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L’ouvrage, La pratique de la philosophie en communauté de recherche : entre rupture et continuité, écrit par le philosophe Michel Sasseville, avec la collaboration d’Anda Fondel, de Caroline Mc Carthy et de Samuel Nepton, réunit une trentaine de billets publiés sur le blogue du site de Philosophie pour enfants de l’Université Laval[1]. Ils abordent les enjeux théoriques liés à la pratique de la philosophie en communauté de recherche et à la pratique de la philosophie avec les enfants, telle qu’elle est développée dans le programme de Matthew Lipman et de Ann Margaret Sharp, tout en faisant référence à des expériences de terrain et en s’appuyant sur elles.
Si le livre n’est donc pas le fruit de nouvelles recherches, il vise, par la restructuration thématique des différents billets, à leur donner une cohérence et un fil directeur. L’auteur s’attache à montrer que ces pratiques s’inscrivent en rupture avec l’éducation traditionnelle, mais aussi en continuité « avec ce qui s’est fait depuis plus de 2500 ans dans le monde de l’éducation préoccupé de former plus intégralement possible l’être humain sous l’angle de sa pensée » (p. 2). Comment comprendre le paradoxe ainsi mis en avant ? La pratique de la philosophie pour enfants n’en est-elle pas à ses débuts ? En effet, à peine quarante ans nous séparent des premières tentatives réalisées par Matthew Lipman. L’objectif de cet ouvrage est justement de montrer pourquoi ces pratiques doivent certes être comprises comme des pratiques qui renouvellent, voire renversent, les schémas éducatifs habituels tout en prolongeant également une certaine tradition éducative.
La communauté de recherche philosophique
Sasseville explique qu’une communauté de recherche philosophique (CRP) désigne un groupe de personnes engagées dans un processus de recherche concernant un problème qui présente une importance à leurs yeux. Ce groupe de personnes s’emploie à préciser le problème, « à élaborer une ou des hypothèses (ainsi que des outils de vérification) permettant de solutionner le problème » (p. 7), et s’interrogent sur la dimension logique, esthétique, épistémologique, éthique et métaphysique du problème qui fait l’objet de leur recherche. C’est cet aspect qui rend la communauté de recherche, spécifiquement, « philosophique ».
La CRP suit également un certain déroulement. Dans celui présenté par Lipman et Sharp, les participants sont invités à lire une histoire et à identifier ce qui pose problème pour eux. Une fois ce temps de la « cueillette des questions » terminée, les participants s’engagent dans un dialogue, guidé par un animateur, qui prend la forme de la délibération. L’expression des différents points de vue doit alors conduire le groupe à développer un processus d’argumentation qui ne consiste pas à argumenter contre, mais avec les autres. C’est d’ailleurs en ce sens que Sasseville écrit, dans l’un des billets, qu’il « n’aime pas le mot débat » (p. 25). Selon lui, le terme renvoie à une idée de confrontation qui est inappropriée pour décrire ce qui se passe dans une communauté de recherche philosophique.
Dans ce dispositif, la pratique du questionnement joue un rôle central : « questionner et se questionner sont au centre de la pédagogie promue par la CRP » (A. Fondel, p. 35). L’animateur cherche à créer une pensée collaborative afin de « mettre les membres de la communauté au défi de penser : choisir l’interrogation plutôt que l’assertion » (p. 36). Ce procédé, qui incite les membres de la communauté de recherche à remettre en question par eux-mêmes, et avec les autres, favorise la formation de la pensée critique. L’invitation à adopter une démarche épistémique requiert également, de la part de l’animateur, des solides compétences de questionnements, construites grâce à des habiletés de penser (demander des clarifications et justifications, évaluer des présupposés, envisager les implications). Si la CRP contribue à développer des habiletés cognitives, le dialogue qui se développe en CRP suscite aussi « une dynamique qui favorise un accroissement de la sensibilité aux relations interpersonnelles » (C. Mc Carthy, p. 73). En s’engageant dans une enquête commune, les participants sont dans une perspective de co-construction du fait de la co-élaboration des idées. Or cette dimension de co-construction est aussi rendue possible par le développement de certaines conduites sociales, voire vertus morales, comme l’indulgence, l’écoute mutuelle, la bienveillance, le respect ou l’entraide[2].
La pratique de la Philosophie pour enfants
« Quand on entreprend de faire l’inventaire de toutes les activités entourant la pratique de la philosophie avec les enfants qui ont lieu actuellement sur la planète, on a tôt fait de constater que cette pratique a plusieurs visages » (p. 95). Quelle est alors la spécificité de la pratique développée par Lipman et Sharp ? Elle consiste, explique Sasseville, à inviter les enfants à discuter d’un sujet à partir d’un matériel[3] qui modélise la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Autrement dit, dans cette méthode, il ne suffit pas de « réfléchir sur des sujets comme l’amour, l’art, la beauté, le bonheur, le corps et l’esprit […] pour apprendre à penser par et pour soi-même avec les autres de manière structurée et avec excellence. Encore faut-il que cette réflexion soit constamment accompagnée d’un souci, tant des enfants que de l’animateur, de la qualité de l’utilisation des outils de la pensée dont elle se sert pour produire la réflexion » (p. 99). Le sujet de la réflexion et la manière dont on s’y prend pour traiter le sujet (qualité des actes de la pensée) sont deux aspects fondamentaux de cette pratique. Pour Lipman et Sharp, le matériel philosophique utilisé joue, à cet égard, un rôle majeur. Les histoires philosophiques à destination des enfants, proposées en début de processus, motivent les enfants à s’engager dans une recherche philosophique[4] et leur servent de modèles. Par leur forme dialogique, elles les invitent à suivre la conduite des personnages qui se questionnent sans relâche, expriment des points de vue différents, dégagent des présupposés, examinent les raisons, dans un contexte où l’écoute mutuelle, le respect et la collaboration sont des composantes essentielles. Les enfants engagés dans ce type de recherche dépassent, par conséquent, le simple échange d’opinions. Progressivement, ils deviennent soucieux non seulement de dire des choses, mais de les dire d’une certaine manière. Ces outils de la recherche « permettent de structurer le discours en lui donnant une forme qui donne sens à ce discours. Un sens qui n’est pas celui de la pensée exprimée, mais aussi la façon dont elle s’inscrit dans la recherche » (p. 143). Dans cette perspective, certaines conduites de l’animateur sont nécessaires et encouragées (sensibiliser les enfants aux conséquences de leurs présomptions, découvrir les raisons qui justifient leurs affirmations), d’autres sont à éviter (s’emparer de la discussion, obliger les élèves à poursuivre une discussion jusqu’à en trouver « la réponse »)[5].
La pratique de la philosophie avec les enfants, un nouveau paradigme d’enseignement ?
Pour quelles raisons la pratique de la communauté de recherche philosophique avec les enfants, ainsi définie, marquerait-elle une rupture avec l’éducation traditionnelle, jusqu’à en effrayer certains[6] ? Selon Sasseville, les caractéristiques qui fondent l’éducation traditionnelle — comme l’apprentissage de certaines connaissances, la priorité donnée au résultat, l’enseignement sous forme de conférence où l’enseignant endosse un rôle d’autorité — sont entièrement remises en cause par le schéma éducatif lipmanien. Il n’est plus question d’un savoir à transmettre qu’on possèderait avec certitude, mais « d’un savoir à co-construire avec les enfants et pour lequel l’enseignant n’a pas nécessairement de certitudes » (p. 198). Cette remise en question du rapport au savoir engendre, de fait, un renversement de la vision de l’enseignement. Ce qui importe désormais, c’est que l’enseignant favorise le développement de la pensée et, de surcroît, l’apprentissage des outils permettant ce développement, chaque enfant devant apprendre comment devenir un « enquêteur » (p. 48). Cette idée, selon laquelle il convient d’enseigner la méthode de l’enquête plutôt que ses résultats, s’appuie, comme le montre Samuel Nepton (p. 47), sur la pensée du philosophe pragmatiste John Dewey qui a eu une forte influence sur les travaux de Lipman[7]. Ainsi, à l’exposé magistral, il convient de préférer un dispositif dialogique favorisant la formation du jugement des enfants tout comme l’acquisition de dispositions sociales, favorisant « l’exercice d’une démocratie cognitive » (p. 13). Il ne s’agit pas de leur enseigner l’histoire de la philosophie (ce que tel ou tel penseur a pu développer concernant tel ou tel concept) mais de « les préparer à s’engager dans l’acte de philosopher en exemplifiant notamment l’usage des outils que les philosophes, tout au long de l’histoire de cette discipline, ont su en faire » (p. 98). La pratique de la philosophie pour enfants vient donc aussi bousculer une certaine conception de la philosophie et de son enseignement que l’auteur résume ainsi : « s’il s’agit de philosophie, cela ne peut être pour les enfants ; et si ce programme s’adresse aux enfants, cela ne peut être de la philosophie » (p. 203).
Si la philosophie avec les enfants entraîne un changement de paradigme éducatif, comment comprendre qu’elle puisse tout de même s’inscrire dans une tradition éducative ? Sasseville s’efforce de montrer que cette pratique est le prolongement de ce qui s’est pratiqué dans le monde de l’éducation depuis l’Antiquité avec la venue des arts dits « libéraux »[8]. Ces derniers comprennent deux parties : le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie). Après avoir exposé une brève histoire de la pratique des arts libéraux et mis en avant les convergences avec la pratique de la philosophie pour enfants, Sasseville soutient que « la lacune qu’ont voulu combler Lipman et Sharp dans les programmes d’études contemporains par l’introduction de la philosophie dès le primaire dans ces programmes : c’est en grande partie un retour à la pratique de la dialectique, une dimension importante de la tradition qui a marqué le système d’éducation en Occident depuis l’Antiquité » (p. 257). La dialectique, telle qu’elle a été formalisée dans la théorie logique d’Aristote (qui sera ensuite identifiée comme un art libéral), sert à fournir une méthode qui permet d’envisager une multiplicité d’opinions probables et de mener leur examen logique. C’est à partir de la prise en considération et de l’analyse des opinions probables[9] que se dessine la recherche visant la découverte du vrai. Or la recherche qui est en jeu lors d’une discussion philosophique intègre justement « des composantes visant à découvrir des contre-exemples et des contre-propositions aux positions adoptées par les participants afin de les engager dans un processus à la fois critique et créatif, en un mot : dialectique » (p. 243). Si Sasseville précise que la pensée philosophique que le programme de Lipman et Sharp permet d’articuler ne recouvre pas tous les modes de la pensée présents dans les arts libéraux, il montre que c’est essentiellement dans la pratique de la dialectique que la philosophie pour enfants prolonge une certaine tradition éducative.
Le présent ouvrage est une introduction riche et exigeante à la CRP, ainsi qu’au programme de philosophie pour enfants de Lipman et Sharp, qu’il a le grand mérite de présenter de façon abordable. Les billets rassemblés sont, certes, inégaux (tant par leur format que par leur contenu), mais leur lecture offre un bel aperçu de la richesse théorique de ces pratiques et de leurs implications concrètes, tout en mettant en lumière les problématiques qu’elles soulèvent pour le monde éducatif. Si ce livre peut constituer un solide outil de travail pour les (futurs) animateurs et les enseignants, il est aussi une invitation à (re)lire d’autres ouvrages pour approfondir le sujet.
Parties annexes
Notes
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[2]
Sasseville insiste sur le fait que le développement conjoint des habiletés cognitives et affectives est fondamental dans le programme de philosophie avec les enfants de Lipman et Sharp, voir les tableaux suivants : « liste partielle des habiletés cognitives » (p. 138) et « liste partielle des dispositions » (p. 139).
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[3]
Il s’agit d’histoires philosophiques écrites pour les enfants, ainsi que de guides d’accompagnement destinés aux enseignants. Ces histoires, écrites par Lipman et Sharp eux-mêmes, abordent différents domaines de recherche présents en philosophie. Par exemple, le livre Lisa (1978) se concentre sur l’éthique ; La Découverte d’Harry Stottlemeier (Vrin, 1978 [1974]) invite à aborder certains des problèmes traités en logique ; le livre Mark, de son côté, met l’accent sur la philosophie sociale et politique (1980).
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[4]
Une des raisons qui incita M. Lipman « à introduire la philosophie aux enfants par le biais d’une histoire tient au fait que la plupart des enfants aiment les histoires » (p. 106).
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[5]
Voir le billet « 25 conduites de l’animateur à éviter en Philosophie pour enfants » (p. 121) qui reprend l’avertissement de Lipman dans le guide d’accompagnement, Recherches philosophiques, du roman La Découverte de Harry.
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[6]
Cf. le billet intitulé « Qui a peur de la Philosophie…pour enfants ? » (p. 197).
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[7]
S’ils partagent l’idée qu’il faut faire de l’école un lieu où l’on apprend à penser, Dewey et Lipman ne s’accordent pas forcément sur les moyens pour y arriver. Alors que Dewey fait de l’enquête scientifique le modèle du processus éducatif, Lipman considère que « l’enseignement de pensée pouvait être atteint grâce à un moyen encore mieux adapté que la science : la philosophie » (p. 49). À l’enquête scientifique, Lipman préfère l’enquête conceptuelle.
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[8]
Sasseville s’appuie sur la définition qui retient, plus particulièrement, l’attention des historiens : « ces arts avaient (et ont encore) pour but, la plupart du temps, de conduire des personnes à développer les outils nécessaires pour vivre dans une société relativement libre qui a besoin, pour être, de citoyens capables minimalement de lire, d’écrire, de compter et de penser de façon rigoureuse » (p. 204). Sasseville précise qu’il a développé, de façon approfondie, ce point dans sa thèse de doctorat.
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[9]
Sasseville souligne néanmoins que chez Aristote, la recherche dialectique s’appuie toujours sur le probable alors que le programme de Lipman et Sharp « invite les enfants à produire toutes sortes d’hypothèses, mêmes celles qui apparaissent, à première vue, paradoxales, c’est-à-dire hautement improbables » (p. 246).