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Ce qui frappe à prime abord à la lecture du livre de Haar, c’est l’absence d’introduction ou de présentation et... de conclusion ! Il y a bien une préface en début de volume mais qui prend les allures d’un chapitre au même titre qu’un autre ; le livre, ainsi divisé en cinq parties, ressemble plus à une collection d’articles divers rassemblés en un seul volume, sans unité apparente (à noter que deux des articles ont déjà parus antérieurement : il s’agit des chapitres 1, sur Merleau-Ponty et 5, sur Michel Henry). Ceci n’enlève rien à la qualité de chaque chapitre quoique la grille d’analyse heideggerienne transparaisse à chaque page, comme quoi on ne pourrait plus penser au delà de Heidegger, celui-ci ayant posé les bases d’une philosophie qui aurait transcendé les apories « classiques » de la métaphysique moderne et de la philosophie occidentale depuis ses origines.
À lire les analyses de Haar, Merleau-Ponty est sûrement l’auteur français qui s’est le plus commis en tentant de rapprocher sa dernière philosophie de celle de Heidegger. L’interrogation de Haar, voire son scepticisme, à l’égard de l’auteur du Visible et l’invisible porte sur le primat de la perception (ou de la « chair ») chez Merleau-Ponty qui serait foncièrement incompatible avec une pensée de l’Être. Pour Heidegger, la perception est un phénomène dérivé du rapport originaire qui se noue entre le Dasein et l’Être, la question du « sens de l’Être » étant beaucoup plus primordiale que celle de notre insertion corporelle ou charnelle dans le monde perçu. Ainsi, lorsque Merleau-Ponty tente de se rapprocher des analyses « existentiales » de Heidegger sur l’histoire de l’Être, sa destinée et l’inclusion du Dasein humain dans cette historialité, il trahirait le projet heideggerien de rendre compte du destin de l’homme dans son rapport à l’Être.
Que ce soit à propos des rapports entre sujet percevant et monde perçu, de la relation « chiasmatique » entre ego et monde, d’une « chair du monde », d’un « entrelacs » ou du Sensible comme espace mitoyen entre le percevant et le perçu, rien de tout cela ne pourrait trouver de résonance chez le dernier Heidegger dans la mesure où, aux dires de Haar, Merleau-Ponty serait revenu à une sorte de « naturalisme » naïf d’avant Husserl, plus en affinité avec le néo-romantisme ou encore avec la philosophie de Kant et de Bergson.
Mais Haar ne fait-il pas lui-même pas preuve de classicisme en jugeant ainsi le dernier Merleau-Ponty, lui reprochant de dédramatiser Heidegger et son Dasein comme être-au-monde en proie à l’angoisse de par sa condition d’être jeté-là ? : « Le néant merleau-pontien a une figure bien pleine et bien rassurante »[1] dit-il dans ce premier chapitre, un des plus intéressants de l’ensemble de l’ouvrage de par la réelle polémique à laquelle il donne lieu. Haar ne voit pas comment les considérations de Merleau-Ponty sur la perception et sur notre condition essentiellement charnelle d’être-au-monde pourraient être traduites en langage heideggerien, la philosophie de l’Être chez Heidegger ayant semble-t-il dépassé le niveau perceptif et physique pour atteindre une dimension irréductible à tout discours « naturalisant » (à notre sens, Merleau-Ponty use plutôt d’un discours « corporéisant », sensualisant de l’ordre d’une phénoménologie de la perception non directement « ontologique »...).
C’est toujours le spectre de la métaphysique qui plane sur les tentatives de description de notre être perceptif et sensible avec sa résolution dans la « chair du monde », telle qu’entendue par Merleau-Ponty. Est « métaphysique », selon Haar, ce qui ne reconnaît pas ou ne prend pas son point d’appui sur la philosophie heideggerienne de l’Être, ce qui fait sa part aux sensations, à la vie du corps, à la nature (dans tous les acceptions possibles du terme) et même à une certaine forme de rationalité qualifiée d’« objectiviste » dès qu’elle pose le sujet « rationalisant » devant un objet « rationalisable », tentative soi-disant « dualiste » qui ramène la réflexion philosophique à un anthropocentrisme qu’Heidegger aurait définitivement résolu.
Il ne semble pas que Haar ait pu voir dans le dernier Merleau-Ponty un prolongement possible de l’ontologie heideggerienne de la dernière philosophie du penseur de l’Être, ou un complément à une approche ontologique qui fait fi des questions du corps et de notre inscription matérielle-sensuelle dans le monde, celle-ci fut-elle dérivée. En fait, Merleau-Ponty « mondanise » l’Être de Heidegger et c’est cette descente dans le Sensible qui constitue, aux yeux de Haar, un éloignement inacceptable des considérations heideggeriennes, beaucoup plus essentielles et proches de la vérité que recèlerait son ontologie.
En bout de ligne, Haar voit une sorte de positivisme dans la phénoménologie merleau-pontienne dans la mesure où une fusion avec l’Être du Monde serait envisagée, chose à laquelle aurait renoncé depuis longtemps Heidegger, celui-ci ayant maintenu une complète irréversibilité entre Dasein et Être. D’où l’impossibilité foncière d’un rapprochement entre une philosophie de la perception et une philosophie de l’Être, comme si le Sensible ne pouvait constituer une figure de l’Être, comme si la « chair du monde » ne pouvait pas représenter le réel ontologique par excellence.
L’analyse comparative de la philosophie de Sartre avec celle de Heidegger n’est déjà plus sous le signe de l’exaspération même si ce qui différencie essentiellement Sartre de Heidegger, c’est, encore ici, la teneur « métaphysique » de la pensée du premier par rapport au second. Sartre fonde son analyse phénoménologique sur la dualité du « Pour-Soi » et de l’« En-Soi », opposition qu’il emprunte à Hegel. Le Pour-Soi ou, si l’on veut, la conscience est un « Néant », un « Rien » devant un En-Soi plein, opaque, imperméable. La conscience néantisante est constamment confrontée à l’En-Soi comme à un objet qu’elle cherche à s’accaparer, à s’objectiver mais toujours en vain. Même chose pour la relation à Autrui chez Sartre : les rapports intersubjectifs sont placés sous le signe de la lutte, chaque « Je » cherchant à posséder l’autre (ou les autres) « Je(s) » à l’intérieur d’un perpétuel conflit interpersonnel où chaque protagoniste est menacé d’objectivation par l’autre. Ce processus consiste à réduire chaque ego à une chose, le dépossédant de son essence et de sa liberté jusque dans la mort, à ce moment où, en tant qu’ego, je ne peux plus récupérer mon être, où je deviens un « Pour-Autrui » total et absolu (ce qui explique le refus de la mort chez Sartre, contrairement à Heidegger pour qui le Dasein est essentiellement un être-pour-la-mort).
Un peu comme chez Merleau-Ponty, Sartre établit une distinction entre l’ego et le phénomène en opérant une scission à l’intérieur de l’Être, chose impossible à concevoir à partir d’une ontologie heideggerienne résolument « existentiale » ; pour Heidegger, le Néant existe déjà au moment où le Dasein devient conscient de sa présence (de son « être-là ») alors que, pour Sartre, le Néant dépend de la conscience de l’ego (il lui est corrélatif). Chez Sartre, c’est par l’Homme que le Néant arrive au monde en s’opposant foncièrement à l’Être toujours extérieur à la conscience (celle-ci étant vide, elle ne peut « contenir » aucun être d’aucune sorte). La conscience est « ce qui n’est pas », l’Être est « ce qui est », d’où la franche opposition entre l’Être et le Néant.
Selon Haar, Sartre ne remet pas en question les postulats de la métaphysique traditionnelle, il ne fait qu’intervertir les termes, ce qui constitue une reprise « en d’autres termes » de cette même problématique (lorsque, par exemple, il bouleverse les rôles normalement dévolus à l’essence et à l’existence par sa célèbre formule : « L’existence précède l’essence. »...). Il s’appuie sur une conscience transparente à elle-même, au fait de sa propre existence, libre et autonome.
D’une façon générale, c’est le statut de cette conscience et le rôle qui lui est attribué qui constitue l’essentiel des divergences entre Sartre et Heidegger ; pour Sartre, la conscience est première, primordiale tandis que, pour Heidegger, elle est seconde, dérivée eu égard au rapport qu’entretient déjà le Dasein avec l’Être. Sur la question des émotions, Sartre considère (un peu à la façon de Michel Henry) que c’est l’Ego, la conscience qui s’affecte elle-même de façon autonome, il n’y a pas de pure émotion, de Stimmung déjà existante qui ordonne à la conscience son être (comme chez Heidegger). La conscience est toujours libre et rien ne peut la contraindre à devenir ce qu’elle n’est pas, rien ne la conditionne en dehors de ses propres facultés (pour Sartre, la conscience est « condamnée » à être libre). Alors que, pour Heidegger, il y a une passivité primordiale du Dasein devant sa destinée car la liberté, la volonté et la raison s’arriment au sens donné à l’Être, par le Dasein, d’abord et avant tout.
Comparativement à Sartre qui défend le Pour-Soi devant les assauts du Pour-Autrui, Lévinas, pour sa part, fait du sujet et de la conscience un objet en proie à la souffrance de l’autre devant lequel visage je suis comme devant Dieu lui-même ! À tel point qu’Autrui est plus originaire à ma conscience qu’elle-même, il la précède et s’y substitue comme donnée primordiale.
Haar parle volontiers d’« obsession » de l’autre chez Lévinas ; en tant que présence « ontologique » plus fondamentale que le sens même de l’Être chez Heidegger, l’autre n’est pas considéré comme un « phénomène », il est pré-phénoménal, pré-intentionnel, il existe avant toute intentionnalité opérante de la conscience. Au moment d’avoir « conscience...de », le sujet est déjà envahi par l’image d’Autrui, par sa présence sourde qui le prédispose à un comportement éthique antérieur à tout autre comportement (cognitif, philosophique, actif, contemplatif). L’éthique est donc au centre de la philosophie lévinassienne comme motif essentiel, absolu, indépassable.
Lévinas est très critique à l’endroit des philosophies de l’essAnce (avec un « a »), qu’il appelle aussi « philosophies du Même », dans lesquelles il inclut Platon, Kant, Hegel mais aussi Husserl, Heidegger, Sartre etc. Ce sont des philosophies repliées sur elles-mêmes qui aboutissent, en dernière instance, au solus ipse, sans réelle transcendance vers Autrui comme vers ce qui a préséance sur la conscience individuelle. Selon Lévinas, elles sont « totalitaires », « guerrières », « conquérantes » alors qu’une phénoménologie de l’autre, à l’image de laquelle son éthique semble vouloir se constituer, serait au contraire pacifiante, faisant sa part au Dissemblable, au Différent, au Multiple dans le « Même ».
Parce qu’Autrui est celui qui m’empêche de m’enfermer dans ma jouissance solitaire, il m’arrache le pain de la bouche, littéralement, car l’autre me donne mauvaise conscience par sa souffrance et son besoin. La satisfaction des sens, des « glandes » m’ouvre à Autrui, ce qui fait de l’autosatisfaction une impossibilité sur le plan psycho-ontologique, alors que la souffrance m’enferme en moi-même, m’isole, me replie.
Cette responsabilité face à Autrui n’est pas le fruit d’une libre décision, elle est, au contraire, le résultat d’une contrainte ; c’est avec le sentiment d’une totale obligation que je tiens compte d’Autrui dans mes actes et mes réflexions. D’où la critique de Haar à l’effet que l’éthique lévinassienne n’en est pas vraiment une étant donné le rapport d’immédiateté prévalant entre soi et l’autre, l’éthique (l’ethos) présupposant un lieu de rencontre où une distance est maintenue entre l’Ego et l’objet de sa réflexion.
La philosophie de Lévinas demeure néanmoins une intéressante investigation sur le statut d’Autrui à l’« intérieur » du Pour-Soi tout comme à l’« extérieur » en tant que transcendance absolue. Car Autrui représente ces deux pôles d’identification pour le sujet non libre devant l’existence de l’autre : il est à la fois ce qui est le plus intime à l’intérieur de l’ipséité du sujet égologique et ce qui lui est le plus étranger de par son altérité absolue présente dans le monde. D’où l’aliénation fondamentale dont je suis l’objet dans ma pré-relation à Autrui car il existe en moi avant toute relation empirique que je peux nourrir avec les autres.
Malgré sa volonté de faire de Nietzsche un précurseur de sa Grammatologie, Derrida n’assume complètement ni le perspectivisme nietzschéen ni l’utilisation très particulière du langage que fait le philosophe de la volonté de puissance. Nietzsche demeure métaphysicien et, à la manière de Sartre, ne fait que renverser les oppositions classiques de la métaphysique platonicienne, alors que Derrida, selon ses propres dires, veut... : « Consumer les signes jusqu’à la cendre, [...] disloquer l’unité verbale... cérémonie à la fois joyeuse, irréligieuse, cruelle [...] »[2].
Il y a un malentendu selon Haar car, dans sa remise en cause de la philosophie occidentale, Nietzsche maintient un lien « organique », voire « vital », entre les concepts et leur portée symbolique dans le monde « naturel », chose qu’on ne retrouve pas chez Derrida qui fait éclater le rapport du signifiant au signifié. De plus, celui-ci veut garder l’écrit comme occasion de découverte de sens qui irait au-delà de la Stimmung, il veut maintenir une certaine forme de rationalité à l’horizon de cette recherche de signification, ce qui est loin du projet nietzschéen de renversement « dionysiaque » de la métaphysique occidentale. Derrida voit dans l’aphorisme nietzschéen un idéal d’expression alors que Nietzsche lui-même cherche déjà à outrepasser cette forme écrite en voulant faire « danser » (voire « chanter ») les mots.
La pensée de Derrida est sans attache, cherche à s’enraciner dans un lieu inexistant à partir d’un jeu sémantique sans règles ni limites. Un tel jeu dans un tel lieu issu d’une telle philosophie n’a pas de référence donc pas de point d’ancrage à partir duquel on pourrait discuter, porter un jugement critique, proposer une alternative, en évaluer les concepts, etc. C’est une pensée « an-historiale » qui refuse la présence de l’Être dissimulé dans ou par les phénomènes.
La pensée de Michel Henry, quant à elle, s’inscrit également dans la tradition métaphysique dans la mesure où nous sommes en présence d’un face à face entre deux absolus : d’une part, l’absolu de la conscience « auto-affectée », d’autre part, celui de l’Être (l’Être manifesté ou l’essence de la manifestation) qui finissent par s’unir dans une totalité « immanente », négatrice de toute valeur transcendante ou de toute extériorité signifiante. Pour Henry, et c’est sur ce point que porte l’essentiel de la critique de Haar, l’Être c’est le sentiment, c’est la subjectivité, c’est le sujet capable de s’affecter lui-même indépendamment de son rapport au monde extérieur ; c’est dans cette indépendance, non seulement « psychologique » mais aussi « ontologique », que se donne le phénomène et, de par ce fait, son essence.
La phénoménologie de Michel Henry est en opposition avec des thèmes centraux de la philosophie de Heidegger ; d’abord par la sublimation de l’extériorité du Dasein au profit d’une intériorité toute eidétique qui rappelle les thèses de Husserl sur le statut de l’Ego et de la conscience transcendantales, ensuite par l’identité maintenue entre Être et essence, ce qui implique une dissociation de l’Être de l’étant (ou de l’Être du monde) par lequel il se manifeste. Henry revient à la subjectivité absolue comme à ce qui donne sens à l’Être alors que chez Heidegger, le sens de l’Être est donné dans le rapport à l’étant lui-même, donc dans l’extériorité foncière du Dasein comme « être-au-monde ».
La phénoménologie de Michel Henry est une philosophie qui cherche un fondement dans l’intériorité du sujet à partir du sentiment comme donné absolu, autonome, libre de se mouvoir lui-même. Pour cela, une sorte de « réduction » doit être accomplie qui part de l’extériorité pour aboutir à l’immanence du sujet auto-affecté. L’Être est donné « absolument » dans cette intériorité et elle seule peut acceuillir-receuillir le phénomène dans sa manifestation.
Comble de l’audace aux yeux d’un heideggerien, Henry ajoute un accent résolument « théologique » à sa philosophie de l’auto-donation du sentiment comme révélateur de l’Être du monde ; cet Absolu présent dans l’immanence du sujet n’est nul autre que Dieu (le Dieu de Maître Eckhart) révélé par la parfaite correspondance entre le sentiment de l’Être et sa manifestation dans le phénomène donné au sujet égologique. La subjectivité auto-donatrice est le lieu de rencontre entre Dieu et l’Homme, où le sentiment révèle le statut ontologique de la divinité dont l’existence s’identifie avec l’autonomie de l’émotion productrice de tonalité affective. Il n’y a que Dieu qui puisse faire en sorte que l’intériorité du sujet soit indépendante des conditions extérieures de son avènement et il n’y a que Dieu qui puisse lui-même être aussi libre de ces mêmes conditions.
Le livre de Michel Haar, La philosophie française entre phénoménologie et métaphysique, constitue ainsi, dans son ensemble, une étude du rapport « polémique » qu’entretient la philosophie française contemporaine avec des philosophes allemands tels Heidegger et Nietzsche. Le chapitre sur « Sartre contre Heidegger » est particulièrement intéressant et démontre une bonne compréhension des grandes thèses sartriennes dans leur relation problématique avec la philosophie « existentiale » (et non « existentielle ») de Heidegger. Le but de l’ouvrage n’étant pas de fournir une vue d’ensemble sur chaque auteur mais bien de discuter des problématiques particulières, il faut déjà être à l’aise avec le style phénoménologique et avoir une connaissance générale des philosophes abordés pour tirer profit de cette lecture qui laisse deviner, pour sa part, une bonne maîtrise de la phénoménologie allemande et française par l’auteur lui-même.