception participative d’une nouvelle situation de travail. L’ergonome devient aussi un prescripteur « indirect » en fixant les règles de fonctionnement du travail de conception nécessaire à la production d’un travail collectif ;
-
le registre de l’expertise et le rôle de concepteur expert, s’appuyant sur les connaissances et les compétences de sa spécialité : connaissances générales sur le travail, méthodologies de l’intervention, savoirs acquis quant aux situations concrètes rencontrées par les différents acteurs. Il a mobilisé dans l’intervention des méthodes de travail propres à sa discipline qui lui ont permis de bâtir et d’enrichir la méthodologie pour qu’elle puisse être adaptée et adaptable. Il n’est donc pas un simple animateur : par son expertise il se positionne comme contributeur à la conception de l’organisation. Il a ramené des éléments d’analyse de l’activité dans les débats pour favoriser un niveau de compréhension commune et projeter les solutions dans la situation future pour privilégier une approche processus, affiner leur pertinence et éviter au débat de devenir un débat d’opinion loin des réalités observées. Pour autant, si l’ergonome est un concepteur, il n’est pas un « concepteur décisionnaire ». Par exemple, dans l’étape 3, le thème « rendre le patient actif » a été rejeté, alors que le résultat des débats avait mis en évidence que l’inactivité du patient était une source de surcharge de travail pour les soignants et d’insécurité dans le parcours de soin. L’ergonome a proposé de fusionner les thèmes « rendre le patient plus actif » et « l’information donnée au patient », mais sa proposition n’a pas été acceptée : le groupe a choisi le thème « gagner du temps ou ne pas en perdre ». Même si l’ergonome a conscience que cette décision ne permettra peut-être pas d’explorer des déterminants en lien direct avec les conditions de travail des acteurs, il fait le choix de laisser le groupe de travail se structurer en collectif transverse et stabiliser un objectif collectif à atteindre, facteurs essentiels pour le développement des capabilités collectives en accomplissements effectifs ;
-
le registre de l’apprentissage et le rôle de pédagogue/formateur : dans la démarche mise en œuvre les participants ont eu l’occasion d’apprendre sur leur propre travail et sur le travail des autres, à travers les échanges, les débats et la construction de l’activité de travail future. L’ergonome, par l’utilisation de situations d’action évoquées, interroge de façon collective les participants sur la mise en œuvre réelle du travail collectif et assiste la construction d’un savoir partagé. Cette construction du savoir accroît les ressources que détiennent les participants et les capabilités dont ils pourront disposer.
Parties annexes
Note
-
[1]
Les pôles sont définis comme des fédérations de services, visant à un rapprochement d'activités médicales complémentaires, ou à une gestion commune des lits ou équipements, ou encore à un regroupement des moyens en personnels.
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