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On observe au cours des dernières années une croissance exponentielle de l’usage de la notion de « crise » dans le discours politique et social. De la crise climatique à la crise de la démocratie libérale, en passant par la crise des réfugiés et la crise sanitaire, le terme se voit mobilisé pour décrire un vaste éventail de phénomènes. Son usage répété et quasi normalisé conduit à s’interroger sur la valeur analytique et heuristique du concept de crise. Que parvient-on à saisir ou illuminer par la désignation de « crise » ?
Si les multiples acceptions et significations du terme demeurent marquées par une certaine indétermination, son usage permet néanmoins de nous dire quelque chose sur la façon dont une époque ou période donnée se représente sa position, son rôle, son expérience. La présence accrue du terme dans le discours politique et social actuel rappelle une autre période de prévalence documentée d’un discours ambiant de crise : les années 1930 et 1940 en Europe[1]. La période de l’entre-deux-guerres en Allemagne voit se multiplier les diagnostics de crise, tant économique que scientifique, politique, sociale et spirituelle. Cette « culture » de crise durant la période de la république de Weimar et à la suite de son effondrement renseigne sur la façon dont s’articule alors la critique du présent sur la scène intellectuelle européenne. L’un des diagnostics avancés par plusieurs penseurs de la génération qui arrive à maturité dans les années 1930 est celui d’une « crise de l’histoire ».
La période de Weimar et les événements tragiques qui ont suivi — la montée du nazisme et la recrudescence de l’antisémitisme dans les années 1930, l’émergence de régimes totalitaires en Allemagne et en Russie, la déportation et l’élimination systématique du peuple juif soutenues par une idéologie raciale — occupent encore aujourd’hui une place centrale dans l’imaginaire occidental. L’ampleur, la gravité et le caractère organisé et systématique des atrocités commises en font un point de rupture qui institue un « avant » et un « après ». Cette période historique possède ainsi une forte résonance, comme en témoignent les nombreuses analogies contemporaines avec Weimar, le fascisme ou encore le totalitarisme. S’il faut se garder de comparaisons faciles et superficielles avec les événements du passé, on doit malgré tout reconnaître que la conscience de crise qui caractérise cette période peut avoir une fonction révélatrice et heuristique.
Dans mon livre Devant l’histoire en crise. Raymond Aron et Leo Strauss, je propose d’évaluer ce que recouvre ce diagnostic de « crise de l’histoire ». Quels en sont les éléments déterminants ? Et quelles réponses sont offertes à ce qui est présenté comme un effondrement des repères de la certitude ? En guise d’introduction à cette disputatio, je présenterai ici les questions fondamentales qui ont guidé ma recherche, les principaux arguments défendus dans l’ouvrage et les contributions centrales qui en ressortent.
Le philosophe de l’histoire Arnold Toynbee a cette formule, que Raymond Aron se plaisait à invoquer : « History is again on the move ». Cette expression — l’histoire se remet en marche — traduit un sentiment prévalent chez les intellectuels en Europe au cours des années 1930 et 1940. L’histoire en crise, c’est l’expression d’une perception que le mouvement de l’histoire n’obéit pas à une logique prévisible. L’idée d’un plan déterminé fondé sur un progrès matériel et moral ou d’une signification claire du processus historique fait place à une histoire contingente, imprévisible, à la merci des aléas de la politique, une histoire qui ne pourrait à la limite n’être que « bruit et fureur », pour reprendre l’expression de Shakespeare. Il s’agit dans le livre de proposer le récit des défis auxquels la philosophie politique continentale doit faire face dans une période de grands troubles, une période de crise dont les répercussions se font sentir dans les affrontements idéologiques de la période de l’après-guerre.
L’arrière-plan du livre, c’est donc la prévalence d’un sentiment de crise, exacerbé par les tumultes et la fragmentation de la république de Weimar et son éventuel effondrement, la fragilité de l’ordre international dans les années 1930 et la tragédie de la Seconde Guerre mondiale qui appelle une réflexion politique et morale renouvelée. C’est à travers l’étude du parcours croisé de deux figures centrales de la pensée politique et des sciences sociales du xxe siècle, Raymond Aron et Leo Strauss, et à travers des points de rencontre et de désaccords entre les deux penseurs, que l’ouvrage examine l’aventure de la pensée politique en temps incertains. Comment penser des événements qui semblent se dérober à toute saisie rationnelle ? Comment donner un sens ou une intelligibilité au processus historique alors que l’on assiste à un renversement des valeurs libérales que l’on croyait établies ? C’est un peu, comme le suggérait le philosophe Karl Löwith dans une image saisissante, tenter de s’accrocher aux vagues pendant un naufrage.
Ces inquiétudes s’expriment chez plusieurs penseurs de l’époque, dont Aron et Strauss, à partir du vocabulaire de la « crise de l’historicisme ». Expression obscure s’il en est, même pour celles et ceux qui en font usage, hier comme aujourd’hui : est-ce que l’historicisme est une méthodologie de la science historique, une description du projet hégélien, une approche herméneutique, une philosophie du relativisme historique, une forme de nihilisme ? Pourquoi revenir à cette « crise de l’historicisme » ? Qu’a-t-on à gagner à rouvrir cette querelle au premier abord plutôt datée et qui atteint son apogée au cours des années 1930, notamment en Allemagne ?
C’est que la crise de l’historicisme a partie liée avec une seconde interrogation fondamentale du livre, qui a à voir avec une réflexion sur ce qu’on appelle l’épistémologie de l’histoire ou la théorie de l’histoire, cette sous-discipline qui tente de répondre aux questions : « Comment parvient-on à connaître le passé ? » et « à quelles conditions sa restitution est-elle possible ? ». Mais toute interrogation sur le passé est également une interrogation sur le présent, une interrogation pratique. L’une des questions au fondement de cet ouvrage est de savoir quel rôle joue la reconstruction du passé dans la réflexion politique. Pour reprendre une expression d’inspiration nietzschéenne, la visée poursuivie dans ce livre est de mesurer, à partir d’un examen du problème de l’historicisme, les avantages et les inconvénients de l’histoire pour la philosophie politique.
L’ouvrage, divisé en deux parties, compte six chapitres. La première partie du livre retrace le déploiement de cette crise de l’histoire et ce sentiment que partagent Raymond Aron et Leo Strauss dans la période de l’entre-deux-guerres, celui d’être aux premières loges de l’histoire en train de se faire. Je m’interroge dans le premier chapitre sur les conditions d’émergence du problème de l’historicisme lors de la Methodenstreit au xixe siècle et sur son tournant « pratique » dans la période de l’entre-deux-guerres en Allemagne. Comment la crise de l’historicisme, d’abord un problème d’ordre épistémologique lié à l’écriture de l’histoire, devient-elle un enjeu lié à la question du jugement moral et politique ? J’analyse ensuite la façon dont les deux penseurs viennent à la rencontre de cette crise de l’histoire dans leur jeunesse, à la fois à l’épreuve des événements et à l’épreuve de la lecture de figures qui seront pour eux décisives : Nietzsche, Dilthey, Spengler, Heidegger, Weber, Mannheim, pour ne nommer que ceux-là. Le deuxième chapitre porte sur la rencontre de Strauss avec le « problème de l’histoire » dans les années 1920 et 1930 et montre la complexité du rapport straussien à l’historicisme et à ses corollaires, le relativisme et le nihilisme. Cela me conduit à aborder, au troisième chapitre, la question de la façon dont Aron vient à la rencontre de cette problématique, notamment lors de ses séjours en Allemagne au début des années 1930 et dans l’écriture subséquente de ses travaux sur la science historique et la philosophie de l’histoire.
La deuxième partie de l’ouvrage étudie plus directement la question de la rationalité politique. La pertinence des débats sur l’historicisme et sa crise apparaît encore plus clairement lorsqu’on se tourne vers Max Weber. Dans le quatrième chapitre, je montre comment le dialogue entre Aron et Strauss au sujet des implications pratiques de l’épistémologie wébérienne ouvre vers la question du pluralisme moral et de la justification des valeurs dans les débats intellectuels de la période de l’après-guerre. Dans le cinquième chapitre, je me tourne vers un autre point de rencontre entre les deux auteurs, cette fois du côté de la pensée classique : Thucydide. Strauss et Aron proposent tous deux de revenir à la racine occidentale de la question de l’histoire, et montrent que la compréhension contemporaine des tâches de la philosophie politique doit se faire à partir d’un engagement avec l’oeuvre de l’historien grec. Finalement, le sixième et dernier chapitre aborde de front la question décisive du jugement politique, de la possibilité de son fondement, et de ce à quoi peut ressembler une réforme ou refonte du rationalisme, dans ou contre l’histoire.
Sur ce point, l’étude du dialogue amorcé entre Aron et Strauss fournit l’occasion d’une interrogation plus vaste sur les usages et les abus de l’histoire en philosophie politique. Je montre qu’Aron et Strauss incarnent deux postures possibles, deux types de rapports — à première vue opposés — que la philosophie politique peut nouer avec l’histoire. Pour Aron, penser historiquement est le lot de la modernité et permet de s’orienter dans le monde. La pensée historiciste telle qu’elle se déploie à partir de la fin du xviiie siècle livre une leçon fondamentale, à savoir le fait que se fonder sur la connaissance de ce qui a eu lieu et de ce qui nous précède est essentiel pour nous connaître nous-mêmes et aborder le monde qui nous entoure. À ses yeux, l’histoire ou l’historicité est l’élément dans lequel se déploie l’existence humaine. Pour Strauss, au contraire, un trop-plein d’histoire nous détourne de la connaissance des choses politiques et introduit une médiation qui est un obscurcissement. En ce sens, penser historiquement nuit à la philosophie comme recherche du permanent ou de l’inchangé. Comme Nietzsche avant lui, Strauss dénonce les dangers d’une passion historique moderne qui, transformée en attitude politique, conduit à un relativisme moral qui découle de l’acceptation de la diversité historique infinie comme vérité dernière, ce qui conduirait à une incapacité à véritablement délibérer sur les fins de l’action politique.
La crise de l’historicisme renvoie donc à une crise du jugement politique entendue comme celle de la capacité à justifier les valeurs sur lesquelles on se fonde pour agir. Le dialogue amorcé entre Aron et Strauss au sujet de l’épistémologie de Max Weber, de l’histoire politique grecque chez Thucydide, et des possibilités et limites du jugement politique, révèle ce qui est en jeu chez l’un et l’autre, à savoir la possibilité d’un sauvetage ou d’une réforme et redéfinition du rationalisme. Le diagnostic d’une crise de l’histoire implique donc une incertitude épistémologique — comment comprendre le monde qui nous entoure si le déploiement de l’histoire est dénué de sens — et politique — pourquoi agir de façon raisonnable si on ne peut fonder son action sur des principes qui ne sont pas soumis à l’historicité. En ce sens, la source fondamentale de la crise de l’historicisme semble se situer dans un effondrement des fondements du rationalisme, qui conduit à la menace non seulement du relativisme moral (qui peut être par ailleurs salutaire), mais au péril du nihilisme. Suivant cela, l’enjeu devient celui des possibilités et limites du jugement politique en temps de crise. L’enquête conduite dans le livre permet sur ce point de révéler, par-delà ce qui oppose les deux penseurs, la présence de points de rencontre inédits.
En matière de contributions au savoir, la portée de l’ouvrage se déploie sur trois plans. Alliant outils d’histoire intellectuelle et approche philosophique, cet ouvrage jette tout d’abord un éclairage nouveau sur la crise de l’historicisme du point de vue de sa dimension pratique et de son rapport avec la philosophie politique au cours des années 1930, de même que durant la période de l’après-guerre.
Le livre se propose de montrer deux choses : tout d’abord, que le but n’est pas de définir une fois pour toutes ce qu’est l’historicisme ou ce qui est en crise dans l’historicisme, mais bien d’insister sur les combats autour de la mobilisation politique et idéologique du concept d’historicisme et ses corollaires, le relativisme et le nihilisme. Pourquoi ce concept est-il mobilisé comme grief pour désigner l’ennemi philosophique ou politique ? Qui sont les accusateurs, et qui siège au banc des accusés ? Ensuite, j’ai voulu mettre en lumière la dimension pratique et concrète des débats autour de la crise de l’historicisme au tournant du xxe siècle. Ce que l’on nomme la « crise de l’historicisme » n’est pas qu’un problème d’épistémologues obscurs du xixe siècle en Allemagne, mais constitue une voie féconde pour penser le développement de la philosophie politique au xxe siècle. En fait, la crise de l’historicisme met au jour une question centrale et persistante en philosophie politique, celle du fondement ou de la justification des valeurs et des fins de l’action politique.
La seconde contribution du livre consiste dans l’examen d’une dimension peu étudiée des oeuvres respectives de Leo Strauss et Raymond Aron. L’ouvrage montre que d’un point de vue historiographique, il y a eu un dialogue amorcé entre les deux penseurs, et que la reconstruction de ce dialogue — à partir de sources d’archives incluant des correspondances, transcriptions de séminaires et textes inédits — permet de jeter une lumière nouvelle sur la façon dont l’un et l’autre participent à la redéfinition des tâches de la philosophie politique dans la période de l’après-guerre, notamment sur la question du jugement politique.
Enfin, la troisième et dernière contribution du livre s’articule autour d’une réinterprétation de la place et du statut des deux auteurs dans le champ disciplinaire de la philosophie politique. Les figures de Strauss et d’Aron suscitent toutes deux de vifs débats quant à leur positionnement idéologique et relativement à la façon dont on doit considérer leur héritage. J’ai souhaité m’inscrire dans un mouvement de « déstraussianisation » des études sur Strauss, c’est-à-dire me tenir à l’écart des polémiques entourant certaines parties de son oeuvre pour considérer son apport en tant qu’interlocuteur d’un débat sur les conditions et le rôle de notre rapport au passé, à l’histoire. Dans la lignée de penseurs tels que Linda Zerilli, Ronald Beiner et Robert Howse, j’ai voulu mettre en lumière les possibles usages critiques (et même thérapeutiques) de la pensée straussienne, sans pour autant perdre de vue une perspective critique quant à certains aspects du projet straussien, notamment celui d’un retour aux Grecs.
La figure de Raymond Aron, de son côté, est souvent peu considérée en philosophie politique. L’une des visées du livre est d’extraire la substance de sa philosophie de l’histoire afin de montrer la complexité et la pertinence de la philosophie du jugement et de la responsabilité politique qui en découle. Plus encore, les chapitres consacrés à la philosophie aronienne mettent également en lumière sa réflexion plus vaste sur la temporalité historique et la contingence, qui le rapproche d’auteurs tels que Hayden White et Reinhart Koselleck. On observe depuis plusieurs années un renouveau des études aroniennes, notamment en Angleterre et aux États-Unis, renouveau qui se tient à distance des anciennes querelles françaises des années 1960 et 1970. Ma contribution s’insère dans ce mouvement de renouvellement en mettant l’accent sur l’apport aronien à la théorie politique contemporaine et le rôle central de sa contribution philosophique dans le contexte de l’après-guerre.
Pour finir, le pari de cet ouvrage, c’est de parvenir à montrer que certaines interrogations et incertitudes de notre temps trouvent écho dans celles qu’ont affrontées ces penseurs à l’épreuve d’une histoire en crise.
Parties annexes
Note
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[1]
Voir Rudiger Graf et Moritz Föllmer, « The Culture of “Crisis” in the Weimar Republic », Thesis Eleven 111, no 1 (2012), 36-47.