Résumés
Mots-clés :
- enseignement,
- pédagogie,
- université,
- dramaturgie,
- analyse
Corps de l’article
La dramaturgie québécoise n’est pas un miroir de sa société, elle est un écho des discours et, si elle réfléchit, c’est qu’elle transpose ou transforme les paroles et les images de la société en interrogations fondamentales ou bien qu’elle invente depuis ces matériaux une pensée et des univers inédits (Brault et Jacques, 2021; Godin, 1997). C’est ce qui m’a amené à l’étudier puis à l’enseigner à l’université, qui est un espace tout indiqué pour entrer en dialogue avec cette pensée et ses formes sans cesse en changement. Cet essai se veut un bilan provisoire de mes expériences d’enseignement avec les trois premières attributions du cours Dramaturgie québécoise contemporaine à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), avec les quatre premières d’un cours similaire au programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada (ENT), puis avec un cours analogue du Département d’études littéraires de l’UQAM, dont j’ai eu la responsabilité comme chargé de cours dès leur création, respectivement en 2016, 2019 et 2022. Ces cours ont été ajoutés à des programmes de formation dans l’optique de favoriser une meilleure connaissance des textes dramatiques de son époque et de sa culture avant de soi-même participer à de nouvelles créations. Ils sont la conséquence, dans l’enseignement universitaire du théâtre, de la longue et lente nationalisation de la scène professionnelle francophone vers une majorité de créations d’ici, à l’inverse de la phase embryonnaire de l’institution théâtrale des années 1930 aux années 1950, où la programmation était en forte majorité axée sur un répertoire européen consacré. À l’École supérieure de l’UQAM, mes cours ont aussi été donnés à la concentration en enseignement de l’art dramatique, un public étudiant à qui je suis redevable d’avoir été sensibilisé au besoin d’intégrer au sein même de mes activités de recherche un bilan réflexif sur la pédagogie, sur la vulgarisation de cette matière historiographique, analytique ou théorique que l’on découvre ou produit. Je dois aussi ces réflexions à des expériences d’enseignement au sein d’autres universités et avec d’autres matières, à des conseils reçus lors de discussions avec des collègues, à des séances de formation continue en pédagogie, offertes ponctuellement par le Carrefour technopédagogique de l’UQAM, ainsi qu’à un accompagnement individualisé avec une conseillère pédagogique du même service et, enfin, à une bourse de perfectionnement court reçue comme chargé de cours de l’UQAM à l’été 2022. Cet essai est motivé par l’absence d’écrits sur la pédagogie à l’université spécifique à mon champ disciplinaire, ce qui est frustrant dans un contexte où l’institution universitaire nous incite de plus en plus, en particulier depuis la crise sanitaire de 2020, à être en réévaluation constante de nos manières d’enseigner. On ne trouvera pas ici de guide achevé, ni même une autre des introductions au contenu, à la dramaturgie enseignée, si ce n’est que quelques indices de pistes d’analyse personnelles et de fils conducteurs avec lesquels j’aborde les oeuvres, puis quelques références qui ont nourri d’une manière ou d’une autre mes réflexions sur la pédagogie. Je me penche d’abord sur les critères de sélection des oeuvres au programme, sur leur nombre et leur mise en ordre par rapport aux objectifs d’apprentissage. Ce volet du calendrier est en lien étroit avec les activités en classe et les tâches qui permettent de favoriser ces apprentissages, ce qui m’amène ensuite à un bilan des modalités d’évaluation que j’ai expérimentées jusqu’ici. Je le fais de façon bien personnelle, en évoquant la nécessité de composer avec les problèmes de ressources et de financement des universités. Les cours dont je parle ici sont surtout centrés sur des tâches d’analyse, mais le présent essai n’en est pas une : il est un espace de réflexion sur les meilleures façons de maintenir ouvertes les possibilités d’interprétation, tout en stimulant l’emprunt par le groupe d’une diversité de pistes ou perspectives, afin d’éviter de se limiter à transmettre en mode magistral et à sens unique une seule lecture.
Sélectionner les pièces à lire : tisser des liens avec les objectifs d’apprentissage
Lors de ma propre formation, on m’a transmis cette conviction qu’il vaut mieux lire moins, mais lire mieux, en prenant le temps de le faire avec un plaisir approfondi et un esprit critique. J’ai aussi acquis la leçon, au sujet de la forme de mon enseignement, qu’il est nécessaire de consacrer beaucoup de temps en classe (plutôt que seulement en devoirs) à des activités de remue-méninges, d’analyse, de compte rendu de lecture ou de recherche autour de la dramaturgie québécoise, en somme, à l’apprentissage de pratiques, même si le cours que l’on m’attribue est officiellement classé par l’université comme « magistral[1] ». Je commence tout de même des séances avec ce mode d’enseignement, au début de la session et pour amorcer les premières séquences de deux séances (la taille des groupes y est pour quelque chose). Je parle alors d’oeuvres sur lesquelles il existe un discours établi, une historiographie officielle et des approches interprétatives dominantes. Néanmoins, les oeuvres consacrées sont habituellement riches d’un potentiel d’analyses multiples, qui se révèle le mieux en partageant la tâche de les discuter, esquisser ou rédiger dans le cadre du cours.
La liste de lectures intégrales pour un trimestre n’est toujours qu’une infime pointe d’iceberg, mais j’accorde une place prioritaire à une sélection parmi les oeuvres les plus consacrées pour cette dernière raison. Premièrement, même si ce n’est jamais définitif, plusieurs jugements critiques favorables à long terme (ou des prix attribués par des comités de pairs, voir Ducharme, 2020a) sont l’indice d’un tel riche potentiel.
Deuxièmement, la quantité de travaux publiés au sujet des oeuvres en est une autre confirmation. Il n’y a que Michel Tremblay et Carole Fréchette qui ont fait l’objet, respectivement, d’un ouvrage universitaire sur l’ensemble de leurs pièces (David et Lavoie, 2003 [1993]; David, 2017), ce qui me conduit fréquemment à commencer le calendrier de lectures par leurs pièces. Un petit nombre de leurs homologues ont fait l’objet d’un recueil d’actes de colloque ou d’un dossier de revue universitaire, parfois presque aussi ambitieux[2], comme le dossier de Voix et images consacré à Daniel Danis (David, 2014). Je les fais habituellement lire en début de session, pour les raisons susmentionnées et parce qu’il est formateur pour bien des personnes étudiantes de découvrir l’abondance d’études approfondies sur une même démarche de création, lesquelles peuvent ensuite inspirer des modes d’approche pour des pièces plus récentes et moins étudiées. Pour ce qui est du collectif sur Fréchette, je demande parfois, pour un premier travail d’équipe, d’en lire un chapitre entier (comme Riendeau, 2017; Guay, 2017; Robert, 2017; ou Cliche, 2017), ce qui est aussi une façon d’initier les personnes étudiantes aux méthodes de travail récentes en études québécoises de la dramaturgie.
Troisièmement, la longévité des trajectoires d’écriture à la scène, c’est-à-dire le temps entre le premier texte dramatique diffusé dans un théâtre et le dernier (Ducharme, 2020b : 431), mérite d’être considérée : qu’est-ce qui explique la durée dans les théâtres parmi la pléthore de tentatives ponctuelles ou éphémères? Parmi les oeuvres de la littérature dramatique québécoise, j’ai choisi plus d’une fois celles de Wajdi Mouawad, d’Olivier Choinière et d’Evelyne de la Chenelière, pour ne nommer que quelques-unes des possibilités, en tenant compte de la complémentarité des questions théoriques ou formelles qu’elles permettent d’aborder.
Enfin, quatrièmement, le choix d’un corpus n’est pas simplement un palmarès : je favorise les pièces que je continue d’aimer relire personnellement. Je ne crois pas que l’on puisse transmettre l’amour des oeuvres que l’on s’oblige soi-même à aimer. Je suis conscient du privilège, qui est aussi une responsabilité éthique, de contribuer à institutionnaliser, en les faisant lire, des pièces classiques (qui le deviennent un petit peu plus) et des pièces méconnues (qui le deviennent un petit peu moins). Il m’arrive ainsi d’avoir des réserves par rapport à des pièces que je fais lire, notamment à force de les relire et à force d’être exposé aux raisons de ne pas les apprécier, voire de les détester. En effet, il fait aussi partie des points à discuter en groupe de s’interroger sur les raisons qui font considérer une pièce comme un contre-modèle, ce qui permet de mieux comprendre les approches différentes dans les pièces ultérieures et la nécessaire évolution des goûts des publics de théâtre.
En fait, ce n’est pas un critère en soi, mais faire lire des oeuvres de l’époque contemporaine qui se sont longtemps imposées implique nécessairement qu’elles permettent de découvrir plusieurs styles d’écriture dramatique dissemblables, marqués par des conceptions différentes du théâtre. Le propre du contemporain relativement long, du point de vue de mon corpus, est de comporter des prises de position sur l’écriture et sur le théâtre qui se distinguent les unes des autres, qui sont des façons de produire des oeuvres originales sur le plan des thèmes, du politique, de l’éthique ou bien sûr de l’esthétique, et qui ne peuvent donc pas faire l’unanimité, sans réserve. Pour le dire autrement, la littérature dramatique au Québec est en grande partie cadrée par des poétiques, au pluriel, d’autrice ou d’auteur, par opposition d’une part à l’idée traditionnelle d’une seule poétique, celle de la pièce bien faite aristotélicienne ou celle de l’utopie du drame réaliste comme miroir de la société, sans inscription d’un point de vue personnel dans l’écriture. J’enseigne donc des démarches d’écriture « contemporaines » au sens où elles viennent après la poétique nationale et populaire que Gratien Gélinas a théorisée (1949; voir Schryburt, 2011 : 194-196) et que Marcel Dubé a représentée tout au long d’une trajectoire d’auteur dramatique de profession (et dont le théâtre est devenu avec celui de Gélinas un début de répertoire national de pièces à rejouer[3]). En outre, faire analyser des pièces déjà très étudiées – ou, pour prendre l’exemple de Fréchette, dont l’autrice a publié des réflexions essayistiques, des critiques et des écrits sur sa conception personnelle du théâtre (par exemple, Fréchette, 1987; 1988; 2005) – aide à répondre à l’objectif d’initiation à la recherche dans le domaine. Repérer et lire des analyses reconnues, empruntant des approches, styles et points de vue variés, permet de les citer pour nourrir ou situer son propre jugement sur ces mêmes oeuvres de la culture commune, puis aide à concevoir son propre discours analytique sur d’autres pièces, moins commentées, de la même oeuvre ou d’une autre.
La mise en ordre chronologique pour alléger la mise en récit historique
Je fais donc (re)découvrir Tremblay, Fréchette, Danis, Mouawad, Choinière, de la Chenelière (et quelques autres univers dramatiques) en ordre chronologique d’entrée à la scène professionnelle des textes (et à un certain point, des générations démographiques). Cette mise en ordre permet de poser la question, sans y répondre d’emblée, de l’évolution historique récente des modèles dominants de l’écriture dramatique au Québec : comment on a pu alterner ou varier entre telle ou telle conception du théâtre, plus engagée ou plus formaliste, plus réaliste ou plus onirique, par exemple. Je dois à Lucie Robert, qui m’a donné son cours Dramaturgie québécoise en 2005, l’idée que la mise en ordre chronologique des oeuvres peut servir à générer des hypothèses de récit historique, sans que celui-ci devienne la matière principale et obligée. Je cherche à faciliter la possibilité que les discussions en classe ou les travaux abordent, entre autres, la question des mises en récit possibles de la dramaturgie et du théâtre, qui sont toujours une simplification, surtout avec une liste de lectures. Les pièces les plus consacrées ont-elles engendré des filiations, un héritage, ou bien sont-elles devenues des contre-modèles sur certains plans, dont on a jugé ensuite nécessaire de se distancer pour proposer une oeuvre originale et distincte? Lorsqu’on a soi-même une démarche de création, comment se situer personnellement après cette suite de modèles différents, véhiculés depuis un passé si proche et appartenant à sa propre société? Une part du pouvoir institutionnel de transformer un texte en un classique national relève de la critique puis de l’écriture de l’histoire du théâtre, bien sûr, mais une autre, plus fondamentale, réside dans les qualités d’écriture des grandes oeuvres en elles-mêmes. Si bien qu’entre des démarches très différenciées en apparence, on peut souvent quand même identifier des dénominateurs communs, notamment leurs forces formelles, leurs qualités poétiques ou leur rhétorique. Certes, elles appartiennent en outre à la même société, québécoise, mais je préfère maintenir ouverte et à nuancer la question d’une définition de la littérature dramatique québécoise. Ce n’est pas la société québécoise réelle qui déterminerait une forme commune à ses fictions théâtrales; au contraire, une pièce de théâtre n’agit jamais seule lorsqu’elle tente d’infléchir les débats de sa société, de modeler l’imaginaire de celle-ci et d’ajouter des nuances aux multiples facettes de l’identité québécoise et de ses valeurs. Bref, faire lire les pièces avec un certain ordre chronologique favorise la transmission d’une conscience historique d’un héritage revisité ou transformé par les oeuvres dramatiques les plus récentes, puis une prise de conscience des orientations vers lesquelles elles préparent l’avenir de notre culture théâtrale et de notre société.
Le nombre de lectures et leur cohérence avec les ateliers, travaux et évaluations
Ces questions de fond me conduisent à éviter de construire le cours comme un récit magistral exhaustif sur toute la dramaturgie québécoise et à éviter de le structurer autour d’un seul fil conducteur narratif du début à la fin, car la perspective historique doit demeurer une question ouverte ou un outil de réponse parmi d’autres. Je préconise plutôt de structurer le cours autour d’activités pratiques d’analyse et de discussion en classe, de façon ouverte. Un panorama complet forcerait inévitablement à ne pas faire lire la majorité des oeuvres dont on parle et à en écarter des aspects essentiels, comme l’histoire de leurs productions théâtrales, ce qui serait contraire aux objectifs d’un cours qui priorise le développement d’une compétence en analyse d’oeuvres dramatiques – une analyse qui tient aussi compte des questions de mise en scène, en particulier pour le cours de l’École supérieure de théâtre. Quand il s’agit de former de possibles artistes susceptibles de proposer une interprétation inédite d’un classique, par leurs choix de mise en scène, ou d’avoir la créativité de concevoir des textes nouveaux, il est encore plus important de favoriser l’autonomie dans l’apprentissage (en recherche et en recherche-création), plutôt que de viser une illusoire exhaustivité des connaissances. Selon le guide issu des recherches de Jacques Lecavalier et Suzanne Richard[4] sur la pédagogie de la littérature, la lourde tradition de structurer tout un cours autour d’une anthologie (ou d’un recueil personnel d’extraits) est à éviter dès le cégep et même au secondaire, puisqu’elle décourage la pédagogie active, limite bien souvent le plaisir de lecture que les oeuvres procurent, simplifie et instrumentalise la connaissance puis, surtout, limite fortement l’autonomie et la liberté pour interpréter les textes (2010 : XVIII). Pour avoir testé la lecture d’extraits de pièces plus d’une fois, par ambition d’économie de temps, dans plus d’un contexte de cours (en histoire québécoise ou en histoire du théâtre), je constate que ces problèmes demeurent fréquents à l’université : généralement, il vaut mieux lire les oeuvres dans leur intégralité.
Combien d’oeuvres faut-il faire lire à l’ensemble d’un groupe? Les cours obligatoires de littérature au collégial habituent de moins en moins nos groupes universitaires à de longues listes de lectures. La séquence de la « démarche stratégique » (ibid. : XXV) exige un calendrier de sept à huit semaines pour une seule oeuvre, ce qui représente une ou deux lectures obligatoires tout au plus pour un trimestre. Faire primer ainsi la qualité de l’apprentissage sur la quantité n’est que rarement appliqué tel quel, sans édulcoration ni compromis, avec une approche plus traditionnelle. Demeure présente au collégial la tradition de faire découvrir un très grand nombre d’oeuvres, notamment en privilégiant les formes brèves (poèmes, contes, nouvelles littéraires…). Je l’ai constaté par un inventaire de plans de cours de différents cégeps disponibles en ligne (cinquante, de six cégeps, de 2013 à 2021). La norme de trois ou quatre livres intégraux découle de l’impératif d’étudier les grands genres (comme la littérature dramatique!) et de l’objectif de couvrir plus d’une époque, sous-genre ou mouvement esthétique. Au niveau des études littéraires universitaires, la tradition que j’ai connue lors de mes études était plutôt de lire au moins une oeuvre différente, écrite par une personne différente, avant chaque séance de cours où elle était abordée, tout le trimestre, sauf quelques exceptions. Le problème pédagogique que j’ai observé en refaisant vivre à partir de 2013 comme enseignant ce que j’avais moi-même vécu une décennie plus tôt (de 2003 à 2006) est similaire à ce qui est critiqué avec la méthode des anthologies, mais à une moindre échelle : en général, ce rythme de lecture défavorise la pédagogie active comme l’approfondissement des oeuvres par le groupe, d’autant plus que les jeunes d’aujourd’hui arrivent à l’université avec une habitude de la pédagogie active de plus en plus ancrée par rapport à la nôtre! Pour que l’enseignement puisse être transféré sous forme d’activités pratiques, et afin de bien faire retenir quelque chose de significatif, je constate, pour l’avoir expérimenté, qu’il est préférable de consacrer au moins deux séances de cours pour un même univers de création. En somme, outre quelques autres tentatives, j’ai souvent donné à lire deux pièces par auteur ou autrice, pour un total de douze pièces. Sur douze séances, se concentrer sur ce corpus principal comporte de nombreux avantages pédagogiques. Une telle structure régulière et prévisible réduit l’anxiété en classe, surtout à force d’acquérir de l’expérience d’un atelier à l’autre.
Des séquences de deux séances
J’ai donc essayé et adopté cette formule, en accordant la priorité à la première des deux pièces, la plus ancienne, étudiée comme objet principal d’une séance et demie. Les discussions sur les pièces lues en second peuvent être motivées par la tâche individuelle d’en faire une analyse écrite pour la fin de la session, puisqu’on y aura passé nettement moins de temps en classe. Pour chaque première pièce d’un même univers dramatique, après un exposé magistral de contextualisation et d’amorce d’analyse, je fais travailler en équipe, en atelier, et plus en profondeur si je les ai déjà abordées en début de séance, une liste de questions différentes. Délibérément, j’enseigne des pistes d’analyse sans les mener jusqu’au bout, afin de favoriser l’apprentissage de la tâche elle-même d’analyser des oeuvres (et la recherche qui l’appuie). J’inclus à mon discours des notions théoriques juste assez développées pour qu’elles puissent être reprises ensuite dès la discussion en équipe, mais sans moi-même expliquer dans le détail toute une analyse qui en découle. La séance suivante commence par des exposés oraux livrés par les porte-parole de chaque équipe, puis se poursuit en discutant de la deuxième pièce, qui aura pu faire l’objet de comparaisons dès les exposés. L’essentiel est de rendre possible, en sept jours, le temps de recherche, de relecture et de réflexion nécessaire à un discours oral analytique modérément abouti, structuré et approfondi, ce qu’il est difficile d’obtenir avec une discussion à brûle-pourpoint, après une seule lecture d’une oeuvre et en réagissant sur le champ à la vulgarisation de notions théoriques. Toutes les équipes doivent travailler sur des questions différentes afin d’éviter les redites de notions ou d’interprétations, qui constituent un défaut fréquent des discussions de groupe sans atelier ni tâche précise préalables. Plusieurs de mes questions d’atelier imposent des références précises à consulter, afin de permettre aux équipes d’aborder ou d’entendre une autre équipe présenter une diversité d’approches théoriques d’une séquence à l’autre du trimestre. Je partage donc ma responsabilité d’enseigner avec des équipes et leurs exposés oraux, qui peuvent être très brillants! Parfois, une minorité de personnes étudiantes auraient préféré une plus grande densité de matière, sous le mode magistral traditionnel, sans atelier ni exposé. Mais j’ai constaté que les connaissances acquises activement, de la sorte, sont ensuite mieux retenues et mobilisées dans les travaux individuels, y compris chez ces ambitieuses personnes. Surtout, l’attention de la forte majorité d’un auditoire est meilleure lorsqu’on varie les tours de parole. Un peu d’interaction est sollicitée durant mes exposés magistraux, et davantage dans celui que je propose dans la dernière des quatre demi-séances. C’est alors l’occasion d’élargir la discussion en groupe à un nouvel enjeu, comme des questions de mise en scène des textes – ceux de Michel Tremblay, par exemple (Killick, 2011; 2018; Lefebvre, 2003 [1993]) – ou de l’adaptation à l’écran d’une oeuvre précise – Littoral (2015 [1999]) et Incendies (2015 [2003]) de Wajdi Mouawad avec le collectif dirigé par Sébastien Fevry, Serge Goriely et Arnaud Join-Lambert (2016) –, puisqu’une dynamique d’interaction avec la matière a déjà été instaurée[5]. L’important ne me semble pas de faire connaître tout de chaque auteur ou autrice, mais de sensibiliser à tel enjeu esthétique récurrent, puis à la singularité du traitement des thèmes ou à l’existence d’étapes ou d’une évolution dans la trajectoire individuelle d’écriture. Une part d’improvisation est souhaitable après les exposés des équipes : je vise aussi à ce que le groupe lui-même soulève des enjeux que je n’avais pas prévus, ce qui est un indice de l’autonomie analytique que je souhaite voir acquérir.
Choisir les tâches et évaluations : composer avec des groupes nombreux et hétérogènes
La formule des travaux individuels évalués est ce qui varie le plus fortement d’une version à l’autre des cours que je donne sur les textes dramatiques québécois, mais il m’importe dans tous les cas de prévoir en classe des activités formatives qui préparent aux travaux évalués, notamment finaux. Jusqu’ici, je réserve toujours un pourcentage de la note pour la participation, en demandant une autoévaluation selon une grille et quelques critères attendus de la participation. La grande question qui oriente beaucoup le choix du plan de cours, dont la teneur précise des ateliers (formatifs ou notés) est sans cesse à revoir, est celle de la formule de la tâche évaluée finale en lien avec les objectifs de formation jugés prioritaires, par rapport aux autres cours du programme et aux compétences professionnelles à prioriser. L’un des problèmes majeurs avec lesquels les personnes chargées de cours doivent composer dans les cours théoriques sur le théâtre, à l’université, est le fait de travailler avec des groupes trop grands, trop hétérogènes sur le plan des années d’études préalables et des programmes d’appartenance, avec des personnes étudiantes qui n’ont pas les mêmes objectifs d’apprentissage ni les mêmes connaissances préalables. Accueillir des échanges internationaux, accueillir aussi l’interdisciplinarité, par des possibilités d’inscription à nos cours comme cours complémentaires d’une autre formation, sont des enrichissements entièrement souhaitables, mais cette mixité permet difficilement un niveau de matière de troisième année de formation dans un groupe-cours dont la majorité ne partage pas les mêmes bases. On comprendra, dans un tel contexte, qu’il est impossible de satisfaire toutes les attentes de toutes les personnes étudiantes, avec des groupes de quarante ou plus, dans un réseau de formation théâtrale conçu comme un marché à plusieurs vitesses, dans lequel le clientélisme et la compétition priment malheureusement. Le classement des cours par année officielle de cheminement, à l’université, entretient parfois des attentes irréalistes en contradiction avec le fréquent mélange des niveaux dans un seul grand groupe. En dehors du réseau universitaire public, j’ai eu la chance d’enseigner à quatre reprises à deux personnes seulement, à la première année du programme en écriture dramatique de l’ENT. Il ne serait pas nécessaire d’avoir d’aussi petits « groupes » à l’UQAM, mais qu’ils soient un peu moins nombreux et d’un niveau plus homogène aiderait déjà à adapter la formule de façon à favoriser la participation et à atteindre les objectifs d’apprentissage.
Intégrer une activité de création comme outil d’analyse
Justement, à l’ENT, réserver du temps à des exercices de pastiche a été une formule extrêmement fructueuse, que j’ai adoptée depuis 2019. Je fais réécrire en seulement trente minutes (parfois moins) un court extrait d’une pièce déjà lue, parmi les précédentes, en pastichant le style d’une autre autrice ou d’un autre auteur étudié jusque-là. Ludique, cet exercice de sprint oblige à adopter une approche plus intuitive et sensible des formes textuelles. J’ai aussi intégré, comme variation de l’exercice, un pastiche prenant comme contenu à réécrire un extrait de pièce récente de l’auteur ou autrice du choix de chaque personne étudiante, afin de mieux départager ce qui, de la forme ou du fond de la démarche, suscite une appréciation personnelle. À l’ENT, je peux me permettre de demander d’arriver, à la deuxième séance, avec un extrait d’une pièce favorite, dont on discute longuement à ce moment, puis à nouveau plus tard, notamment à la toute fin de la session, comme moyen à partir duquel tenter de nommer et décrire les aspects de l’écriture dramatique qui suscitent une préférence personnelle et qui alimentent spontanément l’inspiration. Travailler le style par des exercices de pastiche implique de prêter attention à la façon de faire parler les personnages, de partager le discours fictif en types de répliques; c’est tenter d’imiter le souffle, la longueur des phrases, les tournures et les formes syntaxiques récurrentes, le lexique, le degré et la forme de la transposition du vernaculaire québécois ou de l’oralité, les figures de style privilégiées, leur rareté ou leur surabondance, etc. On peut le théoriser, on peut l’analyser rationnellement de l’extérieur, mais on ressent particulièrement mieux, de façon sensible, touchante ou amusante, la somme des traits stylistiques en effectuant soi-même un tel exercice. Si celui-ci se passe toujours bien à l’ENT, une tâche préalable importante, pour certains groupes-cours hétérogènes, est de mettre au clair les objectifs afin de réduire les poussées d’anxiété : on ne cherche pas à produire de bons textes, mais à mieux comprendre le style de ce qu’on a lu. Le fait même d’échouer à transposer un contenu vers une autre forme est instructif : il arrive que le lien forme-fond soit inextricable au point de rendre impensable le fait de conserver l’essentiel du contenu, ce qui est une leçon importante pour comprendre à quel point, par exemple, un type de personnage, par le ton qu’il adopte dans ses répliques, est une caractéristique significative de telle oeuvre dramatique. Bref, la création de pastiches est une façon de varier les approches, afin de faire mieux apprécier les oeuvres à lire, mais je ne l’ai que très peu testée en cadre universitaire pour le moment.
Ne pas laisser tomber les néophytes
La structure récurrente des séquences de deux séances, avec un atelier puis un exposé la semaine suivante, est une formule que j’ai adoptée rapidement pour tenir compte d’une certaine donnée, soit la préférence pour un cadre relativement stable et prévisible chez les néophytes en études théâtrales. La première formule d’évaluation que j’ai testée est de fixer un travail final, un texte individuel d’analyse dramaturgique qui s’inscrit en continuité avec ce qui s’est d’abord pratiqué en équipe durant les ateliers. Avec un groupe à la fois nombreux et très hétérogène sur le plan des programmes et des années d’étude, restreindre les choix de sujets de travaux aux oeuvres vues en classe en deuxième temps plus brièvement est un ajustement à cette formule qui permet vraiment d’accorder un meilleur encadrement. Elle assure une cohérence plus forte encore des ateliers en classe comme activités formatives, qui préparent réellement à la principale tâche évaluée. Dans cette formule d’évaluations, il faut donc choisir son sujet parmi les pièces obligatoires, mais qui n’ont pas été travaillées en équipe en atelier puis abordées en exposé. Dans les ateliers, on amorce une analyse dramaturgique en équipe, sur une question choisie parmi une liste fermée, différente pour chaque équipe, mais qui demeure modeste dans ses ambitions, c’est-à-dire qu’elle doit aboutir sept jours plus tard à un exposé oral de rarement plus de dix minutes (selon la taille du groupe). Il m’importe de toujours faire connaître les questions le jour même de l’atelier, après la première lecture intégrale de la pièce, afin d’éviter qu’elle soit lue partiellement seulement ou avec une instrumentalisation de l’expérience de lecture, qui en dénature le plaisir premier. Je passe la deuxième partie de la séance à circuler d’une équipe à l’autre pour répondre aux questions par des pistes de réponses, pour m’assurer de la bonne organisation des équipes et pour apaiser des doutes. Contrairement à la contrainte des sept jours et au défi de devoir négocier avec une équipe, le travail écrit final est individuel et il se veut plus développé, plus longuement réfléchi et nourri par un angle de recherche plus libre. Les notions avec lesquelles une personne étudiante s’est familiarisée, avec l’aide d’une équipe, peuvent être transférées et prolongées dans le travail final. Par exemple, avoir fait un atelier sur un tableau de Cendres de cailloux (2003 [1992]) de Daniel Danis en appliquant des notions de mythanalyse proposées par Hervé Guay (2014) peut devenir une préparation à la rédaction d’une mythanalyse personnelle d’Incendies de Wajdi Mouawad. La méthode très ciblée et rigoureuse avec laquelle Jean Cléo Godin (1990) aborde le vernaculaire québécois autour d’une seule expression récurrente dans Albertine, en cinq temps (2007 [1984]) de Michel Tremblay, soit « tant qu’à ça », peut inspirer une méthode d’analyse centrée sur une seule expression récurrente dans une pièce d’Olivier Choinière. Bref, si les choix de sujets sont limités, celui de la problématique, lui, se fait de manière entièrement libre.
Limiter la liste des pièces possibles comme sujets des travaux finaux a été, parmi les solutions expérimentées, une façon de m’assurer de ne pas laisser les personnes les moins expérimentées avec la matière devant une liberté vertigineuse et une tâche d’exploration des possibles trop chronophage pour pleinement profiter de la grande flexibilité offerte dans les projets de travaux. Il est possible de rendre son travail plus significatif et connecté à la réalité professionnelle en pensant l’analyse comme une étape dans un hypothétique projet de nouvelle mise en scène du texte choisi, à poursuivre au-delà du cours, et qui tiendrait compte des devenirs scéniques contenus dans le texte ainsi que des archives et critiques des productions professionnelles de la pièce. Dans une même optique de simulation du monde professionnel, je peux demander une analyse finale à même de s’inscrire dans un dossier d’accompagnement d’un tel hypothétique spectacle, et qui se pencherait plus longuement sur des enjeux historiques ou théoriques susceptibles d’en enrichir l’interprétation. Connaître des textes dramatiques est une chose, mais bien savoir les commenter est une compétence qui s’acquière en s’exerçant à plusieurs reprises, dans plus d’un cours, en s’appropriant des notions théoriques essentielles. En particulier avec les groupes qui ne voient pas autrement ces notions, j’aime bien imposer la lecture d’un extrait d’un guide de vulgarisation des notions d’analyse de textes dramatiques (surtout Pruner, 2017 [1998]), ou faire travailler une équipe en empruntant à la méthode en annexe du livre de Michel Vinaver (1993). Sur le plan de la forme générale des pièces que je fais lire, avec un bon nombre de métadrames, de monodrames, de pièces-paraboles et de jeux de rêve, je recommande beaucoup les travaux de Jean-Pierre Sarrazac (1989; 2002; 2004; 2005), entre autres. Je suggère aussi souvent de lire des sections en particulier de la thèse de Pauline Bouchet (2014), qui a l’avantage de comparer en profondeur un ambitieux corpus sur le plan des traits formels récurrents dans la dramaturgie québécoise. Le recours à des ouvrages généraux ou historiques sur le théâtre québécois, et même à une anthologie conçue par des professeures du collégial (Desjardins et Plourde, 2008) ne me semble pas inutile, malgré ce que disent Lecavalier et Richard des anthologies, surtout pour la tâche d’un travail étudiant de contextualiser une oeuvre, en faisant preuve d’esprit critique à l’égard des sources. Parfaire sa culture littéraire et théâtrale à l’université, c’est aussi savoir techniquement et humblement mieux parler des oeuvres que l’on n’a pas (encore) lues, et que l’on n’aura – c’est un tabou universitaire que cache souvent la pédanterie – peut-être jamais le temps de lire, en cette époque de très grande production de spectacles comme de livres. Ce n’est pas un savoir inutile, aussi superficiel soit-il : « c’est que la non-lecture n’est pas l’absence de lecture. Elle est une véritable activité, consistant à s’organiser par rapport à l’immensité des livres, afin de ne pas se laisser submerger par eux. À ce titre, elle mérite d’être défendue et même enseignée » (Bayard, 2007 : 28).
C’est aussi une grande partie de ce que fait l’histoire de la scène et des pratiques théâtrales, cette matière complémentaire aux cours dont il est question ici, tant le caractère éphémère du théâtre et la rareté des archives audiovisuelles obligent à se contenter d’une connaissance de seconde main des spectacles et de la vie théâtrale d’autrefois… sans même compter cette ressource limitée qu’est notre disponibilité comme public. « Comment parler des spectacles que l’on n’a pas vus? », pourrait-on titrer, pour adapter au théâtre l’essentiel – et polémique – guide de survie et d’épistémologie de l’enseignement universitaire de la littérature signé par Pierre Bayard. Dans un cours sur l’histoire des pratiques théâtrales au Québec, par exemple, inviter le groupe, en équipes ou en solo, à la tâche de construire cette connaissance de seconde main sur des artistes ou sur un spectacle choisi, en repérant et en essayant de commenter soi-même les archives visuelles existantes, est au moins aussi important que de transmettre un récit historique général. Parmi les consignes de certains travaux pour un cours centré sur les textes dramatiques québécois, s’exercer à lire et à citer des publications récentes qui font l’histoire ou le panorama du théâtre québécois est sans doute une piste souhaitable pour favoriser l’intégration d’une perspective historique, mais dans le cadre d’un travail personnel sur un sujet circonscrit. Je réalise, après quelques essais, notamment avec le cours Pratiques théâtrales au Québec (UQAM), qu’il vaut mieux éviter la formule de l’examen traditionnel, avec le défi de recracher les détails d’un récit historique, par rapport à des tâches de lectures historiques ou théoriques qui nécessitent ensuite une réorganisation personnelle de la matière ou un tri critique de la pertinence des informations.
Susciter des passions et un dépassement intellectuel
Pour les groupes plus homogènes et au niveau plus avancé qui suivent un cours portant précisément sur les pièces québécoises contemporaines, travailler sur d’autres pièces que les lectures obligatoires, parmi un grand nombre de choix, suscite souvent une plus grande motivation et un plus grand dépassement de soi. Pouvoir croiser ces projets avec une synthèse d’autres connaissances, issues d’autres cours, y contribue également. Enfin, une formule d’essai réflexif ou comparatiste permet relativement bien de composer avec l’hétérogénéité des parcours de formation, en plus de favoriser une diversité de bilans personnels des lectures et apprentissages réalisés au terme du cours, en faisant se rencontrer certaines des lectures obligatoires avec une recherche personnelle. Dans tous les cas, il me semble souhaitable que l’évaluation finale soit la plus importante et qu’elle soit individuelle afin de mieux mesurer les apprentissages de chaque personne étudiante, invitée à se spécialiser dans une approche, un enjeu ou une oeuvre précise. C’est l’occasion d’assouvir une curiosité personnelle et d’atteindre un niveau de compétence et de connaissance qui peut être particulièrement valorisant et mémorable, que ce soit pour une carrière professionnelle ou un projet d’études de deuxième cycle. Néanmoins, je constate que n’avoir que moi comme lecteur et interlocuteur, uniquement après la fin de session, refroidit cet essentiel engagement personnel, voire affectif, dans un travail individuel. Pour réagir à ce problème, j’ai ajouté comme travail, court et faiblement pondéré, une esquisse de projet de travail final. Son principal bénéfice est d’ajouter une rétroaction officielle, en plus de susciter davantage de discussions informelles sur les travaux en chantier.
Afin que les trouvailles faites isolément soient valorisées plus largement, prévoir une avant-dernière étape de partage des travaux individuels sous la forme d’un atelier de révision par les pairs et de discussion sur les brouillons des travaux finaux est aussi une stratégie valable, en particulier avec un groupe aux profils inégaux ou dissemblables, que j’ai expérimentée. Si l’on a pris soin d’imposer une composition équilibrée des équipes, cette stratégie pédagogique favorise l’entraide en misant sur les forces de chaque membre. Il faut toutefois récompenser cette participation par des points, car le système universitaire décourage sinon la solidarité désintéressée. De même, j’aime que la participation aux discussions conclusives de la toute dernière séance (où tout le monde est épuisé!) soit l’un des points importants prévus dans la grille d’autoévaluation de la participation, ce qui la rend plus décontractée qu’un exposé oral formel. Une façon de valoriser cette ultime participation en classe et tout à la fois les efforts déployés dans un travail écrit final est de faire un tour de table de quelques mots à propos de chaque travail individuel, surtout si rien d’autre n’est prévu pour faire connaître aux autres ce qui a été accompli individuellement. Enfin, la formule pédagogique récente des évaluations différenciées – plus d’un choix de type d’évaluation finale, possiblement avec un corpus complémentaire plus vaste, ou des spectacles à l’affiche – est à considérer, puisque la capacité d’ajuster les travaux à son cheminement individuel est une forte source de motivation.
Ne pas déroger de la régularité des séquences de deux pièces pour douze séances comporte tout de même des limites, dont celle de ne laisser place qu’à une séance d’introduction et une séance de conclusion (pour un total de quatorze séances), alors qu’il est pertinent de trouer cette structure par une activité de bilan partiel prenant la forme d’un atelier de pastiche, par exemple, ou d’une activité en lien avec un spectacle à l’affiche (en tenant compte du calendrier des représentations…). À l’automne 2019, avec un grand groupe de l’École supérieure de théâtre, j’ai tenté une première formule de séminaire d’une séance, avec exposés oraux et attribution de personnes répondantes, sous forme de tâche facultative (avec une évaluation différenciée), afin de valoriser davantage les travaux individuels et le désir d’en discuter entre pairs. À l’automne 2022, avec un petit groupe de douze personnes étudiantes, au Département d’études littéraires de l’UQAM, j’ai tenté avec un certain succès de maintenir les séquences de deux pièces par signataire pour le début de la session seulement, avant de reprendre le rythme traditionnel de changement d’auteur ou d’autrice à chaque séance, ce qui m’a permis de libérer trois séances pour autant de séminaires d’exposés oraux sur des sujets libres, choisis parmi trois longues listes de pièces. Une personne répondante officielle devait aussi lire la pièce choisie afin de pouvoir mieux y réagir et stimuler la discussion. La liste de sujets, d’une centaine de pièces, était divisée en trois grands enjeux, ce qui permettait de consacrer la deuxième partie de la séance à de vrais échanges sur les exposés, mais aussi plus largement sur les questions historiographiques, politiques ou esthétiques qui rapprochent les pièces de chaque séminaire. Pour ce cours de l’automne 2022, les trois enjeux choisis étaient le répertoire, la langue et les limites de la forme dramatique. Une refonte de programme venait de transformer le cours Dramaturgie québécoise en Enjeux de la dramaturgie québécoise afin de privilégier des enjeux théoriques et analytiques avec un corpus sélectif. Le premier séminaire se voulait une mise en question du répertoire national : les classiques, mais aussi les pièces oubliées. Quoi relire (et comment) à la scène? Quoi (ne plus) enseigner, en considérant que l’on forme beaucoup, en littérature, le futur personnel enseignant du réseau collégial? Le deuxième séminaire était centré sur les variations de la langue dans la dramaturgie québécoise contemporaine, des années 1990 à nos jours. Les exposés se penchaient sur les différentes façons par lesquelles il y a résurgence, à des degrés variables, d’une inscription du vernaculaire dans les pièces québécoises, après le recul du joual dans les années 1980, et la nécessité dans les pièces de trouver sa propre langue d’auteur ou d’autrice, son propre style de transposition de l’oralité ou de la familiarité, ou encore une signification renouvelée d’une telle démarche. Enfin, le troisième séminaire se voulait un espace d’initiation aux formes postdramatiques, aux écritures de plateau ou aux écritures collectives. Ces trois enjeux se rejoignent sur un point, ils ouvrent vers une question fondamentale sous-jacente : qu’est-ce qui définit ou délimite la littérature dramatique québécoise? Quels sont ses nouveaux modèles? Quelles sont ses frontières, aussi poreuses ou transgressées soient-elles? Il a été possible d’aborder adéquatement de telles questions de fond en combinant une liste de lectures obligatoires avec une liste complémentaire plus large, favorisant une vue d’ensemble sur notre champ d’études, grâce aux séminaires. L’élargissement de la perspective était modelé en partie sur les préférences, au sein du groupe, pour des styles, des univers ou des personnages singuliers, mais aussi pour des enjeux thématiques et théoriques. Le succès de cette formule vient de la motivation produite par la liberté de choix et par la formule du dialogue de qualité avec ses pairs, dont une personne répondante bien préparée. De grandes attentes viennent souvent de notre public étudiant pour ce qui est des oeuvres les plus récentes, perçues comme le point d’aboutissement d’un récit. Il est irréaliste d’imaginer que l’on puisse sans cesse changer tout le corpus des pièces que l’on choisit d’enseigner, ce qui est une autre raison d’enseigner des oeuvres fortement reconnues, voire des classiques, dans la mesure où le soin accordé à la manière de les enseigner et de les intégrer à des ateliers conçus sur mesure nécessite énormément de temps de préparation. Cependant, la formule des séminaires de deuxième partie de session aide à répondre à ce besoin de faire varier la part la plus actuelle des oeuvres abordées, donc d’équilibrer les connaissances communes avec une personnalisation des apprentissages.
Le bilan d’un équilibriste
En somme, je cherche un certain équilibre dans les connaissances complémentaires choisies et les notions essentielles que je transmets, sur le plan de leur contenu, mais aussi sur celui de leur mode de transmission, soit magistral (un peu), soit comme lecture nécessaire à une question d’analyse en atelier (beaucoup), soit par l’intermédiaire indirect des travaux finaux (le plus gros défi). Quels que soient la pondération et le temps accordés pesant dans la balance, ces derniers travaux comportent toujours une plus grande liberté, tandis que les questions circonscrites imposées dans le cadre des ateliers en équipe sont un moyen de se pratiquer avec la théorie; elles deviennent, surtout au cours des premiers, un prétexte pour découvrir des notions relativement fiables avec lesquelles je recommande de travailler. Ma tâche est celle d’un guide, mais aussi celle d’un équilibriste, au sens où j’essaie de moduler mon enseignement d’un cours à l’autre pour répondre à des attentes parfois impossibles à satisfaire pleinement, étant donné la nature plurielle et nombreuse de bien des groupes et le dynamisme avec lequel le milieu théâtral comme celui de la recherche génèrent un renouvellement de la matière. On me trouvera peut-être trop idéaliste, mais je refuse à la fois de laisser les personnes étudiantes les moins bien préparées à mes cours être rebutées par la complexité apparente des oeuvres que j’aime, et je tiens tout à la fois à ne pas renoncer à des moments prévus pour des dialogues poussés sur des questions pointues et passionnantes, sur les oeuvres dramatiques comme sur leur théâtralité, sur leur forme comme sur leurs échos sociopolitiques. Pour y arriver, il faut doser une part d’activités plus interreliées et étroitement structurées avec des activités relativement flexibles et libres. C’est une question de valeurs pour l’enseignant que je suis. Les grandes différences au sein des groupes et l’esprit de compétition du monde universitaire favorisent des problèmes d’incivilités et de microviolences entre les pairs, auxquels je réponds désormais par un discours de sensibilisation dès la première séance. Je précise aussi que faire place à des activités d’équipe et à des tâches formatives, qui se voient récompensées par une autoévaluation de la participation justifiée par des critères équitables et précis, est aussi une façon d’instaurer un climat favorable aux échanges constructifs et à l’entraide. Enfin, c’est aussi une question de passion… Je peine d’ailleurs à me retenir, dans le cadre de cet essai, à développer – j’aimerais le faire dans un prochain article – sur des exemples de liens interprétatifs possibles entre les oeuvres que j’ai plusieurs fois choisies, qui sont autant de pistes pour assurer la cohérence entre les objectifs de formation, les lectures, les activités, les notions et les travaux. Derrière le guide et l’animateur d’ateliers ou de discussions en classe, il y a aussi, plus ponctuellement qu’en début de carrière, un chercheur et un critique qui continue toujours humblement de parfaire ses analyses et de pallier les limites de ses connaissances.
Parties annexes
Note biographique
Ce chargé de cours est aussi un professionnel de recherche en histoire du théâtre, comme adjoint à la direction du collectif Le théâtre contemporain au Québec, 1945-2015 : essai de synthèse historique et socio-esthétique (David, 2020) puis à la pige pour des organismes du milieu théâtral. Il enseigne depuis 2013 dans différentes universités, notamment à l’Université du Québec à Montréal et au programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre depuis 2019. Soutenue en 2015, sa thèse portait sur l’imaginaire des médias dans les pièces des années 2000.
Notes
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[1]
Il n’est pas nouveau d’opposer de façon tranchée la théorie et la pratique, en particulier à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. À preuve, Josette Féral a consacré un article, il y a plus de vingt ans, à défendre au contraire leur nécessaire interrelation et l’idée que « la théorie est une pratique » (2001 : 35).
-
[2]
Sur cette base, on peut tout à fait justifier de faire lire et d’enseigner des auteurs arrivés à la scène dans les années 1980 et qui ont fait l’objet d’un nombre relativement élevé d’études, dont des dossiers universitaires ou des actes de colloque, soit Normand Chaurette (Lesage et Riendeau, 2000), Michel Marc Bouchard (Huffman et Lafon, 2007) ou Larry Tremblay (David, 2009).
-
[3]
Ce postulat d’une poétique d’auteur ou d’autrice, après la poétique au singulier, depuis celle, fondatrice, d’Aristote, structure la façon avec laquelle Jean Cléo Godin et Laurent Mailhot présentent chaque dramaturge avec une conception personnelle du théâtre, du genre dramatique, de sa fonction sociale, de ses influences ou canons esthétiques personnels, notamment avec le chapitre de Godin sur Dubé, « Le monde de Marcel Dubé : mourir sa vie, vivre sa mort » (1988 [1970] : 123-169). Je remercie Yves Jubinville de m’avoir guidé dans cette orientation structurante pour la mise sur pied de mon cours.
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[4]
Voici un extrait des idées que je resserre ici : « Le principe étant que l’élève doit pouvoir, de la manière la plus autonome possible, conférer lui-même un sens à l’oeuvre lue, il faut éviter de lui faire lire des oeuvres partielles. L’analyse d’extraits ne donne qu’une idée superficielle des oeuvres, elle prive les élèves des clés interprétatives riches et d’une compréhension globale de l’oeuvre entière. Lorsqu’on ne présente que des extraits en classe, seul l’enseignant possède la totalité du texte. La liberté des élèves est donc réduite parce que leur interprétation dépend de celle de l’enseignant » (Lecavalier et Richard, 2010 : XVIII).
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[5]
Avec cet exemple, j’aborde les procédés d’investigation de la réalité intérieure humaine, très récurrents dans la dramaturgie québécoise contemporaine, et qui se trouvent souvent coupés lors de leur adaptation aux lois de l’industrie du cinéma, avec son puissant « ascendant du réalisme psychologique » (Jardon-Gomez, 2020) dont traite François Jardon-Gomez, non sans souligner des exceptions notoires parmi un vaste échantillon.
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