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La tradition démocratique de l’égalité des chances

Les mythes ont décidément la vie dure, en particulier celui qui veut que, en matière d’économie politique, la culture américaine soit uniformément dominée par ce qu’on appelle en France l’ultralibéralisme, c’est-à-dire par une défense résolue de la propriété privée et du droit de contracter, en leur sens le plus absolu. Dans un ouvrage volumineux, deux universitaires américains, tous deux professeurs de droit, montrent au contraire que la constitution des États-Unis possède, depuis l’origine, une dimension anti-oligarchique très affirmée qui implique que l’économie doit être structurée au nom de l’impératif cardinal consistant à garantir à l’ensemble des citoyens une liberté conçue en termes d’indépendance matérielle ou de non-domination. Les fondateurs ont en effet, selon les auteurs, voulu fonder une république, c’est-à-dire une société d’individus qui possèdent, outre les droits personnels indispensables à la garantie contre le pouvoir public, les moyens matériels d’échapper à la vulnérabilité et aux pressions du pouvoir privé. Pour eux, il était clair qu’il ne saurait y avoir de liberté sans les moyens matériels de celle-ci.

La mise en oeuvre de ce principe implique une économie politique républicaine (ce que les auteurs appellent une tradition de la démocratie des chances « democracy of opportunity tradition » (p. 3-5), c’est-à-dire une structuration de l’économie destinée à garantir les conditions de l’indépendance de chacun. Dans les débuts de la république américaine, cet objectif passait par l’instauration d’une stricte égalité des droits — des droits personnels comme des droits économiques de propriété et de contrat — et par une lutte déterminée contre une intervention de l’État dans l’économie qui, dans le contexte de la première république avait toujours pour objet et pour conséquence de conférer à certains acteurs économiques des privilèges (des concessions, des monopoles, des tarifs douaniers protecteurs) leur permettant d’exercer une domination sur des acteurs moins puissants. Dans les conditions de la première moitié du xixe siècle, le laissez-faire et l’égalité des droits étaient donc bien les moyens adéquats de l’accès de tous à l’indépendance en raison de l’abondance de la terre et du prix élevé du travail qui permettaient à quiconque le désirait de passer du statut de salarié à celui de producteur indépendant. C’est l’économie politique de Thomas Jefferson et d’Andrew Jackson ; et, jusqu’au milieu du xixe siècle, Lincoln demeurera persuadé que, aux États-Unis — terre d’opportunités — le salariat et la domination qu’il implique ne sont pas un destin, et que chacun est en mesure, par le travail, d’accéder à une propriété qui garantit sa liberté.

Cependant, les jeffersoniens n’ont jamais considéré la non-intervention de l’État dans l’économie, ni la protection de la propriété privée et du droit de contracter, comme des dogmes, mais seulement comme des moyens permettant le développement d’une société de liberté dans les conditions où cet accès aux conditions de l’indépendance demeurait ouvert à tous. Jefferson, en s’appuyant sur Smith, accordait donc du prix au pouvoir émancipateur des marchés libres, mais il n’hésitait jamais à recourir à des mesures constitutionnelles et législatives pour assurer l’indépendance des plus pauvres et construire le cadre institutionnel d’une société libre. Il n’avait aucun doute sur le fait que la garantie de l’indépendance de l’ensemble des citoyens était l’objectif ultime de la constitution et la condition du caractère républicain de la société nouvelle. Il n’avait aucun doute non plus sur le fait que ce caractère républicain impliquait que chacun puisse échapper non seulement à la domination oppressive de l’État, mais aussi à celle de la puissance privée et de la propriété concentrée. C’est la raison pour laquelle, dans la déclaration d’indépendance, il a remplacé la formule initiale qui parlait de la « protection de la vie, de la liberté et de la propriété » par une autre formule exigeant que le gouvernement de la république protège « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » (pursuit of happiness) de chacun. La propriété à ses yeux n’était pas un droit naturel, et encore moins un droit inconditionnel, mais une institution dont l’objet n’est pas seulement de permettre la multiplication des richesses produites, mais aussi et peut-être surtout de garantir l’indépendance de celui qui la détient. C’est la raison pour laquelle elle doit être accessible à tous.

À tous, c’est-à-dire aux hommes blancs, et il ne faut pas l’oublier. La subordination des Noirs et des femmes, le confinement ou l’extermination des populations autochtones, étaient au fondement de cette vision de la liberté républicaine et de l’indépendance citoyenne (p. 77). Comme le disent les deux auteurs, la démocratie jacksonienne de la première moitié du xixe siècle était une Herrenvolk democracy : démocratie pour la race des maîtres, mais tyrannie pour les groupes minoritaires subordonnés. Ce n’est qu’avec la guerre civile et la défaite de la Confédération que le principe d’inclusion est venu s’ajouter à la dimension anti-oligarchique et à l’idée d’indépendance et, pendant une brève période, sous l’impulsion des républicains radicaux, les lendemains de la guerre civile ont vu une conjonction de l’économie politique républicaine et du principe d’inclusion. Ainsi, avant que le Sud ne reprenne en main ses propres affaires et n’impose la ségrégation raciale et le maintien des esclaves libérés dans une situation de dépendance extrême, le programme républicain avait affirmé la nécessité d’associer, à l’égalité des droits désormais possédée par les anciens esclaves, la promotion publique des moyens de leur affranchissement réel par l’action du législateur : la redistribution d’une partie des terres de leurs anciens maîtres, l’accès au droit de vote et une politique vigoureuse d’éducation publique.

Populistes et progressistes

Ce programme radical a échoué dès les années 1870, mais il a dessiné pour l’avenir cette tradition de la démocratie de l’égalité des chances qui est au coeur de l’ouvrage de William Forbath et Joseph Fishkin. Elle se compose désormais de trois principes : 1) la volonté de contenir la concentration oligarchique de la richesse et la prolifération du pouvoir privé qui en résulte, 2) l’ambition de permettre aux citoyens l’accès aux conditions et au niveau de vie qui caractérisent la classe moyenne, et 3) l’inclusion de l’ensemble des minorités dans ce mouvement visant à protéger les individus contre la domination et à les faire accéder à des conditions de vie décentes. Pour les auteurs, la mise en oeuvre de ces principes n’est pas seulement permise par la constitution américaine, mais elle est exigée par elle, faisant en sorte que le gouvernement, en particulier le législateur, a l’obligation constitutionnelle de prendre les mesures de structuration de l’économie nécessaires à leur réalisation. Sans cette action publique contre l’oligarchie et pour l’inclusion de tous dans des conditions de vie décentes, il ne peut pas exister d’indépendance personnelle, pas de liberté et par conséquent pas de république. Ils suggèrent ainsi que, face au « récit constitutionnel » (p. 328) mis en avant par les conservateurs — qui insiste sur la protection stricte de la propriété et récuse comme contraire à la liberté et à l’égalité toute mesure destinée à rétablir l’équilibre des pouvoirs entre les détenteurs du pouvoir économique et les exclus de la propriété — il a existé dans l’histoire américaine un contre-récit progressiste qui met au contraire l’accent sur l’idée que la liberté et la république exigent de l’autorité publique une action déterminée pour contenir le pouvoir privé et l’empêcher de se transformer en domination et en pouvoir politique.

La reconstitution historique à laquelle se livrent les auteurs fait cependant apparaître que, dans l’histoire américaine, les trois éléments qui composent ce contre-récit — l’anti-oligarchie, l’accès de l’ensemble des citoyens aux conditions de vie caractéristiques de la classe moyenne et l’inclusion des minorités — n’ont quasiment jamais été réunis, alors même que la réalisation de l’un est impossible sans celle des autres. Avant la guerre civile, l’esclavage demeurait un obstacle à toute inclusion, et la « liberté républicaine » était assise sur l’oppression des minorités. Après la guerre, le programme des républicains radicaux a été presque immédiatement enterré. Le mouvement populiste des années 1870-1880 a réussi une très brève synthèse de l’aspiration anti-oligarchique et du principe d’inclusion, avant de sombrer misérablement dans un racisme exacerbé. Mais, malgré cet échec, les populistes ont réussi à démontrer, face au récit constitutionnel des conservateurs, que les moyens de la réalisation d’une authentique liberté républicaine s’étaient profondément modifiés sous l’impact de l’industrialisation, de la généralisation du salariat et de la fin de la « frontière » qui rendait désormais impossible l’accès indépendant à la terre. Dans ces conditions nouvelles, les marchés, le laissez-faire, l’individualisme, la liberté de contracter, la protection du droit de propriété se transforment d’outils de libération en vecteurs d’une nouvelle servitude, parce qu’ils exposent les non-propriétaires à la dépendance par rapport à la richesse concentrée. Les populistes ont donc réussi à opposer un récit constitutionnel progressiste au récit constitutionnel des conservateurs et à montrer que le chemin de la liberté exigeait du législateur un combat déterminé contre la puissance des trusts, ainsi qu’une action vigoureuse pour libérer l’accès au crédit et permettre aux petits producteurs de s’affranchir de la domination des grandes compagnies et des banques. Avant l’industrialisation, la liberté et la forme républicaine exigeaient que la propriété soit accessible à tous, et que l’État s’abstienne de contribuer par son action législatrice à la création d’acteurs économiques dotés d’une puissance excessive, mais elles exigent désormais que l’État intervienne pour contenir la puissance des grandes entreprises et protéger les acteurs économiques les plus faibles.

Cette idée — que dans les conditions de la société industrielle moderne l’indépendance des petits producteurs ne peut plus être la clef de la liberté républicaine et que le salariat et l’absence d’accès à la propriété sont devenus des faits structurels — est au coeur des divers mouvements que l’on a appelés progressistes et qui se sont développés entre la fin du xixe siècle et le New Deal. L’ambition de ces mouvements était de contrer ce que Louis Brandeis a appelé « the curse of bigness[1] » — la malédiction que la concentration de la richesse représente pour la liberté républicaine — par une législation sociale affirmée allant des premières lois sur la limitation du temps de travail au Wagner Act de 1935 qui établit dans les entreprises la présence des syndicats et les pratiques de négociation collective. Ces lois sociales, fruit d’un âpre combat contre le récit constitutionnel conservateur qui y voyait des atteintes à la liberté protégée par la constitution, étaient conçues comme l’analogue, dans les conditions de la société moderne, de l’accès direct à la propriété indépendante qui avait été le mot d’ordre de l’économie jeffersonienne jusqu’à Lincoln. Elles étaient destinées à conférer aux salariés, aux exclus de la propriété, les moyens matériels de s’affranchir de leur dépendance par rapport aux employeurs et d’accéder ainsi à une liberté qui, sans ces moyens de défense, leur échappe et les laisse exposés à la domination. Les progressistes entendaient donc substituer la justice sociale à la justice purement légale et prôner une conception de l’équité et du droit qui regarde au-delà des formes et de l’égalité juridique pour se préoccuper de la réalité de la richesse et de la pauvreté, du pouvoir ou de l’absence de pouvoir dans l’Amérique industrielle. Cela impliquait, entre autres, un bouleversement législatif des règles de la common law régissant la propriété, le contrat, le travail et l’emploi. Dans cette approche, l’optimisation de la production et du fonctionnement du marché ne peut plus être la boussole exclusive de la politique économique aux dépens des questions de répartition et de pouvoir. Comme le dit le sénateur Cummins en 1914 lors de la discussion sur la législation antitrust (le Clayton Act)

nous nous trompons souvent, selon moi, en supposant que parce qu’une grande entreprise, c’est-à-dire une grande masse agrégée de richesse, est capable de produire une certaine marchandise à moindre coût qu’une entreprise de plus petite taille, il s’ensuit qu’il est dans l’intérêt du bien-être et de l’avantage du peuple que cette marchandise soit produite au moindre coût. Je n’accepte pas cet article de foi économique. Je pense que nous pourrions bien acheter ce bon marché à un prix vraiment trop élevé s’il a pour conséquent la soumission de l’individu, l’assujettissement d’une grande masse de gens à un seul maître qui les dirige

cité p. 229

Mais il ne faut pas se tromper. Les progressistes n’ambitionnaient pas seulement de construire un État-providence dont les mécanismes seraient en mesure de compenser les défaillances du marché, d’organiser l’assistance envers les exclus et d’optimiser ainsi le fonctionnement social en « régulant les pauvres[2] ». Ils se préoccupaient aussi et surtout de remodeler les rapports de pouvoir au sein de l’économie pour en exclure la domination et la dépendance et les rendre ainsi compatibles avec la forme républicaine de gouvernement et la liberté des citoyens.

Leur programme incluait la création d’un système d’assurances sociales, une régulation nationale de l’industrie et des rapports de travail, une action vigoureuse contre les trusts ainsi que des réformes politiques démocratiques visant à rendre l’amendement de la constitution plus accessible, à supprimer ou à amoindrir le rôle du judiciaire, à rendre possible le rappel des élus par les électeurs, ainsi que des primaires ouvertes à l’ensemble des électeurs (au lieu d’une désignation des candidats par l’appareil des partis) et l’élection des sénateurs au suffrage direct.

La dérive managériale du progressisme

Les limites de ces mouvements progressistes — y compris du New Deal — ont maintes fois été soulignées. L’absence du principe d’inclusion, d’abord, parce que les victoires politiques remportées par ces mouvements ont été la conséquence d’une alliance contre nature entre les progressistes du Nord et les démocrates du sud qui n’y ont souscrit qu’à la condition qu’elles ne soient pas applicables au secteur agricole, c’est-à-dire à leurs propres employés afro-américains. Le fait est que ces mouvements ont ensuite été trop souvent animés par un esprit technocratique et managérial qui place sa confiance dans l’expertise et la dépolitisation des questions au profit d’instances bureaucratiques. La conséquence a été une tendance à considérer le peuple comme le réceptacle passif d’avantages qui lui sont octroyés et qui ont moins pour but de conférer aux individus les bases d’une liberté réelle que d’amortir les effets du fonctionnement du marché et d’optimiser ce fonctionnement en compensant les effets négatifs qu’il peut avoir pour certains[3].

Cette dérive managériale est au principe de ce que les auteurs appellent le grand oubli (« the great forgetting »). Lors du New Deal, l’affrontement avec la Cour suprême pour en obtenir la reconnaissance de la constitutionnalité de la nouvelle législation sociale s’est terminé par ce que l’on pourrait considérer comme une demi-victoire. La Cour n’a pas admis que cette législation était exigée par la constitution et qu’elle était nécessaire à l’instauration des bases de la liberté, mais seulement que la constitution ne l’interdisait pas et que, en conséquence, le judiciaire pouvait se dégager de ces questions et laisser la gouvernance de l’économie au législateur. Les héritiers du mouvement progressiste dans les années 1930 et 1940 ont donc abandonné le récit constitutionnel de leurs devanciers pour adopter une position de repli. Ils ont cessé de contester la vision de la constitution républicaine qui prétend que la propriété de soi, l’égalité des droits et la défense de l’ordre propriétariste soient suffisantes pour garantir la réalité de la liberté. Ils se sont aussi contentés d’affirmer que la puissance publique avait le droit d’agir pour optimiser le fonctionnement du marché et en compenser les défaillances par des politiques d’assistance qui ont donné à l’État-providence américain l’aspect d’une machine experte occupée à traiter des problèmes techniques de maximisation de la production et de minimisation de la pauvreté par le truchement d’agences dépolitisées dirigées par des experts.

Les libéraux d’aujourd’hui, héritiers des progressistes d’hier, souffrent donc d’une faiblesse insigne dans le débat contemporain. Au lieu de se placer sur le terrain de ce que la constitution ordonne, ils se placent seulement sur celui de ce que la constitution permet et, dès lors, les droits sociaux apparaissent non plus comme des conditions de la liberté et d’une société de forme authentiquement républicaine, mais comme des droits d’un statut inférieur aux droits personnels dont ils reconnaissent eux-mêmes qu’il s’agit de droits dont la constitution exige le respect. Ils sont devenus incapables d’opposer au récit constitutionnel des conservateurs — qui rejette l’Obamacare au nom d’une vision de la liberté individuelle et des droits de propriété — une interprétation concurrente de l’économie politique de la liberté.

Au milieu des années 1960, la « grande société » du président Johnson aura été le reflet de cette mutation du progressisme en forme d’amnésie. La rupture de la coalition avec les démocrates du sud est devenue inévitable dès lors que le gouvernement fédéral voulait aborder de front la question de l’inclusion. Au demeurant, l’affaiblissement du programme d’extension des protections sociales était inscrit dans la conversion de ses promoteurs à l’idée qu’il s’agit non pas de répondre aux exigences de la constitution républicaine, mais d’accompagner le développement de l’économie de marché par des mesures d’assistance, de compensation et d’optimisation qui se situent sur un plan purement technique, et dont le but n’est pas de promouvoir l’indépendance.

Les raisons d’une amnésie

Quelles sont les raisons de cette amnésie — le « great forgetting » de nos deux auteurs — de la gauche progressiste américaine dans les années d’après-guerre et plus encore dans les années 1960 et 1970 ? L’essentiel est que, dans la période d’après-guerre, les progressistes ont pensé que l’oligarchie était effectivement contenue et que, du moins pour les Blancs, l’accès à la classe moyenne était devenu une réalité pour tous. L’heure était donc venue de se préoccuper de la troisième branche de l’économie politique républicaine, à savoir l’inclusion des minorités dans cette prospérité moyenne. Dans les années 1970, la gauche américaine a ainsi développé un vaste agenda de revendications juridiques pour promouvoir la justice raciale, l’égalité des sexes, la sécurité des consommateurs, la protection de l’environnement. Mais, d’une part, cet agenda était à l’intention exclusive du judiciaire et, d’autre part, il consistait à policer le marché sans remettre en cause les rapports de pouvoir qui s’y dessinent, abandonnant ainsi toute idée d’une économie républicaine structurée par la nécessité d’établir les bases matérielles de la liberté. La gauche américaine a donc adopté l’idée d’un gouvernement des juges et celle d’une supervision de la gouvernance de l’administration par le judiciaire, d’une manière que leurs prédécesseurs progressistes auraient repoussée. En même temps, ils ont, dans une large mesure, abandonné l’ancien agenda constitutionnel progressiste centré sur les réformes économiques et sur les libertés collectives, « croyant à tort que, dans ce domaine, le travail avait été fait » (p. 359). C’est cette conjonction entre la conviction de la suprématie du judiciaire en matière d’interprétation constitutionnelle et la conviction selon laquelle les questions économiques et sociales étaient devenues secondaires, parce que réglées pour l’essentiel, qui a déterminé la conjoncture actuelle. Dans celle-ci, les questions constitutionnelles par excellence sont les questions liées à l’inclusion des minorités, tandis que le statut constitutionnel de la question de l’anti-oligarchie et de l’accès de tous à la classe moyenne est perdu et laisse le champ libre au récit constitutionnel conservateur désormais sans rival.

Le facteur essentiel, c’est donc bien que les progressistes en soient venus à accepter le postulat qui veut que la constitution n’ait rien à dire sur les questions économiques et que la gestion de l’économie soit entièrement indépendante de la question de la liberté. Ils ont tout simplement oublié qu’il existe une économie politique constitutionnelle républicaine qui a une longue tradition derrière elle, pour accepter implicitement l’idée que l’économie est le domaine des relations privées qui doivent être abandonnées à des experts et demeurer dans son principe, sinon dans ses scories, à l’abri du droit public. Dans le même temps que l’économie, domaine réservé des experts, devenait ainsi indépendante de la politique, et que s’élevait une cloison étanche entre le privé et le public, le droit constitutionnel — domaine réservé des juges dont le législateur est désormais exclu — s’autonomisait lui aussi par rapport à la politique pour se préoccuper uniquement de parfaire l’égalité des droits individuels en oubliant les droits dont, collectivement, les citoyens ont besoin pour constituer les bases matérielles de leur liberté et résister au pouvoir dominateur de la richesse privée.

Les progressistes de la fin du xixe siècle et les new dealers avaient entièrement mis de côté la question de l’inclusion. Leurs héritiers négligent la lutte contre l’oligarchie et l’accès de tous aux conditions de vie de la classe moyenne. Or, selon Fishkin et Forbath, les trois branches de l’économie politique républicaine ne peuvent réussir qu’ensemble. La république ne pouvait être qu’inachevée tant que la question de l’inclusion n’était pas posée. Mais, inversement, poser la question de l’inclusion sans poser conjointement — comme le voulait en revanche Martin Luther King — la question de l’égalité des indépendances matérielles ou en faisant semblant de croire qu’elle est déjà résolue, c’était vouer l’intégration et l’inclusion à l’échec.

L’ambition des auteurs est donc de montrer la nécessité d’un retour à l’inspiration initiale du progressisme pour opposer un récit constitutionnel républicain au récit constitutionnel conservateur, et montrer que les mesures prônées aujourd’hui par la gauche sont requises par une constitution dont l’objet a toujours été de mettre en place les conditions matérielles de la liberté et de limiter le pouvoir privé : limitation du financement privé des campagnes électorales, renforcement du droit du travail, discrimination positive, accès aux soins pour tous, taxation des héritages, cogouvernement des entreprises, politiques de plein emploi, accès à un enseignement supérieur de qualité sans endettement insupportable.

Conclusion

Aux États-Unis comme en Europe, les programmes politiques de ce genre passent pour radicaux ou extrémistes et sont considérés comme sortant des bornes du droit et de la liberté individuelle qui définissent le libéralisme. Des services publics robustes, un service de santé public, un droit du travail protecteur, la participation des salariés à la direction des entreprises passent pour incompatibles avec le droit de propriété, avec la liberté de contracter et avec le principe de concurrence qui assure la maximisation du bien-être. En réalité, c’est le statu quo qui excède les bornes du droit et de la liberté et qui s’éloigne du libéralisme des origines, car, comme le proclamait un représentant jacksonien en 1832 : « je nie qu’il soit approprié ou cohérent avec l’objet de notre gouvernement de promouvoir la croissance de la richesse de notre pays sans nous préoccuper de la manière dont elle est répartie ». Il ajoutait : « L’accumulation de richesses considérables dans les mains de citoyens individuels subvertit l’égalité naturelle des rangs et de l’influence qui est le but et la finalité même de toutes nos institutions politiques » (p. 13 et 75).