Corps de l’article

Introduction

L’un des intérêts de la formation par alternance réside dans la diversité des activités proposées aux apprenants, en particulier sur les lieux de stage. Mais pour l’ “usager” (Mayen & Olry, 2012) du dispositif, l’immersion sur la place de travail, dans une “communauté de pratique” (Wenger, 1998) dont il connaît peu ou pas les règles et les enjeux, peut s’avérer déstabilisante sur plusieurs plans, notamment en ce qui concerne les enjeux relationnels (Masdonati & Lamamra, 2009). La présente contribution rend compte d’une recherche qui vise à éclairer cette problématique du positionnement relationnel des stagiaires dans les activités auxquelles ils participent sur la place de travail. Après un bref rappel des travaux concernant les enjeux relationnels que rencontrent les apprenants sur les lieux de stage (1), nous présenterons le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre réflexion (2), puis nous aborderons la formation au métier d’éducatrice–éducateur de l’enfance à Genève sous l’angle d’une activité emblématique, le rangement du matériel en fin d’activité éducative (3). Notre démarche analytique sera ensuite exposée, puis illustrée par l’analyse de deux séquences qui montrent la complexité et la plasticité du positionnement du stagiaire dans la conduite des séquences de rangement (4). Pour conclure (5), nous montrerons en quoi cette perspective analytique contribue à mettre au jour les enjeux de positionnement tels qu’ils se déploient dans le cours des interactions, et à apporter un éclairage complémentaire aux travaux conduits à partir des discours sur l’activité des stagiaires.

1. Les enjeux de positionnement relationnel dans les interactions de formation : un champ peu exploré

De nombreuses recherches, récemment conduites dans le champ des sciences de l’éducation, mettent en lumière le poids que les stagiaires accordent aux enjeux relationnels et aux rapports de place et de pouvoir (Chaix, 1996; Cohen-Scali, 2000; Duc, 2012; Jorro, 2009; Mayen & Olry, 2012; Merhan, 2009; Vanhulle, Balslev & Buysse, 2012). A des degrés divers, ces travaux permettent de définir en deux catégories les attentes prioritaires des stagiaires vis-à-vis de leurs tuteurs : d’une part, l’accompagnement au développement des gestes et compétences professionnels, d’autre part l’accompagnement entendu dans sa dimension relationnelle. A ce sujet, Masdonati & Lamamra notent que “le cadre relationnel peut parfois sembler plus important que les conditions de formation et de travail, voire même que les contenus du métier appris” (2009, p 348). Les attentes exprimées sur ce registre sont formulées dans des termes fortement chargés sur le plan affectif et émotionnel, tels “empathie”, “chaleur” (Masdonati & Lamamra, 2009) ; “enthousiasme” (Merhan, 2009). Il en va parfois de même pour les commentaires exprimés rétrospectivement : “ça les saoulait d’aller expliquer aux apprentis (…) moi ça m’angoissait”, rapporte un stagiaire interviewé par Duc (2012, p 342). Or, ces enjeux relationnels impactent le parcours de formation professionnelle des apprenants. Nombreux sont en effet les travaux qui soulignent combien “le rôle des autres” (Mayen, 2002), tout comme les conditions d’intégration dans une communauté de pratique, peuvent freiner ou au contraire favoriser l’accès des novices aux opportunités de participation aux activités professionnelles (Billett, 2001; Mornata & Bourgeois, 2012). Dans cette perspective selon laquelle l’apprentissage est favorisé par la relation à autrui, les enjeux relationnels de la participation aux activités d’un “collectif de travail” (Veillard, à paraître) ne peuvent être ignorés.

Afin de pouvoir rendre compte de ces enjeux et les mettre au travail dans des dispositifs d’accompagnement de stagiaires, nous souhaitons les appréhender au coeur des activités auxquelles participent les apprenants sur le lieu de stage. Nos travaux visent à mieux comprendre comment les dimensions relationnelles de ces activités se construisent et se transforment ; nous portons un intérêt particulier aux interactions avec les tuteurs, si souvent mentionnés dans les recherches citées ci-dessus. Mais, que savons-nous de ce qui se joue au coeur des activités ? De quelle nature sont les enjeux relationnels évoqués par les stagiaires ? En quoi impactent-ils leur activité et leur positionnement au sein des collectifs de travail ? Parmi les rares travaux conduits sur l’émergence et le déploiement de ces phénomènes, deux recherches récentes se sont attachées à l’analyse des interactions auxquelles participent des stagiaires. D’une part, Nguyen (2012) a étudié les interactions entre des patients et des étudiants pharmaciens, pour mettre au jour la manière dont ces derniers construisent la position d’expert. D’autre part, l’équipe Interaction & Formation de l’Université de Genève s’est intéressée aux enjeux de positionnement rencontrés par des apprentis de l’industrie et de l’artisanat au cours des interactions tutorales (Duc, 2012; Filliettaz, de Saint-Georges, & Duc, 2008 ; Filliettaz, Losa, & Duc, 2013). Notre contribution s’inscrit dans cette perspective, et présente quelques résultats de travaux récents conduits dans cette équipe. Dans le cadre d’un programme de recherche sur la formation des éducatrices et éducateurs de l’enfance soutenu par le Fonds National Suisse pour la recherche scientifique[2] et la Ville de Genève, nous avons analysé des interactions dans lesquelles s’engagent des étudiants en stage dans des institutions d’accueil de jeunes enfants. Le bref échange ci-dessous donne un aperçu des situations observées, et des dynamiques de positionnement que nous cherchons à comprendre. Situé au début d’une séquence d’interaction dont l’analyse sera présentée plus loin, l’extrait montre une étudiante stagiaire (Sylvia - SYL) et sa tutrice (Madeleine - MAD), engagées dans une activité avec un groupe d’enfants, et donne à voir comment les positionnements réciproques de la stagiaire et de sa tutrice sont négociés en lien avec la demande d’un enfant, Benoît (BEN).

Figure 1

Négocier le positionnement de la stagiaire

Négocier le positionnement de la stagiaire

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2. Interactions, rapports de place et enjeux de positionnement

2.1 Discours sur le travail et analyse des interactions

Les recherches mentionnées ci-dessus, qui s’intéressent aux enjeux relationnels rencontrés par les stagiaires, ont en commun une caractéristique méthodologique qui nous intéresse : ils sont basés sur l’étude de «paroles sur le travail» (Lacoste, 1995), produites lors de questionnaires ou d’entretiens de recherche, ou encore dans les espaces de la formation dédiés à l’analyse réflexive de l’activité : entretiens de stage, séminaires d’analyse des pratiques, auto-confrontations à visée formative, portfolios, journaux de bord, rapports de stages, mémoires professionnels. Nombre de travaux conduits récemment dans le champ francophone de l’analyse du travail se sont intéressés à ces «discours d’expérience» (Rémery, 2015). Ces travaux, bien que s’appuyant sur des ancrages théoriques et méthodologiques différents, partagent le constat selon lequel la mise en mots pour un destinataire constitue un travail interprétatif, distinct de la réalisation de l’activité et imprégné de la visée à la fois réflexive et communicative de son auteur. De tels dispositifs sont précieux, pour le sujet en formation comme pour l’analyste. D’une part, la production de «paroles sur le travail» permet aux apprenants de ré-élaborer les interactions vécues et de leur donner du sens. D’autre part, les analystes y trouvent matière à interroger des processus de construction identitaire comme la reconnaissance (Jorro, 2009; Vanhulle, 2009), ou le positionnement professionnel (Rabatel & Blanc, 2011) et relationnel (Chaix, 1996 ; Cohen-Scali, 2000 ; Merhan & Baudouin, 2007). Mais, précisément parce qu’ils résultent de processus réflexifs, ces discours ne permettent pas d’accéder au déploiement de l’activité en train de se faire, ni de comprendre comment les acteurs gèrent les événements qui émergent dans le déroulement dynamique des activités. Pour dépasser ces limites, nous proposons d’adopter une approche analytique adossée, sur le plan théorique, à la perspective interactionnelle en formation professionnelle développée par Filliettaz et l’équipe Interaction & Formation à l’Université de Genève. Dans cette perspective, qui s’inscrit au croisement d’un virage discursif de l’analyse du travail et d’un virage actionnel des sciences du langage (Filliettaz et al., 2009), les pratiques de travail et de formation sont appréhendées du point de vue des interactions auxquelles elles donnent lieu. Il s’agit alors d’analyser les modalités de participation des interactants, en prenant en compte la variété des ressources sémiotiques qu’ils mobilisent, pour mieux comprendre les processus situés de leur positionnement dans l’interaction (De Saint-Georges & Filliettaz, 2008; Filliettaz, Rémery, & Trebert, 2014). A l’occasion d’une publication portant sur les interactions tutorales dans le champ de l’éducation de l’enfance (Durand, Trébert & Filliettaz, 2015) nous avons montré le caractère complexe et fluctuant des rapports de places et des positionnements des acteurs. Dans le prolongement de ce travail, nous proposons ici une approche analytique prenant appui sur des notions liées au cadre de l’interaction, à la participation des interactants et à la fluctuation de leurs positionnements réciproques (Goffman, 1991; Goodwin & Goodwin, 2004; Kerbrat-Orecchioni, 2004; Vion, 2000).

2.2 Interactions

La micro-sociologie de Goffman constitue une référence pour nombre de chercheurs qui s’intéressent à l’étude des interactions (Filliettaz et al., 2008; Goffman, 1973; Goodwin & Goodwin, 2004; Kerbrat-Orecchioni, 1992; Véronique & Vion, 1995). Définie comme “l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres” (Goffman, 1973, p. 23), l’interaction est considérée comme une forme d’action collective, mais aussi comme un processus qui s’inscrit dans une double dimension temporelle. En effet, si le contexte socio-historique et institutionnel, ainsi que les biographies des individus, orientent leurs modalités de participation, ces dernières procèdent aussi d’un accomplissement situé, dans la mesure où elles sont co-construites de manière émergente par les participants. Goffman propose par ailleurs (1987) des outils permettant d’analyser la dynamique interne de l’interaction à partir d’une perspective centrée sur l’activité discursive du locuteur, qui combine plusieurs positions énonciatives (auteur, animateur, responsable) et façonne son énoncé en fonction du statut accordé à l’auditeur : destinataire ratifié ou non, témoin ratifié ou non, tiers non participant. Ayant ainsi spécifié le “statut participatif”, Goffman désigne l’ensemble des statuts participatifs des auditeurs comme le “cadre participatif” de la rencontre. Il propose encore de spécifier la “position” (footing) des participants à l’interaction, définie comme “l’attitude que nous prenons à l’égard de nous-mêmes et des autres présents, telle qu’elle s’exprime dans la manière dont nous traitons la production ou la réception d’une énonciation” (1987, p. 137-138). Il considère également que les changements de position, incessants au cours de l’interaction, entraînent des modifications du cadre participatif.

Parmi les chercheurs qui mobilisent le modèle goffmanien pour l’analyse des interactions, certains revisitent les concepts proposés. Dans le champ de l’anthropologie linguistique, Goodwin et Goodwin discutent les notions de cadre et de statut participatif. Selon leur lecture, le locuteur goffmanien est doté de richesses linguistiques et cognitives, et capable d’analyses réflexives à l’égard de l’interaction en cours, alors que les auditeurs sont définis comme de simples points sur une grille analytique, dénués de toute richesse structurelle (2004, p. 225). Afin de dépasser ce déséquilibre, les auteurs prennent appui sur une analyse descriptive des indices d’attention et de régulation produits par l’auditeur, pour identifier l’activité cognitive par laquelle il impacte l’activité discursive du locuteur et co-construit l’interaction. Ils notent encore que le cadre participatif se transforme sans cesse au cours de l’interaction : sous l’effet de l’enchaînement des prises de tour, parfois aussi en fonction de l’adressage des énoncés, les participants peuvent se trouver positionnés comme locuteur et auditeur, mais aussi comme destinataires, témoins ou simples tiers. Goodwin (2007) enrichit ce dispositif analytique en utilisant la notion de «stance» pour définir la «posture» des participants à l’interaction comme un phénomène interactionnel, impacté par le comportement du ou des partenaires et qui, dans le même mouvement, influence le comportement d’autrui.

Les travaux de Goffman sur l’interaction sont également discutés dans le champ de la linguistique francophone. Kerbrat-Orecchioni, par exemple (2004), remarque avec Goffman que l’interaction peut réunir plus de deux participants, dans une rencontre qui est, soit «ouverte», soit «monofocalisée», soit encore «polyfocalisée» autour de plusieurs foyers actionnels. Elle définit ces rencontres comme des «polylogues», et montre les effets de l’activité des participants sur la dynamique du cadre participatif. En lien avec ces travaux, plusieurs chercheurs ont analysé des interactions multiparticipants se déroulant dans des contextes institutionnels comme les transactions en librairie (Filliettaz, 2002) ou à la poste (Traverso, 1997), ou encore la relève inter-équipes en contexte hospitalier (Grosjean, 2001). En prenant appui sur la notion de polylogue, ils mettent en évidence les multiples mouvements que les actions des participants impriment au cadre participatif de la rencontre, montrant notamment que le “polylogue effectif” (Grosjean, 2001) peut se transformer en plusieurs échanges parallèles entre deux ou trois participants, les “dilogues” et les “trilogues”.

Ces travaux, conduits autour des notions de participation et de polylogue, s’attachent à décrire la structure de l’interaction, ainsi que le profil et l’activité de chacun des participants. Mais ils ne fournissent pas d’outils permettant d’analyser la manière dont les individus gèrent les aspects relationnels de leurs rencontres. Comment se combinent les rôles endossés par les interactants, qu’en est-il des relations d’influence et de domination qui ne manquent pas d’impacter les interactions - et qui résident au coeur de notre problématique ? Les recherches de Vion, qui croisent et discutent les travaux présentés ci-dessus, permettent d’aborder ces questions.

2.3 Rapports de places et relation (a)symétrique

Prenant appui sur des recherches conduites dans des champs aussi divers que la linguistique (Flahault, 1978), l’anthropologie (Linton, 1977), ou la psychologie (Marc & Picard, 1989), Vion spécifie la relation qui unit les partenaires de l’interaction à partir du concept de “rapport de places”. “Par le rapport de places on exprime, plus ou moins consciemment, quelle position on souhaite occuper dans la relation et, du même coup, on définit corrélativement la place de l’autre” (Vion, 2000, p. 80). Ces places occupées dans la relation renvoient aux notions de “statut” et de “rôle”. Le statut peut être appréhendé comme un attribut, défini sur la base de catégories sociales (sexe, âge, métier, position familiale…) et assigné aux individus préalablement à leur engagement dans les interactions. Au statut est associé un modèle de comportement, le rôle, qui “englobe (…) les attitudes, les valeurs et les comportements que la société assigne à une personne et à toutes les personnes qui occupent ce statut” (Linton, 1977). Ainsi le rôle, comme le statut, est considéré comme assigné aux individus a priori et indépendamment de leur participation aux interactions. Par ailleurs, Vion montre, en se référant aux travaux conduits dans le champ de la psychologie des interactions, que le rapport de places qui façonne l’interaction caractérise aussi la relation qui s’établit entre les participants, en termes d’influence, d’autorité, de pouvoir. Cette relation est dite «symétrique» si elle «se caractérise par l’égalité et la minimisation de la différence» ; elle est désignée comme «asymétrique» si elle «se fonde sur la maximalisation de la différence» (Laforest & Vincent, 2006; Watzlawick, Helmick Beavin & Jackson, 1972). Ainsi, le rapport de places, spécifié par les statuts et les rôles des individus, oriente leur engagement dans l’interaction et façonne leur relation. Mais comment résiste-t-il aux actions des participants ? Vion, tout comme les auteurs auxquels il se réfère, remarque que l’interaction est un processus dynamique et que les positions des participants sont sans cesse remaniées par les événements liés au déroulement de la rencontre. Comment, alors, prendre en compte dans la même démarche analytique la dimension socialement déterminée des positions réciproques des participants, et le processus émergent, instable et interactionnellement négocié qui entraîne des fluctuations de ces positions ?

2.4 Positionnement et négociation interactionnelle du rapport de places

A propos de cette question, Vion (2000) rappelle que «la plupart des travaux ont opposé deux types de positions bien différenciées : a) les positions «statutaires» au sens étroit, résultant de caractérisations «externes» à l’interaction et reposant généralement sur des positions «objectives» comme le fait d’être homme, médecin, mari (…) etc.» ; b) les places «interactives» résultant d’un positionnement[3] interne à l’interaction. Ainsi, au hasard de l’échange, on peut se retrouver dans un rôle occasionnel de séducteur, de conciliateur (…)» (p. 80). Sans expliciter la notion de positionnement, Vion la mobilise pour désigner le processus d’accomplissement interactionnel des rôles sociaux et du rapport de places. Il pointe par ailleurs l’hétérogénéité des positionnements des participants, en notant que «l’accomplissement d’un rôle conduit généralement à occuper des places différentes» dans «le jeu des positionnements réciproques» (p. 83), ou mentionne «un double positionnement provenant de la coexistence d’un «social extérieur» et d’un «intérieur interactionnel» (p. 106). Nous mobiliserons la notion de «positionnement» ainsi définie, pour analyser la complexité et l’instabilité des positions des individus dans le cours des interactions, en lien avec les rôles sociaux qui orientent leur participation.

2.5 Cadre interactif et modules subordonnés

Sur la base des notions liées aux rapports de places et aux positionnements réciproques, Vion (1999), propose de considérer l’interaction comme une séquence bornée par un «cadre interactif», marqué par un rapport de places spécifique qui le domine de son ouverture à sa clôture. Ainsi défini par le rapport de places «dominant», le cadre interactif présente un caractère d’unicité et de permanence. Dans ce cadre dominant peuvent s’emboîter, de manière successive ou simultanée, des «modules subordonnés» déterminés par un rapport de places différent. Ainsi l’interaction est marquée par l’émergence de moments où coexistent le cadre dominant et le module subordonné, ainsi que les rapports de places hétérogènes qui les caractérisent.

2.6 Les enjeux de positionnement… dans les interactions tutorales ?

Les travaux évoqués ci-dessus soulignent le caractère complexe et instable des rapports de places dans le déroulement des interactions. Qu’en est-il dans les interactions tutorales ? Au cours des activités dans lesquelles s’engage un stagiaire, comment se transforme le cadre interactif ? Comment évoluent les statuts participatifs des interactants, et en particulier celui du stagiaire ? En quoi son positionnement s’en trouve-t-il impacté, et avec quels effets sur les modalités de sa participation à l’activité ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les paragraphes suivants, après avoir présenté le contexte et le terrain empirique de notre recherche.

3. Des données recueillies sur la formation des éducatrices et éducateurs de l’enfance

A Genève, les éducatrices - éducateurs de l’enfance exercent leur métier dans les institutions d’accueil collectif d’enfants âgés de zéro à quatre ans. Ils endossent la responsabilité de missions d’éducation et de soin, pour lesquelles ils sont assistés par d’autres catégories de personnels, les auxiliaires et les aides. La préparation à ce métier est assurée par une formation supérieure en alternance d’une durée de trois années, dispensée par l’ESEDE (Ecole Supérieure d’Educatrices et Educateurs De l’Enfance), et comprenant cinq stages au cours desquels l’étudiant est accompagné par un «référent professionnel». Dans le cadre du programme de recherche mentionné supra, nous avons réalisé des observations et recueilli des données de natures et de formats variés. D’une part, afin de comprendre l’activité professionnelle telle qu’elle se déploie dans les situations ordinaires, nous avons observé des séquences d’activité éducative conduites par un binôme d’animateurs ; les notes prises au cours de ces observations sont réunies dans un journal de terrain. Par ailleurs, pour comprendre en quoi les enjeux formatifs impactent ces situations professionnelles de référence, nous avons observé des séquences d’activité éducative organisées pour répondre aux objectifs de formation d’un stagiaire, où le binôme d’animateurs est composé d’une stagiaire et de sa référente professionnelle[4] ; ces séquences ont fait l’objet d’enregistrements audio-vidéo. Enfin nous avons recueilli des enregistrements audio des entretiens pédagogiques hebdomadaires au cours desquels la stagiaire et sa référente professionnelle font le point sur les activités de la semaine, et renseignent une fiche d’évaluation de l’activité éducative préparée et animée par la stagiaire. Une analyse exploratoire de l’ensemble de ces données nous a permis de dégager quelques types de situations dans lesquelles les rapports de places et le positionnement de la stagiaire s’avèrent particulièrement hétérogènes et instables. L’une de ces situations est le rangement collectif du matériel utilisé pour les activités éducatives.

3.1 Le rangement, au risque du positionnement de la stagiaire

Il arrive souvent que les professionnels invitent les enfants à participer au rangement du matériel utilisé pendant l’activité. Le rangement ainsi organisé présente plusieurs caractéristiques intéressantes au regard de notre objet d’analyse. D’abord, il est fréquent puisqu’il intervient, comme les activités éducatives, plusieurs fois par jour ; ensuite, il est soumis à des enjeux d’organisation, dans la mesure où il importe de laisser l’espace dégagé pour d’autres activités, dans un temps contraint par le fonctionnement de l’institution. Le rangement est en outre propice à la mise en oeuvre de visées éducatives telles que la ritualisation de la fin de l’activité, ou la prise de responsabilité induite par le fait de participer. Comme l’activité éducative elle-même, le rangement collectif est souvent animé par un binôme créé de manière contingente par deux professionnels dont l’un prend en charge les tâches centrales liées à la conduite du rangement - en lien avec les exigences de la vie de l’institution comme le respect des horaires, la propreté des lieux, les conditions de sécurité, etc. - tandis que l’autre s’oriente vers les actions périphériques comme l’accompagnement des enfants qui s’écartent de l’activité, ou encore la réponse aux appels téléphoniques. Au sein de cette relation asymétrique qui émerge dans le cours de l’activité, les deux animateurs sont désignés, par les praticiens eux-mêmes, comme «animateur leader» et «co-animateur», quels que soient par ailleurs leurs statuts institutionnels - éducateurs, auxiliaires ou aides.

Nos observations ont permis de relever un canevas routinisé de la conduite des rangements en binôme. L’animateur qui décide de lancer le rangement annonce sa décision à l’ensemble du groupe, et mentionne dans le même temps la clôture de l’activité en cours ou le démarrage des activités à venir. Puis il demande au groupe de l’aider, en même temps qu’il prépare ou débute lui-même le rangement, par une action ostensible. Il se trouve ainsi positionné comme animateur leader du rangement. Prenant le relais de ses actions, l’autre professionnel répète pour les enfants la demande d’aide collective et commence aussi à ranger ostensiblement. Ce faisant, il légitime la position de leader de son collègue et se positionne réciproquement comme co-animateur ; la relation asymétrique ainsi créée reste généralement stable jusqu’à la fin du rangement. Souvent, un ou plusieurs enfants cessent leur activité en cours dès l’invitation collective et orientent leur attention vers les animateurs – parfois, certains commencent à ranger. Les deux animateurs adressent ensuite aux enfants des sollicitations individuelles. A ce moment, la plupart des enfants s’engagent activement dans l’activité de rangement ; les animateurs valorisent leur participation en les remerciant ostensiblement. Quand le matériel est rangé, c’est l’animateur leader qui annonce la possibilité de passer à l’activité suivante.

3.2 Le rangement dans la relation tutorale

Si le rangement collectif présente des intérêts sur le plan éducatif, il est également riche d’enjeux pour la formation. Pour les stagiaires, en effet, l’animation du rangement est une occasion de s’entraîner à réaliser des gestes éducatifs comme faire accomplir aux enfants un rituel, respecter et faire respecter le temps, coordonner leurs actions, etc. C’est pourquoi cette tâche est confiée à la stagiaire à la fin d’une activité qu’elle a animée. Les interactions qui se déploient alors présentent plusieurs niveaux de complexité. D’abord, elles sont marquées par la relation asymétrique propre à l’animation en binôme, la stagiaire endossant le rôle d’animatrice leader, et sa référente professionnelle celui de co-animatrice. Ensuite, elles s’inscrivent dans des polylogues réunissant une dizaine de personnes autour de foyers actionnels qui sont en alternance ouverts, monofocalisés ou polyfocalisés. De tels polylogues créent un cadre interactif complexe, déterminé par la multiplicité des rapports de places liés aux relations entre les participants, et qui renvoie à la fois à une relation éducative entre les enfants et les éducateurs, à une relation coopérative entre les professionnels présents, enfin à une relation formative entre la stagiaire et sa référente professionnelle.

4. Le positionnement de la stagiaire dans la conduite du rangement : une analyse interactionnelle

Les caractéristiques présentées ci-dessus font du rangement un support fructueux pour analyser le positionnement des stagiaires au cours des interactions tutorales, et tenter d’apporter un éclairage sur les enjeux rapportés par les stagiaires dans les discours à visée réflexive. Nous avons pu isoler, au sein de notre corpus, vingt-deux séquences de rangement dont l’analyse montre un déroulement similaire à celui qu’on observe quand les deux animateurs sont des professionnels expérimentés. Ces séquences ont été rassemblées en une collection, puis transcrites, et enfin analysées selon une approche temporalisée (Traverso, 2012), qui permet «de mettre au jour les procédures utilisées par les participants pour développer temporellement et co-construire les activités interactionnelles [et] d’examiner quelle forme d’ordre est mise en oeuvre» (p. 56). Nous avons identifié les modules subordonnés qui, s’emboîtant dans ce cadre interactif multiple, rendent saillante l’une ou l’autre des relations qui le caractérisent. Nous avons également examiné, au sein de ces modules interactifs et dans la trame de leur enchaînement, les comportements des participants et leur impact sur le cadre participatif. Nous avons pris en compte la combinaison des ressources sémiotiques mobilisées : productions verbales et para-verbales, ressources mimo-gestuelles, déplacements, utilisation d’objets, etc. Cette description fine des comportements interactionnels nous a permis d’identifier les rapports de place, les rôles endossés par les participants et le type de relation, symétrique ou asymétrique, ainsi rendue saillante. Nous avons enfin repéré, dans le déploiement des interactions relatives au rangement, la dynamique du positionnement de la stagiaire.

Les deux séquences dont l’analyse est présentée ci-dessous sont extraites d’une même observation. Ce matin-là, Sylvia[5], étudiante en éducation de l’enfance, s’est vu confier par Madeleine, sa référente professionnelle, la conduite des activités éducatives adressées à un groupe de six enfants âgés de 18 à 24 mois : Ariane, Benoît, Danielle, Etienne, Mathieu et Nathalie. Sylvia leur propose une activité structurée utilisant les cartes d’un jeu de Memory. Après la fin de l’activité, le groupe range «les cartes», puis Sylvia invite les enfants à un jeu libre dans le coin polyvalent de la salle ; il faut enfin procéder au rangement des jeux utilisés, avant de passer «à table». Le cadre interactif dominant les deux séquences est le cadre pluriel de la conduite accompagnée d’une activité éducative, marqué par les trois dimensions identifiées plus haut : la relation éducative avec les enfants ; la relation formative entre Sylvia et Madeleine endossant les rôles respectifs de stagiaire et de tutrice ; enfin la relation coopérative entre Sylvia et Madeleine endossant toutes deux le rôle d’animatrices. L’analyse temporalisée nous amène à scinder chaque séquence en plusieurs extraits qui correspondent à des modules subordonnés au cadre dominant, et nous permet d’identifier la dynamique du positionnement de Sylvia[6].

4.1 Les cartes (S-A2 1.00.39 - 1.01.20)

L’activité structurée, préparée et animée par Sylvia, est organisée comme une rencontre monofocalisée. Assis autour de la table, les enfants ont été invités à reconnaître et à nommer, à tour de rôle, les paires de cartes du jeu de Memory ; après le jeu proprement dit, les enfants ont pu jouer librement avec les cartes. La séquence analysée débute pendant ce moment, où le cadre interactif présente deux dimensions saillantes. La dimension formative de l’activité concerne Sylvia et Madeleine, la première endossant le double rôle de stagiaire et d’animatrice tandis que la seconde endosse le rôle de tutrice et observe l’activité de Sylvia. La dimension éducative de l’activité concerne Sylvia, en vertu de son rôle d’animatrice, et les enfants qui participent à l’activité.

Benoît souhaite aller auprès de Maryline, une éducatrice qui encadre un jeu libre dans la salle voisine ; il s’adresse à Madeleine et initie l’échange que nous avons brièvement présenté dans l’introduction de cet article.

Tableau 1

Formulation d’une demande

Formulation d’une demande

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La demande de Benoît (1) a pour effet de positionner Madeleine comme animatrice de l’activité en cours. Mais celle-ci conteste sa proposition et ré-oriente sa demande vers Sylvia (3-5), au moyen d’une combinaison de ressources sémiotiques convergentes : la production verbale («tu demandes à Sylvia»… «c’est elle qui te dira»), l’orientation du regard, le geste déictique [#1]. Benoît s’aligne sur la contre-proposition de Madeleine : il se tourne et s’adresse à Sylvia (4 ; 6), ce qui a pour effet de ratifier le positionnement de Sylvia comme animatrice. Celle-ci s’aligne aussi, en rendant manifeste une posture d’attention orientée vers Benoît (5), par la combinaison de l’orientation corporelle et de l’orientation du regard. Ainsi, le positionnement de Sylvia comme animatrice, brièvement perturbé par l’intervention de Benoît adressée à Madeleine, est ré-affirmé par les interventions des trois participants : l’adressage indirect de Madeleine, l’orientation et l’adressage réciproques de Benoît et de Sylvia. Madeleine porte brièvement son attention vers un autre espace de l’activité (6), puis la ramène vers l’échange en dilogue qui se poursuit entre Sylvia et Benoît (7-9).

La réponse de Sylvia à la demande de Benoît, comme nous allons le voir ci-dessous, ouvre un module subordonné qui rend saillante la dimension formative de l’interaction.

Tableau 2

Dimension formative de l’Interactin

Dimension formative de l’Interactin

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Sylvia écoute et reformule la demande de Benoît, mais ne lui apporte pas de réponse. Elle s’oriente plutôt vers Madeleine et la désigne comme destinataire directe, par l’orientation corporelle et visuelle ainsi que par l’énoncé verbal (11). Cet énoncé, formulé sur le mode interrogatif, rend manifeste chez Sylvia une posture d’hésitation par laquelle elle se trouve positionnée comme stagiaire, au sein de la relation formative devenue saillante. Madeleine s’aligne sur la proposition initiée par Sylvia, endosse le rôle de tutrice et apporte une réponse affirmative confirmée par un geste emblématique associé, le hochement de tête [#2].

Ce bref module marqué par la relation dimension formative de l’interaction est clos par Sylvia qui s’oriente à nouveau vers la dimension éducative de l’activité et initie la phase de rangement.

Tableau 3

Dimension éducative de l’activité de rangement

Dimension éducative de l’activité de rangement

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Madeleine ayant validé sa proposition, Sylvia entreprend de la mettre en application et produit une invitation verbale au rangement des cartes (14 ; 16). Plusieurs enfants répondent à son invitation et entreprennent de ranger (15 ; 17) ; Sylvia elle-même rend manifeste son orientation vers l’action, par le geste de ramasser la boîte (18). Dans ce module interactif caractérisé par la saillance de la relation éducative, les positions respectives des participants se ré-organisent en cohérence avec le cadre dominant de l’interaction. Sylvia se trouve positionnée comme animatrice ; les enfants ratifient sa position et s’orientent vers une contribution à l’action collective, en rangeant les cartes ; Madeleine se trouve à nouveau positionnée comme tutrice en observation, dans un statut participatif de témoin ratifié.

Si le canevas routinisé du rangement collectif était strictement reproduit, Benoît participerait au rangement avec les autres enfants, et Madeleine contribuerait en tant que co-animatrice. Mais ce qui se réalise est différent.

Tableau 4

Développement du cadre participatif

Développement du cadre participatif

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Benoit désigne la salle voisine en se tournant vers Madeleine (19) : par ce geste il manifeste qu’il n’a pas définitivement ratifié le positionnement de Sylvia comme animatrice, mais convoque à nouveau Madeleine dans cette position. Celle-ci, cette fois, s’aligne sur sa proposition et s’engage avec lui dans un échange de type dilogal, qui rend saillante la dimension éducative de l’activité en cours. Madeleine mobilise, aux côtés des verbalisations, l’orientation du regard et les gestes représentationnels [#4]. Benoît, quant à lui, produit des indices de régulation en regardant Madeleine (20), puis des indices de ratification de l’information (33) en commençant à ranger [#5].

En même temps que ce dilogue, se poursuit l’activité engagée entre les autres enfants et Sylvia autour du rangement. Dans ce cadre participatif éclaté, Sylvia se trouve positionnée comme animatrice leader, tandis que Madeleine occupe la position réciproque de co-animatrice prenant en charge une activité périphérique, l’accompagnement d’un enfant en particulier. Ce positionnement adopté par Madeleine renvoie à la fois à la dimension éducative de la situation, et à sa dimension coopérative. De plus, l’intervention de Madeleine auprès de Benoît a pour effet de faciliter les conditions de réalisation de la tâche de Sylvia ; en ce sens, elle relève aussi de l’étayage tutoral. Ainsi, dans ce module interactif marqué par la co-existence des trois dimensions du cadre de l’interaction, Sylvia accomplit un positionnement particulièrement complexe en tant qu’éducatrice, animatrice leader de l’activité, et stagiaire.

L’activité du groupe se focalise ensuite autour du rangement, qui se déploie de manière fluide jusqu’à ce que Sylvia en réalise la clôture.

Tableau 4

Clôture de l’activité

Clôture de l’activité

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Tous les enfants contribuent au rangement ; Madeleine adopte un positionnement hybride, entre la position de co-animatrice qu’elle rend visible en rassemblant des cartes (34), et celle d’éducatrice qu’elle manifeste en produisant verbalement un conseil (35). Réciproquement, Sylvia se trouve positionnée comme éducatrice et comme animatrice leader. Dans ce module marqué par le déroulement fluide du rangement, la dimension formative de la situation devient latente, et seules les dimensions coopérative et éducative sont actives.

Quelques minutes plus tard, Sylvia annonce le lancement de l’activité suivante [#6], ce qui clôt implicitement le rangement. Ainsi Sylvia se trouve positionnée comme animatrice leader à l’issue de la séquence de rangement des cartes, au sein d’un cadre interactif qui s’est transformé à plusieurs reprises. En effet, l’intervention de Benoît a amené Sylvia à mobiliser la relation formative ; puis Madeleine a quitté le statut participatif de témoin - qu’elle occupait en tant que tutrice en observation - pour entrer dans l’activité en produisant une action qui prend la double valeur d’action coopérative et d’étayage tutoral, et a pour effet de maintenir Sylvia dans la position d’animatrice.

Figure 2

Séquence “les cartes”

Séquence “les cartes”

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La séquence suivante se situe à la fin du jeu libre, pour lequel les positionnements réciproques des professionnelles n’ont pas été déterminés à l’avance.

4.2 A table (S-A2 ; 1.23.05 - 1.26.18)

Après l’activité utilisant les cartes, les enfants sont occupés à un jeu libre dans le coin polyvalent de la salle de vie, autour de Sylvia positionnée comme animatrice autonome. Un autre foyer actionnel réunit Madeleine et d’autres professionnels dans un espace distinct de la salle. Enfin, une aide, Amina, est occupée à préparer le repas. Dans ce cadre interactif à la configuration polylogale ouverte, la dimension éducative de la relation est saillante dans l’activité à laquelle participent les enfants ; la relation coopérative est active entre Madeleine et ses collègues ; la dimension formative est latente. La séquence étant assez longue, nous avons sélectionné des extraits significatifs, dont le premier correspond au moment où le projet de rangement émerge dans l’activité.

Tableau 5

Relation coopérative

Relation coopérative

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Sylvia range quelques objets (1), puis se dirige vers Madeleine et verbalise, sur le mode interrogatif, son intention de lancer le rangement (2). Cette action crée, dans un cadre participatif de type dilogal, un module interactif où la relation formative est saillante, Sylvia se trouvant positionnée comme stagiaire. Madeleine s’aligne sur cette proposition, endosse la position réciproque de tutrice et apporte une réponse positive à la question de Sylvia, par un hochement de tête conventionnel et une verbalisation concomitante (3) [#1]. Puis elle annonce son départ, et s’éloigne (4-5). Ainsi se clôt l’échange formatif initié par Sylvia qui met en application son projet validé par Madeleine et lance la phase de rangement. Mais le départ de Madeleine a pour effet de positionner Sylvia comme animatrice autonome, ce qui va imprimer à la séquence de rangement un déploiement bien différent de celui du rangement des cartes.

Tableau 6

Rangement

Rangement

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Le module interactif qui s’ouvre entre Sylvia et les enfants est marqué par la relation éducative. Sylvia réalise les actions qui sont associées au rôle d’animatrice dans le canevas routinisé du rangement : elle s’approche des enfants (7) et les invite à participer [#2], en deux temps. Elle produit d’abord une invitation verbale adressée au groupe (6-8) comme en attestent la formule d’adresse «les enfants» et les pronoms personnels employés («on» ; «vous»). Ensuite elle se rapproche de plusieurs enfants successivement, et produit des sollicitations individuelles verbales, associées à un geste co-verbal adressé à Benoît. Les enfants ratifient l’action de Sylvia et entreprennent de ranger (11-24), ce qui légitime son positionnement comme animatrice [#3].

Le rangement se poursuit pendant quelques minutes autour de Sylvia. Mais l’arrivée d’Amina, l’aide chargée du repas, va reconfigurer radicalement le cadre de l’interaction.

Tableau 7

Nouvelle arrivée: Reconfiguration des interactions

Nouvelle arrivée: Reconfiguration des interactions

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Amina s’approche des enfants (41) et s’adresse directement à eux [#4], comme en attestent le volume de sa voix et le contenu de ses productions verbales («les copains» ; pronoms et accords verbaux «on», «allez»). Elle les invite à passer à table (42), initiant ainsi une activité concurrente du rangement ; son intention est d’autant plus visible qu’elle va préparer les tables (44). A ce point, l’intervention d’Amina n’est ratifiée ni par les enfants ni par Sylvia : ils ne s’orientent vers elle ni par le regard ni par la direction corporelle, et restent au contraire engagés dans l’activité de rangement. Seule Madeleine ratifie l’action d’Amina en remarquant l’heure avancée (43) (Madeleine se trouvant hors champ, nous entendons sa voix mais n’avons pas accès à ses actions non verbales). Après avoir préparé les tables, Amina revient vers le groupe composé par les enfants et Sylvia (55), et réitère l’invitation à passer à table en employant des ressources communicationnelles renouvelées : elle entonne une comptine en frappant dans ses mains [#5]. Cette fois, l’intervention est ratifiée par la plupart des enfants, qui s’engagent dans la transition vers le repas en se dirigeant vers les tables. Quant à Sylvia, son attention reste orientée vers l’enfant Danielle, qui continue à ranger près d’elle [#6]. La situation devient alors polyfocalisée autour de deux activités, le rangement et la transition vers le repas. Dans ce cadre participatif reconfiguré autour de deux activités concurrentes, Sylvia et Amina se trouvent positionnées par leurs actions respectives comme deux animatrices autonomes : Sylvia encadre l’activité de Danielle qui poursuit le rangement, tandis qu’Amina accompagne les autres enfants qui s’apprêtent à passer à table.

En lien avec la problématique de la dynamique du positionnement de Sylvia, on peut noter un autre effet de l’intervention d’Amina. Contrairement au canevas routinisé qui indique que la clôture du rangement est réalisée par l’animatrice qui l’a conduit, ici l’intervention d’Amina et l’ouverture de la transition vers le repas font disparaître la phase de clôture du rangement - qui n’est donc pas réalisée par Sylvia.

Cette séquence est marquée par deux mouvements de personnes qui ont un impact important sur le positionnement de Sylvia. Celle-ci se trouve d’abord positionnée comme animatrice autonome par l’éloignement de Madeleine, dans un cadre monofocalisé autour du rangement. Puis l’arrivée d’Amina fait naître un nouveau foyer actionnel autour de la transition vers le repas, ratifiée par les enfants mais aussi par Madeleine qui a conservé un statut participatif de témoin observateur. Sylvia reste positionnée comme animatrice autonome, mais dans un cadre participatif désormais divisé, où le rangement se voit coexister avec une activité concurrente.

Figure 3

Séquence “à table”

Séquence “à table”

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5. La conduite d’activité dans la relation tutorale : une «double asymétrie croisée»

L’analyse des deux séquences présentées ci-dessus montre combien les cadres de l’interaction et les modalités de participation des acteurs sont hétérogènes et instables. Cette complexité mérite d’être spécifiée, en ce qui concerne l’asymétrie des relations et le positionnement de la stagiaire. Par rapport au déroulement routinisé des situations de référence, deux particularités marquent le rangement quand il se produit dans une situation d’accompagnement tutoral. L’une de ces particularités tient au rapport de places qui encadre ces séquences. Quand les activités sont animées par deux professionnels expérimentés, on l’a vu, leurs statuts institutionnels sont suspendus au profit d’un rapport de places façonné ad hoc. Au contraire, dans les séquences qui intègrent la relation tutorale, les statuts institutionnels des deux animatrices restent mobilisés et déterminent leur engagement réciproque. La stagiaire s’engage dans l’activité en vertu de son statut de… stagiaire, qui la place, dans l’asymétrie de la relation tutorale, en position basse par rapport à sa référente. Endossant le rôle d’animatrice leader, elle se trouve placée, dans la relation coopérative, en position haute par rapport à sa référente qui endosse le rôle de co-animatrice. La co-existence de ces deux relations asymétriques inverses génère une «double asymétrie croisée» (Filliettaz, 2006), forme particulièrement délicate de l’hétérogénéité des positionnements interactionnels des participants. L’autre particularité du rangement en situation d’accompagnement tutoral est visible dès le déclenchement des séquences. Sylvia, endossant le rôle d’animatrice leader, décide de lancer le rangement tout comme dans les situations de référence. Mais, alors que les professionnels mettent en oeuvre leur décision sans la négocier avec leur collègue co-animateur, Sylvia sollicite et obtient la validation de Madeleine. Il s’insère ainsi, dans le cadre interactif de la séquence, un bref module dont la dimension formative est prépondérante. Par cette recherche du conseil tutoral, Sylvia rend visible une posture d’incertitude vis-à-vis du comportement attendu dans le rôle d’animatrice, et cet indice de son rapport novice au rôle professionnel rend manifeste sa position de stagiaire.

Conclusion

Vers un modèle pour l’accompagnement des stagiaires

L’analyse multimodale et temporalisée de ces deux séquences contrastées apporte des éléments de réponse aux questions que nous avons formulées à propos des transformations du cadre interactif et de leurs effets sur les modalités de participation et le positionnement de la stagiaire. Elle permet en effet de mettre en évidence l’instabilité des cadres interactifs dans lesquels s’inscrivent les activités, et la fluctuation des rapports de places liée à la fréquente émergence de modules subordonnés. Elle montre aussi qu’à partir d’une initiation similaire de l’activité, les fluctuations du cadre interactif peuvent entraîner des mouvements radicalement opposés du positionnement des stagiaires. Dans un cas, cette dernière maintient une participation entière à la conduite d’une activité monofocalisée, dont elle reste positionnée comme animatrice leader. Dans l’autre cas, la stagiaire passe à l’animation partagée d’une activité polyfocalisée, et se voit positionnée comme animatrice en retrait d’une activité concurrente. Par ailleurs, et de manière transversale à ces observations, nous avons pu mettre en évidence l’émergence de phénomènes de «double asymétrie croisée» qui caractérisent l’hétérogénéité de la relation entre le stagiaire et son tuteur. Enfin ces deux analyses mettent en évidence un phénomène non prévu par nos questions : elles illustrent combien le positionnement professionnel de la stagiaire est sensible aux événements qui émergent dans le cours de l’activité, et mettent en évidence le rôle que joue l’intervention tutorale dans la construction, le maintien ou la restauration de ce positionnement. Même si l’analyse de deux séquences d’activité seulement nous invite à la prudence, ces résultats fournissent des éléments d’information sur la manière dont les difficultés de positionnement des stagiaires émergent et se déploient dans le cours des activités… et comment elles sont parfois résolues.

Ces résultats, qui apportent des éclairages complémentaires aux dispositifs d’analyse réflexive tels que ceux auxquels nous avons fait référence au début de cet article, ont d’ores et déjà pu être remobilisés dans un dispositif de formation continue de référents professionnels dans le contexte de l’éducation de l’enfance[7]. Les résultats de ce dispositif résident dans une transformation de la posture analytique des participants, qui font preuve d’une sensibilité accrue aux indices des fluctuations des positionnements dans le cours des interactions tutorales. Nous faisons l’hypothèse que de tels dispositifs pourraient être adaptés avec profit dans des programmes d’accompagnement de tuteurs et de stagiaires, en particulier dans la formation aux métiers de l’éducation et de l’enseignement. Il est en effet courant, dans ces programmes comme dans les situations que nous avons étudiées, que les stagiaires se voient confier un rôle associé au statut de professionnel dont ils ne sont pas encore attributaires, et se trouvent donc engagés dans des processus de positionnement hétérogènes, et vulnérables aux événements.