Corps de l’article
I.
Dans l’introduction à la seconde édition de Mind and World, John McDowell identifie une idée cruciale de l’empirisme que ceux qui offrent une explication « post-empiriste » de la connaissance n’ont pas réussi à apprécier. Cette idée cruciale — que McDowell appelle l’empirisme minimal (EM) — établit la condition fondamentale qu’une pensée ait un contenu empirique : « Il faut constituer l’expérience en un tribunal fournissant une médiation pour que notre pensée réponde devant l’état des choses comme il se doit pour que nous puissions y voir une pensée » (McDowell 1996, p. xii. Sauf indication, toutes les références sont faites à cette édition). Le défi consiste alors à montrer comment l’expérience peut jouer un tel rôle si on tient compte des attaques de Sellars contre le mythe du donné. Comme McDowell l’a récemment affirmé (cf. McDowell, manuscrit), sa solution se trouve dans l’amorce, par Sellars lui-même dans les dernières sections d’Empirisme et philosophie de l’esprit, de ce qu’on peut appeler un « empirisme transcendantal » : c’est en raison du rôle joué par nos capacités conceptuelles dans l’expérience perceptuelle — rôle contesté par l’« atomisme » de l’empirisme traditionnel — que l’expérience peut jouer le rôle requis en rendant la pensée redevable de l’état dans lequel sont les choses.
Selon McDowell, afin de respecter les exigences de EM, l’expérience doit être placée dans ce que Sellars appelle « l’espace logique des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce qu’on affirme » (Sellars, 1956, p. 299 ; cité dans McDowell 1996, p. 5). De plus, McDowell soutient que l’espace des raisons est l’espace des concepts (7sq.), que l’espace des concepts est le domaine de la spontanéité kantienne (4-5) et que le domaine conceptuel doit être identifié avec le sens frégéen (106-107, 179-180). Essayons ici de décortiquer certains de ces énoncés et de les relier à la thèse originale selon laquelle l’expérience perceptuelle doit servir de médiation entre notre pensée et ce à quoi on pense.
D’abord, l’espace des raisons comprend les activités qui impliquent une réactivité aux raisons (McDowell, 2002, 271) et donc des éléments qui peuvent être en relation justificative les uns avec les autres, qui peuvent être donnés comme des raisons pour croire, dire ou faire quelque chose et qui, en tant qu’affirmations ou intentions d’agir, peuvent être appuyés par des raisons. La relation épistémique est un type de relation justificative. Ici, l’espace des raisons est l’espace de la fixation de croyance rationnelle et de l’assertion raisonnée. De plus, l’espace des raisons est l’espace de l’action rationnelle et de l’explication rationnelle des actions en termes d’états intentionnels de l’agent.
Les éléments qui peuvent entrer dans de telles activités et qui sont dans de telles relations justificatives sont individués par référence à leurs contenus propositionnels conceptualisés. Ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire la fixation rationnelle des croyances et l’action rationnelle, c’est la façon de caractériser le monde et les concepts auxquels il est ramené. Seuls les éléments qui véhiculent un contenu propositionnel déterminé en vertu de leurs constituants conceptualisés peuvent être dans des relations justificatives. C’est pourquoi l’espace des raisons est l’espace des concepts. Et la nature conceptualisée des éléments dans l’espace des raisons doit être comprise aux sens frégéens, étant donné que ces derniers sont des modes de présentation d’objets ou d’événements. C’est seulement sous de tels modes de présentation que les objets et les événements font leur entrée en tant que contenus dans nos croyances et nos désirs et peuvent du coup être engagés dans l’explication raisonnée de nos actions et dans la révision de nos croyances. Ce sont les objets et les événements qui, exposés de cette manière, sont ainsi présents dans l’espace des raisons.
Dire que l’expérience doit être placée dans l’espace des raisons pour que la pensée empirique soit possible, c’est donc dire que les expériences doivent elles-mêmes avoir un contenu conceptuel caractérisable propositionnellement, dans le sens frégéen, et être individuées en référence à ce contenu si elles sont censées jouer le rôle médiateur nécessaire. Bien sûr, comme le souligne McDowell, nous ne pouvons dire que l’expérience perceptuelle implique l’exercice des capacités conceptuelles et qu’elle est ainsi une manifestation de la spontanéité au sens kantien sans compromettre la nature réceptive de l’expérience. Nous devons donc dire que les capacités conceptuelles sont « mobilisées » dans l’expérience perceptuelle, et que c’est en vertu de cela qu’une telle expérience tombe dans l’espace des concepts et l’espace des raisons.
II.
EM nécessite donc que l’expérience soit le genre de chose qui peut à la fois : a) être en relation rationnelle « justificative » avec notre pensée en vertu de son contenu caractérisable propositionnellement ; et b) véhiculer un contenu à propos du monde qui repose sur l’acceptabilité des jugements s’inscrivant dans notre activité de penser. Mais cela soulève deux questions :
Comment une expérience perceptuelle peut-elle être dans l’espace des raisons si la perception est une capacité naturelle que nous possédons, comme d’autres créatures, en vertu de notre héritage évolutionnaire ? Si notre conception de nous-mêmes en tant que créatures pensantes requiert que l’expérience perceptuelle soit située dans l’espace des raisons, comment cela est-il conciliable avec notre conception de nous-mêmes comme êtres naturels ?
Soulevant cette question dans les dernières sections de L’esprit et le monde, McDowell soutient que nous avons besoin d’élargir notre conception de ce qui est naturel de façon à ce que la nature puisse incorporer les capacités que les créatures qui nous sont semblables possèdent manifestement : nous acquérons une « seconde nature » dans notre initiation aux capacités conceptuelles, probablement au moment où nous apprenons le langage, et notre conception de ce qui est naturel doit être élargie pour accommoder ce fait.
Mon intérêt porte cependant sur une deuxième question :
Si nous supposons que placer l’expérience perceptuelle dans l’espace des raisons permet à celle-ci de se placer en relation justificative avec notre pensée, qu’est-ce que cela veut dire que d’affirmer que l’expérience perceptuelle « mobilise » nos capacités conceptuelles, et en quoi cela rend-il notre pensée apte à répondre du monde ? On peut voir l’importance de cette question si, suivant McDowell, on place ses affirmations dans le contexte des attaques par Sellars (1956) (sur la lecture « brandomienne » de ce dernier dans L’esprit et le monde) et Davidson (1986) de l’idée que ce qui est donné dans l’expérience peut jouer quelque rôle justificatif que ce soit. L’expérience, dit-on, en tant qu’elle est notre mode de contact primaire avec le monde, doit se situer à l’extérieur de l’espace des raisons : ce ne sont que les jugements sensoriels qui peuvent être en relation rationnelle avec la pensée portant sur le monde. Placer l’expérience à l’intérieur de l’espace des raisons semble simplement être une façon de donner une nouvelle étiquette à nos jugements sensoriels plutôt que de caractériser l’engagement envers le monde, engagement à propos duquel sont émis de tels jugements. Insister sur le fait que l’expérience se trouve à l’intérieur de l’espace des raisons ne répond pas à la question de savoir comment elle peut impliquer le monde dans son contenu tel que l’exige EM.
Certains passages de L’esprit et le monde ont suggéré à certains commentateurs que, pour rencontrer cette exigence, le monde lui-même doit être placé dans l’espace des raisons afin que les éléments qui constituent le monde soient eux-mêmes individués de manière non extensionnelle. Considérons les remarques suivantes :
Les ultimes contenus pensables dans l’ordre de la justification sont des contenus d’expérience, et, dans le courant d’une expérience, on s’ouvre à des faits manifestes ayant lieu de manière indépendante et qui s’impriment sur notre sensibilité. […] Quand nous voyons que certaines choses ont lieu, nous, et notre voir, ne manquons pas le fait.
29
[I]l n’y a pas de fossé ontologique entre le genre de chose qu’on peut signifier ou de manière générale le genre de chose qu’on peut penser, et le genre de chose qui peut être le cas. Lorsqu’on pense de manière véridique, ce qu’on pense est ce qui est le cas. Et donc comme le monde est tout ce qui est le cas […], il n’y a pas de fossé entre la pensée, comme telle, et le monde.
27
[L]es faits perceptibles sont par essence aptes à s’imprimer sur des sujets percevants dans [l’expérience] […] ; les faits en général sont par essence aptes à être embrassés en pensée dans [des actes de penser].
28
Étant donné que ce qui peut être pensé se trouve à l’intérieur du royaume des sens frégéens, certains y ont vu un signe de l’engagement de McDowell envers l’idée que le monde lui-même est composé de faits individués à la manière de sens frégéens. Julian Dodd (1995) accuse McDowell de confondre ce qu’on dit des faits en tant que « pensées vraies » avec ce qu’on en dit en tant qu’états du monde rendant vraies des pensées vraies. Paul Pietroski (1996) fait écho aux doutes de Dodd. Les soucis « idéalistes » liés à cette conception mis à part, celle-ci semble mener à un verdict au pessimisme dérangeant concernant la possibilité d’une compréhension interculturelle. Si ce dont on fait perceptuellement l’expérience tombe dans l’espace des raisons/concepts, cela semble impliquer que, lorsque des penseurs opèrent avec différents « espaces » conceptuels, ils « habitent différents mondes » dans un sens plutôt littéral. Ce souci est exprimé par Michael Friedman. Comment McDowell, de s’inquiéter rhétoriquement Friedman, « répond-il à la menace du relativisme culturel ou linguistique ? Ne faisons-nous pas face, en particulier, à la menace qu’il n’y ait pas un espace des raisons mais plusieurs espaces différents — chacun adapté à ses propres traditions culturelles et chacun constituant son propre monde ? » (Friedman 1996, p. 465). Et, évoquant l’endossement par McDowell de la notion gadamérienne de compréhension interculturelle au moyen d’une « fusion des horizons », Friedman se demande s’il n’est pas le cas que, selon la conception de McDowell, en tentant de réaliser une telle fusion nous faisons face à « deux systèmes conceptuels différents et à deux “mondes” différents constitués par ces systèmes » (ibid., p. 466).
III.
Pour répondre à ces inquiétudes, la clé me semble se trouver dans ce qu’on peut appeler un « modèle dual » de l’expérience perceptuelle, dont une certaine forme semble être contenue dans l’éclaircissement que donne McDowell de sa propre position. L’expérience perceptuelle humaine est « duale » parce qu’elle implique — et on fait aussi l’expérience de cette implication — de deux façons différentes un monde dont on fait l’expérience. Premièrement, ce dont on fait l’expérience est un monde objectif, dont l’objectivité consiste à être ouvert à d’autres voies d’accès expérientielles — en ce sens, les objets de l’expérience sont donnés comme étant individués extensionnellement en ce qu’ils admettent différentes descriptions correctes. Deuxièmement, le monde donné dans l’expérience est toujours donné d’une certaine manière dans l’expérience (expérience en tant que), alors que les contenus de l’expérience-en-tant-que sont individués intensionnellement. C’est parce que l’expérience perceptuelle humaine a toujours cette dimension intensionnelle qu’elle doit être placée dans un espace des raisons sellarsien et qu’elle peut entrer dans des relations justificatives avec notre activité de penser. D’autre part, c’est parce que l’expérience perceptuelle est toujours celle d’un monde objectif, duquel elle est l’expérience, que la pensée de ceux qui ont des cadres conceptuels différents est redevable d’un monde commun plutôt que de mondes « intensionnels » distincts. C’est, il me semble, ce qu’implique la compréhension de la nature conceptuelle de l’expérience perceptuelle en termes de sens frégéens : les sens frégéens rendent les objets présents, mais ils le font toujours sous des modes de présentation particuliers. Dans une expérience véridique, de telles présentations d’objets et d’événements nous ouvrent à des « faits » tractariens, et ce sont de tels faits qui constituent le monde. Mais, de manière cruciale, le monde de l’expérience est donné comme « objectif » dans le sens précisé plus haut, comme transcendant tout « aperçu » particulier qu’on pourrait en avoir — il admet d’autres modes de présentation, il comprend d’autres « faits » qui éludent notre perception du moment.
Le caractère dual de l’expérience perceptuelle prend racine dans des doctrines strawsoniennes que McDowell endosse avec enthousiasme dans L’esprit et le monde (voir par exemple viii et 54, n. 8) Dans la restructuration strawsonienne de la déduction transcendantale de Kant, la capacité à la conscience de soi dépend de notre habileté à considérer notre expérience comme une voie parmi plusieurs voies subjectives possibles vers un monde objectif, un monde dont l’expérience nous donne des « aperçus ». L’« objectivité » du monde consiste alors en ceci qu’il contient des objets persistants dont on peut faire l’expérience et qu’on peut décrire de différentes manières. Comme McDowell l’affirme, l’objectivité de l’expérience ainsi construite n’est possible que si nous mobilisons nos capacités conceptuelles dans l’expérience perceptuelle, alors que nos « aperçus » se réfèrent à un monde aperçu. C’est là l’intuition de « l’empirisme transcendantal » dont McDowell crédite maintenant Sellars.
Cela rejoint l’insistance de McDowell sur le fait que son explication n’exclut pas la dimension sociale de notre tournure d’esprit. Contrastant sa position avec celle de Brandom (McDowell, 2002, 275), il soutient que le contenu objectif de notre activité de penser ne peut être fondé sur des normes sociales qui gouvernent le discours, mais il insiste sur le fait que ce sont là deux éléments complémentaires dans L’esprit et le monde. La dimension sociale de notre tournure d’esprit peut être considérée comme impliquant l’articulation sociale des mêmes capacités conceptuelles sur lesquelles nous nous basons dans l’expérience perceptuelle, rendant ainsi possible la coordination intersubjective et la correction des différents « modes de présentation » du monde. Ainsi — contrairement au portrait dressé par Brandom, l’objectivité de notre pensée est fondée dans l’expérience perceptuelle, mais elle est nécessairement articulée par la pratique sociale. L’erreur dans le portrait de Brandom serait alors de penser que nous pouvons obtenir une telle objectivité en partant d’une pratique sociale dont les participants ne sont pas toujours d’ores et déjà en relation avec le monde objectif par le biais de l’expérience.
Afin de voir comment la nature duale de l’expérience perceptuelle pourrait être une réponse au type d’objection soulevée par Friedman, considérons une situation dans laquelle on attribue à deux « créatures pensantes » — un anthropologue occidental et un membre d’une tribu africaine traditionnelle — des pensées radicalement différentes dans un contexte donné. Supposons que l’anthropologue pense qu’un chien jappe quelque part dans les environs, alors que le membre de la tribu africaine pense que son ancêtre le rassure sur le fait qu’il est à l’abri de la sorcellerie. Dans les deux cas, pourrait-on dire, les pensées sont fondées dans les expériences des penseurs — des expériences qui peuvent, dans les deux cas, être dans une relation justificative avec les pensées respectives. Ainsi, l’expérience perceptuelle de l’anthropologue possède le « contenu » que-le-chien-jappe (en un sens à spécifier), alors que l’expérience du membre de la tribu traditionnelle africaine a le contenu, en ce sens, que-mon-ancêtre-me-rassure. Chacun considère faire l’expérience d’un monde objectif dont son expérience est un « aperçu », et chacun possède ainsi les ressources pour comprendre l’autre en tant qu’il fait l’expérience d’un monde partagé admettant différentes descriptions vraies (et fausses). Ainsi, étant donné l’articulation sociale de nos ressources conceptuelles et l’obligation constante de réfléchir à ces ressources, on peut soutenir que certaines voies subjectives vers le monde objectif échouent à produire des aperçus du monde tel qu’il est. Par exemple, on pourrait affirmer que, pendant que le monde à un certain moment contient des faits, dont on peut faire l’expérience, tels que « un chien jappe » ou « le chien de mon voisin jappe », « mon ancêtre me rassure… » n’est pas un de ces faits. C’est pourquoi, de manière standard, on fait une telle distinction en attribuant un contenu « intensionnel » aux expériences perceptuelles des membres de notre propre culture. Par exemple, un jeune enfant peut faire l’expérience d’un rayon de lune dans le coin de sa chambre comme étant un fantôme, mais, en caractérisant ainsi son expérience, nous ne voulons pas dire qu’« un fantôme » est une description vraie de ce dont il fait (extensionnellement) l’expérience.
IV.
Il y a cependant une obligation dont nous ne sommes pas encore déchargés, à savoir l’explication de ce que c’est, pour deux individus qui font l’expérience du même état du monde (en tant que façon socialement articulée de coordonner des expériences), que d’être différent dans la manière dont ils en font l’expérience — autrement dit d’expliquer ce que c’est, pour l’expérience perceptuelle, que d’avoir des contenus intensionnels particuliers. Il est possible de dire que cette explication relève de la phénoménologie de l’expérience, de « l’effet que cela fait » à l’individu qui a un tel « aperçu » du monde. Si, comme McDowell l’affirme, l’expérience est au mieux « la prise en charge d’un fait » (McDowell, 2002, 289), où le fait est quelque chose qu’on peut à la fois expérimenter et penser, on peut envisager qu’expérimenter le fait qu’« un chien jappe » consiste en un certain contenu expérientiel que l’expérience nous invite à endosser. L’affirmation de McDowell selon laquelle, dans l’expérience, un morceau de réalité est « à l’intérieur de notre point de vue », et que la justification d’une croyance est ainsi « visiblement là » (ibid., 280) suggère également une telle conception.
Cela peut cependant être vu comme ne rendant pas suffisamment justice au rôle des concepts empiriques particuliers, et non simplement au concept d’« objet en général » dans l’expérience perceptuelle. De manière plus significative, il semble inadéquat de rencontrer les exigences de EM quant au fait que l’expérience perceptuelle rende la pensée et l’action « redevables » du monde de manière déterminée, et serve du coup d’élément d’explications et de justifications raisonnées de l’action et de la pensée en vertu de son contenu conceptuel. On peut cependant proposer un lien entre la question du contenu conceptuel de l’expérience et celle des « explications et des justifications raisonnées de l’action et de la pensée » en partant d’une conception particulière de ce que c’est que de posséder des concepts empiriques et, de manière dérivée, de ce que c’est pour ces concepts que d’être exercés dans des jugements ou d’être mis à contribution dans l’expérience. Pour McDowell, posséder un répertoire de concepts empiriques, c’est posséder un « réseau rationnel organisé de capacités à ajuster activement notre pensée aux présents de l’expérience » (29). Exercer notre concept de « chien » dans l’acte de juger qu’un chien jappe, c’est classifier ce dont on fait l’expérience d’une manière qui requiert l’ajustement rationnel général de notre cadre de croyances et de nos raisons d’agir de certaines façons en fonction de certains autres états intentionnels[0]. Faire l’expérience de certains événements du monde en tant que jappements de chiens — être correctement représentés comme faisant appel au concept « chien » dans son expérience de ces événements —, c’est activer le réseau de capacités ordonné rationnellement en fonction de l’état du monde dont on fait l’expérience. Et ainsi, en l’absence de jugements selon lesquels notre expérience nous induit en erreur, on entre dans des relations ordonnées rationnellement qui correspondent à ces capacités en regard de l’état du monde dont on fait l’expérience. McDowell endosse l’idée de Brandom (voir McDowell, 2002, 278) qu’une impression est une « invitation » à accepter une proposition concernant le monde objectif.
Dans cette explication, les différences dans lesquelles on fait l’expérience-en-tant-que du monde sont des différences dans le réseau d’engagements ordonné rationnellement envers l’action et la croyance relativement au monde dont on fait l’expérience — engagements qu’on assume en l’absence de jugement contraire concernant l’expérience. C’est la structure rationnelle de ce réseau — telle que caractérisée dans le contenu conceptuel de l’expérience et réfléchie dans les manoeuvres justificatives et rationnalisantes qui peuvent être faites à l’intérieur de l’espace des raisons — qui fournit le lien normatif entre la pensée et le monde exigé par EM. Ce n’est pas, comme c’est le cas avec la reconstruction par Friedman du « monde intensionnel » de McDowell, que les états du monde de l’expérience soient individués intensionnellement : par l’expérience perceptuelle, nous sommes plutôt invités à entrer dans des engagements à l’action et à la croyance rationnellement ordonnés en fonction d’un monde extensionnel à juste titre. Rien ne contredit ici la phénoménologie de l’expérience, mais ce n’est pas en termes phénoménologiques que nous pouvons dire comment des expériences particulières donnent des aperçus du monde.
Cela peut éclairer quelque peu la distinction épineuse entre le contenu conceptuel et « non conceptuel » dont discute McDowell à plusieurs endroits dans L’esprit et le monde. On pourrait penser que, dans la mesure où les animaux peuvent certainement être victimes d’illusions sensibles, ils ont aussi une expérience duale. Mais McDowell insiste sur la distinction entre le type d’expérience réalisée par des créatures possédant une « seconde nature » — des créatures qui ont une expérience du monde — et la « sensibilité perceptuelle à des caractéristiques de l’environnement » (64) que peuvent réaliser d’autres créatures. Les animaux n’ont pas d’expérience perceptuelle du monde qui soit authentique parce qu’ils ne peuvent satisfaire la condition strawsonienne fondamentale de l’expérience perceptuelle — la condition qu’un sujet expérientiel concoive son expérience comme une voie subjective vers un monde objectif dont il a des aperçus. McDowell présente ce point comme suit : « Le monde objectif n’est présent qu’à un sujet conscient de soi, un sujet capable de s’attribuer des expériences ; ce n’est que dans le contexte de l’aptitude d’un sujet à s’attribuer des expériences que les expériences peuvent constituer la conscience du monde. »
Considérons ici un modèle sub-personnel familier de la perception. La présence d’un chien favorablement situé suffit à produire le déclenchement d’un sous-ensemble de détecteurs de caractéristiques dans le système visuel de X. Cependant, le même sous-ensemble de détecteurs de caractéristiques peut être déclenché en l’absence d’un chien. Dans de tels cas, on peut faire sens du fait que le système fasse erreur quant à la « fonction propre » des détecteurs de caractéristiques. Ce modèle de la perception en termes de psychologie cognitive sub-personnelle est éventuellement applicable également à des humains et à d’autres mammifères supérieurs. Le déclenchement des capacités de reconnaissance d’un chien chez X est alors impliqué causalement dans le jugement de X « je vois un chien » (si on assume que X est apte à faire un tel jugement) et aussi dans la disposition de X à répondre par d’autres manières déterminées dans une situation de stimulus donnée. Mais le réseau des dispositions par rapport auquel le déclenchement de ce sous-ensemble de détecteurs de caractéristiques peut se voir attribuer un contenu particulier n’est pas ordonné rationnellement, et le contenu attribué n’est donc pas conceptuel de la manière requise pour justifier une caractérisation propositionnelle de l’expérience de X. Ainsi, le déclenchement des capacités de X à reconnaître un chien ne peuvent (en elles-mêmes) entrer ni dans (a) la justification des croyances de X ni dans (b) l’explication intentionnelle des actions de X.
Cela nous aide à clarifier en quoi le modèle de la perception des « sciences cognitives » en termes de déclenchement des capacités perceptuelles avec des fonctions dérivées ne pourra satisfaire les exigences de EM selon lesquelles la pensée doit être redevable du monde. Le « contenu » du déclenchement de ses détecteurs de caractéristique place une créature dans un espace de capacités qui est ordonné causalement aux fins de savoir comment il est disposé à répondre lorsqu’il est stimulé de telle manière. Ce qu’il ne fait pas, c’est placer la créature dans un espace de capacités ordonné rationnellement qui donne une ouverture au monde. Ainsi, identifier la réactivité perceptuelle d’une créature à son environnement et ses dispositions à subir les déclenchements des détecteurs de caractéristiques individués par rapport à ses « fonctions propres » ne nous fournit pas d’expériences qui peuvent être en relation justificative avec l’activité de penser de cette créature.
V.
Je me suis appuyé sur plusieurs éléments de la présentation de McDowell et de la défense de sa position en soulignant ce que j’ai appelé la nature « duale » de l’expérience perceptuelle, et j’ai suggéré une façon d’élaborer ce modèle pour qu’il remplisse à la fois les exigences de l’« empirisme minimal » et qu’il puisse éviter les objections de type « idéaliste » et « subjectiviste » soulevées par les critiques de McDowell. Si McDowell endosse la conception présentée, cela dépend de son consentement ou non à parler de contenu conceptuel de l’expérience perceptuelle dans les termes non phénoménologiques que je suggère. On pourrait penser que, en parlant d’un réseau de relations à l’objet articulé rationnellement, j’impose à l’explication de l’expérience de McDowell quelque chose comme le modèle inférentialiste de l’articulation conceptuelle de Brandom. Mais j’ai aussi reconnu la force de la position de McDowell selon laquelle EM peut être satisfait seulement si l’expérience perceptuelle elle-même fonde l’objectivité de notre pensée, et j’ai noté que McDowell reconnaît que quelque chose comme l’articulation sociale des normes inférentielles de Brandom doit aussi jouer un rôle dans l’ensemble. Ainsi, je ne vois pas pourquoi l’explication proposée ne pourrait pas mobiliser ce que je considère être les forces de l’explication de McDowell et de celle de Brandom. Je me réjouis donc des réflexions de McDowell sur ce qui sera considéré, je l’espère, comme une réponse constructive à son ouvrage remarquable et immensément stimulant, dont j’ai pu, comme plusieurs, tirer tant de profit.
Parties annexes
Bibliographie
- Davidson, D. « A Coherence Theory of Truth and Knowledge », in E. Lepore, ed., Truth and Interpretation : Perspectives on the Philosophy of Donald Davidson, Oxford, Blackwell, 1986, 307-19.
- Dodd, J. « McDowell and Identity Theories of Truth », Analysis, vol. 55, 1995, 160-165.
- Friedman, M. « Exorcising the Philosophical Tradition : Comment’s on John McDowell’s Mind and World », The Philosophical Review, vol. 105, no 4, octobre 1996, pp. 427-67.
- McDowell, J. Mind and World, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996.
- McDowell, J. « Responses », in N. H. Smith, ed., Reading McDowell : On Mind and World London, Routledge, 2002, 269-305.
- McDowell, J. « Transcendental Empiricism » (manuscrit).
- Pietroski, P. « Critical Notice of McDowell’s Mind and World », Canadian Journal of Philosophy, vol. 26, 1996, 613-36.
- Sellars, W. « Empiricism and the Philosophy of Mind », in H. Feigl et M. Scriven, ed. Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. 1, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956, 253-329.
- Strawson, P. F. The Bounds of Sense, London, Methuen, 1966.