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Espérons que la série des « Textes cartésiens en langue française », dirigée par Denis Moreau et éditée dans la collection « Bibliothèque des textes philosophiques » chez Vrin, facilitera des recherches précises sur ce qu’on nomme parfois trop vaguement l’héritage cartésien. Des textes d’Arnaud, de Cordemoy, de Desgabets, de La Forge, et de bien d’autres cartésiens sont à paraître. L’intérêt de rééditer ces auteurs qui ont écrit dans le sillage de Descartes est avant tout pratique. Les textes de la plupart de ces écrivains de la seconde moitié du xviie siècle sont désormais soit indisponibles soit accessibles, mais dans des éditions peu conviviales. D’où l’effort de cette série qui cherche à éviter que tombe dans un oubli complet un pan du patrimoine philosophique français. C’est donc dans cette optique éditoriale que nous retrouvons la réédition du Traité de la volonté (1684) de l’oratorien Claude Ameline, précédé de L’Art de vivre heureux (1667, 1690) qui lui fut vraisemblablement faussement attribué (« Pseudo-Ameline » sera alors tout indiqué pour nommer l’auteur anonyme de ce traité). L’introduction et les notes de Sébastien Charles tentent avec intelligence de jeter quelque lumière sur cette attribution douteuse. Toutefois, d’entrée de jeu, S. Charles nous avise que son choix éditorial ne se réduit pas à prouver si Ameline est bel et bien l’auteur de L’Art de vivre heureux :
Mais au fond, la question de la paternité de l’Art de vivre heureux n’est pas l’essentiel. Ce qui importe, c’est de voir que ces deux traités sont intéressants indépendamment de l’attribution qu’on peut en faire, parce qu’ils rendent compte à eux deux de l’état d’esprit propre à la philosophie chrétienne de la fin du xviie siècle, marquée plus ou moins profondément par l’héritage cartésien
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L’interrogation qui anime ces deux traités s’attache à déterminer la possibilité de parvenir au bonheur malgré la concupiscence dans laquelle baigne l’humanité depuis la chute d’Adam. Le problème capital s’avère donc celui de la liberté comme le mentionne explicitement le Pseudo-Ameline : « Ainsi toute la difficulté se réduit à cette fameuse question de savoir si, sans la foi ou sans la grâce, on peut faire de bonnes oeuvres » (p. 44). Si la question est la même, les réponses, quant à elles, divergent considérablement. C’est ainsi que doit s’interpréter la rupture entre les deux traités, malgré leurs apparentes similitudes. Si l’hypothèse de la félicité terrestre, qui s’acquiert selon une association de la vertu de Zénon à la volupté d’Épicure, est bel et bien assumée par l’auteur de L’Art de vivre heureux, Claude Ameline, de son côté, accorde davantage au bonheur céleste, dépendant de la grâce. D’où un premier élément capital de divergence : le ton. L’optimisme du Pseudo-Ameline témoigne d’une influence cartésienne marquée par la morale provisoire de la troisième partie du Discours de la méthode. Bien que le Traité de la volonté ne soit pas sans rappeler quelques thèses cartésiennes, il n’en demeure pas moins que la fréquentation de Malebranche lui donne une inflexion beaucoup plus pessimiste. L’intérêt de joindre ces deux traités en une même édition repose alors bel et bien sur la possibilité d’analyser deux déclinaisons possibles de cet état d’esprit d’une philosophie chrétienne marquée par l’héritage cartésien.
Une autre source de divergence permet cependant d’approfondir la manière dont peut s’orienter l’héritage cartésien dans la pensée chrétienne : le rapport aux philosophes païens. Pour Claude Ameline, comme pour beaucoup de chrétiens, c’est la considération de la vie future qui détermine la supériorité de la sagesse du christianisme sur celle d’un Zénon ou d’un Épicure. Si le désir d’être heureux est le désir fondamental de l’être humain, il doit s’entendre, dans la perspective anthropologique adoptée par Ameline, comme principe d’explication des différents types d’amour (l’amour des choses sensibles, de la gloire et de la connaissance) et des maladies de l’âme qui en découlent. L’auteur du Traité de la volonté procède alors à une dissection ou une anatomie de l’âme tout à fait en consonance avec l’esprit des Passions de l’âme de Descartes. Ameline reproche à Aristote d’avoir adopté la posture de l’orateur pour traiter des passions. Faute de pouvoir appuyer leurs analyses sur la notion de péché, les anciens ne pouvaient que formuler une conception défectueuse des dangers des passions humaines. Si bien qu’il préconise l’approche cartésienne, tout en s’interdisant la posture du physicien adoptée par Descartes. C’est donc sur l’approche du moraliste chrétien qu’il jette son dévolu pour mener à bien son anatomie des passions humaines. Là où les thérapies de l’âme des anciens mettaient leur confiance entière dans les connaissances des passions et les exercices spirituels pour les maîtriser, le moraliste chrétien récuse cet intellectualisme moral par la théologie : « Si l’homme n’était malade que d’ignorance, les connaissances seules seraient son remède. Mais, étant malade de cupidité, il faut que la charité le guérisse, et chasse le mauvais amour dont son coeur est pénétré » (p. 286). Le remède ne relève donc pas proprement de forces humaines. Résumons : sans la grâce divine, la lettre de la loi agonise.
Le Pseudo-Ameline présente une appréciation beaucoup plus clémente de l’intellectualisme des païens. Pour l’auteur de L’Art de vivre heureux, la vertu des païens constitue une preuve que le péché n’a pas complètement étouffé l’inclination de l’homme pour le bien. La perspective est donc inversée. Il ne s’agit plus, comme dans le cas d’Ameline, de poser la chute d’Adam comme la preuve irréfutable de l’impossibilité du bonheur terrestre. Le Pseudo-Ameline procède plutôt à une analyse des moyens que se donne la raison pour amortir la chute. C’est sur la distinction entre souverain bien absolu (Dieu) et biens relatifs (vertu, sagesse, connaissances) que le Pseudo-Ameline fonde son appréciation de la vertu des anciens. Bien que ces derniers n’aient pas droit au salut, ils ont néanmoins pu jouir des biens relatifs et disponibles à tout humain, chrétien on non. Du côté des biens relatifs, le bonheur et la vertu coïncident dans une conception moderne du principe stoïcien du partage entre ce qui dépend de nous (vertu, sagesse, biens de l’esprit) et ce qui ne dépend pas de nous (honneurs, richesses, santé). Dans cette optique, la bonne conscience, la paix intérieure, le sentiment tout chrétien d’avoir fait de son mieux, définit le bonheur terrestre. Pour le Pseudo-Ameline, cette conception du bonheur se trouve autant chez les sages de l’Antiquité que chez les Pères de l’Église (chap. VIII de L’Art de vivre heureux).
Qu’y a-t-il de cartésien dans l’intellectualisme moral du Pseudo-Ameline ? Il ne suffit pas de séparer ce qui dépend de nous de ce qui dépend de la chance à la manière des stoïciens. Encore faut-il savoir distinguer entre ce qui relève de l’ordre de l’entendement et ce qui repose sur l’ordre de la volonté. La vertu se définit alors en ce que la volonté accepte les jugements émis par la raison. L’usage réglé de l’entendement et de la volonté définit la sagesse. C’est à partir d’une caractérisation des spécificités propres à la raison et à la volonté que le Pseudo-Ameline s’attaque à la scolastique à la manière de Descartes. La définition aristotélicienne de l’âme est jugée non seulement équivoque, mais aussi dangereuse : elle ne permet pas d’affirmer avec certitude la spiritualité et l’immortalité de celle-ci. Seules les conceptions métaphysiques d’Augustin et de Descartes dissipent les doutes quant à la spiritualité et à la liberté de l’âme humaine. S. Charles résume ainsi la conclusion à laquelle parvient le Pseudo-Ameline : « Bref, le bonheur dépend bien de nous puisqu’il ne consiste au fond que dans le bon usage de notre raison et dans la fermeté de nos résolutions » (p. 21).
Si l’auteur de L’Art de vivre heureux s’en prend tous azimuts aux conceptions qui inscrivent un élément d’extériorité dans l’expérience du bonheur terrestre, il en est de même pour le véritable Claude Ameline. En effet, ce dernier s’attache au souverain bien de manière détournée, sans faire appel aux biens relatifs exposés par le Pseudo-Ameline. Il n’y a de félicité que dans le bien absolu : Dieu, dont la connaissance s’avère enfouie sous la confusion des passions. Dès lors le rapport à la fortune n’est pas le même. Pour Claude Ameline le bonheur ne dépend pas vraiment de la volonté humaine à faire le bien en harmonie avec les principes dictés par la raison. Les maladies qui affectent l’âme sont autrement plus profondes et indéracinables. Si l’anthropologie chrétienne affleure ici et là dans L’Art de vivre heureux, elle se trouve cependant au coeur du Traité de la volonté. Claude Ameline partage néanmoins avec le cartésianisme du Pseudo-Ameline les attaques contre les scolastiques. La divergence entre les deux textes se fait sans doute plus sentir dans la raison principale du dérèglement des passions. L’Art de vivre heureux contient plusieurs remarques qui laissent entendre que l’errance humaine ne repose tout compte fait que sur la précipitation du jugement ou le défaut de connaissance. Ameline reconnaît bien entendu ces deux sources d’errance dans son Traité, mais elles sont de loin insuffisantes. La principale source tient davantage au déséquilibre entre la faiblesse de la raison et la force des passions.
Les passions fondamentales disséquées par Ameline recoupent presque parfaitement la classification de Descartes, comme l’indique S. Charles : « l’admiration, l’amour, la haine, la tristesse, la crainte et la joie, ce qui recoupe la classification de Descartes à l’exception du remplacement du désir par la crainte » (p. 23). La méthode qu’Ameline emploie est la même pour chacune de ces passions fondamentales : il définit la passion, présente certaines règles qui permettent de la traiter (suspension du jugement, analyse de l’objet, etc.) et expose les violations des différentes règles. S. Charles résume la conclusion du Traité de la volonté par un paradoxe qui n’est pas sans rappeler la posture des moralistes chrétiens : « La raison a donc pour finalité première d’apprendre aux hommes à se connaître et à comprendre qu’ils ont besoin d’un médecin autre que leur raison, qui puisse, par la grâce, les délivrer de leurs maux » (p. 26).
Après une lecture parallèle des deux textes publiés ensemble dans cette édition, on peut se rallier en connaissance de cause au propos que tient H. Gouhier, dans son ouvrage Cartésianisme et augustinisme au xviie siècle, et à son analyse textuelle qui lui sert à refuser la paternité de L’Art de vivre heureux à Claude Ameline. En le citant, S. Charles évoque le chiasme qui permet de comprendre l’intérêt, pour l’histoire de la philosophie moderne, de lire les philosophes chrétiens de la seconde moitié du xviie siècle et de prendre le pouls des différences entre un cartésien qui rencontre Augustin et un augustinien qui rencontre Descartes (p. 13).