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Avec Cancel Wars, la philosophe de l’éducation, Sigal Ben-Porath poursuit le travail qu’elle avait amorcé en 2017 avec son ouvrage, Free Speech on Campus. Elle n’est certes pas la seule à explorer ces thématiques, mais sa contribution à la discussion actuelle sur la liberté d’expression, la liberté universitaire et l’approche des sujets délicats ou sensibles en milieu universitaire est tout à fait éclairante. L’analyse de Ben-Porath dans ce nouvel ouvrage offre des perspectives précieuses pour quiconque s’intéresse aux enjeux de la liberté de recherche et d’enseignement en enseignement supérieur. Avec la finesse et la rigueur qu’exigeait un tel travail, la philosophe dépeint les multiples dimensions de ces enjeux et fournit plusieurs pistes d’intervention.

L’analyse de la chercheuse prend pour assise la mission même de l’université. Elle rappelle ainsi que la quête du vrai doit demeurer la principale fonction de l’université et du monde universitaire. À l’instar de Chomsky (1987), elle soutient qu’il est de la responsabilité de l’intellectuel de dire le vrai. Cependant, elle rappelle aussi que l’université a une autre vocation cruciale : contribuer à la vitalité de la démocratie. Pour Ben-Porath, en ce début du XXIe siècle, les missions épistémique et démocratique des établissements universitaires sont résolument entrelacées. Il serait vain, voire périlleux, de chercher à penser l’une sans l’autre.

En effet, dans le contexte actuel de polarisation dans les débats politiques et scientifiques, Ben-Porath estime que l’université a un rôle crucial à jouer. La démocratie exige la mise en place et le maintien d’un espace propice à la délibération, à la discussion et à la prise de décisions collectives. Pour la philosophe, c’est aussi dans cette optique qu’il faut analyser et comprendre les enjeux liés à l’exploration des sujets sensibles et à la liberté d’investigation dans les universités. S’inspirant de Dewey (1916/2018), Ben-Porath soutient que l’université doit assurer que la démocratie s’incarne dans son mode de fonctionnement. L’université ne peut ainsi limiter son rôle à celui d’arbitre de la vérité. Elle doit savoir adopter une position proactive face aux débats les plus divers, non pas en proclamant ce qui est vrai, mais en contribuant à façonner cet espace de discussion qui permettra non seulement de créer l’habitude de la délibération, mais aussi d’élaborer des fondements épistémiques communs de même qu’une pratique partagée d’évaluation du savoir.

Or, selon l’autrice, il importe aussi d’admettre que la démocratisation de l’accès à l’université de même que la diversité accrue au sein de la population étudiante exigent une renégociation et une clarification du contrat tacite entre le personnel enseignant et les étudiant·e·s au sujet des missions de l’université et de ce qu’implique la recherche du vrai. Les conditions nécessaires à la libre investigation n’ont pas nécessairement de prétentions démocratiques. Il est néanmoins possible de reconnaitre qu’elles ont été identifiées ou élaborées en l’absence d’une part importante de la population. Il est de même possible d’ajouter que l’histoire de la recherche scientifique n’est pas exempte de colonialité ou d’aveuglements épistémiques (voir notamment Castro-Gómez, 2007). La démocratisation de l’enseignement supérieur implique donc que les universités accueillent des étudiant·e·s issu·e·s de groupes historiquement marginalisés qui n’ont pas participé à cette oeuvre épistémique et leur permettent d’exprimer leurs inquiétudes et de délibérer sur la nature du savoir.

L’autrice avance par ailleurs l’idée que l’expérience qu’ont pu avoir plusieurs des étudiant·e·s de nos universités de la liberté d’expression diffère sensiblement de celle de leurs ainé·e·s. Au cours des vingt dernières d’années, contrairement à ce qui a pu être le cas dans les années 1960 à 2000, la liberté d’expression semble en effet avoir été invoquée bien plus souvent pour permettre à un polémiste de tenir des propos intolérants, voire racistes, misogynes ou homophobes, que pour permettre des discours progressistes ou un véritable débat. Pour les étudiant·e·s de nos universités, la liberté d’expression ou la libre investigation peut ainsi être jugée suspecte, voire porteuse de préjudices. Par conséquent, Ben-Porath estime qu’il est possible de voir dans la volonté des étudiant·e·s de limiter les préjudices subis par certains groupes, une certaine forme – bien que malhabile – de défense de la démocratie.

La seule avenue pour l’université devrait donc être de tout mettre en oeuvre pour permettre la libre investigation sans nier qu’elle implique un certain cout et parfois même des préjudices bien réels. Pour que la libre investigation soit réellement accessible à toutes et tous, l’analyse de ces préjudices exige un examen minutieux, y compris dans leur répartition. Ben-Porath soutient à ce sujet qu’il importe de reconnaitre que certains groupes risquent d’être appelés à payer un plus lourd tribut à la libre investigation. Il est donc essentiel d’oeuvrer tout autant à éviter ou à corriger les préjudices possibles que d’oeuvrer à défendre la liberté universitaire. L’inclusion et la dignité doivent, autant que la vérité, être des valeurs cardinales de l’université.

Il est par ailleurs intéressant de noter les liens qui unissent la vérité et l’inclusion dans l’analyse de Ben-Porath. Plusieurs philosophes de la connaissance, s’inspirant de l’épistémologie des vertus, ont en effet montré que l’absence de justice épistémique est non seulement une forme d’oppression, mais nuit à la connaissance (Fricker, 2013). L’injustice épistémique réduit au silence l’expérience de certains groupes historiquement marginalisés. L’absence de ces témoignages ne peut que limiter la compréhension complète d’un phénomène.

Afin d’illustrer son propos, l’autrice exploite l’exemple de ce que plusieurs nomment la déclaration de l’Université de Chicago. Dans l’espoir de se prémunir contre des débats trop fastidieux, cet établissement a choisi d’adopter un énoncé de principe officiel garantissant la liberté d’expression et de débat sur le campus et refusant la suppression des points de vue, même s’ils sont impopulaires ou provocateurs. Pour Ben-Porath, une telle pratique contrevient à la fois à la mission épistémique et démocratique de l’université. La chercheuse estime qu’en procédant de la sorte, l’Université de Chicago ne reconnait pas les préjudices possibles liés à la libre investigation. L’Université risque de fermer la porte à tous les étudiants et à toutes les étudiantes qui pourraient s’inquiéter des implications liées à ce principe et interdit le dialogue sur sa nature, ses fondements et sur son étendue. Plus encore, l’Université de Chicago envoie le message que les étudiant·e·s qui se sentiraient mal à l’aise ou même blessé·e·s par la nature de certains débats tenus sur le campus ne sont peut-être pas à leur place en son sein. Objectivement, une telle pratique risque d’interdire l’accès à la connaissance à certains groupes qui n’ont pas une longue tradition d’accès aux études supérieures. L’accès à la connaissance et aux critères d’évaluation de connaissance n’est donc pas élargi, mais semble se refermer sur quelques groupes. Pour l’autrice, même sur le plan épistémique, une telle pratique est condamnable. Elle rappelle à ce sujet les risques d’une communauté épistémique homogène, en particulier lorsque les personnes exclues sont susceptibles d’appartenir à des groupes historiquement marginalisés.

Un énoncé de principe interdisant la discussion ou prescrivant une hiérarchie explicite entre démocratie et vérité ne permettra pas de pacifier les débats faisant rage sur les campus universitaires et de remplir les deux facettes de leur mission. Pour Ben-Porath, le travail de gérer ces lignes de tensions entre la libre investigation et ses préjudices doit principalement incomber au corps enseignant des universités. Sur ce plan, l’autrice est formelle : les administrations et les législateur·trice·s doivent absolument limiter leurs interventions – ailleurs, elle déclare simplement : « Pas touche! » (notre traduction) (Ben-Porath, 2023) – et laisser les personnes enseignantes déterminer collectivement les meilleures pratiques permettant de confronter les croyances des étudiant·e·s, d’alimenter leurs fondements épistémiques communs tout en reconnaissant les préjudices possibles.

Selon la philosophe, accompagner les étudiant·e·s dans une compréhension plus complète et nuancée de la liberté d’investigation implique parfois de permettre des débats sur des sujets qui sont jugés « clos » par la communauté scientifique. Il importe alors de se poser la question, non plus simplement comme intellectuel·le·s, mais plus largement comme pédagogues et universitaires, des risques qui existent à tenir un tel débat, mais aussi des risques qui existent à ne pas le tenir. Sur ce plan, les universitaires doivent comprendre que le refus de tenir certains débats mal posés ou clos risque de nuire à la confiance que peuvent avoir les étudiant·e·s et les citoyen·ne·s envers les institutions et les universités à explorer toutes les questions. Tenir un tel débat pourrait par ailleurs s’avérer être une bonne occasion de développer collectivement des outils épistémiques plus raffinés. Cela dit, une telle pratique exige une sensibilité envers les préjudices causés et peut même exiger la mise en place au préalable de garde-fous clairs et convenus.

À ce sujet, la dernière section de Cancel Wars, qui regroupe les chapitres 4 et 5, sera d’un grand intérêt pour les enseignant·e·s des milieux universitaires. Ben-Porath fait des recommandations pratiques et concrètes aux personnes enseignantes, aux administrations, mais aussi aux personnes étudiantes elles-mêmes. Aux personnes enseignantes, elle propose plusieurs approches qui permettront que soient abordés des sujets sensibles dans un contexte sécuritaire et respectueux des préjudices possibles. Elle rappelle néanmoins l’importance de reconnaitre la vie hors des murs de l’université. L’université ne peut s’extraire de la réalité des communautés dans lesquelles elles sont ancrées. Elle donne l’exemple de l’assassinat de M. George Floyd qu’il aurait été impossible de ne pas traiter dans les milieux universitaires. Elle propose ainsi des pratiques qui, estime-t-elle, permettront à un groupe d’étudiant·e·s de prendre un certain recul face à des évènements portant une lourde charge affective. Enfin, elle rappelle que les codes des débats scientifiques et ceux des débats citoyens doivent aussi faire l’objet d’un enseignement dans les universités. Elle propose enfin quelques approches pour des situations limites où des étudiant·e·s tiendraient des propos intolérants ou défendraient des thèses fausses.

Aux personnes étudiantes, elle rappelle que la citoyenneté démocratique admet plusieurs moyens d’action non violents leur permettant de signifier leurs malaises ou de faire valoir leurs revendications. L’autrice écrit, par exemple, que les manifestations demeurent un moyen démocratique d’expression de sa dissidence ou de ses revendications, y compris contre des discours offensants. Cette pratique n’implique pas pour autant de réduire l’adversaire au silence. Elle rappelle par le fait même aux administrations que la voix des étudiant·e·s doit pouvoir s’exprimer et qu’il importe de prendre garde à ce que l’université, comme espace démocratique, ne devienne pas plus fermée et balisée que l’espace public.

Elle fait aussi quelques propositions pour l’école en général. Pour Ben-Porath, l’enseignement primaire et secondaire devrait permettre d’explorer les contenus et les comportements qui limitent ou favorisent la liberté d’expression. Ses enseignant·e·s devraient avoir le temps d’enseigner aux élèves à prendre position et à explorer collectivement ce qui peut être compris comme vrai et ce qui justifie cette appréciation. Elle soutient enfin que les débats sont de très bons outils pour déterminer le vrai. Or le débat ne doit pas être perçu comme une compétition. Une personne ayant raison sera bénéfique à tout le groupe. Enfin, l’autrice rappelle l’importance de reconnaitre le point de vue des élèves et leur agentivité dans l’ensemble des pratiques enseignantes.

Cela dit, sans nier l’importance de ce phénomène auquel sont confrontés les établissements d’enseignement supérieur, certain·e·s lecteur·trice·s pourront néanmoins être se surprendre du peu d’attention portée à son ampleur réelle. Il est en effet permis de se questionner sur le pouvoir effectif qu’auraient quelques étudiant·e·s particulièrement militant·e·s sur les campus. Dupuis-Déri (2022) se montrait particulièrement critique face à l’inquiétude généralisée que semblent avoir causée quelques épisodes plus ou moins spectaculaires, mais somme toute assez circonscrits. À ce sujet, l’ouvrage récent du philosophe Mordechai Gordon (2022) complète bien le travail de Ben-Porath.

Gordon (2022) rappelle que le phénomène de la censure envers des intellectuel·le·s ne peut pas être considéré comme nouveau. Les exemples de Socrate ou de Spinoza, en leur temps, devraient suffire à nous en convaincre. Historiquement, la censure a par ailleurs beaucoup plus souvent été l’apanage d’un pouvoir puissant ayant la possibilité de réduire au silence un groupe plus ou moins marginal. Ce fut notamment le cas pendant le maccartisme aux États-Unis envers les discours progressistes. Or il parait difficile d’admettre que le pouvoir réel sur les campus serait entre les mains des étudiant·e·s. En effet, la très grande majorité des décisions prises dans les universités le sont par le personnel enseignant ou l’administration. La communauté étudiante, même bien organisée et même lorsqu’elle est représentée sur les instances de l’établissement, ne peut généralement que réagir aux décisions prises. Si l’université et sa double mission sont mises en péril, elles semblent bien davantage confrontées au pouvoir des lobbys ou aux limites d’une logique entrepreneuriale (Harari-Kermadec, 2019). Pour autant, cela ne facilite pas plus le travail des personnes enseignantes faisant face à des revendications étudiantes. Cet ouvrage de Ben-Porath leur apportera sans contredit une grille d’analyse intéressante et utile.

L’analyse rigoureuse et originale que propose Ben-Porath dans cet ouvrage offre un éclairage sur les questions liées à la liberté d’expression et à la liberté universitaire, en s’appuyant sur la double mission épistémique et démocratique des universités. Cette reconnaissance permet de comprendre diverses fonctions des institutions universitaires (telles que l’accès au savoir, la création de connaissances, l’agentivité épistémique ou la tenue de débats démocratiques) tout en reconnaissant l’existence de structures de pouvoir et d’oppressions systémiques potentielles. Cet important travail sert de contrepoids salutaire aux positions arbitraires ou simplistes tout en réaffirmant que la censure n’est pas une solution viable. Enfin, certain·e·s pourraient s’inquiéter que l’autrice fasse l’impasse sur la réalité singulière des universités canadiennes. Malgré des limites évidentes sur ce plan, Ben-Porath fait notamment l’effort d’offrir certains éléments de comparaison avec les universités canadiennes que, par ailleurs, elle connait pour y être intervenue à quelques reprises.