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Depuis Les fondements naturels de l’éthique, ouvrage publié sous la direction de Jean-Pierre Changeux en 1993, très rares ont été les publications en langue française consacrées à la naturalisation de l’éthique. Cette injustice est maintenant réparée avec la publication de Morale et évolution biologique. Faisant résolument le pari de l’interdisciplinarité, (puisqu’il convoque des chercheurs appartenant à des secteurs aussi divers que la philosophie, l’anthropologie, la biologie, le droit, la linguistique, ou la sociologie) cet ouvrage a en quelque sorte pour ambition de dresser un état des lieux de l’avancée des recherches concernant les approches naturalistes de la morale. Il faut rappeler, pour comprendre le silence assourdissant qui entoure la naturalisation de la morale dans les pays francophones, que les travaux se rapportant à cette thématique ont encore bien souvent mauvaise presse : communément associés au darwinisme social et à ses funestes applications, souffrant de la réputation diabolique de la sociobiologie, le naturalisme moral a bien du mal à se frayer une place dans le domaine de la philosophie des sciences, et plus encore dans celui de la philosophie morale. Et du reste, certains n’hésitent pas à brandir immédiatement le terme de « réductionnisme » dès que se manifeste la moindre tentative d’explication des phénomènes humains à partir du lexique et des méthodes propres aux sciences de la nature. Pourtant, une lecture détaillée de Morale et évolution biologique indique que ces craintes ne sont nullement fondées, loin s’en faut : à la différence de ce que le titre du recueil pourrait laisser croire, nombre d’articles qui y sont contenus prennent fait et cause contre les explications biologiques de la morale, au profit d’autres approches (allant des sciences sociales à la philosophie de Wittgenstein). Les craintes du lecteur de se trouver face à une apologie néo-spencérienne du naturalisme moral seront donc rapidement dissipées.
L’ouvrage est divisé en cinq chapitres intitulés « L’émergence de la vie morale », « Évolutions et émotions morales », « Le langage et la morale », « La philosophie morale à l’épreuve de l’approche évolutionniste » et enfin « Détermination biologique des comportements et responsabilité morale ». Chaque chapitre est composé de deux articles, eux-mêmes suivis d’un rapide commentaire critique.
Le premier chapitre est consacré aux explications évolutionnistes de la morale, ainsi qu’à leur éventuelle pertinence normative. Nicolas Baumard propose une hypothèse mutualiste au sujet de l’apparition des normes morales. Cette théorie mutualiste prend clairement le contre-pied des nombreuses conceptions évolutionnistes accordant une place centrale à l’altruisme dans l’apparition et la stabilisation des systèmes moraux. Baumard émet donc une hypothèse anthropologique forte : selon lui, les normes morales ne sont pas apparues en raison d’une nature profondément altruiste de l’homme, mais sont bien plutôt le résultat d’une stratégie de résolution de problèmes d’action collective : les membres de l’espèce humaine considèrent comme morales les normes qui sont mutuellement profitables à chacun.
Le philosophe Ronald De Sousa affirme que les conceptions évolutionnistes ne suffisent pas pour expliquer les phénomènes moraux. Il centre son argumentation sur l’idée selon laquelle le fait qu’un comportement ait une valeur adaptative dépend avant tout de l’environnement précis où il se déploie. Or, insiste De Sousa, il est hautement problématique d’affirmer qu’un comportement adapté à un environnement précis a nécessairement une valeur morale. De manière ironique, De Sousa prend l’exemple de l’infidélité féminine et de la psychopathologie. Ces deux comportements, précise-t-il, peuvent être considérés comme biologiquement adaptés (comme le montre, selon De Sousa, la proportion non négligeable de psychopathes dans les populations humaines). Mais il serait tendancieux, poursuit-il, d’en conclure qu’ils ont pour autant une valeur morale ! De Sousa conclut son argumentation en affirmant que les tentatives pour substituer la théorie de l’évolution à la Providence divine risquent de se solder par un échec retentissant.
Dans le deuxième chapitre, Luc Faucher et Julien Deonna s’intéressent aux applications morales de la psychologie évolutionniste, en centrant leur argumentation sur des émotions morales particulières. Faucher admet l’idée selon laquelle il existe un comportement inné de réprobation de l’inceste, lié à l’activation d’un mécanisme de contrôle de l’attirance sexuelle, basé sur le dégoût. Toutefois, Faucher ne pense pas que les normes contre l’inceste ont une base innée et sont directement causées par ce mécanisme d’aversion. À l’inverse de ce qu’affirment certains défenseurs de la psychologie évolutionniste, Faucher soutient que les normes prohibant l’inceste ne sont pas directement causées par le dégoût. Il s’agit bien plutôt, selon lui, d’une relation de renforcement mutuel : d’abord produites par des raisonnements, les normes prohibant l’inceste sont par la suite susceptibles de faire l’objet d’un renforcement émotionnel, s’enracinant notamment dans le dégoût. En d’autres termes, pour Faucher, les émotions morales ne fondent pas les normes, même si elles favorisent leur consolidation.
Se montrant également critique à l’égard de la psychologie évolutionniste, Deonna défend quant à lui l’idée selon laquelle les émotions morales doivent avant tout être définies en fonction des individus et des projets que ces derniers se fixent. Deonna prend notamment l’exemple de la honte : certes, concède-t-il, les théories évolutionnistes pourraient permettre de comprendre comment une telle émotion a pu être sélectionnée. (En mettant l’accent, par exemple, sur l’importance de cette émotion pour le renforcement des liens sociaux.) Mais un tel projet demeure incomplet, car il ne met pas suffisamment en relief les relations particulières qu’un individu établit avec son environnement social et affectif ; loin d’être uniquement issue de processus relevant de l’évolution biologique, la honte résulte également de la prise de conscience par un individu du contraste entre d’une part ses croyances et ses actions, et d’autre part les valeurs auxquelles il adhère. L’argumentation de Deonna a ici le mérite d’introduire le point de vue critique de la philosophie traditionnelle dans le débat naturaliste.
Le troisième chapitre se focalise sur les relations entre langage et morale. Le sociologue Fabrice Clément a pour ambition de critiquer la thèse de la singularité humaine, selon laquelle 1’homme ne pourrait être totalement expliqué par l’entremise des sciences de la nature. Pour cela, il propose de rejeter deux conceptions : d’une part, le point de vue du sujet, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la subjectivité échapperait au discours scientifique et au naturalisme. D’autre part, le rôle excessif qui est attribué au langage. Pour Clément, le fait de disposer d’un langage ne suffit nullement pour circonscrire les bornes de la subjectivité, et plus encore celui de la moralité. Clément fait ici tout particulièrement référence aux investigations empiriques dans le domaine de la primatologie et de la psychologie développementale. Ces dernières, affirme Clément, indiquent que les très jeunes enfants et certains primates disposent de capacités morales, sans pour autant disposer de compétences langagières.
Adoptant une approche inspirée de la philosophie de Wittgenstein, le linguiste Yves Erard analyse quant à lui la corrélation entre langage et morale, en particulier à travers un examen des fameux « jeux de langage ». Ce faisant, Erard s’oppose à ce qu’il nomme le « naturalisme ontologique » au profit d’un « holisme anthropologique » en vertu duquel c’est par la médiation langagière que les hommes fondent leur accord sur le monde. L’idée ici défendue est que les normes et les règles ne préexistent pas au langage : au contraire, c’est par le biais du langage que ces dernières peuvent émerger. La justification, par le bais du langage, procure un sens à la règle, en induisant une relation entre sujets communicants. Comme l’écrit Erard, la subjectivité morale se forme grâce à la capacité de « se soumettre à une autorité, en même temps que de pouvoir en devenir une », capacité qui « ne s’acquiert que par l’exercice » (p. 212). La position d’Erard se distingue donc clairement de celle adoptée par Clément illustrant une fois de plus la fécondité de la confrontation interdisciplinaire.
Le quatrième chapitre concerne les tentatives pour fonder une éthique normative à partir des théories évolutionnistes.
Philippe Hunemann considère comme douteuses les tentatives pour enraciner la morale à partir des théories naturalistes. Le coeur de son argumentation concerne le fait que l’éthique évolutionniste ne parvient pas à différencier les normes morales des normes non morales. Par exemple, explique Hunemann, l’éthique évolutionniste peut nous permettre de comprendre comment une norme comme « promouvoir le bien de la communauté » a pu être sélectionnée en raison de sa valeur adaptative et fonctionnelle. Toutefois, insiste-t-il, l’éthique évolutionniste ne peut nous expliquer pourquoi nous devrions adopter une telle norme. La position de Hunemann, en dernier ressort, renvoie à la fameuse dichotomie entre l’être et le devoir-être, dichotomie en vertu de laquelle « nous pouvons expliquer que nous faisons ce que nous devons faire, que nous croyons qu’il faut le faire, mais nous ne pouvons pas justifier que c’est ce qu’il faut faire » (p. 251).
Christine Clavien a quant à elle pour objectif de montrer que si les travaux naturalistes ne sauraient entièrement fonder un système moral, ils peuvent cependant offrir un certain nombre d’éléments théoriques fort utiles à l’explication et à la justification des phénomènes moraux ; dans une première phase, Clavien déconstruit les nombreuses approches normatives accordant une importance démesurée à la théorie de l’évolution, mais également celles qui utilisent la biologie évolutionniste afin de soutenir que la morale n’est qu’une illusion. Dans une seconde phase, Clavien s’efforce de proposer sa propre théorie qu’elle nomme la « stratégie du sens commun renforcé ». Il s’agit de montrer que s’il est possible sur un sujet quelconque d’obtenir un consensus scientifique, et que ce consensus rejoint les croyances du sens commun, alors on peut dire que ces croyances sont justifiées. Clavien, par ailleurs, admet également que les résultats de la connaissance scientifique ne font pas toujours l’unanimité et peuvent en outre varier au gré des fluctuations historiques. De sorte que « le processus d’élaboration et de justification des normes est à la merci des changements scientifiques et des avis divergents à l’intérieur même de la science » (p. 17). Si l’éthique évolutionniste peut donc être utilisée de manière pertinente selon Clavien, encore faut-il être conscient des limitations qu’il convient de lui assigner.
La dernière partie de l’ouvrage, qui éveillera très certainement l’intérêt des philosophes moraux, a pour ambition d’examiner les relations entre les notions de responsabilité juridique et morale et celle de déterminisme biologique.
Catherine Dekeuwer développe une analyse critique de la notion d’« essentialisme génétique », pour montrer du doigt le caractère paradoxal d’une telle position. Si l’on réduit en effet l’identité personnelle à la possession d’un patrimoine génétique, cela devrait en toute logique conduire à attribuer une pleine responsabilité aux actes individuels, puisque les gènes sont alors considérés comme ce qui définit intégralement l’individualité. Pourtant, explique Dekeuwer, le sens commun ne tire pas cette conclusion : il conserve bien plutôt un dualisme entre la subjectivité morale et le déterminisme génétique. Dekeuwer se propose alors de lever ce paradoxe, en conciliant les notions de responsabilité et de déterminisme, et en faisant l’économie du concept de libre arbitre : dans la mesure où notre constitution naturelle est la cause de nos actes, nous devons nous considérer comme responsables de cette dernière. Dès lors, pour Dekeuwer, le rôle moral que nous devons remplir réside avant tout dans l’éducation de notre nature.
Alain Papaux, quant à lui, aborde le lien entre biologie et responsabilité morale sous l’angle juridique. Plus précisément, Papaux s’évertue ici à défendre la traditionnelle dichotomie entre faits et valeurs. Cette remise en cause repose sur l’idée selon laquelle il est impossible d’envisager les faits de manière purement objective, sans les insérer dans un processus interprétatif. À l’encontre de ces tentatives de dérivation du droit à partir du fait, Papaux propose plutôt d’établir une corrélation entre le normatif et le descriptif : ainsi, face à un délit, on s’efforce de déterminer le degré de responsabilité de l’accusé à partir des données scientifiques que l’on maîtrise, puis on s’efforce de mettre en corrélation, de manière proportionnelle, ce degré de responsabilité et la peine que l’on attribue.
Témoignage précieux d’une authentique réflexion interdisciplinaire, Morale et évolution biologique pourrait séduire tout autant le spécialiste ayant connaissance des débats les plus techniques que le néophyte s’intéressant aux apports ou aux limites des sciences de la nature pour la compréhension du fait moral. De la lecture de l’ouvrage, une impression de désunion pourrait apparaître, eu égard à la diversité des positions exposées, des thématiques abordées, et des désaccords théoriques explicitement affichés. Rien d’étonnant à cela toutefois : la naturalisation de la morale demeure un secteur en chantier, de sorte que la plupart des questions qu’aborde Morale et évolution biologique restent encore suspendues à de futures avancées empiriques. Mais loin de poser problème, ce foisonnement théorique est au contraire une aubaine pour le lecteur peu soucieux de parti-pris idéologiques, et désireux de connaître sans a priori les approches naturalistes contemporaines de la morale, ainsi que les débats qui s’y rapportent. En somme, si Morale et évolution biologique ne prétend aucunement apporter de réponses définitives au sujet de lorigine et des fondements naturels de la morale, il a cependant l’ambition de fournir des éléments de réflexion féconds permettant d’aborder certaines interrogations majeures de l’éthique contemporaine. Interrogations au sujet desquelles les certitudes sont loin d’être acquises, et qui illustrent avec éloquence toute la complexité de la réalité humaine.