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Depuis le tournant linguistique qui a eu lieu à l’aube du vingtième siècle, le langage a occupé une place de premier choix dans les discussions en philosophie analytique. On a pu considérer, dans la perspective de la philosophie linguistique qui a dominé jusque dans les années 1960, qu’il était possible de soumettre les problèmes philosophiques traditionnels à une analyse rigoureuse grâce aux outils formels fournis par les développements les plus récents en logique. La question de la signification ne fait pas exception : elle a elle-même été soumise à un examen minutieux, ce qui a contribué à l’élaboration d’un champ de réflexion spécifique, la philosophie du langage. Au cours du vingtième siècle, l’analyse formelle et l’analyse philosophique ont ainsi été développées de façon parallèle pour tenter d’apporter une réponse satisfaisante à la question de savoir ce qu’est la signification. Ce sont les principales étapes de ce développement que Manuel Rebuschi présente dans un ouvrage récemment publié, intitulé : Qu’est-ce que la signification ? Plus précisément, l’auteur s’attache à reconstruire l’histoire des différentes conceptions de la signification qui ont été proposées à partir du cadre posé par Frege, en mettant en lumière leur articulation problématique et la manière dont chacune vise à proposer une solution des problèmes rencontrés ou laissés en suspens par les précédentes. Il retrace ainsi l’histoire du développement problématique de la sémantique, depuis sa mise en place par les acteurs du tournant linguistique, Frege et Russell, jusqu’aux développements contemporains qui visent à proposer une approche renouvelée de la signification.
L’ouvrage est organisé, conformément à la maquette de la collection « chemins philosophiques », en deux parties : la première consiste en une exposition systématique ; dans la seconde, deux textes originaux sont reproduits et commentés. Ces deux parties sont complémentaires, non pas au sens où la seconde illustrerait des thèses présentées dans la première, mais au sens où elle permet à l’auteur de poursuivre son examen de l’évolution de la sémantique commencé dans la première. Ainsi, après avoir présenté : 1) la conception standard de la signification telle qu’elle a été mise en place dans les années 1940-1950 sur la base des apports fondamentaux de Frege et Russell ; 2) les possibilités nouvelles d’analyse offertes par les sémantiques formelles dans les décennies suivantes ; et 3) les nouvelles théories de la référence qui mettent en cause, dans les années 1970, le paradigme dominant hérité de Frege, Manuel Rebuschi s’appuie sur deux textes plus récents, l’un de David Chalmers (1996), l’autre de Jon Barwise et John Perry (1983), pour introduire respectivement la sémantique bi-dimensionnelle et la sémantique des situations, qui tentent toutes deux de pallier certains problèmes du paradigme dominant et des nouvelles théories de la référence — nous reviendrons sur ce point par la suite.
Les différentes conceptions de la signification présentées par l’auteur partagent un cadre commun : elles prennent appui sur l’intuition première selon laquelle nos énoncés décrivent ou représentent certains états du monde, et elles appréhendent corrélativement la notion de signification à partir de la fonction représentative du langage. En d’autres termes, la signification est conçue comme étant essentiellement liée à la capacité qu’a le langage à décrire ou à représenter certains faits. Dans une telle perspective, on est conduit à placer la notion de vérité au centre de la théorie de la signification et à affirmer que la signification d’un énoncé est déterminée par les conditions dans lesquelles il est vrai. Sur cette base, différentes voies peuvent être suivies afin de spécifier les conditions de vérité d’un énoncé, et Manuel Rebuschi les présente en mettant en lumière les caractéristiques qui leur sont propres.
D’un autre côté, il semble que la signification d’une phrase ne soit pas seulement dépendante de l’état du monde qu’elle est censée décrire ou représenter, mais aussi des capacités cognitives et linguistiques des locuteurs qui l’utilisent. La stratégie frégéenne qui consiste à distinguer de manière systématique le sens et la référence des différentes expressions linguistiques peut ainsi apparaître comme une première tentative de faire place à des composantes distinctes de la signification. À cela, Russell et les défenseurs de la nouvelle théorie de la référence ont opposé une conception moniste, qui conduit à assimiler la signification d’une expression à sa référence. Or, Manuel Rebuschi souligne, de façon convaincante me semble-t-il, qu’une explication philosophique adéquate de la notion de signification ne peut faire l’impasse sur sa dimension cognitive ; elle doit plutôt pleinement rendre compte de ses différents aspects pour être éclairante à l’égard de nos intuitions pré-systématiques — et de ce point de vue, l’approche de Frege conserve une pertinence certaine, même si les termes dans lesquels il a établi la distinction ne vont pas sans poser problème. Le point de vue à partir duquel Manuel Rebuschi organise son exposé tend alors à suggérer une lecture téléologique des différents développements de la sémantique au vingtième siècle, selon laquelle ces derniers représenteraient autant d’étapes vers une conception de la signification adéquate, qui analyserait de manière appropriée les constituants essentiels de cette notion tout en montrant comment ils peuvent être articulés de manière cohérente.
Par ailleurs, Manuel Rebuschi a le souci de présenter dans une perspective unifiée les approches philosophiques et logico-formelles de la sémantique, afin de montrer dans quelle mesure elles fournissent des points de vue complémentaires pour l’analyse de la signification. Il est ainsi conduit à donner un aperçu des méthodes et des outils logico-formels qui peuvent avoir une pertinence pour l’explication philosophique de la notion de signification, tels que la définition de la vérité de Tarski, la sémantique des mondes possibles, la logique modale, ou encore la logique intensionnelle de Montague. On peut néanmoins se demander si son souci d’exhaustivité ne va pas parfois à l’encontre du caractère introductif de l’exposé, annoncé comme un des objectifs de la collection qui s’adresse à des lecteurs non spécialistes ; la présentation est en effet parfois un peu dense en raison de l’espace limité dont dispose l’auteur. D’un autre côté, elle a le mérite de placer les résultats de l’analyse formelle dans une double perspective philosophique : dans une perspective que l’on qualifiera de large, l’auteur indique les implications que peuvent avoir ces résultats en ce qui concerne des problèmes qui dépassent le champ de la seule philosophie du langage et qui touchent notamment à nos conceptions du mental et à nos positions métaphysiques. Dans une perspective que l’on peut qualifier d’étroite, il s’interroge sur le type d’explication philosophique de la signification qu’ils permettent d’obtenir. Il est ainsi conduit à examiner les présupposés ontologiques qui sous-tendent les approches frégéennes, russellienne et quinienne de la signification d’une part ; et d’autre part à interroger l’usage que l’on peut faire de la définition tarskienne de la vérité, de la logique modale et de la sémantique des mondes possibles, pour produire une explication philosophique satisfaisante de la signification.
Plus généralement, l’auteur a le souci de mettre en perspective les outils formels pour en interroger la pertinence philosophique. Il met au jour certaines de leurs limites, qu’il attribue cependant non pas aux formalismes eux-mêmes qui, « en tant que tels sont muets » (p. 8), mais aux présupposés philosophiques qui en sous-tendent l’interprétation. Ainsi, au terme de son examen des conceptions sémantiques classiques dans la première partie de l’ouvrage, Manuel Rebuschi suggère que le cadre véri-conditionnel dans lequel les sémantiques formelles ont été développées de manière privilégiée est peut-être trop étroit, notamment en raison du fait qu’il conduit, comme il a déjà été évoqué, à mettre de côté certains aspects intuitivement pertinents de la signification, en particulier le fait que le contenu d’un énoncé est lié aux capacités cognitives et linguistiques des locuteurs. La deuxième partie de l’ouvrage donne alors une idée de la manière dont on peut affiner les formalismes et développer de nouveaux outils afin de faire place à ces différents aspects de la notion de signification. Deux axes d’ouverture sont envisagés : le premier tend à concilier les aspects représentationnel et cognitif de la signification, c’est l’objectif des sémantiques duelles ; le second tend à inclure dans la détermination de la signification d’un énoncé des éléments de son contexte d’occurrence, c’est l’objectif de la sémantique des situations. Avec ces deux textes, Manuel Rebuschi veut montrer qu’il est possible de développer des formalismes qui puissent être utilisés de manière fructueuse pour fournir une compréhension plus complète et plus adéquate de la signification.
Cependant, comme le note Manuel Rebuschi lui-même, ces deux ouvertures ne mettent pas véritablement en question le cadre de la sémantique véri-conditionnelle. En particulier, elles laissent inchangé son présupposé fondamental selon lequel la signification doit être appréhendée à partir de la fonction représentative du langage. Les ouvertures examinées visent à intégrer des éléments nouveaux, notamment cognitifs et contextuels, à ce cadre fondamental, sans véritablement le mettre en question. Or, d’autres approches de la signification ont été développées hors d’un tel cadre : on peut penser aux conceptions inférentialistes, selon lesquelles la signification d’un énoncé est déterminée par le rôle qu’il joue dans certaines chaînes inférentielles, ou, plus largement, aux approches pragmatistes, dont l’objectif est d’élaborer une conception de la signification à partir de l’idée wittgensteinienne selon laquelle la signification d’un énoncé est déterminée par l’usage qui en est fait — c’est ce que visent entre autres des auteurs comme Dummett ou Brandom, mais aussi Travis par exemple. De telles approches ont en commun de rejeter le présupposé selon lequel la signification devrait être analysée dans une perspective représentationnelle ou dénotationnelle. Lorsqu’elles mettent l’accent sur la variété des usages linguistiques, elles peuvent en outre conduire à mettre en question le primat accordé aux assertions au détriment des autres fonctions du langage ; l’analyse de la signification se voit alors rapportée aux différents contextes d’usage de nos énoncés. On peut par conséquent penser que la raison pour laquelle Manuel Rebuschi laisse de côté cet autre type d’approche de la signification n’est pas seulement due à un manque d’espace, comme il l’indique en note (p. 9). Quoi qu’il en soit, c’est finalement une histoire partielle de la notion de signification qu’il retrace dans son livre. La manière dont il la présente est certes tout à fait cohérente, et il ne serait pas approprié de lui reprocher ici le parti pris qu’il a choisi d’adopter. Néanmoins, on aurait pu attendre qu’il l’explicite, afin qu’un lecteur novice en la matière puisse situer le propos de l’ouvrage, et ses enjeux, dans le champ général de la philosophie du langage.
Notons pour finir que si l’on prend pour point de départ de l’analyse de la signification non pas la fonction représentative du langage, mais l’usage qui est fait de nos énoncés, les outils formels devront être adaptés en conséquence. Pour spécifier la notion de signification des énoncés assertoriques, on pourra par exemple faire appel, selon l’orientation retenue, aux approches preuves-théoriques ou bien à la logique dialogique. En outre, si on met l’accent sur la variété des usages linguistiques, on sera conduit à s’interroger sur la mesure dans laquelle la plasticité de la notion de signification peut être adéquatement appréhendée au moyen d’outils logico-formels ; il semble que ceux-ci devront pour le moins faire preuve d’une souplesse correspondante. Par conséquent, s’il serait en effet tout à fait excessif, comme le note Manuel Rebuschi lui-même, de « jeter le bébé (formel) avec l’eau du bain (vériconditionnel) » (p. 80), on soulignera toutefois que le rejet du modèle représentationnel semble devoir nous conduire à réévaluer de manière fondamentale nos présupposés philosophiques quant à la nature des outils logiques pertinents pour l’analyse de la signification.