Corps de l’article
Avec Hegel. De la Logophonie comme chant du signe, le chercheur indépendant et essayiste québécois Jean-Luc Gouin nous offre un ouvrage d’une facture très singulière, tant par sa composition, que par son écriture. Si ce livre se veut une introduction générale au système philosophique que nous a laissé G.W.F. Hegel (1770-1831), il est, dans les faits, beaucoup plus que cela. Prenant parfois des allures plus personnelles, fruit d’une « fréquentation soutenue de plus de trente ans de ce phénix du penser (p. XVII) », Gouin nous livre ici une réflexion inspirée et stimulante sur la pensée de ce philosophe allemand qui détonne.
Cet essai tranche d’abord par sa composition. Organisé en sept chapitres, il rassemble des textes déjà publiés ailleurs dans différentes revues savantes pour la plupart bien connues (Hegel-Studien, Revue philosophique de Louvain, Philosophiques, etc.). S’ajoute à cela un bref échange épistolaire peu concluant avec le philosophe français Michel Onfray, un essai à portée ésotérique (dans le sens traditionnel et non péjoratif du terme, soit qui est réservé aux seuls initiés) d’inspiration librement hégélienne (chapitre 4 « Raison océane sur fond de (l’Impen) sable »), une bibliographie d’initiation à l’oeuvre de Hegel, de même que des « scolies » dédiées aux pensées de Marx et de Merleau-Ponty. Dans le cas de ces dernières, pour intéressantes qu’elles soient, leur pertinence dans un essai consacré à Hegel semble ici discutable. Certaines parties, notamment le chapitre 5 (« Sous la coupe des coups et la loupe des loups »), se présentent comme une véritable défense de la pensée de maître contre ses très nombreux détracteurs au cours des deux derniers siècles. Bien menée, cette défense omet toutefois de s’intéresser à certains grands penseurs de la tradition philosophique occidentale qui ne se sont pas seulement limités à formuler des critiques circonscrites à l’égard de telle ou telle partie de la pensée de Hegel, mais qui se sont attaqués de front au système hégélien lui-même dans un effort en vue de le « dépasser ». Pensons ici à Kierkegaard ou Heidegger par exemple.
Par-delà la composition, l’écriture elle-même de cet essai détonne. Gouin déploie une écriture très travaillée, puisant à même une très vaste érudition, et dictée par une visée qui semble autant heuristique qu’esthétique. Cela nous donne un texte très dense, d’une lecture exigeante. Cette écriture et l’approche qui la porte nous éloignent du flegme des études notamment anglo-saxonnes sur la pensée de Hegel, dont la prétention à l’hégémonie sur le sujet est critiquée en préliminaire par l’auteur (p. XVI). En soutien à ses propos, Gouin n’hésite ainsi pas à mobiliser dans son écriture de manière pêle-mêle des figures philosophiques bien connues et de grands commentateurs de l’oeuvre du penseur berlinois (tels les Heinrich Heine, Frank Rosenzweig ou Bernard Bourgeois par exemple), mais aussi des autorités musicales, notamment de la francophonie (Gilles Vigneault, qui trouve une place privilégiée ici, à côté de Jacques Brel, Robert Charlebois et bien d’autres), de même que des écrivains (Ernst Bloch, Cioran ou Voltaire par exemple). Certaines notes se composent d’une enfilade étourdissante de références littéraires, musicales ou poétiques (exemple de la note 21, p. 132-133), si bien que le lecteur vient à perdre de vue le propos initial. Cela offre un tableau aux couleurs bigarrées, qui, en maints endroits, plutôt que de venir éclairer la pensée de Hegel, donne malheureusement plutôt l’impression d’ajouter une couche d’opacité sur cette pensée déjà complexe et souvent décriée comme peu accessible.
Au surplus, on ne peut manquer de souligner que l’ensemble du texte prend appui sur un appareil de notes d’une extrême lourdeur. Chaque paragraphe, ou presque, est accompagné de notes en bas de pages, certaines d’entre-elles très longues, allant jusqu’à occuper plus de la moitié de la page. À cela s’ajoute de nombreuses notes complémentaires (autrement dit des notes dans les notes) en fin de chapitre, lesquelles viennent bonifier le contenu, déjà très touffu, des notes présentes dans le texte et même, des notes dans les notes complémentaires (voir à la page 63, la note Ω, de la note 25’, elle-même rattachée à la note 25 de la page 41…). La majorité de ces notes vise, de manière parfaitement conventionnelle, à appuyer le propos de l’auteur, en mettant de l’avant des sources ou en rendant disponibles au lecteur les passages exacts des textes cités, notamment ceux puisés à même l’oeuvre de Hegel — sous la forme de traductions, au demeurant, justes et précises offertes par l’auteur lui-même. On trouvera toutefois à même ces notes en plusieurs endroits des digressions, des discussions parallèles ou des évocations imprécises à des idées, des figures littéraires ou musicales, dont la pertinence pourra quelquefois échapper au lecteur. Au surplus, plusieurs chapitres sont précédés de notes préliminaires et d’appendices. Il en découle ainsi un système d’écriture très complexe qui rend malheureusement la lecture parfois laborieuse.
Ensuite, s’il détonne par son style, pour ce qui est de son propos, Hegel. De la logophonie comme chant du signe apparaît nettement plus convenu. Gouin propose ici une réflexion sur la pensée de l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit, à travers l’exposition de ce qu’il nomme le « Gyroscope Sujet — Négativité — Résultat — Réconciliation » ou simplement « matrice de sens SNRR (voir chapitre 2, « De la Logophonie comme chant du signe. Architectonique de la Raison »). Les trois premiers chapitres de l’essai contribuent chacun à leur façon à travailler ce qui représente aux yeux de l’auteur « la clef de voûte de l’idéalisme hégélien ». Ce dispositif explicatif permet d’éclairer la dynamique à l’oeuvre dans le déploiement de la Raison absolue, dynamique qui peut apparaître hermétique, sinon tautologique, dès lors que l’on admet, suivant Hegel, que la Raison « est » comme effectivité réelle, tout autant que le réel est déjà en soit « rationnel » (« Was vernünftig ist, das ist wirklich ; und was wirklich ist, das ist vernünftig » ; Principes de la philosophie du droit, 1820). Absolue, et donc, n’admettant aucune extériorité radicale, la Raison se déploie ainsi autant chez Hegel comme processus « effectif » — la raison qui est dans la réalité effective —, que comme procédé « idéel » — la Raison qui s’élève graduellement à la conscience d’elle-même. Les « quatre leviers euristiques et fondamentaux (p. 69) » du dispositif imaginé par Gouin permettent d’éclairer les différentes étapes du déploiement dialectique de cette Raison absolue hégélienne. La « logophonie » qui se dévoile ainsi est celle de la Raison (entendue comme λόγος), lorsqu’elle parvient enfin à se dire à elle-même ce qu’elle est et ce qu’elle aura été au terme du long périple qui aura été le sien ; la pensée de Hegel s’offrant comme le « chant du signe (sic) » de cette Raison au moment où elle parvient à la pleine réalisation d’elle-même (p. 54). Ce dispositif heuristique, s’il ne brille pas par son originalité — mais là n’est pas la prétention de l’auteur —, s’avère efficace, selon nous, pour éclairer « la déterminité fondamentale de la philosophie de Hegel (p. 42) », notamment pour un lecteur déjà familier avec celle-ci.
Par ailleurs, on soulignera de nombreuses coquilles dans le texte (« dialecique (p. 41) », « parathèses (p. 12) », « sus pendu (p. 102) ». On serait toutefois tenté d’être indulgent. La composition du texte, avec ses nombreuses incises, ses néologismes, ses nombreuses marques, son recours à toute l’étendue des procédés typographiques, parfois même dans un même paragraphe, son recours à des mots étrangers, etc., devait représenter un réel défi de correction pour les réviseurs linguistiques.
À qui s’adresse cet essai ? Assurément pas au lecteur novice de la pensée hégélienne. Celui-ci risque de sortir « étourdi » d’une telle lecture exigeante et alourdie par de très nombreux commentaires. En revanche, le lecteur déjà versé dans l’oeuvre de Hegel ou déjà engagé dans un travail exégétique trouvera là un essai stimulant, pour peu qu’il accepte le style d’écriture particulier de l’auteur. Ce même lecteur pourra toutefois déplorer l’absence de véritable effort de la part de l’auteur pour rendre actuelle la pensée du maître. Le travail de Gouin en faveur de Hegel tend en effet ici à se limiter à consolider le caractère « monumental » de son oeuvre, plutôt qu’à faire entrer celle-ci dans un dialogue avec ses successeurs, notamment contemporains.
Quoi penser de ce curieux essai ? Par son style, des plus hétéroclites, sa plume recherchée et sa composition bigarrée, Hegel. De la logophonie comme chant du signe ne manque pas d’originalité. La lecture qu’il offre de la pensée hégélienne apparaît éclairante, même si elle peut sembler assez convenue. Sa force réside dans sa capacité à montrer la fluidité du mouvement dialectique qui part de la Raison et qui revient à elle dans une trajectoire complexe marquée de la négativité. On soulignera ainsi la capacité de Gouin, avec le dispositif SNRR qu’il a développé, d’être parvenu à rendre cette fluidité au mouvement dialectique hégélien, que trop souvent, de nombreux commentateurs de l’oeuvre saisissent dans la rigidité d’un procédé mécanique.