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Réponse à Charles Larmore
Dans un commentaire lumineux, Charles Larmore me reproche de m’en prendre dans mon introduction à une sorte de « normativisme généralisé » qui n’est défendu officiellement par personne, mais il précise très gentiment que ce n’est pas ce que je propose en fait dans les essais qui suivent, ce qui fait que cette objection ne lui paraît finalement pas trop cruciale. Je me permettrai cependant de lui faire remarquer qu’il y a pas mal de relativistes, de conventionnalistes, de constructivistes, d’anti-réalistes radicaux ou même de « réalistes internes » qui aspirent à éliminer la dichotomie des faits et des valeurs et insistent sur le caractère socialement ou moralement « construit » des faits. Ils ne seraient pas mécontents non plus, je crois, s’ils arrivaient à brouiller la distinction entre le « doit » de la nature et celui de la logique ou de l’éthique. C’est à eux que je pensais lorsque j’évoquais le « tout normatif ». Mais je ne suis pas sûr qu’ils accepteraient de défiler sous cette bannière, et mon propos dans le rasoir de Kant n’est certainement pas de chercher à le deviner, même si j’ai pu le laisser penser en utilisant cette formule au début. C’est un point de l’histoire récente de la philosophie sur lequel je n’ai pas trop envie de me prononcer.
Charles Larmore a plus de sympathie, bien sûr, pour mon rejet du « tout naturel », mais il estime que l’argument que je propose n’est pas fidèle au sien, en dépit du fait que je m’en réclame. Il pense aussi que mon argument est moins bon, ce qui est bien naturel. Mais après réflexion, je reste persuadé que nos deux arguments ne sont pas si éloignés.
Je soutiens que le naturalisme est incohérent parce qu’il constitue une position philosophique que ses partisans pensent avoir des raisons d’approuver. Mais ces raisons, le naturalisme ne peut pas les donner, parce que tout ce qu’il est capable de proposer, c’est une explication des causes de nos croyances philosophiques et autres.
Charles Larmore objecte que le naturaliste n’est pas incohérent : il est seulement incapable de rendre justice au sentiment commun qu’il existe des raisons objectives que nous pouvons découvrir.
Si j’ai bien compris, son raisonnement est le suivant :
1. |
Pour le naturaliste il n’y a pas de raisons objectives. Toutes nos raisons sont des états psychologiques, des préférences subjectives que nous aurions de penser ou d’agir d’une certaine façon. |
2. |
En procédant ainsi, le naturaliste mine la confiance que nous pourrions avoir dans l’existence de raisons susceptibles de posséder une certaine autorité sur nous. Quelle sorte d’autorité ces raisons pourraient-elles bien avoir si c’est seulement celle que nous préférons leur accorder ? |
Il me semble qu’on pourrait reformuler ce raisonnement de la façon suivante pour aboutir à mon diagnostic d’incohérence :
1*. |
Pour le naturaliste il n’y a pas de raisons objectives. Toutes nos raisons sont des états psychologiques, des préférences subjectives que nous aurions de penser ou d’agir d’une certaine façon. |
2*. |
Le naturaliste défend la vérité du naturalisme. Autrement dit, il estime qu’il existe au moins une théorie qu’il y a des raisons objectives d’endosser, à savoir, le naturalisme. Étant donné qu’il nie l’existence de raisons authentiquement objectives tout en affirmant qu’il y a des raisons objectives d’endosser le naturalisme, le naturalisme est incohérent. |
Je ne suis pas du tout sûr que Charles Larmore acceptera cette réponse oecuménique. Il objectera probablement, comme il l’a fait dans le débat, qu’il n’a jamais dit que le naturaliste niait l’existence de raisons objectives[1]. Ce qui ne va pas, d’après lui, dans la conception naturaliste, c’est seulement un déficit ontologique : ces raisons objectives ne sont pas perçues comme des « découvertes ».
Cependant, je reste persuadé que le naturaliste en veut nécessairement plus pour sa propre théorie. Il ne peut pas se contenter de penser qu’elle doit être acceptée parce qu’elle peut faire l’objet, par exemple, d’un accord unanime, valider une histoire de sélection naturelle, et pour cela seulement. Il doit penser que c’est une authentique découverte et que sa vérité ne dépend en aucune façon des opinions que nous avons à son égard. Et c’est alors qu’il se contredit. Quoi qu’il en soit, mon but n’est pas de proposer des critiques du naturalisme en général, mais de thèses dites « naturalistes » particulières : je suis prêt à renoncer à mon argument généraliste. Pour la normativité, je vais essayer d’être un peu plus résistant.
Charles Larmore avance plusieurs objections à mes critères de distinction entre le normatif et l’évaluatif. Mais toutes dérivent d’un seul reproche : il pense que si je m’embarque à tort dans un programme de distinction radicale entre l’évaluatif et le normatif, c’est parce que je ne vois pas que le bien, c’est ce qu’on a raison de désirer et qu’avoir une raison de désirer une chose, ce n’est rien d’autre que juger qu’on devrait la désirer. Je vais donc concentrer mon énergie argumentative sur ce reproche.
Il me semble que ce que Charles Larmore propose, c’est ce qu’on peut appeler une réduction de l’évaluatif au normatif, par l’intermédiaire de l’idée de raisons.
Mais je reste sceptique à propos de la possibilité de cette réduction tout comme je le suis à l’égard de la possibilité inverse : réduire le normatif à l’évaluatif.
À première vue, on pourrait avancer deux arguments classiques contre la réduction en deux étapes proposée par Charles Larmore.
On peut contester la première étape, c’est-à-dire l’idée qu’il serait possible de définir le « bien » par la formule « ce qu’on a une raison de désirer », de la même manière qu’on peut contester toute autre définition du « bien ».
On peut contester la deuxième étape, c’est-à-dire l’idée que « avoir une raison de désirer X » signifie « juger qu’on devrait désirer X ».
Lorsque je dis qu’on peut contester l’idée qu’il soit possible de définir le « bien », « ce qu’on a une raison de désirer », de la même manière qu’on peut contester toute autre définition du « bien », je pense bien sûr à ce qu’on appelle l’« argument de la question ouverte » ou le « sophisme naturaliste » de Moore.
Lorsque je dis qu’on peut contester l’idée que « avoir une raison de désirer X » signifie signifie « juger qu’on devrait désirer X », je pense à ce que disent Donald Davidson ou Bernard Williams des raisons d’agir. Pour Davidson, des raisons d’agir ne sont rien de plus que des combinaisons de croyances et de désirs. Pour Williams, les raisons d’agir sont « internes ». D’après lui, « avoir une raison de désirer X » veut dire non pas « juger qu’on devrait désirer X », mais « avoir une motivation forte en faveur de X, fondée sur nos croyances, nos désirs, nos émotions, nos traits de caractère, etc., conçus comme un ensemble maximalement cohérent ». Dans les deux cas, en principe, le concept de « devoir » ne fait pas partie du tableau. Mais à la première objection, Charles Larmore pourrait répondre que définir le « bien » par la formule « ce qu’on a une raison de désirer », ce n’est pas commettre un sophisme naturaliste puisque c’est proposer une définition normative du « bien ». À la seconde, il pourrait répliquer que, dans sa description des raisons « internes », Bernard Williams ne peut pas éviter d’introduire le concept de « devoir »[2]. Mais en fait, je ne cherche nullement à revenir aux thèses de Moore ou à défendre l’argument des raisons internes.
En réponse à Charles Larmore, je voudrais surtout insister sur le fait que, à côté des programmes du genre de celui qu’il défend, c’est-à-dire de réduction de l’évaluatif au normatif (ce qui est bien, c’est ce qu’on devrait désirer), il y a aussi des programmes inverses de réduction du normatif à l’évaluatif (ce qu’on devrait désirer, c’est ce qui est bien). On peut résumer la confrontation de ces programmes à ce petit dialogue de sourds.
D’un côté, les uns disent : « Pourquoi est-il bien de désirer X ? Mais tout simplement parce qu’on devrait le désirer ».
Et les autres répondent : « Je suis d’accord. J’ajouterais seulement que si on doit désirer X, c’est parce que X est bien sous un aspect au moins. Car si X n’était pas bien sous un aspect au moins, pourquoi devrais-je le désirer ? ».
Les premiers reprennent alors : « Je suis d’accord. J’ajouterais seulement que si X est bien sous un aspect au moins, c’est parce qu’on doit le désirer sous cet aspect ». Et ainsi de suite.
Difficile de ne pas avoir l’impression qu’on tourne en rond et qu’on risque de continuer longtemps comme ça sans pouvoir s’arrêter si on ne quitte pas ces rails.
Personnellement, je crois qu’il existe des raisons profondes de renoncer aux tentatives de réduction de l’évaluatif au normatif ou du normatif à l’évaluatif et de reconnaître ce qu’on pourrait appeler le « pluralisme des jugements moraux ». Il me semble que c’est un bon moyen de comprendre, entre autres, la persistance du conflit entre les théories morales attractives et impératives. Les théories attractives présentent tous les caractères de l’évaluatif, en particulier le caractère gradué (l’une des idées centrales des éthiques attractives focalisées sur la personne, c’est qu’il est possible de s’améliorer progressivement, sans bien sûr viser nécessairement à devenir philosophe, comme on le recommandait autrefois). De leur côté, les théories impératives présentent tous les caractères du normatif, en particulier le caractère non gradué, puisqu’elles insistent sur les obligations, permissions, interdictions. Mais je pense qu’il y a suffisamment de raisons de défendre l’irréductibilité de l’évaluatif au normatif et du normatif à l’évaluatif, indépendamment du fait qu’en sauvegardant la distinction, on pourrait peut-être mieux comprendre certains aspects du conflit entre éthiques attractives et impératives.
Voilà en gros, les réponses que je me sens capable pour le moment de donner aux difficiles questions de Charles Larmore qui, je le crains, ne va pas les trouver très convaincantes.
Réponse à Pierre Livet
Comme il a coutume de le faire, Pierre Livet ne se contente pas d’avancer des objections puissantes. Il s’expose lui-même en affirmant des thèses rivales de son cru, ce qui met finalement auteur et critique dans des positions plus ou moins égales. C’est un grand plaisir de répondre dans ces conditions démocratiques.
En fait (si j’ai bien compris), Pierre Livet estime que le principe « devoir » implique « pouvoir » est faux en général (son exemple va dans ce sens en tout cas), mais peut néanmoins servir à réviser les conditions d’application du devoir. Il s’ensuit, d’après lui, qu’il faut rejeter l’idée, qu’il m’attribue, selon laquelle « devoir » implique « pouvoir » serait une méta-norme servant à sélectionner des normes morales. Il soutient que c’est plutôt une norme pragmatique donnant à des normes morales temporairement bloquées dans leur application un autre rôle, celui de guider la révision de l’agenda de nos obligations.
À cela je répondrai que mon but n’est pas de faire la liste des usages ou fonctions possibles du principe (même si j’ai défendu, en effet, l’idée qu’il pouvait servir à sélectionner les normes d’action authentiques par rapport aux pseudo-normes d’action en général), mais de comprendre ce qui pourrait bien le justifier.
Ce que je souhaite démontrer plus précisément, c’est que, si la relation entre « devoir » et « pouvoir » est jugée inattaquable, cela ne peut pas être en vertu d’un lien analytique ou conceptuel puisqu’un tel lien n’existe pas. Il y a toutes sortes de cas ou « devoir » n’implique pas « pouvoir » et toutes sortes d’arguments plus formels qui parlent contre l’idée d’un lien conceptuel entre « devoir » et « pouvoir ». C’est bien pourquoi j’avance l’hypothèse d’une justification par un principe moral que j’appelle d’« humanité », qui nous demande d’éviter de formuler des exigences si fortes qu’on peut avoir des raisons de les trouver cruelles.
En fait, je crois qu’il faut distinguer la question de la justification du principe (logique ou pas ?) et celle de ses usages (sélection des normes morales ou pas ?). Ce qui m’intéresse c’est la justification du principe. C’est pourquoi il me semble que l’objection de Pierre Livet, qui porte sur les usages, n’invalide pas mon raisonnement.
À propos du principe « Il est inutile d’obliger quelqu’un à faire ce qu’il veut » et de sa relation au principe dit de « parcimonie » qui, à mon avis, le justifie, il me semble que les choses se présentent de manière complètement différente que pour « devoir » implique « pouvoir ». Mais Pierre Livet semble vouloir montrer que les deux principes sont passibles du même traitement. Comme pour « devoir » implique « pouvoir », Pierre Livet nie la valeur du principe, mais il concède qu’il peut servir néanmoins à réviser les conditions d’application du devoir. J’ai des réserves. On peut, je crois, nier l’évidence du principe « devoir » implique « pouvoir », ou son caractère logique, analytique. C’est ce que j’essaie de faire. Mais je dois avouer que j’ai vraiment beaucoup de mal à comprendre comment on pourrait nier l’évidence du principe : « Il est inutile d’obliger quelqu’un à faire ce qu’il est déjà en train de faire ou ce qu’il veut faire de toute façon » même si on fait beaucoup d’efforts en ce sens (il y a une tentative dans la note 119 du livre). Que pourrait bien vouloir dire : « Il n’est pas inutile d’obliger quelqu’un à faire ce qu’il est déjà en train de faire ou ce qu’il veut faire de toute façon » ? J’ai de la peine à saisir. Mais mes propres incapacités à comprendre ce dernier énoncé ne peuvent pas suffire à le rejeter, bien sûr.
Une deuxième série de questions portent sur ma critique des explications de type évolutionniste. Pierre Livet dit, au début de son commentaire, que ma méthode est fautive, car elle consiste à présenter des caractérisations fortes de certaines thèses qu’il m’est facile ensuite de rejeter sous le prétexte qu’elles n’ont pas d’arguments assez forts en leur faveur. Mais, de bonne guerre, comme on dit, il utilise cette méthode à mon encontre en m’attribuant des thèses fortes que je serais censé ne pas pouvoir soutenir. Ainsi, il rejette mon argument disant que si le supposé « module de détection des tricheurs » avait été sélectionné par notre histoire naturelle en raison de son caractère adaptatif, il devrait être présent chez tous les humains aujourd’hui et pas seulement chez les trois quarts d’entre eux, de la même façon, disons, qu’un trait morphologique tel que le cou allongé est présent dans toute la population des girafes (pathologie mises à part) et pas seulement dans une partie d’entre elles.
Mais au moyen de cet exemple et de quelques autres (celui de la honte et du mépris), ce que je cherche seulement, c’est-à-dire pourquoi, à mon avis, il est important de distinguer, dans l’ensemble des hypothèses évolutionnistes, celles qui sont solides parce qu’elles sont étayées par une histoire documentée (celles qui portent sur l’évolution de traits physiques dont il y a des traces), et celles qui ne le sont pas parce que ce sont de pures spéculations (celles qui portent sur l’évolution des traits psychologiques ou sociaux dont il n’y a aucune trace). Sur ce point au moins, je crois (ou j’espère !) que Pierre Livet ne sera pas en désaccord.
Réponse à Sarah Stroud
Par sa façon si aimable de poser des questions difficiles, Sarah Stroud témoigne à mon égard d’une grande charité, probablement imméritée, et je l’en remercie. La première porte sur la signification que pourrait bien avoir le terme « dérivation » dans la formule « On peut dériver le rationnel (ou le partial) du raisonnable (ou de l’impartial) ». Elle a parfaitement raison de souligner qu’il est difficile de lui donner le sens de « conséquence logique ». Mais ce n’est pas ce que je souhaitais faire. En fait, j’ai commencé par me poser (p. 29) la question de savoir ce que pouvait bien signifier « dériver » dans la formule de John Rawls : « Il n’est pas question de dériver le raisonnable du rationnel ». Rawls ajoute : « Dans la tradition morale certains penseurs ont essayé de le faire », et il précise en note qu’il pense à David Gauthier. Mais il est difficile de supposer que Gauthier ait voulu dériver logiquement le raisonnable du rationnel. Il pensait seulement que l’agent rationnel pouvait avoir des raisons d’être raisonnable. Il avait donc probablement à l’esprit une procédure de type inductif. On se demande avant d’agir quel genre de raisons nous avons pour ou contre telle ou telle façon d’agir. C’est en ce sens assez vague, je le reconnais bien volontiers, d’avoir des « raisons pour » que j’examine la possibilité de « dériver » le rationnel (ou le partial) du raisonnable (ou de l’impartial). Les cas que je mentionne sont ceux de la préférence pour les proches (ses propres parents ou enfants par exemple), dont on peut supposer que certains philosophes, au moins, diront qu’elle peut être justifiée d’un point de vue impartial ou, plus précisément, en adoptant une procédure impartiale du genre de celle qui nous demande de donner des raisons que personne ne pourrait rejeter.
À propos de la possibilité de la non-irrationalité de la faiblesse de la volonté, Sarah Stroud conclut en disant que même si on endosse une conception de la rationalité qui ne repose pas exclusivement sur des critères internes, il est impossible de défendre l’idée que l’agent akratique n’est pas, d’une certaine façon, irrationnel.
Son idée, si j’ai bien compris, c’est que l’agent akratique commet une erreur de procédure si grossière qu’elle justifie une accusation d’irrationalité, quels que soient les mérites du choix qui en résulte.
Mais pourquoi un déficit dans la procédure devrait être vu comme une expression d’irrationalité ? Ceux qui ne connaissent pas la méthode expérimentale ne peuvent être accusés d’être irrationnels s’ils ne l’utilisent pas. Ceux qui la connaissent et ne l’utilisent pas sont-ils irrationnels ?
Je suis d’accord pour dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le choix de l’agent akratique (il faudrait être idiot ou ne pas maîtriser le concept d’« action » pour penser que tout est correct dans une action qui va à l’encontre du meilleur jugement de l’agent), et il est possible que ce qui ne va pas, c’est le déficit dans la procédure. Mais pourquoi dire que ce genre de déficit exprime l’irrationalité de l’agent ? Elle pourrait exprimer sa malhonnêteté ou un autre déficit moral du même genre. La question me semble ouverte. Elle rejoint celle que se pose Davidson à un certain endroit, me semble-t-il. Je précise « me semble-t-il », car il m’est apparu, au cours de différentes discussions sur le sujet, que je suis à peu près le seul à le penser (avec Ariela Lazar, si je l’ai bien comprise, note 78). Je soutiens que pour le Davidson de « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », la faiblesse de la volonté n’implique aucune contradiction logique (puisque ce sont des règles d’induction et non de déduction que l’agent akratique ne respecte pas) et n’est irrationnelle que si l’agent a adopté un « principe de continence » disant qu’il faut toujours suivre son meilleur jugement. Chaque fois que je présente cette interprétation de Davidson, on me dit que ce n’est pas la sienne et qu’en tout cas elle n’est pas plausible. C’est ce que dit Sarah Stroud aussi. Mais quand je retourne au texte, cette interprétation me semble évidente. Finalement le mieux, je crois, est de laisser tomber les problèmes d’exégèse (je ne réussis jamais à m’en sortir sur ce terrain de toute façon) et évaluer la plausibilité de l’idée elle-même.
Supposons que je teste un médicament homéopathique et que, tout bien considéré, une fois les raisons pour et contre évaluées, j’estime qu’il est inefficace. Cependant, lorsque je conclus ma recherche, les raisons pour l’efficacité que j’avais rejetées me semblent toujours saillantes et je ne retiens pas les raisons contre, dont je sais pourtant qu’elles sont les plus fortes. Suis-je illogique ? Non, puisque je ne viole aucune règle déductive. Suis-je ipso facto irrationnel ? Non, mais je le serais si je m’étais engagé envers le principe : « On doit toujours endosser l’hypothèse la mieux soutenue par les données », car je me contredirais si je ne le suivais pas.
Bien entendu, cette conclusion suppose une conception interne de la rationalité dans laquelle « irrationalité » signifie « incohérence ». Cette petite histoire me paraît plausible, et c’est d’ailleurs pour cela que je n’ai jamais pensé qu’il serait absurde de l’attribuer à un aussi bel esprit que celui de Davidson.
Je passe maintenant à la question la plus difficile de Sarah Stroud, puisqu’elle me met en face de ce qui lui apparaît comme une contradiction entre ce que je dis du normatif aux chapitres 4 et 5. Au chapitre 4, je défends l’idée que la méta-norme « devoir implique pouvoir » n’est pas une vérité logique ou conceptuelle. L’application des normes à ce qui n’est pas intentionnel, ou à ce qui ne peut pas être objet de choix ou de volonté, ne poserait donc aucun problème logique ou conceptuel.
Mais au chapitre 5, je dis que la portée des normatifs est plus étroite que celle des évaluatifs : contrairement aux évaluatifs, « les normatifs s’appliquent aux actions humaines intentionnelles exclusivement » (96), ou, plus précisément, « à ce qui peut être objet de choix ou de volonté, à ce qui n’est ni nécessaire ni impossible » (119).
Sarah Stroud en conclut que, selon ce que je dis au chapitre 5, il y aurait erreur de catégorie à appliquer les normatifs à des choses qui ne sont pas des actions humaines intentionnelles, ou qui sont impossibles, ou qui ne sont pas objet de choix ou de volonté.
Or s’il y a « erreur de catégorie » à nier le lien entre la norme et ce qui est possible et non nécessaire, ou entre ce qu’on « doit » et ce qu’on « peut », comment puis-je affirmer que le lien entre les deux derniers n’est pas logique ou conceptuel ?
Ma seule défense sera de dire qu’il faut distinguer le fait sémantique et son explication. Dans le chapitre 5, je constate tout simplement le fait que, dans nos façons de parler de l’évaluatif et du normatif, nous n’appliquons pas ces termes aux mêmes choses, mais à aucun moment, je ne dis que c’est en raison d’une nécessité a priori de type logique, analytique, conceptuelle ou quoi que ce soit d’autre du même genre.
Je peux très bien envisager la possibilité que nous fassions cette différence a posteriori, pour des raisons psychologiques, historiques ou sociologiques contingentes. Ou encore, comme je le soutiens au chapitre 4, lorsque j’essaie d’expliquer la nature du lien entre « devoir » et « pouvoir », à partir de nos façons très générales de concevoir les exigences de la moralité.
En fait, j’aurais probablement dû inverser l’ordre des chapitres afin que l’explication suive la description. Les risques auraient été moindres que le lecteur ait le sentiment d’un conflit entre les deux. S’il y a une autre édition du livre (ce dont j’ai toutes les raisons de douter), je réfléchirai à cette possibilité (et je serai redevable à Sarah Stroud de me l’avoir fait entrevoir).
Deux remarques encore, pour finir, sur mon scepticisme à l’égard des interprétations pragmatiques de « devoir » implique « pouvoir » et sur mon supposé pessimisme quant à la possibilité de construire des théories morales en raison de la tension entre le principe d’humanité et le principe de parcimonie.
Dans l’interprétation pragmatique, « devoir » n’implique pas mais présuppose « pouvoir », ce qui signifie que si la présupposition n’est pas satisfaite (si on ne peut pas), un énoncé disant que l’on doit faire quelque chose même si on ne peut pas n’est ni vrai ni faux. Mais il y a des cas où il peut être faux que l’on doive faire quelque chose si on ne peut pas. Il peut être faux que je doive sauter à pieds joints sur la lune même si je ne peux pas, tout simplement parce que si je n’ai aucune raison de sauter à pieds joints sur la lune, il est faux que je doive le faire même si je peux le faire[3] (grâce à un druide qui m’a fait boire une potion magique, etc.).
En ce qui concerne les théories morales, mon idée n’est pas qu’il est impossible d’en construire en raison de la tension entre le principe d’humanité et le principe de parcimonie, mais qu’elles risquent d’être souvent instables. Il me semble que Sarah Stroud serait moins réticente à l’égard de mon idée formulée ainsi, même si elle ne la partage décidément pas.
Parties annexes
Notes
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[1]
Table ronde sur Le rasoir de Kant, colloque annuel de la SPQ, ACFAS, 10 mai 2004.
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[2]
En réalité, c’est ainsi qu’il a répondu à mes remarques à l’occasion du débat à l’AFCAS.
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[3]
Walter Sinnott-Armstrong, « “Ought” conversationally implies “Can” », The Philosophical Review, XCII, 2, 1984, p. 249-261, spécialement, p. 254-255.