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Introduction

Dans un beau fragment de l’Allgemeine Brouillon, Novalis notait avec force : « La perspective est pour ainsi dire la théorie de la traduction[1]. » Le poète romantique n’avait assurément pas tort. Si la perspective est déjà la traduction de la faculté universelle de voir dans une vue singularisée, il faut dire que toute traduction institue une perspective neuve et irréductible sur le texte, et déjà sur le monde, générant des problèmes authentiquement philosophiques. L’un d’entre eux est tout à fait remarquable dans le cadre des études fichtéennes de langue française. En effet, en rendant indifféremment Tendenz et Trieb par « tendance », les premières traductions de Fichte proposées par Alexis Philonenko, et les diverses traductions ultérieures qui lui ont emboîté le pas, ont d’une part rendu « continue » la dimension d’aspiration ou d’effort pratique du moi, évitant d’instaurer des coupures à l’intérieur d’un agir que Fichte a toujours dit « un », mais, d’autre part, elles ont assurément réduit l’épaisseur du texte allemand — ces travaux n’en demeurant pas moins précieux par ailleurs. La présente recherche part ainsi d’une volonté de complexifier la compréhension que l’on peut avoir de la conceptualité évoquée. Toutefois, il ne suffit pas d’indiquer une autre traduction possible, encore faut-il assumer la lecture renouvelée qu’elle rend possible. C’est pourquoi nous voudrions interroger à nouveaux frais, en la reconstruisant, la genèse fichtéenne de l’affectivité dans son ensemble — du moins au départ des textes d’Iéna (1794-1799).

D’où partir lorsque l’on veut cerner une thématique aussi complexe, et à quels éléments doit-on ou peut-on se limiter ? Il n’est pas aisé de bien délimiter le domaine de l’affectivité dans la première période de Fichte. Dans le corpus iénaen, le concept d’Affekt, qui deviendra particulièrement significatif par la suite, notamment dans l’Anweisung de 1806, est encore discret. En revanche, divers concepts connexes sont omniprésents, et ce sont eux qu’il faut interroger. Les concepts de Tendenz, Trieb et Gefühl, que nous rendons respectivement par tendance, pulsion et sentiment, sont peut-être à cet égard les plus caractéristiques. Étroitement liés entre eux, ils forment à notre avis les trois strates principales de ce qui ensemble constitue la dynamique de l’affectivité dans l’agir du moi. À l’évidence, le propos pourrait ou devrait être élargi. Ainsi, l’on pourrait par exemple inclure dans notre analyse la sensation (Empfindung) du Grundriss de 1795. En outre, dans la mesure où le moi s’affecte, littéralement, de l’espace et du temps à travers le corps propre et le corps d’autrui, il faudrait également mettre en évidence ces éléments, auxquels Fichte consacre de belles déductions dans la continuité des concepts que nous proposons à titre de point de départ. Nous nous en tiendrons toutefois à ces derniers, dont on peut penser qu’ils forment l’architecture de l’affectivité.

Bien que nous nous autorisions des allées et venues entre les grands écrits iénaens, notre libre reconstruction privilégie cependant la stratégie mise en place par le philosophe dès 1796, qui libère totalement l’agir pratique et achève de lui inféoder la représentation. Précisément, notre lecture devra s’arrêter, après l’avoir rendue possible, avant la déduction de l’intuition sensible, qui a pour résultat la Vorstellung ou encore le Bild. Nous nous tiendrons ici en deçà de l’image, tout en conservant celle-ci en ligne de mire, car c’est l’ouverture imaginale du monde qui est en définitive visée et soutenue par l’affect. Le moi fini n’acquiert de représentation du monde que dans la mesure où celle-ci est supportée par le complexe du sentir, dont Fichte propose une genèse réflexive originale qu’il vaut la peine d’isoler et d’envisager ici en tant que telle.

1. Tendance et vouloir pur

On sait que la Wissenschaftslehre part de l’identité originaire du sujet et de l’objet à l’intérieur d’un principe un. Par la performance du « je suis », pour le dire dans les termes de la Grundlage (1794), le philosophe réalise l’autoposition du moi, la coïncidence absolue de l’agissant et de l’agi. L’agir est pur et absolu retour sur soi de l’acte même de se poser, il est, dans les termes de la Nova Methodo (1796-1799) cette fois, passage (Übergehen), c’est-à-dire autodétermination de l’acte. En se posant lui-même, le philosophe découvre le moi comme arrachement à l’inertie, activité de passer et de s’engendrer soi-même, dont l’inertie n’est ni l’origine ni la raison — le moi s’arrache parce qu’il s’arrache. C’est là ce que Fichte explique clairement à ses étudiants :

le moi effectue un passage parce qu’il effectue un passage ; il se détermine parce qu’il se détermine ; ce passage s’effectue par un acte d’absolue liberté qui se fonde lui-même. C’est une création à partir de rien, la production de quelque chose qui n’était pas encore, un commencement absolu[2].

L’intuition intellectuelle (intellektuelle Anschauung) est le nom que l’on donne à la saisie par le moi fini, c’est-à-dire à la conscience de l’autoposition infinie du moi au moment où ce dernier réalise l’autoposition. Le moi ne peut accomplir l’identité originaire et se découvrir comme pure activité de passer ou de s’engendrer soi-même sans mesurer la finitude de sa performance : poser l’identité, c’est admettre immédiatement une non-identité, la présence d’un repos par lequel seul l’agir a pu apparaître et se révéler comme agir pur. Pour qu’il y ait conscience, et par suite détermination, d’un acte auto-déterminé, c’est-à-dire déterminé par rien en dehors de lui, il faut une scission dans l’agir. Le passage est la réflexivité originaire en tant que telle, il est, autrement dit, l’activité réelle qui se tient au fondement de la conscience, dont la révélation à travers l’intuition intellectuelle est strictement contemporaine d’un écart interne à l’agir, d’une fracture entre l’agissant et l’agi. Comme l’écrit Fichte en ouverture du Système de l’éthique :

Cette identité absolue du sujet et de l’objet dans le moi peut seulement être conclue, mais non pas montrée immédiatement à titre de fait (Thatsache) de la conscience réelle. Quand naît une conscience réelle, ne serait-ce que la conscience de nous-mêmes, la séparation se produit. C’est seulement dans la mesure où je me distingue, en tant qu’être conscient, de moi comme objet de cette conscience que je suis conscient de moi-même. Sur les divers aspects de cette séparation du subjectif et de l’objectif, et inversement, de leur réunion, repose tout le mécanisme de la conscience[3].

Pur arrachement à l’inertie, le passage à l’acte réel est intuitionné idéalement par le philosophe comme ce qu’il a nécessairement dû présupposer pour pouvoir s’arracher et se déterminer. Voilà qui libère le contenu positif du moi, à savoir sa volonté. Trouver le moi comme agir originaire, c’est déjà trouver une activité de vouloir-être-soi comme autoposition. On ne peut trouver le moi comme arrachement absolu sans s’arracher soi-même idéalement au passage originaire, sans repousser dans l’à-venir une absolue assomption de soi que nous ne pouvons que vouloir. L’autoposition est effective, car sans elle le moi n’aurait pu dire « je suis », mais en disant « je suis », il se réalise déjà comme volonté d’autoposition, car il a repoussé cette dernière au-devant de soi et peut librement la désirer. Observons à présent le « je suis » ouvrir progressivement le monde qu’il prétend générer à partir de son exigence de réalisation de soi par le vouloir.

Le vouloir peut être d’abord découvert comme objectivité, c’est-à-dire comme ce qui est pensé dans la pensée de soi. C’est là ce que propose d’entrée de jeu, par exemple, le Système de l’éthique. Le philosophe peut alors caractériser cette objectivité comme quelque chose de formellement subsistant, de fixé, et matériellement comme le fondement du vouloir, de sorte qu’elle soit en fait une « tendance absolue à l’absolu[4] ». Cette tendance est la première expression du passage réel, ce qui subsiste lorsque l’on abstrait le moi de tout ce à quoi il se rapporte et qu’on l’isole comme rien que pensé. L’irruption de la Tendenz à ce stade primordial de la réflexion est remarquable. Cette tendance absolument pure doit se comprendre comme une tendance à l’auto-activité pour l’auto-activité, un effort ou un désir (Streben) qui vise l’arrachement à toute détermination. Le moi se veut lui-même comme pure autonomie, autrement dit, il est activité de vouloir totalement orientée par elle-même, par sa source absolument réflexive, celle-là même qu’il perd chaque fois qu’il l’actualise dans les divers actes de la conscience qu’il produit. Si tous les actes manifestent la sujet-objectivité, tous stabilisent et fixent simultanément l’agir inconditionné, dès lors reconduit en un repos que la tendance ne saurait souffrir. Forme primordiale du vouloir, la tendance est cette force réelle qui cherche à s’arracher à la finitude de la séparation pour se tenir dans l’arrachement absolu du moi originaire. Toute visée particulière lui rappelle son effectivité autant qu’elle dessert son objectif, et c’est pourquoi, considérée isolément, elle ne vise rien d’autre qu’elle-même comme agir saturé de soi, indépendant de tout objet autre que soi à titre de sujet-objet. Prise au sens strict, cependant, la tendance n’est pas même sensible à ce qui vient l’anéantir, elle n’est que ce qu’elle est parce qu’elle l’est.

Le moi de la tendance ne doit pas être pris pour un objet ou un être : son caractère subsistant tient au fait qu’il est considéré objectivement par le moi réfléchissant (le philosophe, qui a volontairement dit : « moi », afin d’engendrer les lois de la conscience), et c’est en ce sens que la tendance est dite « réelle ». Elle est « tendance » à la volonté, mais n’a strictement aucune efficace, n’étant encore que le surgissement de la réflexivité réelle. Cette dernière, le philosophe la possède bien mais ne la sait pas. Pour la savoir, il doit en révéler le pôle subjectif. Or « ce n’est possible que si la simple réflexion devient l’objet d’une nouvelle réflexion[5] ». Le vouloir réel a été démontré dès lors que le subjectif-réfléchissant, c’est-à-dire l’agir, s’est distingué, en un seul et même moi, de l’objectif-réfléchi, de l’agi, et s’est concentré sur ce dernier en le comprenant comme simple subsistance. Ce moi trouvé par le philosophe réeffectuant l’intuition intellectuelle n’est pas tout le moi, il est seulement l’apparition (Erscheinung) à soi du passage originaire dans sa déception, c’est-à-dire la simple conscience de la volonté comme d’un donné. Traduction du passage originaire dans le milieu du vouloir, il est une tendance à l’activité pour l’activité.

En réfléchissant le pôle subjectif, nous rendons la tendance définitivement solidaire de l’intelligence, c’est-à-dire du concept. En effet, il n’y a de tendance que quant au moi considéré comme être subsistant. Dès que le moi se pose comme posé par soi — lorsqu’il dit « je suis » ou bien « moi » —, il est savoir de son être. En règle générale, si le moi est savoir d’un être (d’un non-moi), il se tient hors de celui-ci. Mais, dans le cas présent, le savoir coïncide exactement avec ce qui est su, dans la mesure où le moi est lui-même originairement savoir de soi. Quand le moi intelligent pose la tendance absolue comme soi-même, comme identique à soi, il la pose sous la domination du concept. Car ce qui a réfléchi a réfléchi en vue de quelque chose. L’intelligence se saisit comme pouvoir de viser, c’est-à-dire de produire un concept de fin à son activité. La force agissante capable d’intuitionner la tendance ne peut se poser comme libre que parce qu’elle s’attribue de la causalité du fait même du concept de fin qu’elle engendre. L’intelligence s’op-pose à la subsistance tendancielle par sa position même, et lui attribue de la sorte une détermination. Elle se distingue ainsi de la tendance qu’elle conditionne — dont elle a conscience —, elle est la faculté de s’auto-déterminer par la production idéale d’un concept de fin. Nous ne pouvons découvrir le fond désirant de la tendance, la poussée autarcique de la volonté, qu’en mobilisant la loi qui lui donne son orientation. Pour pouvoir penser, nous devons agir spontanément selon la tendance à l’activité ; pour pouvoir agir, nous devons conférer une fin à notre action, posée avant l’agir. Il y a là deux auto-déterminations (la tendance et l’intelligence) également autorisées par le passage originaire en sa réflexion.

En disant « moi », le philosophe institue et simultanément brise la clôture du moi absolu. Il révèle ainsi une poussée purement immanente qu’accompagne une exigence de normativité : la tendance comme vouloir de soi, d’une part, l’intelligence comme assignation d’un concept préalable à l’agir, d’autre part, l’une et l’autre n’étant que les deux versants d’une seule et même activité.

Cette conscience originaire est-elle donc constituée autrement que celle que nous venons de produire en nous, en tant que philosophes ? Mais comment le pourrait-elle, puisqu’elle doit avoir le même terme pour objet et que le philosophe comme tel ne possède certes pas non plus une autre forme subjective de pensée que la forme commune et originaire qui est celle de toute raison[6] ?

Et Fichte ajoute : « Dès lors, pourquoi cherchons-nous donc ce que nous avons déjà ? C’est parce que nous l’avons sans le savoir et, à présent, nous voulons simplement en produire en nous le savoir[7]. » Nous ne pouvons intuitionner la tendance à la spontanéité qu’en nous posant comme faculté d’une causalité libre par la simple production d’un concept. Il n’y a de tendance qu’avec l’intelligence, et il n’y a d’intelligence qu’avec la tendance.

Le passage originaire à l’activité est passage de la déterminabilité à la déterminité, puisque le moi se détermine toujours à quelque chose, en l’occurrence à revenir vers soi. Telle est la réflexivité absolue en laquelle le moi s’enracine. En disant « moi », nous répétons ce passage, mais non sans ouvrir une « schize » interne à l’agir. L’activité de se diriger consiste à se déterminer par un concept. Cependant, le déterminable d’où nous nous arrachons est cette subsistance objective que l’on nomme la tendance. L’irréductibilité l’une à l’autre de l’intelligence et de la tendance est incompréhensible si tant est qu’elles ne forment qu’une seule et même activité. Or tel est le cas, et cela se produit à l’intérieur du moi, avant même que le regard de celui-ci ne porte sur quoi que ce soit. Nous n’assistons pas ici à l’affirmation d’un moi composé de deux morceaux ou segments chargés de se rejoindre, mais bien à l’exposition d’une coïncidence à soi absolument dense qui, une fois affirmée, se révèle dans la fracture inexplicable qu’elle génère. Dire « moi », c’est dire l’extrême difficulté qu’il y a à se constituer comme futur moi, chez Fichte.

Pourquoi parlons-nous de schize ? C’est que, à première vue, la réflexion du passage nous mène à une impasse. Car, si l’Un est identiquement subjectif et objectif, et s’il doit être l’un pour être l’autre, comment comprendre l’exclusion réciproque des deux instances, consécutive à la performance de l’Un ? Tendance et intelligence pures semblent incompossibles. Nous ne pouvons penser l’Un et pourtant nous devons penser le moi comme réunion du subjectif et l’objectif. En déterminant un pôle par l’autre, suivant la méthode synthétique, nous devons accorder que le moi est illimitation, bien que le caractère pensable de celle-ci soit soumis à la position d’une limite par le concept. Plus précisément : un concept de fin est présent avant l’agir, pour que celui-ci soit possible, mais la tendance doit à son tour précéder la construction du concept, lequel présuppose en effet l’existence du vouloir. Si nous poussons jusqu’au bout ce raisonnement, nous devons dire ceci : le moi peut se penser uniquement suivant un concept de la pensée pure, mais il doit s’agir du concept de tendance absolue comme telle (en soi a-conceptuelle), car l’activité est une. La tendance à la spontanéité pour la spontanéité doit donc consister en l’auto-détermination suivant une loi pure, et la faculté des concepts, quant à elle, doit produire la loi de l’agir absolument auto-déterminé. L’identité du subjectif et de l’objectif signifie que la liberté n’est pensable que sous une loi, qu’elle doit être elle-même. Elle est, autrement dit, volonté d’autonomie totale, sans reste, coïncidence absolue de la liberté et de la limite, ce que, dans la Nova Methodo, Fichte nomme le vouloir pur (reines Wollen), c’est-à-dire le vouloir du vouloir, le vouloir illimité qui est pour lui-même son impossible limite. L’agir doit n’être libre, dans le moi, que s’il s’auto-limite, se détermine. Certes, la stratégie fichtéenne, ici, ne rend pas l’Un pensable, elle détaille la seule manière acceptable de penser son impensabilité, ce qui signifie rendre la sujet-objectivité vivante. Puisqu’il ne peut être pensé, en effet, l’Un doit être pratiqué, et c’est là au fond ce qu’exprime le vouloir pur.

Gardons bien à l’esprit qu’il n’y a jusqu’ici rien de sensible. Il ne faudrait pas penser la scission interne au moi, la schize qui nous occupe, ou plus simplement le conflit, de la tendance et de l’intelligence, comme l’opposition d’une pensée pure, qui va à l’infini, et de l’être ou du monde qui vient faire obstacle à cette pensée. La limite est donc aussi interne que l’indéterminabilité, ou l’illimitation, de la tendance originaire. L’engendrement à venir du monde — nous aurons à montrer qu’il est « possible » — est d’abord tributaire d’un conflit totalement intérieur. Le moi est le lieu d’un agir un mais contradictoire. Originairement position « brute » de soi par soi (« moi = moi »), le geste primordial de l’agir consiste en une pleine et compacte affirmation de la vie (ou réflexivité), la dimension de manque apparaissant après coup[8]. Car l’affirmation, l’expression ou la traduction du moi dans le savoir (c’est-à-dire absolument dans le moi) fracture une absoluité qu’il ne reste plus qu’à ek-sister, à manifester, c’est-à-dire à fexprimer comme quelque chose qui, pour être impossible, n’en exige pas moins à chaque instant d’être possible. Il n’y a d’absolu que pour le savoir et, pour le savoir, l’absolu est impossible comme pensée. L’absolu et son existence ne forment ainsi qu’une seule Tätigkeit, devant toujours conquérir son retard sur elle-même, c’est-à-dire son retard par rapport à l’autoposition, puisque l’existence est distincte de soi dans l’exacte mesure où elle est présente à soi. C’est ce que nous avons découvert en disant « je suis ».

Limite et absence de limite sont une seule et même chose, rigoureusement impensable dans son unité — car la réflexion finitise la réflexivité infinie — mais pas inutilisable si, plutôt que de chercher à se récupérer comme ob-jet de connaissance, la réflexion s’exclut d’elle-même comme force et, sans asseoir désespérément l’infini dans la limite, accepte de le repousser éternellement au devant d’elle-même, comme ce qu’elle veut inconditionnellement, comme ce qu’elle doit être, bref si elle le réalise progressivement en l’effectuant toujours et encore — en l’agissant, à travers chacun des actes de la conscience. Un agir est possible dans la mesure où la conscience se désire d’abord elle-même, a à être le passage originaire qu’elle vise. Elle ne peut penser ou finitiser le « je suis » sans le fracturer, et ne peut donc faire de l’objet de son désir un objet. Que l’autodétermination du vouloir pur soit suprasensible, voilà qui ne renvoie à aucun arrière-monde : cela signifie simplement qu’il ne vaut que parce qu’il est exclu, parce que le moi pro-jette l’infini de sa réflexivité comme ce qu’il doit être, et préserve ainsi son inconditionnalité, sans cesser de constituer effectivement l’absolu dans son agir pratique. Il importe, à cet égard, de souligner que le concept de fin pur visé ici s’apparente pour Fichte à un modèle, c’est-à-dire, si l’on s’en tient rigoureusement à l’allemand, à quelque chose qui vient avant l’image (Vor-bild). Le vouloir pur exprime la dynamique par laquelle le moi, prenant conscience de l’agir inconditionné qu’il est, et se sachant conditionné par cette saisie elle-même, doit, pour se maintenir dans l’ordre de l’agir, se vouloir lui-même comme acte pur :

L’être raisonnable, considéré comme tel, est absolu, autonome, il est en toute rigueur le fondement de soi-même. A l’origine, c’est-à-dire sans intervention de sa part, il n’est absolument rien : il doit se faire lui-même ce qu’il doit devenir, par son propre agir[9],

écrit Fichte dans le Système de l’éthique. L’apparition d’un clivage interne au moi ne peut être résorbé que par un processus de projection à l’infini. La fracture entre soi et soi est trop inouïe pour être maintenue en soi sans possibilité de résolution. À vrai dire, elle va être conservée en soi — comment pourrait-il en être autrement ? — mais de telle sorte que la limite, à défaut d’être compatible avec l’illimitation pure, puisse tout au moins lui être compossible. Et elle l’est si l’illimité exige de lui-même, pour se maintenir comme illimitation, une limite. Sans sa limitation dans le concept de fin, l’illimité ne serait pas su et ne serait donc rien. Inversement, un savoir qui ne révélerait aucune tendance absolue se détruirait comme savoir. Penser, et donc finitiser l’infini, non comme un objet représentable, mais comme ce que nous devons faire être non-objet, comme un infini réflexif irreprésentable à produire toujours et encore, c’est penser l’infini avec une limite elle-même pure et ainsi le révéler plutôt que le supprimer. Le concept de fin est donc en premier lieu suprasensible, et il ne participe de la conscience qu’en tant qu’il ne peut entrer en elle comme savoir représentable : il pousse la conscience en la renvoyant à une identité à soi rigoureusement inatteignable si une vie doit être possible.

Pour devenir ce qu’il est, le moi doit s’émanciper de soi comme duplicité pour se gagner comme unité. Dans cette explication, il faut ajouter que l’on suppose ici une altérité pure, qui ne renvoie à aucune chair — il n’y a encore rien de sensible à ce stade — mais qui doit être posée comme condition du « je suis ». Lorsque nous performons le moi, nous nous arrachons à l’arrachement. Nous avons dit que ce processus culminait dans la projection de l’identité absolue à l’infini de soi. Or cette extra-position de la réflexivité infinie signifie aussi bien que le moi reconnaît le caractère universel de la tendance pure qu’il est et qu’il a en partage, mais dont sa réflexion singulière le distingue. En disant « moi », et en excluant l’identité originaire impensable, le moi se spécifie comme individu et s’arrache de la sorte à un alter ego, certes encore abstrait à ce niveau, mais déjà parfaitement structurant. L’affirmation d’un « je suis » est donc strictement contemporaine d’une position de soi comme sujet de la volonté infinie, comme individu, comme limite singulière révélatrice de l’illimité. Pour poser dans l’à-venir la loi du « je suis » et nous déterminer par son affirmation elle-même, nous avons dû nous arracher d’un déterminable qui, finalement, doit se comprendre comme sphère pure des êtres raisonnables, un monde intelligible que nous reconnaissons comme matrice de notre individuation. Nous n’avons pu nous déterminer vers nous-même et nous poser comme ce que nous avons encore à être qu’en nous arrachant et en nous spécifiant par rapport à un monde purement intelligible, celui des êtres raisonnables, c’est-à-dire animés par un savoir de soi de la tendance. Le vouloir pur signifie que le moi s’émancipe de soi en s’enlevant sur l’autre absolument, cherchant à l’infini à s’accomplir dans une loi qui lui est trop proche pour lui être accessible : cette loi est en effet sa volonté elle-même en tant qu’elle doit s’accorder avec l’universel pouvoir de vouloir.

2. La pulsion

Si le vouloir pur se trouve ainsi à la racine de la conscience, à proprement parler, il n’est rien, et ne vaut que comme construction nécessaire à l’élaboration d’un système transcendantal complet. Il s’agit, d’après Fichte, d’une structure vide permettant d’expliquer le mouvement téléologique propre à l’agir. Si le philosophe doit construire une volonté abstraite capable de se viser elle-même absolument, c’est pour se préserver d’un réalisme qui, d’une manière ou d’une autre, trouvant l’extérieur déjà là, serait contraint d’expliquer la volonté à partir des objets mondains. Cela dit, un tel réalisme n’aurait qu’à moitié tort, et une volonté qui ne serait pas aux prises avec le monde est impensable. Mais c’est là une situation très exactement justifiée et expliquée par l’idéalisme fichtéen : l’Un, pour n’être pas pensable, n’en a pas moins une réalité dans l’ordre de l’acte, à laquelle tout vouloir empirique est logiquement subordonné. Aussitôt pure, la volonté — en tant qu’elle se réalise — est déjà empirique. Et s’il en est ainsi c’est dans la mesure où, plutôt que d’expliquer le vouloir à partir des objets, il faut le comprendre avec eux. À la question de savoir pourquoi le raisonnement doit en passer par une faculté vide de la liberté, Fichte répond ceci :

la pensée abstraite en philosophie, pensée dont la possibilité est elle-même conditionnée par l’expérience antérieure (nous ne commençons pas notre vie par l’activité spéculative, mais nous la commençons précisément par la vie elle-même) est une chose ; la pensée originaire et déterminée qui se place au point de vue de l’expérience en est une autre […] C’est de ce dernier état, en tant qu’il est un état du moi originaire, non du moi philosophique, qu’il est question ici, et notre opinion est la suivante : tu ne peux pas te trouver libre, sans trouver simultanément, dans la même conscience, un objet auquel doive s’appliquer ta liberté[10].

Comment lester d’un monde le passage que nous réfléchissons depuis le début ? Si tout passage est passage d’un déterminable à un déterminé, le repos, la déterminabilité, doivent en fait recevoir deux définitions : un sens intelligible, strictement interne à l’activité même d’être une conscience, et le caractère du non-moi, de ce que nous devons nous opposer — ou plutôt poser à nouveau dans le moi, mais à titre d’hétérogénéité — au moment où nous passons à l’acte, et où nous découvrons que quelque chose ne « passe » pas, n’a pas, du moins, le caractère réflexif que nous pouvons attribuer à notre pouvoir irréductible de « passer ». En disant « moi », nous avons certes abouti à un vouloir pur, exigeant de résorber la fracture interne à la pensée de soi, mais nous avons également découvert la pensée de quelque chose qui n’est pas moi. À vrai dire, le vouloir pur est la loi du vouloir empirique, mais sa réalité formelle est elle-même indissociable d’un processus de sensibilisation (Versinnlichung) qui appartient à l’imagination productrice (produktive Einbildungskraft) : « Le monde de l’expérience est construit sur le monde intelligible, tous deux sont ensemble, l’un n’est pas sans l’autre, ils entretiennent, dans l’esprit, une relation réciproque[11]. »

Nous ne pouvons évidemment suivre jusqu’au bout le travail de l’imagination transcendantale, dans la mesure où celui-ci va jusqu’à la production de l’image, avant laquelle nous nous arrêterons, ainsi que nous l’avons annoncé. Le travail de l’imagination transcendantale, défini de manière minimale ici, consiste à reproduire et à imiter le cercle exposé précédemment, en comprenant cette fois l’infini comme vouloir pur et le fini comme limite sensible, ou intentionnalité, c’est-à-dire désir d’objet. Autrement dit, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dès lors qu’il s’agit de sensibiliser le cercle de la limite et de l’illimité, c’est déjà l’imagination que nous voyons à la tâche. L’imagination est la plus laborieuse des instances du moi, et sans doute la faculté essentielle : elle a pour tâche l’ouverture d’un monde par et dans l’autodétermination, dès lors impure, mêlée, et finalement irrésolue. Si le Zweckbegriff change de nature avec l’imagination, s’il n’est plus un Vorbild mais bien un Nachbild, c’est-à-dire une copie ou une reproduction, il reste un et même. En fait, nous ne faisons à présent que considérer la matière du concept de fin. Sa forme demeure celle du moi pur, mais le déterminable qui nous occupe à présent va devoir se comprendre graduellement comme monde. Il s’agit bien — c’est ce qu’indique la Versinnlichung allemande — d’un processus, d’une dynamique. Pour répéter un conflit qui la précède logiquement, cette dynamique n’en est pas moins, à tout instant, radicalement créatrice, sans quoi, elle cesse tout simplement d’être.

Dès lors que nous avons dit « moi », nous avons découvert que le moi n’est pas tout, sans quoi il n’aurait pu avoir été dit, et la performance aurait enveloppé toute différence — elle n’aurait rien réalisé. La réflexion découvre en elle une distance par rapport à l’identité originaire, écart ou retard devenant à présent sensible : « Le sensible, dit la Nova Methodo, n’advient que dans l’assujettissement, qui consiste à ne pouvoir réfléchir que sur des parties et uniquement sur telles parties. Voilà indiqué ici le trait d’union entre monde sensible et suprasensible[12]. » Le vouloir pur consistait à préserver l’unité sans reste du moi en l’extériorisant hors de toute représentation. Condition de possibilité d’une représentation ou d’une image qui doit encore venir, cette projection pousse le moi vers l’infini. Elle n’a jamais « eu lieu » : elle a toujours lieu, et sous-tient chaque désir sensible qu’elle conditionne, et sans lequel elle n’est rien elle-même. Le vouloir est sensible lorsque le moi ne se détermine plus à partir d’un déterminable suprasensible, tout entier exclu hors de lui afin de se spécifier comme individu. Il est sensible, autrement dit, lorsque le moi, justement parce qu’il s’est en premier lieu — logiquement s’entend — pro-jeté comme individu à venir compose avec un nouveau déterminable compris comme divers, c’est-à-dire morceaux ou parties. En admettant une compossibilité de la limite et de l’illimité à l’infini de son agir, le moi se libère pour le sensible, et permet à un divers divisible à l’infini, ou du moins à ce qui se présente d’abord à lui comme morceaux et fragments sensibles, d’occuper la place vide de la limite suprasensible. Tout le problème est de comprendre comment un seul et même déterminable peut se présenter sous l’un ou l’autre aspect. Particulièrement subtil, le passage d’un déterminable à l’autre doit être montré génétiquement.

Si vouloir pur et vouloir empirique ne se confondent pas, il reste que le premier imprime sa forme au second. Tout vouloir devra rendre compossibles vouloir illimité et savoir limité. Parce que le moi s’exige absolument lui-même, il ne pourra constituer une connaissance d’objet sans être vouloir d’objet, c’est-à-dire vouloir de soi à travers l’objet, et il ne pourra se poser comme vouloir sans limiter ou savoir l’objet. Voyons comment se dessine lui-même ce cercle, et reprenons au point où nous en étions. Tâchons de saisir, autrement dit, comment doit se sensibiliser le concept de fin, et observons l’imagination dans son atelier.

Avec la réflexion sur la réflexion, et la découverte du non-moi comme déterminable, la tendance reçoit un nouveau statut et devient, comme l’a rigoureusement démontré Jean-Christophe Goddard, pulsion (Trieb)[13]. Il s’agit toujours de l’activité considérée objectivement, mais recouverte du savoir de soi que l’intelligence apporte. En soulignant que nous ne pouvons être volonté qu’en étant production de concept, donc intelligence, nous découvrons certes la tendance, mais uniquement dans la mesure où nous lui ajoutons la pensée. Lestée de la pensée, la tendance n’est déjà plus pure et simple poussée vers l’infini, puisqu’elle est révélée dans le geste même de la production d’un concept de fin à l’activité. Dès qu’il y a agir, celui-ci cherche à se normer, et une telle fin est nécessaire à la survie de la tendance comme subsistance, ainsi que nous l’avons caractérisée plus haut. Le moi ne peut être tendance pour soi qu’en devenant, par le concept, intelligence. Or, en réfléchissant ce qui était déjà une réflexion sur le moi objectif comme donné réel, nous avons obtenu une telle tendance pour soi : la pulsion, concept que Fichte introduit véritablement — avec Schiller — dans la philosophie allemande[14].

Cela ne détermine encore en rien le monde sensible, mais s’il y a Trieb, la possibilité d’un tel monde est engagée. Dans la Grundlage, qui expose d’abord la représentation théorique avant le Trieb pratique, on voit bien comment l’introduction du contre-effort (Gegenstreben) du non-moi (§6) signe justement le passage de la tendance à la pulsion. La tendance est effort autarcique porté vers lui-même, incapable d’exercer la moindre causalité, et n’ayant pas le pouvoir, quoi qu’il en soit, de désirer un tel exercice. La pulsion, pour sa part, arrimage de la tendance à l’intelligence, tend à faire de la première une cause et cherche à rendre son activité effective. Bien qu’aucun objet mondain ne soit encore constitué — on ne peut même, stricto sensu, concevoir ce que serait un tel objet à ce niveau —, le Trieb, qui est la tendance réfléchie et donc nécessairement acquise à une finalité, est une véritable poussée (Treiben) dirigée vers un Etwas, certes encore invisible. Réfléchie comme cause, la tendance devient pulsion. Jean-Christophe Goddard a bien montré l’enjeu de cette redécouverte de la pulsion :

Le sentiment de la pulsion, écrit-il, n’est pas pour Fichte le sentiment d’une poussée vers l’inconnu comme tel, il est le sentiment d’une poussée vers un objet quelconque inconnu qui n’est pas encore senti ni intuitionné — n’est pas encore l’objet d’une conscience d’objet —, mais est seulement produit idéalement comme une modification intérieure du moi[15].

Tout l’intérêt de la pulsion est là, dans ce décalage, plutôt que décentrement, qu’elle introduit par rapport au moi absolu, auquel pourtant elle reste soumise par l’intermédiaire de la tendance, celle-ci exigeant de la pulsion qu’elle supporte son auto-accomplissement. La pulsion ne sait pas encore l’ob-jet, mais, parce qu’elle est le produit d’une réflexion seconde et est travaillée de l’intérieur par la production d’une finalité, elle doit se risquer à la visée et s’aventurer sans connaître le dehors qu’elle cherche. Autrement dit, la pulsion doit vouloir de la mondanité « à l’aveugle », sans disposer d’un quelconque horizon mondain préexistant pour produire de la représentation — ce à quoi elle aspire pourtant. La pulsion ne peut supprimer la tendance à l’absolu mais elle est sommée de canaliser cette force interne en la dirigeant, en la poussant vers le dehors, sans que celui-ci lui soit présupposé. De sorte que « la pulsion est essentiellement pratique ; elle pousse à former la représentation d’un monde encore inexistant et à agir pour la production de ce monde. Elle est désir de monde[16]. » Mais l’on ne peut rabattre ce désir sur le monde qu’il cherche justement à in-former, comme l’écrit Fichte à Schiller dans l’essai épistolaire intitulé Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie :

Or la seule chose en l’homme qui soit indépendante et tout à fait inapte à une quelconque détermination de l’extérieur, nous la nommons pulsion. Elle et elle seule est le principe suprême et unique de l’auto-activité en nous, elle seule est ce qui fait de nous des êtres autonomes, observants et agissants[17].

Et plus loin :

L’auto-activité en l’homme, qui constitue son caractère, le distingue de la nature tout entière et le situe hors des limites de celles-ci, doit se fonder sur quelque chose qui lui est propre ; et ce quelque chose est précisément la pulsion. C’est par la pulsion que l’homme est l’homme […] C’est seulement par la pulsion que l’homme est un être doué de représentations[18].

Premier véritable appel à une fonction d’imager, de représenter, c’est-à-dire de construire un monde, la pulsion est cela même qui en signe la précarité à venir. L’image devra hériter du tâtonnement vital de la pulsion — et c’est pourquoi, dans le moi, une perception ne peut survenir qu’après avoir renoncé à la garantie absolue de sa stabilité. L’image conserve le caractère déstabilisant de la pulsion qui, en effet, ne sait pas où elle va. Dès que nous avons dit « moi », nous avons limité le moi. En découvrant cette limitation, nous révélons une tendance à l’illimité, tendance à réfléchir absolument sur soi indépendamment de ce qui opère la limitation. En réfléchissant la tendance, nous rendons cette dernière indissociable de la loi qui l’oriente, et nous en faisons une pulsion.

La pulsion est ainsi la manifestation idéale de la tendance — au sens que l’idéalité prend dans la partie pratique de l’Assise fondamentale de la Doctrine de la science, comme cette réflexion chargée de combler l’écart entre l’activité objective et l’activité infinie, se donnant donc comme effort ou raison pratique, visant, à même l’extériorisation de sa puissance, à annuler toute différence, là où la série idéale théorique devait se contenter, comme activité objective infinie, et donc force centripète, de poser au-delà du choc de nouvelles limites, indépendantes du non-moi. À ceci près, néanmoins, que recompris au départ des textes postérieurs à 1794, ce mouvement est exposé ici dans l’autre sens : la pulsion, réflexive, génère elle-même l’écart qu’elle doit recouvrir. Tiraillée dans deux sens opposés, elle est au service de l’activité infinie dans la mesure où elle exerce sa poussée vers l’activité objective qui contredit pourtant la première. On comprend d’autant mieux ce passage essentiel (§ 10) du texte de 1794, qui traite du moi actif en lui-même idealiter :

Il s’agit du moi poussé par une impulsion (Antrieb) qui se trouve en lui-même, et partant sans libre arbitre, ni spontanéité. — Or cette activité du moi se dirige vers un objet, que le moi ne peut réaliser en tant que chose, et qu’il ne peut pas non plus présenter (darstellen) par l’activité idéale. Il s’agit donc d’une activité qui n’a pas d’objet, mais qui, cependant, se dirige, irrésistiblement poussée (getrieben), vers un objet, et qui n’est que sentie (gefühlt). On nomme une telle détermination dans le Moi une aspiration (Sehnen) ; une pulsion (Trieb) vers quelque chose d’absolument inconnu, qui ne se manifeste que par un besoin (Bedürfniß), que par un malaise (Misbehagen), que par un vide (Leere) qui cherche le remplissement (Ausfüllung) et qui n’indique pas à partir de quoi (woher ?). Le moi ressent en soi une aspiration ; il se sent dans le besoin (bedürftig)[19].

Creusée par une insoutenable volonté de remplissement, la pulsion s’érige sur un vide et se fait par là désir de vision : la volonté se cherche en se dirigeant vers un monde absent dont elle exige la représentation, même si elle ne peut rien présenter. Fichte parle à cet égard de « pulsion à la représentation » (Vorstellungstrieb)[20].

3. Le sentiment

Quel est ce « monde », vers lequel la pulsion tâtonne, pour nous qui n’avons fait que nous penser nous-mêmes ? On l’a lu : la pulsion n’est que sentie. C’est le sentiment (Gefühl) de la pulsion qui est sentir d’une poussée prospective, guidée par un ne-pas-encore aussi précaire que paradoxalement structurant, par son déséquilibre ou son malaise même. Non seulement, il n’y a de pulsion que sentie, mais en outre, avec le sentiment se déploie enfin un véritable horizon de monde. Comment comprendre cela ? Le § 6 de la seconde Wissenschaftslehre de l’époque d’Iéna, comme les § 6-8, pour l’essentiel, du Système de l’éthique, ou les § 7-11 de l’Assise précisent avec rigueur ce qu’il faut entendre par sentiment.

Parler du monde — même absent — que désire la pulsion n’a pas de sens si on l’isole du pouvoir de sentir. Dire « moi », c’est découvrir, en même temps que le moi, quelque chose incapable d’être moi, quelque chose qui, parce que nous nous posons et au moment où nous nous posons, se manifeste du fait même qu’il ne se pose pas. À ce propos, nous pouvons lire ceci dans la Nova Methodo :

on ne peut poser l’activité déterminée sans poser également l’activité opposée, de laquelle le déterminé est tiré. On ne peut comprendre l’autoposition sans poser en même temps un « ne pas se poser soi-même ». […] Dès lors, l’activité qu’il nous fallait poser comme déterminable en général pour obtenir le postulat [l’autoposition], est posée comme non-moi ; elle vise le contraire du moi. De même que le moi doit être posé, on doit poser en même temps un non-moi[21].

La pulsion consiste en l’effort de se maintenir et de conserver sa puissance, mais uniquement pour autant qu’elle cherche à avoir de la causalité, sans quoi elle n’est qu’une tendance qui ne se sait pas. Vouloir, pour remplir l’infinité, avoir de la causalité, signifie nécessairement qu’une résistance (Widerstand) vient contredire l’agir de la pulsion, sinon elle resterait tendance pure a-causale. En recouvrant la tendance du savoir de soi, nous nous découvrons aussi bien comme savoir de quelque chose qui n’est pas soi et qui fait obstacle, qui entrave l’agir du moi : un non-moi.

Le déterminable doit se comprendre comme un divers divisible à l’infini, sans quoi il n’y aurait pas libre choix pour la détermination. Dans l’infiniment possible du déterminable doit se trouver ce qui, par la détermination, peut devenir effectif et venir matérialiser pour ainsi dire la liberté. Cela dit, le déterminable n’est qu’une sphère — celle de mon agir réel — contenant cependant une infinité d’éléments, car ceux-ci sont toujours divisibles. La difficulté est là : n’étant justement que divisible, le déterminable n’a à première vue aucun caractère contraignant. Mais s’il n’y avait effectivement aucune contrainte, le moi aurait exclu pour rien son identité hors de lui, afin de la garder en ligne de mire : ce qui viendrait l’anéantir, ce serait moins l’incompossibilité de sa tendance et d’une limite pure que le chaos de la limite sensible, la profusion des « morceaux » et son morcellement propre en eux. Nous ne pouvons réfléchir idéalement le moi pur, en vue d’un concept de fin entendu comme reproduction, que si la matière que nous nous opposons, que nous rencontrons nécessairement en revenant sur l’agir, est pour sa part réelle, et conçue de telle sorte qu’elle puisse « fixer » l’idéal. Dans le vouloir pur, l’infini réel et la loi idéale coïncident déjà, mais d’une manière que nous ne pouvons pas penser puisque par la fixation de la pensée nous perdons le vouloir en question, pur et incessant mouvement. Or pour qu’un monde apparaisse, il faut bien que l’idéalité coïncide également avec le réel, mais de telle sorte que la pensée soit justement possible. Il faut donc que réel et idéal coïncident, non en s’échappant par la pro-jection, mais en se retenant l’un l’autre — ce qui semble difficile à concevoir à première vue, car le divers absolument divisible n’offre aucune « prise ».

La solution fichtéenne consiste à avancer ceci : la divisibilité infinie du déterminable doit l’être uniquement quantitativement. D’un point de vue strictement qualitatif, il faut conclure que la matière déterminable est « une ». Autrement dit, le déterminable est l’ensemble unifié des choix possibles pour la détermination du moi, à comprendre comme unité dans la multiplicité :

il devrait donc y avoir des états d’esprit, dit la Nova Methodo, qui, en un seul et même état, ne soient qu’unité et identité et non multiplicité. Il doit y avoir des propriétés fondamentales du déterminable, qui ne peuvent pas être décomposées, et donc un être de ce déterminable[22].

Pour se déterminer, le moi doit disposer d’un pur pouvoir d’être affecté, qui est le système de la sensibilité lui-même, unité sur laquelle une multiplicité d’affects peuvent venir se déposer. Ce pouvoir apparaît réflexivement au moi comme conscience de sa pulsion, c’est-à-dire sentiment. Le Trieb, en effet, cherche, en in-formant ce qui est encore pour lui un dehors gestaltlos, à s’accomplir dans la réflexivité originaire, mû par la tendance dont il est la révélation déjà réflexive. Or le sentiment consiste justement à sentir la résistance et l’entrave à travers le prisme de la pulsion, et donc à faire apparaître cela même que cherche la pulsion. L’acosmisme de la pulsion lui étant insupportable, elle doit se faire sentiment.

Pour pouvoir agir, l’intelligence doit avoir la connaissance des possibilités d’action qui sont les siennes. Or tout ce dont dispose le moi afin de construire la finalité de son action, c’est la finitude de sa pulsion, c’est-à-dire de son effort à réfléchir sur soi. Le Trieb, en effet, est lui-même limité, n’étant que la tendance réfléchie et donc finie — orientée vers une fin. La réflexion de la pulsion et la position de celle-ci en soi donnent le sentiment comme pouvoir radical d’être affecté. On lit, dans l’Assise de 1794, le passage suivant (que la traduction de Philonenko rend inaccessible) :

Le moi s’efforce (strebt) à remplir l’infinité ; en même temps, il a la loi et la tendance (Tendenz) à réfléchir sur lui-même. Il ne peut réfléchir sur lui-même sans être limité, et en l’occurrence sans être limité par rapport à la pulsion (Trieb), par unerelation à la pulsion. Posez que la pulsion soit limitée au point C. Alors, la tendance à la réflexion (Tendenz zur Reflexion) est satisfaite en C, cependant que la pulsion suivant l’activité réelle est limitée. Ainsi, le moi se limite lui-même et est posé en relation réciproque avec lui-même : par la pulsion, il est poussé au-delà de lui-même (weiter hinausgetrieben) ; par la réflexion, il est retenu (angehalten) et se retient lui-même[23].

Le moi a tendance à réfléchir sur soi absolument, mais cela, il ne le peut qu’en se limitant lui-même dans la pulsion. La tendance à réfléchir trouve de la satisfaction dans l’acte de réfléchir, mais toute complaisance de la tendance avec elle-même est empêchée par la pulsion, qui cherche à sortir de soi, à ouvrir et générer une opposition réelle. La pulsion se présente donc comme une force brisée, inquiète, aveugle, poussée vers l’inconnu dans et par la contrainte (Zwang). Son effort, autrement dit, ne se produit que dans la mesure où le moi est traversé par un non-pouvoir ou un impouvoir (Nichtkönnen). Fichte peut alors écrire :

La manifestation du non-pouvoir dans le moi se nomme un sentiment (Gefühl). En lui, se réunissent intimement activité — je sens, je suis le sentant, et cette activité est celle de la réflexion — et limitation — je sens, je suis passif et non actif ; une contrainte est donnée. Cette limitation présuppose nécessairement une pulsion à aller au-delà[24].

Le sentiment arrime réel et idéal, il est lui-même la rencontre active de l’activité et d’un non-pouvoir qui le freine. Tout l’enjeu est là : pour que la représentation — appelée par la pulsion — soit bien une activité et non une pure et simple passivité, il faut montrer comment le moi engendre lui-même le choc (Anstoß) du non-moi, et par là le détermine. Le sentiment est ainsi la manifestation active du Nichtkönnen. De ce fait, il ne détermine pas non plus l’activité réelle du moi — en d’autres termes, il n’autorise aucune causalité effective sur le non-moi —, mais détermine l’activité idéale et ouvre à la représentation à venir de ce que l’objet devrait être. « L’activité idéale est par conséquent poussée au dehors et pose quelque chose comme objet de la pulsion, comme étant ce que la pulsion produirait si elle avait de la causalité[25] », écrit Fichte. À la fin du § 8 de la Grundlage, nous trouvons déjà, formulée sous forme d’une composition synthétique, la coïncidence du réel et de l’idéal exigée tout à l’heure par la Nova Methodo :

aucune pulsion ne peut être sentie, si l’activité idéale ne se dirige pas sur l’objet de celle-ci ; et l’activité idéale ne peut se diriger vers l’objet si l’activité réelle n’est pas limitée. Les deux moments composés donnent la réflexion du moi sur lui-même comme limité. Étant donné, cependant, que le moi ne devient pas conscient de lui-même en cette réflexion, celle-ci n’est qu’un simple sentiment[26].

La limitation réelle est la détermination projective idéale, l’union de l’un et l’autre constituant ainsi le sentir de la pulsion, le sentiment du moi d’être limité, de ne pas pouvoir, c’est-à-dire de vouloir pouvoir. Le sentiment est toujours sentir de l’entrave aussi bien que de l’effort à surmonter l’obstacle, l’un par l’autre.

Sentir la pulsion, ainsi, c’est faire l’épreuve active de ce qui entrave l’activité, c’est-à-dire faire l’épreuve de soi-même comme agir limité par soi — et nous nous limitons nous-mêmes précisément dans la mesure où nous exigeons la libération de la pulsion dans le monde. Le sentiment est ainsi d’abord et avant tout sentir de soi, activité de sentir le non-pouvoir. Nous nous sentons nous-mêmes, mais déjà, le monde est là. Plus précisément,

dans le sentiment, le moi et le non-moi surgissent ensemble, et cela non pas uniquement à la suite d’une autodétermination, mais dans un sentiment. Dans le sentiment, activité et passivité sont réunies. Dans la mesure où il y a activité, le sentiment se réfère au moi ; dans la mesure où il y a passivité, le sentiment se réfère au non-moi, lequel cependant se trouve dans le moi. Le sentiment est factuellement ce qui est premier et originaire. On voit déjà ici comment tout ce qui arrive n’arrive que dans le moi et combien il n’est nul besoin d’en sortir. Il nous suffirait simplement d’admettre une diversité de sentiments et nous verrions aisément de quelle manière nous pourrions en déduire les représentations du monde[27].

Nous sentons notre propre système de la sensibilité, comme auto-affection primordiale, c’est-à-dire réflexion, dans sa persévérance :

Dans cette explication, on suppose un système de la sensibilité en général qui doit purement et simplement exister avant toute expérience ; ce système n’est pas immédiatement senti en tant que tel, mais c’est par sa médiation, et en relation à lui, qu’est senti tout sentiment particulier qui peut être senti. Le sentiment particulier est une modification de l’état permanent et uniforme du système de la sensibilité[28],

lequel se précisera comme corps (Leib). « S’il doit y avoir des sentiments pour nous, alors il faut présupposer a priori le système de tous les sentiments[29] », note encore Fichte. Ce que nous sentons, c’est l’incapacité d’être un pur et absolu sentir — dans lequel plus rien, à vrai dire, ne pourrait être senti — puisque c’est la singularité des affections qui révèle le corps à soi, et par là, ce qu’il a lui-même ouvert activement dans son pâtir : la possibilité d’une intuition.

Conclusion

Il nous semble que cette relecture de Fichte apporte quelques éclairages par rapport à la manière dont l’ouverture au monde se déploie réflexivement. Loin de se fondre l’un dans l’autre, Tendenz et Trieb s’opposent bien plutôt tout en se retenant l’un l’autre en vertu d’une exigence d’unité. Cette dernière n’existe qu’à travers l’exigence pulsionnelle de causalité, et par suite de monde. C’est cela que le Gefühl prend alors en charge. Parce qu’il se sent lui-même comme contrarié, le sentiment est sentir de la limitation réelle, sentir du corps comme organisateur du monde. Le travail de l’intuition (Anschauung) est aisément compréhensible depuis ce point. Pour être possible, l’intuition devra chercher à régénérer l’activité en elle-même, c’est-à-dire préserver son pouvoir de s’arracher en excluant dans le dehors ce qu’elle sent n’être pas elle. Il faut que l’agir puisse exclure hors de soi ce qui, en regard de ce pur continuum d’activité que constitue le système de la sensibilité, apparaît comme inertie, du moins comme n’ayant pas le caractère de l’agir réflexif de celui qui dit « moi ». Ainsi peut se constituer complètement, par une nouvelle réflexion, celle que l’intuition (Anschauung) exerce sur le sentiment, un non-moi. On peut lire dans la Nova Methodo :

Je me sens limité mais je m’arrache à cette limitation. L’acte de sentir, l’arrachement au sentiment se produisent au même moment indivis. L’activité idéale ne peut être limitée ; mais si l’activité réelle est limitée, l’activité idéale reste seule ; cet agir isolé est l’acte d’intuitionner. Par cet arrachement, mon état est modifié ; je deviens libre et actif, alors que j’étais passif dans le sentiment ; mais la passivité demeure, elle devient un objet. Sa transformation en ce « quelque chose » doit s’expliquer simplement par ma liberté dans l’intuition[30].

Pour avoir conscience de soi, le moi doit assigner un concept de fin sensible à une activité sensibilisée du même coup, bien que déduite et rattachée à l’activité pure. Cette production d’un Nachbild suppose un divers déterminable donné dans le sentiment. L’intuition consistera alors en un arrachement idéal au sentiment lui permettant d’avoir un ob-jet hors d’elle, à l’inverse de ce qui se passe pour le sentiment, qui est pour lui-même, dans l’intimité de son pouvoir de sentir, son objectivité propre et inextricable. La réflexivité idéale doit donc exclure le non-moi en s’extériorisant elle-même du sentiment dès que l’activité réelle est limitée. Et l’activité réelle est limitée chaque fois que survient un sentiment particulier, capable de la lier et de la fixer à l’idéal. Par suite, l’intelligence s’arrache systématiquement au sentiment lorsque quelque chose est senti. Sans qu’il soit même besoin d’approfondir la notion d’intuition, ici, on voit combien la vulgate d’un solipsisme fichtéen est entièrement infondée. Si elle n’est pas encore déduite, le lecteur de Fichte comprend déjà que ce qui est vital pour l’intuition, c’est de réaliser et d’actualiser constamment le voir, de faire en sorte que celui-ci soit accroché et retenu par toutes les arêtes d’un monde sensible vers lequel il s’efforce d’aller depuis son apparition à soi dans l’affect, dont la tripartition tendance, pulsion et sentiment est l’architecture.