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C’est un grand honneur que d’être appelé à répondre aux commentaires de chercheurs aussi éminents en matière de darwinisme que Daniel Becquemont, Barbara Continenza et Michel Morange. Ce feu croisé de réflexions soulève un débat passionnant et stimulant, témoin d’un champ d’investigation vigoureux que sont les études darwiniennes et évolutionnistes.
Mon ouvrage Les philosophies du néo-darwinisme : Conceptions divergentes sur l’homme et le sens de l’évolution (Paris, Presses universitaires de France, 2009), tente de revoir la signification de l’épisode charnière de la Synthèse moderne en biologie de l’évolution entre les années 1930 et 1960, afin d’expressément ouvrir une réflexion philosophique beaucoup plus large sur l’ensemble du développement du darwinisme jusqu’à aujourd’hui. Trop souvent, notre pensée au sujet du darwinisme s’inscrit dans une conception linéaire de son développement historique et théorique : la période fondatrice de L’origine des espèces (1859) de Charles Darwin ; l’éclipse relative des études darwiniennes lors du premier tiers du xxe siècle ; le renouveau de ces études à la suite de la rencontre de la théorie de la sélection naturelle et de la génétique des populations à partir des années 1930, d’où la constitution de la Synthèse moderne. Cette lecture linéaire, me semble-t-il, constitue une véritable camisole de force excluant des darwiniens des portions entières de leur oeuvre qui ne doivent pas figurer dans la trame « officielle » du darwinisme. Faisant fi de cette linéarité, l’analyse que je propose de la Synthèse moderne restitue tout le pluralisme inhérent de la démarche des penseurs néo-darwiniens. Il s’agit d’une coupe transversale par-delà les divergences méthodologiques, conceptuelles, théoriques et métaphysiques afin de faire la démonstration que plusieurs fondateurs de la Synthèse moderne souscrivent à des évolutionnismes sortant largement des marques usuelles du néo-darwinisme.
C’est sans conteste que la parution de L’origine des espèces apporta à la conception évolutionniste du monde une crédibilité nouvelle en plus d’instituer, dans sa foulée, une impulsion renouvelée pour ce genre d’étude. Bien davantage que cela, le darwinisme contribuera à infléchir le programme de recherche transformiste en privilégiant une compréhension étiologique de l’évolution biologique. En positionnant le mécanisme de la sélection naturelle au coeur de la biologie de l’évolution, Darwin est devenu l’inspirateur d’un programme de recherche ayant en son centre la compréhension des causes évolutives. Il arrive même parfois que l’historiographie de la biologie de l’évolution au xxe siècle en vienne à se résumer à l’histoire des diverses théories de l’évolution : néo-lamarckisme, orthogenèse, néo-darwinisme, théorie neutraliste de l’évolution, etc. D’aucuns diront même qu’une science de l’évolution digne de ce nom ne peut être qu’une science des mécanismes évolutifs.
Or cette conception ne recouvre que très partiellement la réalité historique, et ce, de l’aveu même de certains fondateurs du néo-darwinisme. En effet, pour autant que ces derniers soient de véritables promoteurs de la théorie de la sélection naturelle, il n’empêche qu’ils proposent des vues divergentes quant à la place que devrait occuper les mécanismes évolutifs dans la quête transformiste. Pour dire les choses simplement, la conception traditionnelle d’un néo-darwinisme centré autour des mécanismes évolutifs est incapable de rendre compte du pluralisme à la source de ce mouvement. Il semble donc légitime de se demander si cette conception étroite du néo-darwinisme n’est pas davantage le sous-produit d’un certain type d’analyse historique, sociologique et philosophique. La thèse principale que je cherche à étoffer dans cette étude peut se résumer ainsi : le néo-darwinisme ne semble pas constituer un mouvement à partir duquel tous les néo-darwiniens émergent, mais représente plutôt un lieu de rencontre où tous y puisent des mécanismes évolutifs afin de les insérer dans des cadres épistémologico-métaphysiques incommensurables, ce dernier terme étant compris dans le sens où l’entend Thomas S. Kuhn. Cinq contributeurs à la constitution de la Synthèse moderne sont d’une grande utilité pour étayer cette thèse : Julian Sorell Huxley, Theodosius Dobzhansky, Bernhard Rensch, George Gaylord Simpson et Ernst Mayr.
On se souviendra que les années 1930 et 1940 ont vu naître une théorie de l’évolution sous l’appellation de Synthèse moderne. Cette théorie est synthétique par deux de ses caractéristiques complémentaires : 1) toutes les manifestations phénoménologiques relatives à l’évolution biologique dans le temps et l’espace puisent à un fondement théorique commun : la production de petites variations aléatoires au niveau génétique, variations qui sont par la suite orientées suivant un processus de tri effectué par la sélection naturelle ; 2) de nombreuses disciplines scientifiques dont la génétique, la zoologie, la paléontologie, la biogéographie, l’éthologie, etc., alimentent une large base observationnelle commune à la théorie de l’évolution ; si chacune d’elles révèle un aspect particulier de la réalité évolutive, celui-ci doit être, en principe, cohérent avec le fondement explicatif commun.
Les néo-darwiniens nous concernant ici ont contribué à cette synthèse en biologie de l’évolution : l’embryologiste et l’éthologiste Julian Huxley fait, dans Evolution : The Modern Synthesis (1942), la promotion d’un rapprochement entre les multiples disciplines des sciences biologiques ; le généticien Theodosius Dobzhansky conceptualise, dans Genetics and the Origin of Species (1937), les rapports entre la sélection naturelle et la génétique des populations ; le morphologiste Bernhard Rensch postule, dans Neuere Probleme der Abstammungslehre : Die transspezifische Evolution (1947), une adéquation entre la microévolution et la macroévolution, soit entre les processus évolutifs des niveaux inférieurs de la taxinomie et les manifestations évolutives des niveaux supérieurs ; le paléontologiste George Simpson tente, dans Tempo and Mode in Evolution (1944), l’harmonisation des données de la paléontologie avec les mécanismes néo-darwiniens ; enfin, le zoologiste Ernst Mayr entend combler, dans Systematics and the Origin of Species (1942), le vide conceptuel existant entre les processus génétiques du changement au sein d’une même population et la division des populations en une multitude d’entités évolutives distinctes et de niveaux hiérarchiques différents.
Or, malgré l’effort collectif que ces auteurs déploient à l’élaboration du néo-darwinisme, il n’empêche que ceux-ci ne souscrivent pas tous à la même vision du transformisme. Il est en effet possible de les inscrire au sein de trois cadres épistémologico-métaphysiques aux enjeux divergents, cadres puisant à des sources historiques et épistémologiques remarquablement variées. Cinq enjeux particulièrement significatifs au sein de la mouvance néo-darwinienne sont dignes de mention : 1) l’opposition dans la prédominance des épistémologies employées : descriptive/synthétique, monisme ontologique, ou étiologique ; 2) l’opposition dans la reconnaissance d’une directionalité évolutive forte ; 3) l’opposition dans l’ampleur du champ d’application de l’évolutionnisme : cosmique ou biologique ; 4) l’opposition quant à la nature du processus évolutif dans la temporalité : en devenir, cyclique, ou en stagnation ; 5) l’opposition dans l’attitude que l’homme devrait adopter face au processus évolutif : qu’il contribue activement à sa poursuite en le dirigeant dans le futur ; qu’il adopte une attitude contemplative et sereine puisqu’il n’y peut rien changer ; ou qu’il assume le simple rôle de protecteur de l’environnement et des autres formes de vie.
Il peut sembler surprenant que certains membres fondateurs du néo-darwinisme aient entretenu des oppositions aussi fondamentales sur l’ensemble de ces questions, et encore davantage qu’ils aient eu l’idée de les soulever explicitement. Notre surprise provient du fait qu’une certaine conception du néo-darwinisme est appliquée rétrospectivement à ces auteurs. C’est ainsi qu’une sélection des éléments préalablement jugés pertinents à cette conception est effectuée parmi leurs travaux, érigeant par le fait même une unité ou une homogénéité de vue qui ne correspond aucunement à la réalité historique. Comme je le suggère dans la conclusion de cette étude, la révolution darwinienne s’inscrit dans une mouvance intellectuelle aux implications encore plus amples : la révolution transformiste. Certains penseurs voudront contribuer à l’érection du néo-darwinisme tout en essayant de tirer toutes les implications découlant de cette révolution transformiste. J’avance l’idée que le pluralisme originel du néo-darwinisme témoigne d’un transformisme se trouvant encore au stade pré-paradigmatique de son développement scientifique. La révolution darwinienne, me semble-t-il, demeurera incomplète aussi longtemps que la révolution transformiste le restera.