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Comment rendre compte de la pensée de Montaigne sans la réduire à un système philosophique dans lequel elle perd son originalité et même son sens ? Dans un court avant-propos, Philip Knee indique que la réflexion qu’il a menée n’est ni une introduction à l’oeuvre, ni un ouvrage d’érudition, encore moins une étude fouillée du scepticisme de Montaigne, mais une recherche sur l’art du jugement qui tente à la fois de prendre au sérieux les positions morales et politiques de l’auteur des Essais et le caractère ouvert de l’écriture montaigniste, afin d’éviter, grâce à ses précautions, l’esprit de système. Le livre de M. Knee parvient bien en effet à garder ses distances face à cette menace qui guette toute étude de Montaigne : fournir des explications synthétiques et réductrices qui ferment sur lui-même le projet philosophique des Essais. Prenant pour fil conducteur l’incertitude de la pensée, cette étude permet de considérer la conversion intellectuelle qui s’opère dans les Essais, sans tirer des conclusions définitives. Cette approche permet un dévoilement clair et souple à la fois des problèmes et des enjeux moraux et politiques rencontrés dans l’ouvrage.
Dans une première section dédiée à Montaigne seul, l’identification de la pensée des Essais grâce à des verbes pronominaux réfléchis, « se dédoubler », « s’essayer », « se raconter », permet de donner à la réflexion une certaine unité sans imposer une hypothèse extérieure au projet montaigniste. Dans chaque cas, M. Knee établit le lien entre l’action et l’incertitude. Ainsi l’acte réflexif du dédoublement est renvoyé à celui de l’interrogation sur les modes d’appréhension de la réalité comme sur la remise en question de nos possibilités de savoir ; l’écriture de l’essai permet à Montaigne d’éviter le dogmatisme d’une certaine philosophie comme elle permet d’assumer l’ignorance et l’incomplétude de l’homme ; l’objectif de se raconter, dirigé par la nature de l’essai, se réalise alors tout en réfléchissant les difficultés qu’il ne peut éliminer, celui du caractère rhétorique et artistique du portrait naturel notamment. La première partie de l’ouvrage de M. Knee, qui donne les bases afin d’interpréter les dialogues qui suivent avec Machiavel, Pascal, Rousseau et Diderot remplit ainsi son objectif : il montre en quoi la forme de l’essai est adaptée aussi bien à la nature politique et morale du propos de Montaigne qu’à son but strictement zététique. Cette section de l’ouvrage n’est pas sans présenter quelques difficultés toutefois. La présentation très concise, soulève des pistes d’interprétations intéressantes mais sans toujours fournir les outils argumentatifs attendus. Sans entrer dans une analyse du scepticisme de Montaigne, mais s’appuyant vraisemblablement sur le postulat de ce scepticisme dans toute l’oeuvre, M. Knee fait l’économie d’une définition et d’une justification de l’incertitude. Si l’on mentionne souvent un lien entre incertitude et inconstance, on ne dit rien de l’irrésolution qui apparaît pourtant comme une manière bien singulière de présenter le doute philosophique dans les Essais. On regrette que le chapitre sur « l’exercice du jugement dans les Essais » ne soit pas plus étendu.
M. Knee s’attache ensuite à bâtir un dialogue entre Montaigne et quatre philosophes fort célèbres dont les liens avec la pensée des Essais sont avérés. La parole incertaine de Montaigne est un dire en commun, une interrogation qui cherche un interlocuteur. M. Knee imagine les discussions, les accords et les points d’achoppement entre Montaigne et Machiavel, Pascal, Rousseau, Diderot. Si le positionnement historique des questions n’est pas respecté, M. Knee justifie les anachronismes en rappelant l’unité thématique d’un certain nombre de questions posées par ces penseurs. Dans le rapprochement entre Montaigne et ces interlocuteurs il s’agira moins de stigmatiser la pensée de Montaigne que d’indiquer les nuances et le caractère soutenu de l’interrogation dans les Essais, d’en montrer l’incertitude.
Dans un premier temps, Montaigne entre en dialogue avec un de ces célèbres prédécesseurs dont l’influence sur les Essais n’est pas moins indiscutable que difficile à définir. Le parallèle avec Machiavel permettra de souligner le sérieux et la complexité de la pensée politique et morale des Essais. Cheminant entre les thèses antimachiavéliennes et machiavéliennes des commentateurs, M. Knee tend à montrer des rapprochements importants entre les deux auteurs, mais qui ne permettent pas de situer le philosophe français dans le prolongement du vénitien parce que l’objectif moral des Essais oriente différemment le traitement des questions politiques. En effet, si Montaigne est bien opposé au principe machiavélien selon lequel la santé d’un État se reconnaît à la pleine participation des citoyens à la communauté politique, si donc il réserve à l’individu un devoir de réflexion à soi au sein d’une vie privée authentique, il semble bien partager en revanche les conclusions de Machiavel sur la nature de l’action politique et le moyen efficace de la conduire. Montaigne est lui aussi convaincu que, dans le domaine politique, l’apparence compte beaucoup, que la représentation qu’a le peuple des acteurs politiques décide de leur réputation, donc que le prince devra savoir orienter, voire manipuler l’image que l’on se fait de lui, car sa survie dépendra de son talent à bâtir cette réputation. Par ailleurs nombreux sont les chapitres (du premier livre) où Montaigne présente des analyses proches de Machiavel en terme de recherche d’efficacité de l’action publique : César l’a impressionné pour avoir ce talent. Savoir s’il faut ou non, à quelle condition et en présentant quelles dispositions sortir d’une place assiégée, présente bien le souci qu’a Montaigne de l’habileté psychologique nécessaire au politique, comme il témoigne de sa reconnaissance de l’efficacité du mensonge dans certaines circonstances. On sait à quel point le discours de Montaigne fut ambigu à propos du mensonge, et un des intérêts de la présentation de M. Knee est de retracer les nuances de son opinion disséminées dans différents chapitres des Essais. Ce réalisme politique partagé par Montaigne et Machiavel se conjugue chez le second avec une évacuation par le silence de la morale, jugée trop abstraite, alors que chez Montaigne, qui poursuit peut-être d’abord une fin personnelle, il s’agit de limiter l’engagement politique afin de ménager une liberté orientée vers la sagesse. Autre concept fondamental que partagent les deux auteurs : la fortune présente à nouveau un rapprochement possible et des distinctions qui résistent. Les deux philosophes la considèrent comme un élément capital contribuant au succès ou à l’échec d’une action. Mais alors que Montaigne la juge souvent maîtresse de notre sort, Machiavel, plus confiant, identifie justement le bon politique comme celui qui sait la vaincre, lui donner l’inclination qui rendra son action efficace.
Il s’agit ensuite de penser les relations et la distance entre Montaigne et quelques successeurs, dont, en premier lieu, Pascal. Si la place de la religion dans leurs oeuvres respectives a fait l’objet d’un certain nombre de commentaires que M. Knee rappelle brièvement, les enjeux des ressemblances et différences en morale et surtout en politique donnent lieu, dans la parole incertaine, à des analyses fort pénétrantes sur la spécificité de la position montaigniste. Il s’agit dans ce deuxième dialogue moins d’imaginer que de rendre compte de la critique pascalienne qui permet en retour d’éclairer la singularité des Essais. Rappelant le fidéisme de Montaigne tel qu’il s’exprime dans « l’Apologie de Raymond Sebond » et qui permet un champ de réflexion critique libre de référence à Dieu, M. Knee présente clairement le « sot projet » de Montaigne selon la formule lapidaire de Pascal. Sauf dans une religion qui serait abaissée à la faiblesse de l’esprit humain, Dieu ne peut servir de référence ou d’autorité. Cette absence laisse l’individu face à ses propres ressources, dans une confusion indépassable que tente de traduire l’écriture des Essais, confusion que récupérera Pascal dans ses Pensées et qui servira d’argument afin de montrer que seule la foi peut nous préserver de cette déchéance. Alors que le pyrrhonisme de Montaigne lui sert à assumer l’interrogation, ce qui le conduit à la considération de l’inconstance et de la confusion de nos pensées, celui de Pascal se maintient dans une tradition apologétique de la religion catholique en tant qu’instrument montrant la nécessité de la foi. Détournant l’objectif des Essais, Pascal critique ce mauvais usage du doute philosophique en le corrigeant vers sa seule issue : l’espérance de la Grâce. Quelles conséquences cette incertitude fondamentale, prise en charge par Montaigne et ne pouvant être dépassée que par la religion selon Pascal, peut-elle avoir sur la scène politique ? Faut-il tout avouer au peuple et le conduire à une distanciation réflexive face à la sphère publique, ou lui cacher l’absence de vérité et donc de justice ? Le problème du mensonge ou de la dissimulation déjà abordé avec Machiavel revient dans le dialogue avec Pascal. L’analyse est particulièrement fine ici. Montaigne et Pascal partagent la conviction que les grands philosophes anciens furent sur le fond sceptiques, mais ont donné une figure autoritaire et noble à la politique afin d’entretenir le mythe d’une discipline respectable. Alors que Pascal poursuit après eux sur le nécessaire mensonge au peuple, seul propre à maintenir l’obéissance publique, Montaigne lui ne cache rien, espérant par là éveiller le lecteur sur son devoir de réflexion, espérant que la pensée critique conduira l’homme jusqu’à la conscience que la justice humaine, malgré son absence de fondement, est quand même digne d’un respect éclairé. Alors que tous seraient invités au dédoublement réflexif chez Montaigne, Pascal justifierait le mensonge de quelques-uns au profit de l’ordre. Alors que Montaigne évalue que l’expression d’un certain hédonisme et l’aveu de l’incertitude inévitable de l’homme contribuent à adoucir les désirs de tous, Pascal croit que l’idéal ascétique et le mensonge peuvent seuls contenir le désordre latent des sociétés.
La dissimulation se trouve à nouveau être le centre de l’interrogation de la parole incertaine dans le dialogue entre Montaigne et Rousseau. Si les deux auteurs ont eu recours à la fiction, ils ne lui accordent pas le même statut, la même fonction. Montaigne conçoit un langage artistique qui simule le naturel et il utilise des cas possibles d’existence au même titre que s’ils étaient des exemples historiques. Il juge donc que la fiction peut opérer un effet semblable ou même plus libérateur que la présentation brute d’un fait. Seulement, dans les Essais, il n’y a presque aucune idéalisation de la fiction. Ce qui n’est que possible ou imaginé ne possède pas un statut transcendant d’être ou de vérité, mais ne sert que de moteur à la réflexion, d’instrument rhétorique qui conduit la pensée à l’incertitude. Pour Rousseau, la notion d’état de nature est de ce point de vue paradigmatique, la fiction tend souvent à une perfection dont l’acquisition serait désirable. Sans être dupe des mirages de la fiction, Rousseau lui confère une idéalité pure, ce qui la rend d’une part souhaitable à l’extrême et provoque l’assentiment immédiat du lecteur, qui pourrait, lui, s’en trouver dupe. Alors que les Essais usent de la fiction comme d’un instrument qui, en ouvrant le champ des possibles, provoque l’incertitude, chez Rousseau, elle a le rôle contraire de nous faire échapper à l’incertitude en nous proposant un idéal enchanteur auquel notre conscience s’attache spontanément. Les objectifs respectifs de Montaigne et Rousseau dirigent leur usage de la fiction. Alors que les Essais assument le désenchantement du monde par la prise en charge de l’incertitude, Rousseau le refuse, au moins pour ses lecteurs, jugeant que beaucoup d’hommes ont besoin de cette illusion. Voilà qui reconduit au problème central de l’ouvrage de M. Knee : la dissimulation propre au politique. Alors que Montaigne invite à réfléchir sans dissimulation sur l’absence de fondement pur de la sphère publique, au risque de mener son lecteur à un désenchantement cynique, Rousseau prèfère la fiction d’une nature et d’un ordre politique au fondement absolu afin d’encourager son lecteur à une adhésion sans limite. Le discours de Rousseau dissimule donc une duplicité jugée nécessaire afin de donner force au sentiment qui produira la conversion de l’individu dans la sphère publique. Mais cette dissimulation presque jamais explicitement réfléchie chez Rousseau risque à tout moment de briser le lien de confiance avec le lecteur, ce que Montaigne ne craint pas en confessant à tout moment son incertitude.
Le penseur qui, sous bien des aspects, est le plus près de Montaigne dans ces dialogues tissés par M. Knee est Diderot. Si l’oeuvre de l’encyclopédiste ne permet pas d’établir un parallèle sur le plan de la pensée politique, elle rappelle par contre implicitement et explicitement la matière et la manière des Essais. Aussi bien dans la conception de son oeuvre que dans l’acceptation de l’incertitude, Diderot reconnaît une familiarité avec le livre de Montaigne. Il rejette le recours à l’idéal, et l’autodérision affichée le place lui aussi dans l’immanence des problèmes rencontrés. Il semble même que Diderot soit à ce point absorbé par ses préoccupations qu’il ne parvienne pas, comme Montaigne, à un dédoublement réflexif aussi serein. L’analyse du Neveu de Rameau montre au contraire que la tension interrogative de Diderot tourne au tragique dans le dialogue. Si l’idéalité est rejetée d’un côté par Rameau et le désenchantement cynique de l’autre par le philosophe, cela n’empêche pas seulement la résolution de l’incertitude, mais aussi de désamorcer la douleur à travers un réel échange. La distance est telle entre les interlocuteurs que le dialogue devient un double soliloque dans lequel l’isolement de chacun est radicalisé, ce que Montaigne évite dans l’essai en n’étant jamais totalement soumis à la question qu’il se pose. La distance entre Diderot et Montaigne se présente encore là où le désenchantement de Rameau le conduit à assumer le vice alors que celui de Montaigne, plus relatif, permet un dialogue avec les modèles de vertu, ne serait-ce que pour en montrer le caractère inimitable.
Dans la parole incertaine, les quatre auteurs avec lesquels Montaigne est mis en dialogue ont permis de préciser de l’extérieur, et à travers un spectre historique, la spécificité politique et morale de la pensée des Essais. Si Montaigne refuse au nom d’un impératif de sincérité d’encourager le jeu de la duplicité politique, il doit pour le même motif en reconnaître le caractère inévitable. L’incertitude qui l’habite, et dont le projet des Essais doit rendre compte, le garde de la tentation de l’absolu que Pascal et Rousseau, chacun à leur façon, ont suivie. Face à la théâtralité de l’existence sociale que Montaigne reconnaît comme une donnée indépassable de la vie en commun, il ne se place ni radicalement en faveur du port coutumier des masques, ni pour leur chute définitive. Dans les Essais, le respect des conventions qui subsiste après leur critique s’accompagne d’une distance entre ce respect et la conscience individuelle qui permet une certaine sérénité. Suivant une perspective historique, M. Knee nous invite à considérer le rôle de Montaigne dans l’élaboration de la conscience démocratique moderne. Sans que cela ait fait partie de son projet conscient, Montaigne a permis de développer à l’époque moderne, cette existence réfléchie, du second degré, par laquelle l’individu considère son existence et son appartenance sociales avec un certain recul, désenchanteur mais aussi démocratique, en ce sens que la prise en charge publique de l’incertitude est la condition de possibilité du dialogue égalitaire. Ce grand risque, que Montaigne a assumé plus encore que ses interlocuteurs de la parole incertaine, est devenu celui de la démocratie dans laquelle l’exigence morale, à la fois absolue et sans contenu, doit être conçue individuellement à travers un exercice personnel du jugement.