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Architectonique d’une exploration : quand les salles obscures noircissent nos pages

Le cinéma a directement inspiré plusieurs philosophes contemporains importants, par exemple Stanley Cavell (1971/2019 ; 2011), Jacques Rancière (2008, 2011) ou encore Noel Carrol (2008/2015). Certains se sont intéressés directement à l’éducation dans une part de leur oeuvre, d’autres ont plutôt vu leur pensée saisie par des chercheuses et chercheurs spécialistes de ce champ et en quête d’outils heuristiques. Mais au-delà de cas balises et noms propres largement identifiés dans la communauté académique, c’est un champ de recherche à part entière, encore imprécisément borné et cartographié sans doute, mais néanmoins fécond et pluriel, qui a émergé dans les dernières décennies et qui montre aujourd’hui une vitalité stimulante. Comment, au fond, s’en étonner, tant que le spectatorat cinématographique est devenu une part majeure – et parfois décisive – de l’expérience culturelle contemporaine ?

Si l’on se situe d’emblée dans une perspective résolument interdisciplinaire et interculturelle, il est possible d’esquisser, s’agissant de la manière dont les salles obscures noircissent nos pages écrites dans le cadre de recherches en éducation et formation, non pas une typologie exhaustive, mais quelque chose comme un panorama large (et pour bonne partie lisible en français) des manières dont philosophie de l’éducation et cinéma s’articulent aujourd’hui symbiotiquement dans bien des démarches à la fois compréhensives, critiques et normatives.

Sept thématiques ou tendances principales – sans exclusive ni exclusion de toute combinatoire –paraissent alors se dégager, que les contributrices et contributeurs explorent et hybrident parfois.

Enseigner et médier la philosophie avec le cinéma

Une première possibilité à l’oeuvre parait être d’aborder le cinéma dans ses ressources pédagogiques et didactiques. La philosophie peut alors être saisie comme sujet d’enseignement ou comme outil d’analyse. Certains se sont ainsi intéressés directement aux possibilités d’enseigner la philosophie avec le cinéma (Clémot, 2015), d’autres à ce que la perspective philosophique apportait plus spécifiquement à des études du couple « éducation et cinéma » ayant plutôt pour point de départ des approches puisant à la multiréférentalité et à l’interdisciplinarité constitutives des sciences de l’éducation et de la formation ou des sciences de l’information et de la communication (Vergnioux, 2018).

L’éducation comme sujet à l’écran : approche philosophique

Prenant acte de l’importance centrale des lieux éducatifs dans les sociétés modernes, les caméras s’y sont souvent posées et braquées sur les élèves et les enseignants, ou encore les enfants et leurs parents. Songeons aux allers-retours entre cinéma et école (Jeunet et Nourrisson, 2001) et plus globalement au volumineux corpus des school movies (Dahlgren, 2017 ; Malinas, 2012); mais il conviendrait également de s’intéresser à la présence d’autres institutions éducatives (familles, pensionnats…) à l’écran, aux relations maîtres-disciples en tout genre (Robichaud, 2022a ; Steiner, 2003), ainsi qu’au vaste continent de l’éducation informelle. Il n’est pas nécessaire d’être philosophe pour se pencher sur de tels objets, mais on peut néanmoins attendre de la philosophie de l’éducation, comme on le verra ici, qu’elle joue ici son rôle de saisie englobante et problématisée de l’expérience éducative (Reboul, 1989/2001).

7ème art et esthétique

L’art et l’éducation sont deux objets canoniques du travail philosophique et leur rencontre ne manque pas de donner des travaux féconds, hier comme aujourd’hui (Kerlan, 2007). À ce titre, il est possible d’envisager le cinéma dans son statut d’art, dans son rapport aux autres formes esthétiques dans les théories esthétiques, mais aussi, dans une perspective tournée vers la philosophie politique et morale ; soulignons notamment les travaux de Nussbaum sur l’éducation émancipatrice (2021) et démocratique (2011). Mais l’oeuvre elle-même ne se réduit pas à son message et soulève également des enjeux de traductions et d’adaptation dans la transition d’un autre art à l’art cinématographique (Cléder et Jullier, 2017), venant questionner la manière dont cela nous permet de saisir les enjeux de transmission, de réception et de médiation (Roelens, 2020).

Les oeuvres cinématographiques comme oeuvres de formation

On sait également l’importance qu’eut le roman de formation tant dans l’histoire des idées philosophiques que de la pensée pédagogique. S’il correspond traditionnellement à certains canons et se rattache au romantisme allemand, il est aussi une matrice dynamique qui se renouvelle à chaque époque en fonction des grands défis de l’être-soi et de l’être ensemble que pose le contemporain (Moretti, 2019). La culture démocratique hypermoderne est traversée de par une extension du domaine des oeuvres de formation (Roelens, 2022), et que, de cette vague, les oeuvres cinématographiques forment peut-être la crête (Bouarour, 2016).

Le potentiel heuristique du cinéma et son abord herméneutique

Il ne s’agit pas seulement, dans une telle démarche, de saisir des oeuvres cinématographiques en fonction de leur capacité à illustrer une pensée, mais bien, pour le dire en termes ricoeuriens, en tant que proposition de monde à part entière. Cela signifie que les oeuvres portent leurs propres ressources heuristiques et se donnent comme un défi à la compréhension en même temps que comme une source possible d’influence sur les trajectoires des sujets humains qui s’y confrontent, exigeant donc de nous de pratiquer l’art subtil de discerner le discours dans l’oeuvre (Ricoeur, 1986). Une démarche d’herméneutique culturelle de l’éducation (Roelens, 2019) enrichie des apports de l’histoire culturelle (Ory, 2007) peut alors être pertinente. On peut également se tourner vers le champ des cultural studies (Sealy-Ruiz, 2011) et de ses points de contact avec la philosophie, les sciences de l’éducation et de la formation.

Penser le temps présent, filmer la philosophie

Certains cinéastes majeurs et actuels furent eux-mêmes formés initialement en philosophie et recourent aux ressources de celles-ci en contexte de création (songeons par exemple à Terrence Malick), tandis que d’autres font valoir explicitement la nécessité pour les cinéastes de pratiquer une forme de recul concernant leur capacité à penser et montrer le temps présent (Assayas, 2020). Des philosophes peuvent eux-mêmes devenir les sujets de biopics, les cinéastes cherchant alors à filmer le concept en élaboration (Widmaier, 2013). Des films réalisés dans de telles perspectives peuvent faire l’objet d’analyses philosophiques poussées, notamment sous la plume de spécialistes des oeuvres des penseuses et penseurs ainsi mises en scène, en étudiant par exemple les dimensions et aspects (auto)éducatifs des films sélectionnés.

Le cinéma comme expérience philosophique pour les étudiants en éducation, les enseignants et les éducateurs

Le cinéma constitue pour plusieurs chercheuses et chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation (Blasco et al., 2018) - particulièrement en philosophie de l’éducation (Robichaud, 2022b) - un outil privilégié pour former (et/ou mettre à l’épreuve) la pensée critique, la réflexivité, la sensibilité éthique et la créativité pédagogique des étudiants en éducation et des enseignants et éducateurs en exercice. Qu’il s’agisse d’illustrer les enjeux sociaux (Colette, 2015), politiques, éthiques ou pédagogiques qui traversent le quotidien de la profession enseignante ou de contribuer à la recomposition des représentations habituelles d’"identités enseignantes" présentes dans les school movies (Teixera, 2012), les formatrices et formateurs d’enseignantes et d’enseignants mobilisent parfois le cinéma dans le but de philosopher avec des (futurs) praticiennes et praticiens à propos des dimensions fondamentales du métier qu’elles ou ils convoitent.

Présentation des contributions

Ce dossier réunit cinq textes.

Jean Danis présente dans le premier article dudit dossier une vision de l’expérience cinématographique qui met au premier plan l’idée d’une sensibilité éthique de nature transformatrice, en exposant la manifestation de celle-ci chez Stanley Cavell. En ressort une conception circulaire de l’expérience qui amène le sujet à partir de la réception première d’un film pour éventuellement s’orienter vers le visionnement d’autres films qui le rendent apte à décrire ce qui compte (matter) pour lui, lui permettant de vivre une forme d’éducation morale à part entière.

Dans le deuxième article, Alain Kerlan nous invite à considérer attentivement le point auquel le caractère immersif de l’expérience cinématographique la rapproche de l’expérience ordinaire accomplie, comprise comme prototype de l’expérience esthétique selon Dewey. Pour Kerlan, le cinéma peut contribuer à l’éducation de la vie esthétique, au rapport esthétique au monde, et discute de ce thème. La pensée, le regard et la sensibilité, "éduqués" par le cinéma rendent ainsi au monde, selon Kerlan, ce que le cinéma lui a emprunté.

Le troisième article, écrit par Naomi Hodgson propose un croisement théorique entre les idées du philosophe Stanley Cavell, de l’anthropologue Veena Das et de la théoricienne de la littérature Toril Moi. Il s’agit, ce faisant, de mettre en lumière, dans une perspective éducative post-critique, la manière dont notre exposition et notre attention au quotidien (attention to the everyday) et à ce que nous présente un film (ici, le film Ali : Fear Eats the Soul de R.W. Fassbinder, 1974) nous permettent de repenser la relation entre la critique, la post-critique et le texte en philosophie de l’éducation.

Arianne Robichaud propose, dans le quatrième article, de développer l’idée d’une pédagogie de la ville et de la nostalgie par l’analyse du film Amarcord de Federico Fellini (1973) et du texte Enfance berlinoise vers 1900 de Walter Benjamin. Robichaud se demande si certaines expériences racontées par Benjamin ou mises en scène par Fellini renvoient à une philosophie de l’éducation par l’en-dehors et par le passé susceptible de continuer à nous former comme sujets tout au long de notre existence, au-delà de l’enfance.

Enfin, dans le cinquième et dernier des textes qui compose ce dossier, Camille Roelens propose un panorama de l’investissement du thème de la formation de soi dans l’oeuvre cinématographique de Julia Ducournau. Partant du postulat selon lequel une des tâches importantes de la philosophie de l’éducation et de la formation dans les démocraties occidentales du XXIème siècle consiste en un travail articulé de perspectives et de prospectives sur le sujet humain hypermoderne, Roelens suggère cette réalisatrice lance dans ses films un appel conjoint à un désencombrement de tous les carcans stéréotypiques et à une abolition des privilèges du donné dans la construction subjective individuelle.