Corps de l’article
« Décoloniser le féminisme ». Fondamentale est naturellement la question de savoir ce que l’on entend par décoloniser ici. Décoloniser, c’est d’abord porter un diagnostic : il y a, manifestement, un problème avec le féminisme majoritaire, et ce problème serait d’ordre colonial. Cela signifie donc que ledit féminisme n’a pas vocation à émanciper les femmes, toutes les femmes, mais qu’il cherche à leur imposer un certain mode d’être de manière foncièrement hégémonique et arbitraire, au motif que la liberté doit se concevoir ainsi et pas autrement.
Ce mode d’être, qui se prétend universel, est en réalité particulariste. Occidentalo-centré, culturellement connoté, il correspond à une vision impériale de la femme, au sens historique mais aussi épistémologique du terme, se donnant à voir, au Nord comme au Sud, comme pensée « blanche », laïque, prônant l’uniformité des attitudes et des femmes, sorte de fractal idéologique qui appelle à l’itération infinie, ne défendant la différence qu’à l’intérieur du cercle restreint de l’homogénéité. Or prendre au sérieux la différence, c’est aussi accepter de la penser comme une modalité de l’égalité, ce qu’il n’est possible de faire qu’en l’arrachant de l’homogénéité où veut la confiner un féminisme de première génération à l’heure où les féministes, depuis un certain temps déjà, pensent la domination à l’intersection des catégories de genre, de classe et de race.
Ce diagnostic s’accompagne, dans un deuxième temps, d’une déconstruction, c’est-à-dire d’une mise au jour des clichés érigés au rang de vérité (Shéhérazade de pacotille, à la fois hypersexuelle et soumise à un mâle tout aussi oppresseur que dé-virilisé ; décrédibilisation en règle sur fond de mauvaise foi des féminismes religieux, tel le féminisme musulman) des non-dits, hiatus, omissions et autres contradictions qui parsèment le discours féministe majoritaire. Ainsi en est-il, par exemple, de cette volonté systématique de faire en sorte que « la méthode précède les problèmes » en posant, tout à la fois, la neutralité du savoir et du je connaissant. Tout se passe comme si le réel n’était pas traversé de part en part par des rapports de force qui le transforment et le subvertissent, et comme si les acteurs eux-mêmes étaient en quelque sorte hermétiques à ces tensions.
Décoloniser, c’est par ailleurs, dans un troisième temps, déconstruire ce qui peut paraître « décolonisé » ou « décolonisant » quant aux approches se présentant elles-mêmes comme, pour le dire vite, non libérales (« pour le dire vite », car parler d’un féminisme libéral nous amène à nous interroger, comme j’ai essayé de le montrer dans l’Appendice de l’ouvrage autour du féminisme de Mill). Un positionnement visiblement à contre-courant ne suffit pas à ce que l’approche soit véritablement décoloniale. C’est ainsi que l’ouvrage renvoie dos à dos un certain nombre de féminismes alternatifs, qui relèvent plus de la « théorie-pansement » que d’un effort réel pour venir à bout des rapports de domination. Ainsi Sarah Song, qui renouvelle au demeurant de manière intéressante le prisme multiculturaliste en récusant notamment l’hybridité et ses vertus, finit par renouer avec l’approche délibérative, une catégorie libérale dont on a pu constater la vanité relative s’agissant de prendre en charge la différence et de rendre justice à la diversité. C’est aussi le cas d’un certain féminisme laïc à tendance séculière, comme celui de la marocaine Fatima Mernissi, qui finit par reconduire, d’une autre manière, l’imaginaire colonial féminin qu’elle s’était pourtant attachée à déconstruire. Habitée par la recherche des frontières, elle ne les trouve que pour mieux les ignorer, voire les gommer alors qu’on attendrait d’un féminisme décolonial qu’il en reconnaisse la valeur.
Mais le cas du féminisme musulman est aussi révélateur, s’agissant de la faillite à proposer une véritable alternative décoloniale au féminisme laïc. Pensé pourtant comme postcolonial, il travaille à déconstruire le Coran pour montrer qu’une autre lecture est possible, qui assoit l’égalité entre les sexes. Le principe est louable, mais la réalisation laisse fortement à désirer. Grand est en effet le risque, en plaidant pour la complémentarité sexuelle, de tendre vers une justification en règle de l’inégalité dans la mesure où la complémentarité s’accommode parfaitement d’une assignation des rôles sociaux. Mais outre le contenu souvent tendancieux, la question de savoir quelle cible l’on vise ne laisse pas de se poser : la croyante lambda ne trouve pas de réponses à ses dilemmes quotidiens dans ces exégèses commises par l’élite féminine musulmane, réponses qu’elle trouve en revanche dans le « féminisme » dit islamique, authentiquement fondamentaliste, accessible sur la toile et sur les canaux satellitaires, et qui sont très souvent incarnées par des hommes emblématiques de la cause. Plus que cela, l’on note depuis quelques années, à mesure que le mouvement se globalise, une certaine collusion du féminisme musulman avec le féminisme laïc, ce qui conduit à croire que le caractère décolonial affiché du premier n’est qu’un voeu pieux.
Décoloniser, c’est enfin tenter de décoloniser des concepts « coloniaux » malgré tout opératoires, comme l’empowerment, par exemple, en les croisant avec d’autres concepts à forte potentialité décoloniale, tel le care. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas de faire jouer une logique de l’hybridation, récusée ici tant sur le plan épistémique qu’ailleurs comme lecture possible de l’identité personnelle, mais de réfléchir en mettant l’accent sur le prisme : le care serait ce qui permet de décoloniser l’empowerment en pensant la réciprocité au plus juste. Décoloniser, c’est donc aussi subvertir les concepts sur le mode de ce que José Medina appelle « effritement », ou de ce que Spivak nomme « sabotage épistémique ». Plus généralement, c’est opter pour un cadre qui a plus à voir avec la philosophie sociale qu’avec la philosophie politique classique en faisant place au témoignage, au récit et à la narration au même titre qu’à la normativité du concept, voire en déconstruisant l’actualité brûlante, comme c’est par exemple le cas avec la Révolution tunisienne, véritable laboratoire où se combinent, s’agencent ou simplement tentent de coexister des visions, des approches et des cadres différents, notamment féministes. Décoloniser, c’est donc aussi réhabiliter les vécus subalternes, en reconnaissant ainsi l’existence d’une « épistémè pluritopique » (Walter Mignolo), une approche jusque-là négligée par l’ensemble de la mouvance postféministe.
En ce sens, le féminisme de la frontière n’est pas un postféminisme car, en tant que féminisme décolonial, il pose une rupture fondamentale avec tout ce qui le précède, ne se définissant pas relativement, que ce soit par rapport au colonialisme (comme c’est le cas par rapport à l’ensemble des approches du féminisme postcolonial) ou par rapport à la modernité (il ne se conçoit pas comme « postmoderne »). Il n’est donc pas le moment d’une dialectique déterminée, pensé comme le dépassement d’une lecture obsolète dont il garderait quelques aspects pertinents, mais un questionnement radical sur la matrice du pouvoir. C’est ce que nous avons essayé de proposer en déconstruisant les discours féministes de part et d’autre de l’échiquier théorique.
L’objectif est, ce faisant, de proposer quelques pistes programmatiques pour tenter de sortir de l’impasse en rejetant une fois pour toutes les velléités hégémoniques qui se cachent derrière l’intérêt que l’on manifeste à l’égard des soeurs de couleur opprimées par le carcan de leurs traditions et de leur religion, que l’on parle du point de vue — faut-il le rappeler encore une fois — de l’observateur externe ou de l’observateur interne à ces mêmes loyautés et appartenances. De ce point de vue, l’ouvrage se comprend aussi comme mettant en oeuvre une « double critique » (Khatibi) ; il ne s’agit pas simplement de dénoncer le féminisme blanc, central, mais aussi les différentes variantes du féminisme postcolonial, informé, précisément, par l’hybridation épistémique que nous récusons. Autant le féminisme blanc, universaliste, se fait fort de « retrouver Kant dans chaque culture », pour reprendre l’expression de Judith Butler, autant le féminisme postcolonial part de Kant en tentant de le croiser de manière plus ou moins aboutie, plus ou moins heureuse, avec des références périphériques indigènes qui, par le fait, demeurent toujours marginales.
L’ensemble de ces pistes s’intègrent dans ce que j’ai nommé « approche transculturelle », expression qui constitue le sous-titre du livre. Par « transculturelle », il faut comprendre ici la nécessité de penser le féminisme comme une approche qui croise sans chercher à recouper, dans une perspective non consensuelle et donc foncièrement non libérale, voire anti-rawlsienne. Il n’est donc pas question d’inviter à un optimisme béat sur les vertus d’une différence toujours enrichissante pour peu qu’on sache la comprendre, ni même d’appeler à une « dynamique de la sororité », dont le caractère par définition sectaire et clanique n’est qu’une variation sur le thème de l’uniformité décriée plus haut. Nous n’avons pas de raison de nous retrouver, si j’ose dire, les unes dans les autres. Nous avons simplement besoin qu’on nous laisse, toutes autant que nous sommes, nous trouver.
Ce croisement d’un ordre très particulier s’incarne de manière heureuse, m’a-t-il semblé, dans l’idée de frontière comprise comme borne au sens kantien, et non comme limite : la frontière n’est pas ce lieu que nous traversons ponctuellement, mais bien plutôt là où nous habitons. Nous disons dès lors que nous sommes « de » la frontière, et non « à » la frontière. Seul ce positionnement peut nous permettre de nous projeter dans la plus parfaite des réciprocités et être ainsi solidaires les unes des autres de la bonne manière. Promouvant la dignité contre la tolérance, la transversalité contre la verticalité et l’horizontalité, toutes deux hégémoniques (la première, naturellement, parce qu’elle est domination, la seconde parce qu’elle est pensée comme négation de la différence), le féminisme de la frontière se déploie sur trois axes essentiels.
Il travaille, tout d’abord, à en finir avec un certain « maternalisme » par lequel il faut entendre la propension, classiquement manifestée par une certaine élite féminine mainstream, à prendre en charge les « pauvres femmes » ignorantes de leur condition et de leurs droits et à s’ériger en porte-parole de la cause, l’« énonciation ventriloque » (Marie-Anne Paveau) devenant ainsi l’unique mode de discours possible.
Il veille, ensuite, à penser en amont un empowerment véritable, qui donne la parole aux concernées et n’envisage pas l’engagement citoyen ou associatif sur le mode du fair-play à la Coubertin : non, l’essentiel n’est assurément pas de participer, mais d’être entendue, ce qui suppose de travailler à contrer le processus de dépolitisation, toujours plus accrue, de la vie civique.
Il cherche, enfin, à penser le féminisme de manière globale et à l’intégrer au sein d’une démocratie transculturelle fondamentalement polycentrée. Mais poser ainsi l’importance cruciale du lieu de l’énonciation ne revient pas à mettre toutes ses incarnations sur le même plan : déconstruire les rapports de force de cette manière reviendrait, en dernière instance, à les annihiler purement et simplement. C’est précisément ce que font les théories de l’interculturalité ou celles du multiculturalisme libéral classique, qualifié d’« ornemental » par Lugones, qui cherchent prétendument à réaliser l’égalité des points de vue. La démocratie transculturelle, pour sa part, suppose que la déconstruction de la matrice du pouvoir n’est jamais achevée, et qu’à ce titre, reconnaître la multiplicité desdits points de vue — non seulement quant à la nature mais également sur le plan épistémique — est la condition sine qua non d’une lutte permanente des « périphéristes », marginaux et autres subalternes, pour la dignité. Cela suppose en outre que le combat n’est pas simplement genré mais qu’il est aussi générique : le féminisme doit être également une affaire d’hommes. Quoi qu’il en soit, sans cette subsomption du féminisme au sein d’une conception globale de la démocratie, le combat pour la reconnaissance de la différence est perdu d’avance. C’est aussi l’un des enseignements centraux de cet ouvrage.
Parties annexes
Note
-
[1]
Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle, Paris, Vrin, 2016, 180 pages.