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Le problème de la réalité des corps occupe une place centrale dans la pensée leibnizienne. D’une part, Leibniz s’accorde avec plusieurs philosophes de son époque pour affirmer que la science, en particulier la physique, doit exprimer les déterminations corporelles de manière mécanique : il s’agit d’expliquer la nature des corps depuis les propriétés de grandeur, de figure et de mouvement. Mais d’autre part, Leibniz défend une deuxième thèse qui le démarque de ses contemporains : l’essence des corps ne saurait se réduire à des déterminations mécaniques, puisque celles-ci relèvent de l’ordre des phénomènes. Les phénomènes physiques ne sont donc pas des propriétés ontologiques primitives, mais trouvent leur fondement dans des unités substantielles. Contre Descartes, Leibniz soutient que le corps, s’il est considéré comme res extensa, n’est pas une substance, mais plutôt une réalité phénoménale de degré ontologique second. L’une des difficultés de la position leibnizienne consiste dès lors à évaluer la nature métaphysique des phénomènes par rapport aux substances simples ou monades.
Daniel Schulthess analyse ces aspects de la philosophie leibnizienne dans Leibniz et l’invention des phénomènes. Plus précisément, il s’intéresse à trois questions principales : quelle est la nature des phénomènes ou apparences dans l’ontologie leibnizienne ? Comment fonder les réalités phénoménales sur une métaphysique constituée pour l’essentiel de substances simples et immatérielles ? Et de quelle façon peut-on retrouver les apparences à partir des acquis de la métaphysique leibnizienne de la substance ? Il s’agit surtout de montrer comment le corps se comprend chez Leibniz dans une théorie des apparences. L’originalité de la doctrine leibnizienne résiderait en fait dans l’élaboration d’une science des phénomènes (36-39). Avant Kant, Leibniz serait l’un des premiers philosophes à proposer des renversements conceptuels rendant possible un traitement scientifique des phénomènes.
La première partie de l’ouvrage est consacrée au statut ontologique des apparences. L’un des aspects importants concerne le lien entre l’apparence et l’imagination : la nature de l’ens apparens se caractériserait pour Leibniz en ce qu’il est l’objet de l’imagination. Ce qui est commun à tous les phénomènes, de l’arc-en-ciel à l’idéalité mathématique, c’est qu’ils trouvent leur fondement notionnel dans l’imagination (54-56). Le domaine des phénomènes est donc particulièrement étendu chez Leibniz : il inclut non seulement ce qui relève de la perception externe, en particulier les qualités sensibles, mais aussi l’ensemble des propriétés géométriques. Les figures et les grandeurs, par exemple, sont des déterminations phénoménales perçues dans l’imagination. En ce sens, Leibniz se distinguerait grandement de Descartes parce qu’il stipule que les instruments mathématiques s’appliquent à des contenus phénoménaux, et non à des concepts purement rationnels. Certes, la raison est déterminante pour concevoir les idéalités formelles, mais, dans ce contexte, elle opère depuis les données de l’imagination (58-59).
Pour détailler l’ontologie leibnizienne des phénomènes, Schulthess propose la distinction entre l’apparence première et l’apparence seconde. Cette dichotomie, qu’on ne trouve pas chez Leibniz, permettrait de lever certaines ambiguïtés terminologiques : d’un côté, l’apparence désignerait la façon dont les propriétés des choses sont perçues dans l’esprit. Suivant ce premier sens, apparaître signifierait essentiellement percevoir ; l’ensemble des perceptions d’une substance pensante seraient ainsi pour la plupart des apparences premières (64). De l’autre, il s’agirait de l’apparence comprise en tant que fabrication cognitive. L’arc-en-ciel et le rêve constitueraient des apparences secondes (66). Le but premier de cette distinction consiste à montrer que l’ens apparens est soit manifestation, soit imitation de la réalité : dans le premier cas, l’apparence s’articule autour d’un système général des phénomènes en ce que toutes les perceptions se rapportent à un invariant qu’est l’ordre des choses dans l’univers. Les sciences mathématiques et physiques ont donc pour objet les apparences premières. Dans le deuxième cas, on se situe plutôt dans le domaine du paraître d’où découlent les chimères et les illusions de l’esprit (72-74). Il s’agit d’imiter, et non de représenter la réalité. L’auteur conclut le chapitre en identifiant les conditions générales de l’apparence : on constate en particulier que l’apparence est le résultat d’une agrégation ou d’une conjonction de l’imagination. Par exemple, la représentation d’un tas de pierres tire son origine d’une composition cognitive, c’est pourquoi elle n’exprime pas une véritable unité métaphysique, mais seulement une agrégation phénoménale (75-76).
Dans le chapitre suivant, l’auteur décrit ce qu’il nomme la sémantique leibnizienne des apparences. Le problème principal est celui de l’origine cognitive de l’apparence seconde. Deux possibilités sont évoquées pour expliquer la formation des apparences de second genre : d’une part, on attribuerait un prédicat à un sujet qui en est dépourvu. Il s’agit alors d’une illusion, car le sujet ne possède pas la propriété qu’on lui confère. Les exemples les plus connus sont ceux de perceptions qui déforment l’ordre des choses : une tour carrée qui, au loin, nous paraît ronde, ou un bâton plongé dans l’eau qui nous semble brisé. D’autre part, on attribuerait un prédicat à un sujet inexistant. On a ici plutôt affaire à une hallucination : s’imaginer, par exemple, des objets qui n’existent pas lors d’un delirium tremens constitue une hallucination (83). Le rêve se range également de ce côté parce qu’il donne l’impression que les objets perçus existent véritablement. L’auteur explique aussi pourquoi Leibniz refuse d’évaluer la valeur de vérité des apparences à partir d’une clause strictement correspondantiste : ce ne serait pas seulement la correspondance à l’objet externe qui marquerait la séparation entre les deux types, mais encore le caractère public et commun des premiers par rapport aux seconds. Les apparences premières font l’objet de descriptions objectives parce qu’elles peuvent être perçues par plusieurs (89).
L’auteur conclut cette partie en examinant la question des preuves de l’existence des corps. Pour Leibniz, il ne s’agirait pas de démontrer s’il existe des corps au-delà des apparences — comme Descartes le proposa —, mais bien si certaines apparences sont de vraies entités réelles (96). En fait, Leibniz dédramatiserait largement la problématique cartésienne : il faut surtout montrer que les phénomènes sont ordonnés de manière à ce qu’on puisse les expliquer adéquatement. D’ailleurs, l’hypothèse selon laquelle les phénomènes congruents ne seraient qu’un songe bien ordonné ne pose pas à Leibniz une difficulté majeure, car la question est surtout d’énoncer l’ordre d’expression propre au domaine phénoménal des corps (104).
La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la relation entre corps et substance. Ici, Schulthess s’intéresse à un problème abondamment discuté dans la littérature secondaire. D’abord, l’auteur explique pourquoi Leibniz rejette la définition cartésienne du corps comme substance étendue. Ce rejet reposerait dans un premier temps sur les implications du principe métaphysique de changement. Comme le stipule la tradition depuis Aristote, la substance est un être capable de changements, c’est-à-dire de modifications. Pour Leibniz, le corps n’est pas substance, car il est sujet au changement de manière continue (115). Le principe d’identité du changement ne se trouve donc pas dans le corps, dont les parties se modifient à travers un flux continuel, mais dans une substance qui se situe au-delà du corps phénoménal. Selon Leibniz, on ne saurait qualifier le corps de substance pour une deuxième raison : pour qu’un être soit substantiel, il faut que la cause des modifications de la substance soit intrinsèque. Or les changements du corps sont de nature extrinsèque, puisqu’ils résultent d’interactions avec les autres corps. La véritable substance se manifeste par une relation de dépendance générique à ses propres accidents, tandis que les accidents ou changements corporels se rapportent nécessairement aux déterminations phénoménales des corps environnants (119-122).
Les chapitres VI et VII traitent des attributs substantiels de simplicité et d’activité. Schulthess examine d’abord l’argument principal qui autorise Leibniz à postuler la simplicité des monades. On trouve notamment cet argument dans la Monadologie : puisqu’il existe des composés, il faut qu’il existe des substances simples qui les composent. Le rapport entre le simple et le composé se répercute évidemment sur la question du corps. Si le corps n’est pas une substance simple, il est quand même une réalité composée, une apparence première, dont il faut rendre compte, notamment dans une théorie du corps organique (142). Ensuite, l’auteur analyse la notion d’activité ou de force inhérente à la substance. Pour Leibniz, la détermination première des choses n’est ni l’étendue ni le mouvement, mais bien la force primitive. Leibniz tirerait deux conséquences de cette thèse : premièrement, la notion de mouvement, prise de manière strictement mécanique, est relative. Pour définir le mouvement réel des choses, il faut retrouver le principe de force qui le rend possible (153) ; deuxièmement, les propriétés géométriques ne sont pas adéquates pour expliquer l’essence des corps. L’ordre mécanique des phénomènes se fonde en définitive sur l’ordre téléologique des réalités substantielles (157). L’auteur conclut cette partie par un examen de l’attribut d’étendue. Le point principal est, encore une fois, le refus leibnizien de définir l’essence du corps par l’étendue. En fait, l’étendue et les autres propriétés géométriques sont reléguées au domaine de l’idéalité phénoménale, niveau relatif et second de réalité par comparaison avec celui des monades (171).
La dernière partie aborde la question de la production des apparences. Le problème est complexe puisqu’il s’agit de montrer l’ancrage des phénomènes dans l’ontologie monadique. Même si aucune solution simple et explicite ne se trouve dans le corpus leibnizien, l’auteur propose néanmoins de formuler une reconstruction qui demeure leibnizienne d’esprit (178-179). La thèse centrale consiste à dire que la production des phénomènes prend sa source dans l’imagination. Voici ce qu’il affirme : « [L]’imagination agrège en une unité d’apparence ce qui est en réalité infiniment dans l’objet de la perception. Ainsi se produit l’étendue comme ordre, seulement dissociable de la réalité par abstraction. L’ordre lui-même est relationnel, et les relations ont un caractère idéal » (184). En d’autres termes, l’imagination est cette faculté qui permet de ramener la diversité des choses, fondée sur l’ordre métaphysique des substances, en des unités phénoménales. L’imagination exprimerait des quantités continues et idéelles afin d’unifier cognitivement la multiplicité des substances. Par la suite, Schulthess se penche sur le problème de la détermination concrète des corps étendus : si l’imagination parvient à se représenter l’idéalité continue des choses par abstraction, il faut aussi expliquer comment se manifeste le corps matériel de façon particulière (191). La solution se trouverait dans la notion de diffusion : le corps étendu se diffuse dans un sujet particulier, lequel tire son origine d’une réalité substantielle première (197-198). Autrement dit, l’étendue, comme prédicat, est toujours actualisée dans un corps particulier, dont la nature concrète se fonde sur les entités monadiques.
Les derniers chapitres portent sur les qualités sensibles. Tout le problème réside dans la manière dont les qualités sensibles expriment une certaine similitude avec les choses réelles. L’argumentation leibnizienne consisterait, d’une part, à réfuter la thèse de l’arbitraire des qualités sensibles (209-211), et, d’autre part, à montrer qu’elles énoncent, selon des rapports d’expression, des similitudes réelles (212-216). Une analyse de la théorie leibnizienne des perceptions confuses vient conclure cette partie : les relations d’expression, tant dans les contextes extensionnels qu’intentionnels, expliquent, pour Leibniz, comment les perceptions sensibles sont de véritables représentations des choses (231-234). Même si la relation entre les qualités sensibles et les phénomènes réels est épistémologiquement insaisissable, elle demeure tout à fait intelligible du point de vue ontologique, grâce à la théorie de la ressemblance expressive (236).
Un bilan général est finalement tiré de ces nombreuses analyses : l’auteur fait remarquer qu’il est souvent difficile de déterminer le statut ontologique des apparences dans la philosophie leibnizienne. Leibniz hésite souvent à trancher la question ou se sert d’un mode hypothétique d’explication. L’approche de Schulthess tente en fait de comprendre l’ambivalence des affirmations leibniziennes depuis une théorie des propositions réduplicatives : l’utilisation par Leibniz de formules réduplicatives permettrait de résister à un mode catégorique d’explication qui est, selon l’auteur, inadéquat pour aborder la multiplicité des problèmes relatifs de la réalité des phénomènes (259-260).
L’ouvrage de Schulthess constitue selon nous une contribution intéressante aux études leibniziennes pour deux raisons principales : d’abord il traite du problème des phénomènes d’une perspective plutôt originale. Par exemple, l’analyse des types d’apparence, en particulier l’illusion et l’hallucination, est rarement abordée dans la littérature secondaire. Ensuite, l’auteur n’hésite pas à proposer des thèses interprétatives qui jettent un regard nouveau sur ces questions. Les reconstructions permettent de reconsidérer, souvent avec succès, certains aspects de la métaphysique leibnizienne. Cependant, plusieurs analyses s’éloignent, à notre avis, du texte leibnizien et mènent par moments à des interprétations partiellement incorrectes. Prenons deux exemples : au cinquième chapitre, l’auteur nous dit que « le corps change trop pour garantir la permanence de la substance » (115), ce qui ne semble pas être l’argument de Leibniz, même dans les extraits cités. Le problème est d’expliquer la permanence de la substance malgré ses modifications, qu’elle soit spirituelle ou corporelle. Le corps change continuellement, certes, mais il en est de même de l’âme à travers ses perceptions. La question n’est pas tant pour Leibniz le caractère changeant du corps étendu que son manque d’unité et sa passivité. Le deuxième exemple se trouve au neuvième chapitre, où l’auteur tente de faire un rapprochement entre le point substantiel et le point mathématique. Leibniz soutiendrait dans certains passages que « le principe de diversification et de multiplication des substances simples se prête surtout à une explication géométrique » (183-184). Or cette tentative de mettre en relation l’ordre métaphysique avec l’ordre phénoménal est contredite par de nombreux textes cités plus loin (189). Selon Leibniz, il semble plutôt qu’on doive éviter d’interpréter le point métaphysique de manière géométrique, puisqu’on l’assimilerait à des déterminations phénoménales. Aussi, certaines distinctions proposées par l’auteur nous semblent par endroits peu justifiées. Par exemple, pourquoi avoir fait la distinction entre les apparences premières et secondes ? Non seulement cette opposition terminologique ne se trouve pas dans le corpus leibnizien, mais il s’avère qu’elle recoupe la distinction, faite par Leibniz, entre les simples phénomènes ou apparences et les phenomena bene fundata. Il aurait probablement été préférable d’utiliser cette dernière différenciation, puisqu’on la rencontre bel et bien chez Leibniz. Il nous a également paru étonnant que la notion de matière ne soit à peu près pas examinée : s’il est possible de considérer le corps en tant que substance, ce que beaucoup de commentateurs croient, c’est qu’il est constitué de matière qui explique son caractère passif. Par conséquent, une étude portant sur le statut ontologique des corps aurait dû, à notre avis, comporter des analyses sur la notion leibnizienne de matière. Malgré ces quelques réserves, l’étude de Schulthess demeure sans conteste une tentative féconde et souvent réussie pour rendre compte du problème de la réalité des phénomènes. On y trouve des analyses stimulantes et novatrices qui aident à cibler certains aspects difficiles de la métaphysique leibnizienne des corps.