Résumés
Résumé
Cet article fait l’hypothèse que la construction d’un agir professionnel enseignant passe par la conceptualisation et la théorisation de la pratique, par un positionnement qui permet de prendre du recul par rapport à l’activité professionnelle, aux apprenants mais encore par des processus complexes de positionnements linguistiques et cognitifs envers les savoirs académiques et les injonctions institutionnelles. Cette hypothèse est confrontée au positionnement scriptural que de jeunes enseignants stagiaires adoptent lors de l’écriture de leur mémoire professionnel et est abordée à travers le prisme de la problématique du point de vue. Après avoir présenté cette problématique dans ses diverses dimensions, l’article se focalise sur le concept linguistique de point de vue, puis analyse ses liens avec la notion affine d’empathie, et, plus particulièrement, de mobilité empathique. Enfin, il montre combien ces techniques linguistiques, corrélées à la mobilité empathique et aux capabilités afférentes, sont de nature à aider à la professionnalisation des (jeunes) enseignants en leur permettant de problématiser leur propre point de vue grâce à une distance réflexive envers les points de vue des autorités (institutionnelles ou académiques) ou envers leur objet de recherche, à partir de la prise en compte de leur situation et de leur expérience, de façon à mieux faire émerger la complexité de leur objet de recherche et à être mieux armé pour l’exercice de leur métier.
Mots-clés :
- point de vue linguistique,
- empathie,
- mobilité empathique,
- réflexivité,
- positionnement de soi (vs figures d’autorité),
- mémoire professionnel
Abstract
This paper assumes that the realization of a teaching action implies the conceptualisation and the theorization of practice, a positioning that allows to put things into perspective with respect to the professional activity and to learners, as well as a complex linguistic and cognitive positioning towards academic knowledge and institutional injunctions. This hypothesis is confronted with the scriptural positioning that young pre-service teachers adopt for the writing of their professional report, and is viewed through the lens of the point of view issue. After having considered this issue in its various dimensions, the paper focuses on the linguistic concept of point of view, then analyses its relations to the adjacent notion of empathy and, more specifically, of empathic mobility. Finally, it explains how these linguistic technics, correlated to the empathic mobility and to the related abilities, contribute to the professionalization of (young) teachers by allowing them to problematize their own point of view; this problematization is achieved through a reflexive distance from the point of view of (institutional or academic) authority figures or from their own research objects and by taking into consideration their current situation and their experience in order to better emphasize the complexity of their research object and to better prepare for their professional activity.
Keywords:
- linguistic point of view,
- empathy,
- empathic mobility,
- reflexivity,
- self-positioning vs authority figures,
- professional report
Corps de l’article
Introduction
Je pars du principe que la construction d’un agir professionnel enseignant passe par la théorisation de la pratique, par un positionnement qui permet aux apprenants de prendre du recul par rapport à l’activité professionnelle, mais encore par des processus complexes de positionnements linguistiques et cognitifs envers les savoirs académiques et les injonctions institutionnelles. Cette hypothèse est confrontée au positionnement scriptural que de jeunes enseignants stagiaires adoptent lors de l’écriture de leur mémoire professionnel et est abordée à travers le prisme de la problématique du point de vue. Après avoir présenté cette problématique dans ses diverses dimensions (1), je définirai et exemplifierai ensuite le concept linguistique de point de vue (2), avant d’analyser ses liens avec la notion affine d’empathie, et, plus particulièrement, de mobilité empathique (3). Enfin, je montrerai combien ces techniques linguistiques, corrélées à la mobilité empathique et aux capabilités afférentes, sont de nature à aider à la professionnalisation des (jeunes) enseignants. En effet, en interrogeant le point de vue des autorités (institutionnelles ou académiques) qu’ils citent, en confrontant ces points de vue autorisés avec leurs objets, leur situation, leurs expériences de recherche, les futurs enseignants se donnent la possibilité de mieux problématiser leur propre point de vue, grâce à une distance réflexive envers autrui et envers soi. Or ces compétences peuvent ensuite être mises à contribution par l’enseignant lorsqu’il incitera lui-même ses élèves à trouver leur voie par rapport aux voix autorisées qui méritent d’être écoutées, mais aussi questionnées (4).
1. L’intérêt d’une approche globale de la notion de point de vue
La notion de point de vue est complexe : un point de vue, c’est un lieu surplombant qui offre une belle vue, souvent ordonnée. Le plus souvent, cet ordre provient de la façon dont la personne dispose ou représente les objets. Ainsi font le peintre, calculant la taille des objets selon leur position entre eux, par rapport à un centre de perspective orientant un point de fuite, le romancier décrivant un personnage ou racontant un événement sous un jour favorable ou défavorable (Rabatel 2009a). Ces exemples rappellent que le point de vue envisage des données plus ou moins complexes en fonction d’une perspective humaine qui hiérarchise, intrique dimensions perceptives et cognitives, associées à des données évaluatives, émotives, visant souvent des fins esthétiques et hédonistes.
Les dimensions cognitives, évaluatives et émotives se retrouvent dans l’usage courant du terme – même si cet emploi minore la dimension perceptive – : « avoir un point de vue », c’est avoir une opinion. Mais l’opinion n’est pas un jugement (Comte-Sponville 2001 : 412-413[1]), c’est plutôt un savoir hérité et/ou qui procède de l’expérience (personnelle ou collective), sans prendre la forme distanciée, rationalisée du jugement critique, qui transforme l’opinion, partielle et partiale, en jugement plus global, acceptable par tous : d’où les expressions « c’est ton point de vue », « c’est un point de vue comme un autre », qui soulignent toutes la subjectivité et l’incomplétude du point de vue.
Toutefois la signification de la notion de point de vue ne se réduit pas à l’opposition avec celle de jugement. Une simple requête sur l’internet montrerait qu’il existe à foison des expressions du type : « d’un point de vue politique », « d’un point de vue économique », d’un point de vue macro-économique », « d’un point de vue philosophique », « d’un point de vue cartésien », etc. Toutes ces formulations pourraient dans la plupart des cas être remplacées par l’expression « cadre (notionnel) » ou « paradigme (théorique) ». Ici, la notion de point de vue souligne que la perspective est intellectuelle, dépendante d’un certain nombre de principes qui pèsent sur la définition de l’objet comme sur son analyse, rappelant l’importance du choix des paramètres, en amont de l’analyse (fût-elle scientifique). Il est à cet égard intéressant de noter que le travail scientifique n’échappe pas (ou ne devrait pas échapper) à une interrogation sur ses choix, tant au plan du cadre théorique, de la délimitation des corpus que des méthodes ou des outils. C’est pourquoi je considère que tout travail scientifique n’est pleinement objectif que s’il articule les résultats de ses analyses avec le caractère subjectif du choix de ses objets, de ses cadres théoriques et de ses méthodes, car ces choix, bien que rationalisés, ne sont pas transparents ou ne comptent pas pour rien, contrairement à ce que les conceptions naïves de l’objectivité laissent penser (Morin 1999; Rabatel 2013a, b).
2. Le point de vue en linguistique[2]
La notion de point de vue a aussi un sens technique, en narratologie et dans les sciences du langage. L’approche pragma-énonciative du point de vue (j’utiliserai les abréviations majuscules PDV pour ce concept linguistique de point de vue) est un levier, tant pour les apprenants que pour les enseignants, pour prendre en compte la complexité du langage et aussi pour interroger les notions « en tournant autour d’elles », en essayant de comprendre d’où parlent les locuteurs, quels sont leurs postulats ou leurs hypothèses, afin de préciser quel est le cadre sous-jacent à telle analyse, à telle représentation ou opinion, alors qu’on focalise souvent sur le résultat en faisant l’économie des justifications, par souci d’économie ou encore pour faire passer son PDV pour évident, naturel, de manière que les destinataires du message l’entérinent sans le remettre en cause (Rabatel 2012a).
Le PDV peut renvoyer à une conception restreinte à l’étude des perceptions (comme je l’ai fait dans Rabatel, 1997 et 1998) ou concerner n’importe quel énoncé, dès lors que l’analyse rend en compte les choix de référenciation[3] des objets du discours : je raconte cette extension de l’analyse des PDV dans Homo narrans, car la notion de PDV, loin de se limiter aux perceptions, se rencontre dans tous les types de texte et genres de discours, selon des modalités variables (Rabatel, 2008 : 79, 112-115)[4]. Si cette extension est possible, c’est parce que le PDV ne se réduit pas à une forme linguistique particulière et relève plutôt d’une problématique sémantique générale, réfutant l’hypothèse platement référentialiste et objectiviste[5], selon laquelle les mots seraient « des étiquettes posées sur les choses » (Dubois, 2009 : 16). L’ensemble de la matérialité langagière peut être analysé à cette aune très générale. Le PDV correspond à un contenu propositionnel (CP). Les CP ne font pas que référer au monde de façon vériconditionnelle[6], ils indiquent aussi la position (axiologique, idéologique, rationnelle, émotionnelle, etc.) de l’énonciateur sur les objets du discours. Partant, les valeurs temporelles, aspectuelles, reposent sur des points de vue, notamment à travers le choix d’un point de référence superposé ou non au point d’énonciation. De même, choisir de présenter tel référent avec un déterminant indéfini ou défini, ou un démonstratif prend en en compte les visées de l’énonciateur. Les choix de catégorisation (noms et verbes), de qualification (adjectifs et adverbes), de modalité et de modalisation, d’ordre des mots et des prédications, les choix de mise en relief indiquent la position de l’énonciateur par rapport aux objets du discours. De plus, l’énonciateur énonçant une prédication choisit, au plan morphosyntaxique entre modalités d’énonciation (assertion, injonction ou interrogation) et modalités d’énoncé (exclamation, négation, emphase). Il peut encore préciser la valeur modale par le choix de termes, syntagmes ou périphrases relatifs au caractère (plus ou moins) nécessaire, obligatoire, possible ou probable du procès représenté, à l’aide des auxiliaires modaux ou de leurs équivalents adverbiaux ou circonstanciels ou périphrastiques. Il peut également évaluer le procès, expliciter son évaluation par un certain nombre de commentaires métalinguistiques portant sur le contenu propositionnel ou sa modalité, qui peut être atténuée, renforcée. D’où le fait qu’on puisse rapprocher l’énonciateur[7] de la notion de sujet modal chez Bally (Ducrot, 1989 : 181-191), dans la mesure où son empreinte se voit non seulement dans le modus, mais encore dans les choix qui organisent le dictum. Le PDV touche enfin à l’organisation des discours, y compris sous leur dimension rhétorique[8]. Pour toutes ces raisons, la notion de position énonciative[9] croise celle de PDV, en s’inscrivant dans une conception forte de l’énonciation/référenciation, co-extensive à la langue en discours. Si le PDV se repère le plus souvent dans une prédication, il est néanmoins possible qu’il se repère dans le choix d’un seul terme dont la dénomination est sentie comme problématique, et il peut aller jusqu’à compacter en une sorte de méta-PDV un grand nombre de prédications qui traitent du même thème et/ou de thèmes approchants selon une même vision ou orientation argumentative (Rabatel, 2008 : 67-73).
Le PDV est une problématique plus complexe que celle de la voix et du discours rapporté, car si voix et discours rapportés renvoient bien à des PDV exprimés plus ou moins directement par leur auteur, il devient plus difficile de repérer le PDV d’un tel, dès lors que sa voix ne se fait plus entendre : cette difficulté, caractéristique du style indirect libre, qui n’est pas vraiment un « discours », est encore plus nette chaque fois qu’un énoncé décrit, informe, raconte, en laissant penser que, puisqu’il n’y aurait d’opinion explicite, il n’y aurait pas de PDV et que le discours serait objectif.
Examinons successivement deux extraits comprenant des PDV, tant en contexte narratif qu’argumentatif, tant dans des récits que dans des discours académiques à visée professionnelle. Je choisis à dessein un court extrait littéraire, avec deux CP reliés par « mais », pour la densité des moyens mis en oeuvre et la richesse des enjeux théoriques qu’il soulève. En (1), le narrateur extradiégétique de cette narration historique (L1/E1) raconte la scène selon la perspective de Jeanne (e2), épousant ses impatiences, et, surtout, sa déception de ne pouvoir partir.
(1) Jeanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas (Maupassant, apud Ducrot, 1980 : 20)
Le « mais », le sémantisme du verbe « cesser », sous sa forme négative, la présence du défini « la » pour évoquer la saillance de la pluie, tout cela présuppose que Jeanne savait déjà qu’il pleuvait auparavant, et que son mouvement vers la fenêtre s’explique par la volonté de vérifier si elle va enfin pouvoir partir. En cela, les choix de la prédication des deux contenus propositionnels sont certes effectués par le narrateur mais il se met à la place de Jeanne, en sorte que les termes, la syntaxe, épousent le PDV de Jeanne, qui est en quelque sorte le sujet modal du désir et du regret, et non le narrateur. Un tel PDV, qui a une source subjective (en l’occurrence Jeanne) peut donc être exprimé non pas en première personne, mais en troisième personne. Et ce PDV d’origine subjective peut adopter une forme d’expression plus ou moins subjectivante : (1) comprend un certain nombre de subjectivèmes, mais il est moins subjectivant et moins aisément repérable comme PDV de Jeanne que si le narrateur avait choisi d’inclure une interjection (« hélas »), une ponctuation plus expressive ([…] ou [!]) ou s’il avait inclus un discours indirect libre voire un discours direct auto-adressé (monologue intérieur) ou hétéro-adressé… J’ajoute que même si un PDV ne comprenait pas de subjectivème (et paraissait donc objectif dans son expression), il n’en resterait pas moins le PDV d’une source énonciative donnée : mais il faudrait alors s’interroger sur les raisons (souvent toutes subjectives) pour lesquelles un PDV pense avoir avantage à s’exprimer – par exemple pour échapper à toute contestation.
Or une telle stratégie d’étayage de son PDV peut prendre bien d’autres formes, notamment celles, fréquentes dans les discours académiques, de parler en se référant aux discours d’une autorité. C’est ce que montre le jeu des PDV dans l’exemple (2), extrait d’un mémoire d’une étudiante de l’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Éducation de Lyon[10] :
(2) La plupart des situations d’écriture incite les élèves à observer leur production comme « un objet textuel, comme un matériau susceptible d’être travaillé[11] », supposant ainsi un rapport distancié au langage. Or, selon Bernard Lahire : « Le rapport au langage, socialement constitué, est au centre de l’échec scolaire. L’école développe un rapport spécifique au langage supposant que celui-ci soit mis à distance, considéré comme un objet étudiable en lui-même de multiples points de vue (phonologique, lexical, grammatical, textuel,...), pris comme objet d’une attention consciente, volontaire et intentionnelle. Or la majeur partie des élèves, et plus particulièrement ceux qui échouent, ne parviennent pas à considérer le langage comme quelque chose de dissociable du sens qu’il produit (de ce qu’il permet d’évoquer, de faire, de dire, de construire comme situations possibles), c’est-à-dire comme quelque chose de dissociable des situations d’énonciation et des situations construites par les énoncés[12] ». Ainsi, « Pour les élèves en difficulté, on agit avec le langage, on ne l’étudie pas[13] ». Pour les aider, il s’agira donc de les faire écrire dans d’autres disciplines où les productions ont du sens pour eux, puis les faire revenir sur ces dernières afin de progressivement mettre le langage à distance.
L1/E1 (l’auteure du mémoire) n’y exprime pas directement son PDV, elle s’appuie plutôt sur celui de Lahire. Cependant, elle marque bien qu’elle partage ce PDV dans la dernière phrase de l’extrait, puisque la décision pratique, d’ordre professionnel, qu’elle propose (et qui consiste à faire écrire à partir d’une expérience scientifique dans le cadre du protocole de la main à la pâte), est directement en phase avec le PDV de Lahire. Ce texte ne se contente pas de hiérarchiser énonciativement le PDV de l’auteur à celui de Lahire (l2/E2), il fait écho aussi à un PDV adverse, auquel s’opposent L1/E1 et Lahire : celui de la doxa et/ou de l’institution, représenté d’une part à travers la première citation extraite de l’ouvrage dirigé par Diet (qui correspond à un deuxième l/e second). L’énoncé « supposant ainsi un rapport distancié au langage » est une formulation dont L1 est bien la locutrice, mais dont elle n’est pas l’énonciatrice. Comme le confirme la suite du fragment, L1 ne fait que formuler la conception de la doxa, sans la faire sienne et sans la rejeter, sinon implicitement, par la médiation de Lahire. Lahire lui-même commence son propos en faisant écho à ce PDV de la doxa institutionnelle, lorsque il évoque le « rapport spécifique au langage » de l’école. Ainsi, un écrit académique enchâsse maints PDV, à travers de nombreuses citations de locuteurs identifiés, mais aussi des reformulations dont il est malaisé de savoir exactement si elle correspondent à un PDV partagé du locuteur énonciateur principal avec l’énonciateur second auquel il est fait allusion. Face à ces interrogations, la seule option théorique et herméneutique possible est de s’appuyer sur les choix de référenciation, sur l’analyse des valeurs évaluatives et modales qui lui sont associées, sur les inférences que l’on peut en tirer, en les étayant sur d’autres données, notamment des données co-textuelles (proches ou éloignées), sur des connaissances encyclopédiques relatives aux auteurs, à l’état du champ, etc.).
Ainsi peut-on conclure qu’il y a PDV, au sens linguistique du terme, chaque fois qu’un contenu propositionnel réfère à une source énonciative, évaluative, modale qui le prend en charge, soit directement en première personne ou médiatement, en troisième personne, non seulement lorsqu’il y a parole et expression objective d’une opinion, d’un jugement, mais encore lorsque la façon de référer à un objet indique, en sus de sa dénotation, le PDV de l’énonciateur sur le dénoté. Et ce PDV peut certes comprendre plus ou moins de marques évaluatives (auquel cas le PDV n’en est que plus aisément repérable comme tel), mais il peut parfois se faire très discret (voir (2)), ce qui le rend plus difficilement objectivable comme tel. Ces PDV ont une dimension méta-représentationnelle, cognitive (L. de Saussure, 2010 : 113). Ils ne reproduisent pas nécessairement des discours (effectivement tenus) dans l’interdiscours ou dans la situation d’interlocution en face à face. Les PDV que l’on attribue (ou impute) aux autres sont des recontextualisations ou des constructions du locuteur primaire, soumises à ses visées. À la différence de Sperber et Wilson, 1989 : 336-348, qui opposent dimensions descriptive et interprétative, je pense que ces dimensions ne s’excluent pas toujours : un énoncé peut comprendre la description d’un état de choses et son interprétation (Rabatel, 2003 : 112-116 et 120) : (1) et (2) décrivent bien des réalités, tout en exprimant les interprétations qu’en font les énonciateurs seconds, Jeanne en (1), l’institution ou la doxa professionnelle enseignante en (2). Cette intrication descriptive/interprétative est en lien avec la problématique de la modalité (au sens générique du terme, incluant la modalisation), qui ne se limite pas aux seules valeurs de vérité vériconditionnelle ni aux valeurs modales de l’énonciateur premier, mais intègre aussi les visées modales (aléthiques, déontiques, bouliques, axiologiques, appréciatives[14]) des énonciateurs seconds. Ainsi la modalité boulique de (1) est associée à Jeanne, la modalité épistémique est associée à la doxa, l’institution et, davantage encore, à Lahire, en (2), puisque les deux premiers sujets modaux ne parlent pas, à la différence de cette autre autorité (au statut académique connu et reconnu) à laquelle l’auteure choisit de donner la parole pour mieux marquer son accord avec elle (Rabatel, 2009b : 77-81).
3. Confrontations de points de vue et mobilité empathique
J’en viens à présent au PDV comme disposition cognitive transversale. Son intérêt est multiple. D’abord, il nous rappelle que toute perception, tout savoir est nécessairement situé, ancré dans un espace et une temporalité déterminés, mais encore dans une socio-culture, dans telle ou telle fraction de la société, dont il partage plus ou moins consciemment les représentations, valeurs et savoirs, les intérêts subjectifs ou objectifs. Par ailleurs, l’observation de la construction des PDV montre que nos PDV, y compris les plus personnels, sont toujours tributaires des autres. Non pas seulement en ce sens que nous ne pouvons pas faire autrement que tenir compte des autres, mais en ce sens que nous avons intérêt à nous ouvrir aux PDV des autres pour mieux construire le(s) nôtre(s). À ce titre, l’empathie – c’est-à-dire le fait de se mettre à la place des autres, d’imaginer ce qu’ils voient, pensent, ressentent, peuvent dire ou faire (Rabatel 2014b) – nous enrichit tout en dynamisant potentiellement la relation que nous pouvons nouer avec eux. Cela dit, l’empathie n’est pas toujours positive, elle peut servir au pire comme au meilleur, pour peu que l’empathie soit mêlée de considération sympathique envers autrui[15]. Mais il faut aller plus loin, et c’est ce que je propose avec l’idée de mobilité empathique.
Il est certain que l’empathie, sous les conditions d’ouverture bienveillante vers autrui qu’on vient de rappeler est une chance pour le sujet, comme le rappelle Nussbaum. Mieux vaut s’ouvrir que se replier sur soi. Mais mieux vaut encore s’ouvrir non seulement à ceux qui vous sont proches, mais à ceux qui sont éloignés de vous (spatialement, sociologiquement, culturellement, idéologiquement) ; et mieux vaut encore tenter de multiplier ces expériences différentes tout en tentant de les hiérarchiser, pour essayer de penser le complexe, comme l’indique Latour 2006[16]. Et, dans cette optique, la démarche de mobilité empathique, comme on le verra infra, à travers les parcours empathiques et le jeu des PDV, consiste non seulement à pratiquer cette mobilité en s’intéressant aux autres, dans leur diversité, mais à la pratiquer y compris dans son rapport aux objets de l’expérience, afin de tourner autour d’eux, de les envisager sous plusieurs angles, plusieurs points de vue. En sorte que cette mobilité empathique tous azimuts permet d’enrichir nos expériences des autres et du monde, dans la mesure où le décentrement sur lequel repose la démarche empathique n’est positif pour le sujet que s’il garde le sentiment même de soi (Berthoz 2004 : 262-263)[17].
La dimension relative et historique du PDV, loin de donner nécessairement lieu à une vision totalement relativiste du savoir qui pourtant a eu et a encore souvent cours (il n’y aurait que des PDV partiels, qui seraient tous acceptables, ceux-ci ne pourraient jamais donner lieu à une élaboration objective[18], donne au contraire des arguments pour penser que, dès lors que les PDV sont situés, mobiles, inscrits dans le temps, ils peuvent évoluer, se discuter, se combiner, donner lieu à des vérifications, des expérimentations, et donc entrer dans une logique scientifique et objectivante qui est en mesure de fournir des vérités certes toujours révocables à mesure de l’évolution, mais néanmoins acceptables par une communauté si rien ne les contredit (Rabatel 2013b, 2015).
Ce qui m’intéresse donc particulièrement dans cette problématique, c’est non seulement qu’elle nous arme linguistiquement pour repérer les PDV y compris quand ils sont discrets, ce qui rend chacun de nous (et aussi les chercheurs) moins naïfs dans notre rapport au langage, c’est encore qu’elle nous arme cognitivement pour appréhender la vie selon un rapport plus ou moins réflexif, philosophique à l’expérience, pour tenter de mener une vie bonne. Cette approche n’a pas que des vertus relativement à soi, elle en a aussi par rapport aux autres : c’est là sa dimension culturelle et politique, à travers un certain nombre de capabilités d’ordre général sur lesquelles insiste Nussbaum (2011 : 37-38, 61), Nussbaum (2013 : 341-343), qui reposent toutes sur une aptitude générale au décentrement, afin de ne pas envisager les autres que de son point de vue, ni de croire qu’on n’est tributaire que d’un seul point de vue.
Ce mécanisme empathique général, qui peut concerner bien des situations de la vie ordinaire, et des textes à visée fonctionnelle, pratique ou intellectuelle, à l’instar de l’exemple (2), fonctionne aussi à merveille pour les textes de fiction (voir l’exemple (1)), dans la mesure où la fiction, par son décalage d’avec les contingences et les nécessités de la vie quotidienne, favorise des aptitudes au décentrement et aussi un mode de compréhension de sujet à sujet (voir Morin 1999 : 52 ; Nussbaum 2011 : chapitre 6 ; Nussbaum 2013 : 203-204 ; Nussbaum 2015 : 43-44, 156-158 ; Rabatel 2015).
Enfin, la mobilité empathique a aussi des vertus cognitives critiques, scientifiques, professionnelles, dès lors qu’elle incite savants, experts à s’interroger constamment sur leurs hypothèses, leurs choix, à penser que leur domaine d’expertise étant circonscrit, ils ont intérêt à éviter de tomber dans une posture oraculaire en sortant de leur champ d’expertise. Et elle a aussi des vertus didactiques éminentes, comme la référence aux travaux de Nussbaum a permis de l’entrevoir (Rabatel 2016a et b). Si l’on partage cet intérêt pour la problématique de la mobilité empathique et les changements de points de vue, on gagne à exploiter l’outil linguistique du PDV et à l’articuler avec ses dimensions cognitives. Je renvoie à Rabatel (2014b) sur cette question, me bornant à citer ici les travaux de Berthoz et le lien qu’il trace entre le changement de PDV et le changement spatial, qui se complexifie avec le temps, avec le passage du concret à l’abstrait, qui prolonge le changement d’espace par des changements notionnels, puis s’ouvre aux changements d’espaces notionnels abstraits sans avoir besoin d’un point d’appui spatial concret :
Changer de point de vue c’est changer de référentiel, c’est-à-dire résoudre un problème spatial. Se mettre à la place de l’autre, c’est adopter le regard de l’autre. Changer de point de vue, c’est changer de perspective. De plus, l’empathie est mon propre regard (dans le sens le plus fort et plein du mot) que je porte sur le monde à la place de l’autre. Or, la physiologie du regard est une physiologie des manipulations de l’espace par l’action, l’émotion, l’attention et l’intention
Berthoz, 2004 : 254-255
Il existe donc un lien entre l’empathie linguistique et la dialectique de mobilité empathique, qui repose d’abord sur le fait que l’énonciateur premier peut changer de position énonciative pour voir les choses sous un autre angle, par auto-dialogisme, ou pour se mettre à la place d’un autre, par hétéro-dialogisme. Je voudrais insister sur la diversité de cette mobilité, au plan cognitif. Contrairement à une vue courte, l’empathie ne se réduit pas à se mettre à la place des autres, même si c’est là sa dimension essentielle. Elle consiste aussi en des changements de place ou de cadres notionnels pour son propre compte, comme par exemple lorsqu’on analyse une même situation d’un point de vue économique, financier, social, politique, culturel, etc. Tisseron (2010 : 93) évoque, avec la dialectique extimisante, le fait que se mettre à la place des autres puisse enrichir le soi. Or cette dialectique par laquelle les autres font évoluer le soi peut aussi fonctionner à chaque fois que le soi, tout en gardant la conscience de soi, réfléchit sur des problèmes de divers points de vue notionnels. Ainsi encore un même locuteur peut-il réfléchir sur une question en croisant les perspectives, didactique, pédagogique, institutionnelle, du point de vue de l’enseignant, de l’enseigné, considérer les apprenants globalement, accorder de l’importance à telle ou telle variable, cognitive, socio-culturelle, genrée, etc. En analysant un objet de multiples points de vue, le sujet produit une étude plus riche, mais aussi il enrichit son propre soi en comprenant que le complexe requiert des réponses appropriées. Mais, autant dans l’hypothèse précédente, les autres étaient des autres que soi, autant, dans cette seconde hypothèse, les autres sont des autres de soi (selon une distinction que j’emprunte à Maldiney). C’est cette distinction hétéro-dialogique, hétéro-cognitive vs auto-dialogique/auto-cognitive que j’essaie de formaliser dans le schéma ci-dessous. L’empathie « classique », hétéro-dialogique, occupe la partie gauche du schéma n° 2, au niveau 1 avec le fait de se mettre à la place d’un autre que soi, mais une autre forme d’empathie, auto-cognitive, occupe la partie droite.
Ici, une brève mise au point : dans Rabatel (2016a : 143, écrit en 2013) j’avais proposé une autre formulation (schéma n° 1), qui me semble moins satisfaisante si on fait fonctionner le sens de la lecture de la gauche vers la droite et qu’on lui donne une signification qui laisse penser que ce qui est à droite vient après ce qui précède, tant au plan du déploiement dans le temps qu’à celui du développement de la complexité cognitive :
Avec le recul, je crois qu’il faudrait plutôt translater les parties gauche et droite, dans la mesure où, au plan ontogénétique, l’enfant a d’abord besoin de l’altérité objectivée des autres que soi pour ensuite se construire une représentation plus complexe de l’altérité qui le traverse, dont il apprend peu à peu qu’elle n’est pas nécessairement un danger, mais une chance, à la condition, comme y insiste fortement Tisseron, de ne pas se perdre, dans toute cette complexité, et de garder le sentiment de soi – mais un soi à l’écoute des autres et de lui-même, capable de hiérarchiser ses savoirs, émotions, etc.
À un niveau plus sophistiqué, le modèle se complexifie sur l’axe syntagmatique, des parcours discursifs (niveau 2). Ainsi, si l’on choisit d’abord (niveau 1) de changer d’énonciateur (partie droite du schéma n° 2), on peut ensuite choisir d’installer cet énonciateur dans un espace, un temps, identique au sien, lui faire adopter des cadres notionnels semblables aux siens, bref, faire de cet autre un double spéculaire du soi. On peut au contraire faire que l’énonciateur avec lequel on empathise soit très différent de soi, par sa situation dans l’espace, le temps, par sa place, par les cadres idéologiques domaines notionnels qu’il active pour envisager telle situation. En ce cas, le changement de PDV va plus loin. De même, la complexification concerne aussi la partie droite du schéma, au niveau 2, car le choix initial de ne pas changer d’énonciateur mais de focaliser sur des changements de données situationnelles ou notionnelles peut, à un certain point, se combiner avec un changement d’énonciateur, intensifiant là encore la mobilité empathique par la saisie d’une altérité plus radicale, combinant les autres de moi et les autres que moi. De ce point de vue, il existe deux voies (paradigmatiques) et des parcours syntagmatiques différents pour empathiser, et le cumul du changement d’énonciateur et des données qui influent sur son PDV permet au sujet empathisant de complexifier les décentrages qu’il opère.
4. Quelques contributions des changements de PDV à la construction d’une expertise professionnelle
Je fais l’hypothèse que la construction d’un véritable agir professionnel gagne à développer cette faculté qui consiste à penser de façon réflexive ce dont on parle ou ce dont parlent les autres. Cette réflexivité mobile, capable de se mettre à la place des uns ou des autres, capable aussi de tourner autour des objets, situations, notions, en les envisageant de tel ou tel point de vue (pratique, épistémologique, interactionnel), autrement dit cette mobilité empathique, est précieuse pour la professionnalisation des enseignants, en particulier lors du travail du mémoire professionnel, qui permet un retour sur son expérience et une confrontation entre cette dernière avec les savoirs savants comme avec les attentes institutionnelles (Rabatel et Blanc 2011).
J’aurais voulu explorer cette hypothèse à partir des interactions auxquelles donne lieu la rédaction des citations et des reformulations dans les mémoires professionnels, les évolutions de l’analyse et du décentrement en fonction des commentaires de l’enseignant encadrant le travail. Hélas, il s’est avéré difficile de recueillir de telles données, dans la mesure où la temporalité dans laquelle ce texte a été écrit et soumis à Phronesis était en décalage avec l’écriture des mémoires, et, surtout, dans la mesure où les étudiants, en dépit de mes incitations, ont retardé le moment de l’écriture, car ils attendaient d’avoir expérimenté. Ce retard a la plupart du temps des causes objectives, par exemple le fait de trouver le moment favorable où insérer leur séquence, en fonction du programme, pour les stagiaires qui ont réussi le concours, ou encore le fait d’attendre d’avoir un stage, pour les mastérants qui ne sont pas stagiaires… Dans les deux cas, le résultat est qu’il leur reste peu de temps pour l’écriture, puis pour les interactions entre l’auteur du mémoire et le directeur, moins de temps encore pour retravailler leur texte. Cette difficulté est significative à plus d’un titre : elle est d’une part l’indice d’un malaise institutionnel, les étudiants étant soumis à un nombre impressionnant de tâches, manquant du temps et du recul nécessaire pour entrer sereinement dans une démarche critique ; d’autre part, elle aggrave les blocages personnels des étudiants pour adopter une posture distanciée, réflexive, à l’égard du discours des experts – blocages qui ont été maintes fois soulignés (Rabatel 2002). J’explique aussi les difficultés des étudiants par l’insuffisance du travail d’outillage de la part des enseignants. J’en parle d’autant plus volontiers que je suis en cause : je regrette de n’avoir pas aidé les étudiants en leur proposant des modèles variés qui auraient pu leur permettre de se projeter plus aisément dans la tâche. C’est donc pour pallier ces manques que j’esquisse ci-après quelques pistes de remédiation[19].
L’objectif des réécritures ci-dessous, en appui sur l’exemple (2), tente de préciser où et comment faire fonctionner le changement de PDV et la dynamique de la mobilité empathique, notamment, comme le signalent les axes paradigmatiques et syntagmatiques des niveaux 1 et 2 des schémas ci-dessus, en changeant (ou non) d’énonciateur, en changeant de données situationnelles ou de cadres notionnels, en jouant sur les uns et/ou les autres. Ces diverses combinaisons présentent l’avantage d’expliciter le PDV des autres, d’abord de le comprendre, avant de le discuter. Bien évidemment, si l’expérience était menée in vivo, son but ultime serait d’une part d’aider les apprenants à entrer dans la compréhension des PDV des autres pour pouvoir ensuite mieux les discuter en fonction de leur propre PDV, de voir en quoi ce PDV peut évoluer, se complexifier, s’enrichir, voire abandonner telle ou telle croyance, tout en construisant un soi plus riche, plus solide. Et bien évidemment encore, l’expérience in vivo permettrait d’ancrer ce travail d’affirmation de soi non pas dans l’abstrait, mais dans le concret des choix de la problématique du mémoire professionnel.
Les réécritures ci-dessous ont une visée exemplificatrice. Les premières, qui renvoient au niveau 1 des deux schémas précédents, visent à expliciter les cadres notionnels d’où parlent les auteurs, exercice toujours difficile lorsqu’il s’agit de présenter un auteur connu (exemple (3)), mais plus particulièrement lorsque la source énonciative est une collectivité, et que le texte source est peu explicite sur cette dernière, comme dans l’exemple (4).
(3) Or Bernard Lahire fait remarquer que, d’un point de vue sociologique, « le rapport au langage, socialement constitué, est au centre de l’échec scolaire ». De fait, il n’y a pas de rapport au langage universel, chacun construit ce dernier en fonction de son milieu, de sa culture, de ses expériences, qui ne sont pas identiques.
(4) Certes, il est compréhensible que l’Ecole, en tant qu’institution, pose un élève idéal ayant un rapport au langage fait de distances (phonologique, lexicale, grammaticale, textuelle) : mais il s’agit d’un objectif à atteindre, pour tous, qui ne dispense pas de la prise en compte pédagogique et didactique d’une différenciation pour prendre en compte les différences de besoin de chacun.
Les deux extraits ci-dessus cherchent par empathie à préciser le point de vue de l’énonciateur centre de perspective en explicitant, dans les fragments en italique (3) ou en discutant, dans le fragment souligné (4) son PDV.
La démarche peut également porter sur les composants de la distanciation (correspondant au niveau 2 des schémas ci-dessus), soit pour en contester telle composante, soit pour en proposer de nouvelles, soit pour en affiner la formulation, comme on le voit en (5). Ici, le décentrage cognitif porte non pas sur un mouvement d’empathisation hétéro-dialogique, mais sur un déplacement de cadres notionnels, effectué par le sujet scripteur lui-même (auto-dialogisme), qui annonce en ouverture son positionnement, discute la liste des composantes, puis reformule dans la dernière phrase les deux PDV nouveaux qu’il confronte au PDV initial, les deux moments de planification et de positionnement de soi étant en italique.
(5) Encore convient-il de ne pas considérer pour acquise, telle quelle, la liste des composantes qui renvoient à un rapport distancié au langage : s’il existe des pratiques phonologiques très diverses, il est délicat pour l’École d’y remédier. On en dirait autant pour l’ensemble des variables mimo-gestuelles et proxémique qui jouent un rôle important à l’oral, qu’il est cependant nécessaire de traiter, ne serait-ce que dans l’optique d’un travail sur la présentation de soi (éthos, faces positive et négative, politesse) afin de favoriser les échanges. La remédiation pédagogique est plus aisée pour les composantes lexicales et grammaticales, même si la correction de certaines variables diastratiques est également à manier avec précaution pour ne pas stigmatiser certaines populations. Par ailleurs, la composante textuelle, ou discursive, est nettement plus complexe à mettre en oeuvre. Autrement dit, non seulement la liste des composantes n’est pas exhaustive, mais encore ne fait-elle pas l’objet d’un examen à l’aune de la difficulté des remédiations enseignantes selon les types de distanciation.
Après avoir fait jouer en (5) des variables notionnelles, on pourrait proposer de varier les variables spatiales (6) ou temporelles (7) :
(6) Il est certain que ce rapport au langage n’est plus le même au XXIe siècle qu’au milieu du XXe voire à la fin du XIXe siècle et que, de ce point de vue, les problématiques sociales sont à la fois plus prégnantes, à la mesure de la massification de l’enseignement primaire, mais aussi secondaire et supérieur. Parallèlement, l’anomie, la diversifications des parcours, le poids des variables familiales, du capital scolaire des parents (et notamment des mères) accroît la nécessité d’une homogénéisation et donc la postulation d’un apprenant idéal, dans le même temps qu’elle complique les modes de remédiation, car on ne peut s’en tenir à une lecture mécaniste des pratiques langagières en fonction de l’appartenance sociale.
(7) Sans doute est-il plus facile d’imaginer une pédagogie indifférenciée dans des centres villes où la population dispose de façon homogène d’un capital scolaire en phase avec les attentes de l’Ecole que dans des milieux plus défavorisés et plus déstructurés.
Je ne développe pas davantage faute de place, je veux juste illustrer les lieux possibles où le sujet scripteur peut insérer ses commentaires, préciser les PDV d’où il parle, les phénomènes d’empathisation qu’il met en branle. La diversité de ces lieux illustre la mobilité empathique dont le sujet scripteur peut faire preuve, et ce faisant peut construire lui aussi une distanciation par le fait de tourner autour des PDV, de les discuter, préciser, affiner. Les formulations proposées peuvent être discutées sur le fond ; il faudrait donner beaucoup d’autres exemples attestés (de réussites ou d’échecs), empruntés à des chercheurs chevronnés comme à des étudiants, et, sur la base de leur diversité, dégager une batterie de marques linguistiques utiles à cet effet.
Ce genre d’aide à l’écriture présente ainsi l’avantage de combiner la prise en compte de données cognitives, de démultiplier et d’objectiver les lieux de manifestation de la confrontation des PDV et de la mobilité empathique et de les articuler avec l’objectivation des outils linguistiques censés mettre en oeuvre ces opérations. Ce faisant, les sujets scripteurs sont en capacité de progresser dans l’expertise linguistique de la rédaction d’un travail réflexif, tout comme dans leur expertise professionnelle, en évitant que des difficultés linguistiques pèsent sur la construction de l’agir professionnel, voire en permettant à ce qu’elles jouent un rôle vertueux dans cette construction. Mais une telle démarche ne s’avère efficace que si l’intervention linguistique va de pair avec un étayage cognitif, un travail sur les connaissances encyclopédiques, une réflexion épistémologique (Rabatel 2002), faute de quoi l’injonction tourne à vide. Car, pour paraphraser Houdé (2014), il est inutile de rappeler aux étudiants ce qu’ils savent faire, alors que les difficultés sont d’un autre ordre. Ces exercices sont intéressants, je crois, en ce qu’ils permettent de préciser la position des sujets par rapport à des autorités, mais aussi par rapport aux objets : en ce sens, ils aident à la problématisation. C’est dire qu’ils recèlent en eux, en appui sur la dialectique des PDV et de la mobilité empathique, une potentialité réflexive importante et originale : ils servent à prendre de la distance (sans nécessairement que cette distance soit l’équivalent d’une distanciation critique) pour trouver la/sa place, analyser les PDV des autres depuis sa situation, sa problématique de recherche, pour problématiser la situation comme ses hypothèses et éventuellement les théories. Il y a donc problématisation potentielle par rapport aux objets de savoir ou de l’expérience, par rapport à l’expérience, aux conditions dans lesquelles elle est conduite, par rapport aux instructions de l’époque, par rapport aux doxas et aux episteme, et, pour finir, problématisation par rapport au langage, puisque les formes de mise à distance sont conçues comme des espaces où le soi peut se construire des expertises en appui sur les autres, grâce aussi à une vision moins naïve de la langue, qui lui permet d’interroger les évidences reçues, de comprendre que la langue n’est pas que le moyen qui sert à transcrire une pensée élaborée en amont, mais au contraire construite dans toutes sortes de confrontations, y compris avec le matériau linguistique lui-même.
J’ajoute un dernier point, qui est loin d’être anecdotique : ces activités sont aussi de nature à lutter contre le plagiat, question qui est particulièrement bien prise au sérieux au Canada, davantage, à ce qu’il me semble, que dans les universités françaises, dans la mesure où il existe des modules très précis qui arment les élèves de bonne foi pour éviter ce genre de pratique. C’est particulièrement le cas pour l’université de Montréal[20]. Il me semble que les pistes ci-dessus alimentent ce genre de réflexion en s’appuyant sur l’articulation des dimensions cognitives et linguistiques qui entrent en jeu dans la co-construction, la négociation des PDV et dans l’acquisition d’une expertise professionnelle. Car, on l’aura compris, je fais ici l’hypothèse que le plagiat ne se borne pas seulement à des pratiques sciemment malhonnêtes (il en existe), mais renvoie souvent à une difficulté à voir comment se positionner par rapport à une autorité (alors qu’on se sent soi-même peu légitime) et comment aussi pouvoir dire d’un objet autre chose que ce qu’en dit cette autorité. C’est là que la dialectique des PDV, de la mobilité empathique offre sans doute des points d’appui à un jeune professeur sans doute novice, mais plein d’expertises, pour qu’il s’appuie sur les savants pour mieux comprendre son vécu professionnel, mais aussi pour qu’il s’appuie sur son expérience professionnelle, pour mieux s’autoriser à questionner les limites de théories ou d’analyses qui ont été conçues dans d’autres situations, et doivent à ce titre être adaptées, prolongées, rectifiées partiellement ou totalement. Bref, à chaque fois que les sujets-scripteurs tiennent compte de leurs expériences, ils peuvent y trouver des leviers cognitifs qui leur permettent ensuite de gérer les techniques de citation et de reformulation, dont on aura compris qu’elles sont complexes non seulement d’un point de vue linguistique, mais encore, et solidairement, d’un point de vue cognitif et actionnel, mettant en jeu la totalité des expériences et des êtres au monde des sujets.
Parties annexes
Notes
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[1]
L’article « Opinion » a fait l’objet d’une analyse énonciative dans Rabatel 2014a : 391-393 (en anglais) et 405-407 (en espagnol).
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[2]
Cette sous section reprend la présentation théorique de mes travaux dans Rabatel 2015a, tout en modifiant la plupart des exemples.
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[3]
La référenciation concerne le choix des expressions référentielles, ou, plus largement, la construction des univers du discours, indépendamment de la question des rapports entre ces univers et la réalité extralinguistique. Cette opération relève de part en part de choix énonciatifs, donc des points de vue que les énonciateurs ont sur les objets. Si j’emploie le terme de référenciation, c’est par réaction contre le réductionnisme de l’énonciation au je/ici/maintenant et pour rappeler que l’énonciateur est partout, par seulement dans les marques indexicales. Mais j’articule le plus souvent la référenciation avec l’énonciation (au point que c’est pour moi la même chose, comme le recto et le verso d’une feuille de papier), pour rappeler aussi que la référenciation ne s’entend pas en un sens platement et objectivistement référentialiste.
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[4]
J’ai bien conscience que le paragraphe qui suit est très indigeste pour un lecteur qui n’est pas spécialiste de sciences du langage. Je demande d’avance au lecteur bienveillant d’accepter que j’utilise des notions précises, quitte à passer pour jargonnant, et d’attendre l’exemplification de la problématique dans les paragraphes suivants.
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[5]
Contre laquelle Saussure s’était vivement opposé : voir Cahiers Ferdinand de Saussure 12, 1954 : 57-58, apud Benveniste, PLG 1 : 39-40 ; voir aussi maints passages des Ecrits de linguistique générale parus en 2002 : 19, 201.
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[6]
C’est-à-dire que les énoncés ne sont analysés que par rapport au prisme de leurs conditions de vérité, selon qu’ils correspondent à l’état du monde ou à l’état des savoirs sur le monde.
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[7]
Je ne reviens pas les difficultés de la distinction locuteur (voix)/énonciateur (source de PDV) effectuée par Ducrot 1984 : 204 (Rabatel, 2005, 2010, 2012b, 2013c) ; comme Ducrot, Desclés ou Culioli, je partage l’idée que cette distinction est nécessaire pour rendre compte des positions énonciatives qui naissent au fil du discours, en fonction de la façon dont le sujet parlant/locuteur/énonciateur pense son rapport à l’action, aux interlocuteurs, à sa propre personne/pensée. Toutefois, à la différence de Ducrot, je réévalue le rôle joué par l’énonciateur, notamment l’énonciateur premier (ou principal) qui est l’instance de prise en charge, tandis que les énonciateurs seconds sont l’instance d’une quasi prise en charge (Rabatel, 2009b, 2012b : 26-30). Par convention, L et E majuscules, accolés au chiffre 1, renvoient au locuteur/énonciateur premier, la barre oblique indiquant le syncrétisme entre L et E. Ce syncrétisme peut concerner aussi des locuteur/énonciateurs seconds, codés avec minuscule et chiffre 2.
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[8]
Voir Rabatel, 2008, chapitres 6 à 11 du tome 1, chapitres 7 à 12 du tome 2.
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[9]
Dans Rabatel, 2012b, j’esquisse un parallèle entre la notion culiolienne de position et celle de PDV.
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[10]
Extrait du mémoire de XY (anonymisé), présenté pour l’obtention du MASTER Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation, Sciences et maîtrise des langages (ESPE de Lyon, Année 2014-2015) : Comment développer chez les élèves des compétences scientifiques en même temps que des compétences langagières liées à la production d’écrits ?, 2015 : 17. Je choisis volontairement de citer un exemple qui, excepté les problèmes orthographiques, est clair dans le positionnement de la stagiaire, même si on peut (on peut toujours !) améliorer son explicitation.
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[11]
Gérard DIET (ouvrage coordonné par), Apprendre en écrivant, Scéren CRDP de Lyon, 2002 (note d’EB).
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[12]
Bernard LAHIRE : « L’inscription sociale des dispositions méta-langagières », Repères n°9/1994, p.15-27 (note d’EB).
-
[13]
Ibidem note de bas de page 17, p.28-30 (note d’XY).
-
[14]
C’est-à-dire relatives, respectivement, au savoir, au devoir, à la volonté, aux jugements de valeur et aux appréciations évaluatives qui ne relèvent pas nécessairement de jugement de valeur, du type plus ou moins grand, etc.
-
[15]
Chez les personnes malfaisantes, l’empathie est mise au service du mal : le tortionnaire s’en sert pour comprendre la vision du monde de sa victime, afin d’exercer sur elle son sadisme. L’imagination participative ne sert donc pas à grand chose si les intentions ne sont pas bonnes, et si l’on n’éprouve pas pour autrui un intérêt et une sympathie assortis d’un authentique engagement éthique à ne pas faire de mal. Beaucoup de gens sont capables d’intérêt et de sympathie, mais restent très fermés dans leurs rapports avec autrui pour la simple raison qu’ils ne prennent pas la peine d’imaginer la situation des autres. (Nussbaum 2013 : 202-203
-
[16]
Voir Latour : « Qu’est-ce qui vous fait penser qu’"«adopter un point de vue» signifie «être limité» ? ou être spécialement «subjectif» ? […] Si vous pouvez avoir différents points de vue sur une statue, c’est parce que la statue elle-même est en trois dimensions et vous permet, oui, vous permet de tourner autour. Si une chose rend possible cette multiplicité de points de vue, c’est qu’elle est très complexe, intriquée, bien organisée, et belle, oui, objectivement belle.
[…] Ne croyez pas à toutes ces foutaises sur le fait d’être «limité» à votre propre perspective. Toutes les sciences ont inventé des moyens pour se déplacer d’un point de vue à un autre, d’un cadre de référence à un autre. […] C’est ce qu’on appelle la relativité. […] Si je veux être un scientifique et atteindre à l’objectivité, je dois être capable de naviguer d’un cadre de référence à l’autre, d’un point de vue à l’autre. Sans de tels déplacements, je serais limité pour de bon dans mon point de vue étroit. » (Latour, 2006 : 210-213)
-
[17]
« Il faut en même temps que l’enfant fasse une opération de décentrage semblable au passage égocentré/allocentré, mais, en plus, pour éprouver le monde du point de vue de l’autre, il faut qu’il puisse garder un point de vue égocentré en se mettant à la place de l’autre ; autrement dit, il faut qu’il soit à la fois lui-même, l’autre et qu’ils aient sur l’entre-deux un point de vue de survol. […] Par conséquent, le secret de l’empathie ne se trouve pas seulement dans les neurones miroirs. Il ne réside non plus pas seulement dans la capacité de simuler mentalement les actions de l’autre ou d’en éprouver des émotions. Il exige cette capacité de changer de point de vue en gardant le sentiment de soi. » (Berthoz 2004 : 262-263)
-
[18]
Voir supra note 16.
-
[19]
Je constate cependant que, cette nouvelle année, ayant donné ces outils bien en amont, les étudiants n’en ont pas pleinement profité, bien qu’ils aient dit avoir apprécié cette aide. Cela s’explique par le décalage entre les exercices et la rédaction proprement dite. Car les exemples et exercices ont été donnés avant qu’ils partent en stage, à une période où leurs préoccupations sont tout autres, portant centralement sur la formulation de leur problématique, des hypothèses qui s’y rattachent, puis sur la réalisation la séquence qu’ils envisagent de mettre en oeuvre pour les vérifier. Et comme l’expérimentation vient tard, il leur faut dans un temps très court écrire leur cadre théorique, présenter leur séquence, analyser les données. Ajoutons, pour faire bon poids, que les dates de remise des mémoires et de soutenances ont été avancées, le tout devant être terminé vers la mi juin ou la fin juin au plus tard !
-
[20]
Voir « Les stratégies pédagogiques de prévention du plagiat du CEFES », avec de nombreux documents, sur le site de l’université de Montréal (2007), le lien www.integrité.umontreal.ca, les documents sur « la professionnalisation des doctorats » (2014) et le guide explicatif sur la fraude à l’université de Montréal » (FAECUM), etc. Bien sûr, il existe des travaux français sur le plagiat, les universités mettent en garde contre lui, fournissent des logiciels. Mais il n’en reste pas moins que ces outils sont assez peu utilisés, et que ces préoccupations sont moins présentes en France qu’au Canada, sur ce point comme sur tout ce qui touche à l’éthique professionnelle.
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