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Les taupes de Philippe Quesne. Vivarium Studio, Paris (France), 2016.

Photographie de Martin Argyroglo.

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Faisons jouer la naissance sur une scène qui ne tient plus à l’individu mais à l’art, partons de l’idée que la naissance d’un être peut servir de motif ou de seuil au traitement plus large d’une « naissance de l’art » dans les dramaturgies contemporaines et avec elle à la question d’une naissance de l’artiste, de l’auteur[1] scénique dans le temps du spectacle.

Par « naissance de l’art », nous entendons, et ce sera là l’objet de notre analyse principale, ce que Georges Bataille nomme ainsi dans l’ouvrage de 1955 qu’il consacre aux représentations pariétales de la grotte de Lascaux : Lascaux ou La naissance de l’art. Ces images peintes, datées du Magdalénien (entre -18000 et -21000), ne sont plus aujourd’hui les plus anciennes manifestations de l’art, elles n’ont plus le statut d’origine de l’art et cela même en Occident, notamment depuis l’invention, en 1994, de la grotte du Vallon Pont d’Arc, dite grotte Chauvet, dont les peintures sont datées de presque 20000 avant Lascaux. Entre Chauvet et Lascaux, il y a sensiblement le même temps qu’entre Lascaux et nous : c’est donc un abîme temporel qui nous éloigne de ces images. Néanmoins, Lascaux reste dans l’imaginaire collectif un modèle de l’art prétendument « originaire », quelque chose comme un moment de naissance.

Bataille écrit :

Tout commencement suppose ce qui le précède, mais en un point le jour naît de la nuit, et ce dont la lumière, à Lascaux, nous parvient, est l’aurore de l’espèce humaine. C’est de « l’homme de Lascaux » qu’à coup sûr et la première fois, nous pouvons dire enfin que, faisant oeuvre d’art, il nous ressemblait, qu’évidemment, c’était notre semblable (Bataille, 1979 : 11).

Lascaux nous donnerait un point d’ancrage à partir duquel établir l’échelle des productions humaines, une « aurore » ou une naissance – les métaphores du commencement sont nombreuses chez Bataille – qui aurait pour particularité d’être d’abord la naissance d’un artiste. À le lire, la ressemblance entre l’être de Lascaux et nous tiendrait donc majoritairement à sa capacité à représenter, à peindre sur les parois des figures du monde qui l’entourent : des animaux, des mains, des sexes.

Le texte de Bataille manque aujourd’hui d’acuité dans la compréhension archéologique des pratiques paléolithiques et témoigne d’une pensée parfois datée de l’histoire de l’art et du concept d’art. Toutefois, il apparaît déterminant pour comprendre la relation qu’entretiennent les spectacles des metteurs en scène contemporains Philippe Quesne et Romeo Castellucci avec la puissance de l’art paléolithique. C’est dans la vigueur de l’apparition des formes sur la paroi que Bataille voit la trace d’une construction humaine et la signature de l’espèce. Le temps de l’homme et de la femme de Lascaux est pour lui intimement déterminé par le temps de l’art, dont Lascaux est la marque, la trace fondamentale. Ainsi, réinvestir Lascaux sur la scène, sans passer par une représentation archaïsante, permet de proposer une fiction d’acte de naissance de l’art. De même, et inversement, inscrire le temps de l’être humain dans le temps de l’art suppose pour Castellucci et Quesne de passer par un absolu du commencement qu’est l’enfantement.

Nous éprouverons quelques pistes d’analyse de ces questions en étudiant le travail de ces deux metteurs en scène. S’ils ne proposent absolument pas les mêmes dispositifs dramaturgiques ou plastiques, ils inscrivent tous deux leurs fictions scéniques dans une confrontation à la question de l’origine et instituent l’enfantement et la naissance comme motifs, au moment même où leurs scènes plongent dans la Préhistoire et ses imaginaires plastiques et picturaux. Il semble en effet que ces pratiques, majoritairement plastiques, empruntent aux représentations préhistoriques pour tenter de toucher à une forme d’origine de l’art « hors les mots » (Boula de Mareuil et al., 2007 : 60). Ainsi, elles illustrent des problématiques sur l’origine de l’être humain et posent la question du démiurge scénique. La naissance de l’artiste, de l’auteur scénique dans le temps du spectacle, s’élabore à l’aune de la double référence à l’enfantement et à l’art paléolithique.

Ce sont ces pistes d’écriture scénique que nous nous proposons de nommer ici des « fictions constituantes », dans la mesure où la question du commencement de l’art – ou du commencement de l’être humain – devient à travers ces fictions autant le sujet du discours de la scène qu’un certain régime scénique propre à son énonciation, à sa matière et à ses images. Ces fictions constituantes construisent alors une pensée de l’artiste qui les produit et font coexister l’annonce d’un commencement et les angoisses sur l’imminence de la fin qui les animent. Nous regarderons quelques-unes de ces scènes de fictions constituantes de la naissance avant d’élargir l’analyse au motif de la grotte dans ces écritures scéniques et dans la construction de la figure démiurgique de leur auteur. Enfin, nous tâcherons de nommer les relations entre commencement – naissance – et fin dans ces productions.

Quesne et la naissance des taupes

D’abord une lampe grésille dans le noir. Le chanteur états-unien de folk Bascom Lamar Lunsford chante : « J’aimerais être une taupe dans le sol » (« I Wish I Was a Mole in the Ground », 1928). Une pièce rectangulaire, dont les trois murs sont faits de plaques de plâtre de couleur beige, s’allume lentement au centre de l’espace. Après un moment, tout paraît se suspendre et un coup venu du lointain transperce le mur du fond de la boîte. Un doigt griffu apparaît par cet orifice. Par à-coups, il l’élargit jusqu’à laisser entrevoir une grosse patte. Elle creuse le placoplâtre, et derrière le mur maintenant percé, on distingue un museau. Aidée par d’autres pattes, la taupe, qu’on devine enfin, agrandit le trou avant d’y glisser un imposant tuyau annelé pour faciliter l’entrée de ses congénères.

Nous sommes à l’incipit du spectacle La nuit des taupes de Quesne, créé en 2016 au Kunstenfestivaldesarts. Très vite ces taupes se meuvent et, plus elles bougent, plus elles nous ressemblent. Derrière l’épais costume, on devine la trace des interprètes qui les animent, leurs singularités physiques, leurs personnalités. Sur le plateau, l’animal fouisseur se révèle artiste. Il joue de la musique, interprète des séquences chorégraphiques ou de pantomime et, c’est là ce qui nous intéresse, peint les parois qui l’entourent comme pour laisser sa trace dans ce monde souterrain qu’il apprend à mesurer et à domestiquer.

Au bout d’une demi-heure de spectacle, après avoir partiellement détruit l’espace dans lequel elles évoluent, et alors que certaines taupes du groupe se produisent en concert côté cour, deux taupes s’affairent à en installer une troisième sur des tas de terre. Couchée sur le dos, la taupe centrale étire ses pattes pour les placer sur deux petites mottes faisant office d’étriers. Elle livre ainsi, face au public, à la vue de tous·tes, une vulve. Dans ce cabinet souterrain d’obstétrique, elle va mettre au monde. Des taupes balourdes, aux gestes attentionnés mais inquiétants, ramassent un peu de paille, apportent une serviette. Tout s’organise pour que l’accouchement ait lieu. On souffle, on râle, on hyperventile. Agitant au-dessus de l’orifice deux grosses pattes, une taupe prend les choses en main et se fait la sage-taupe de ce moment. Très vite un nourrisson rabougri, à l’allure pas tout à fait viable, sort avec son cordon. La scène produit un malaise : elle est à la fois comique et inquiétante, brève et troublante. La mise au monde s’effectue sur le dos, renforçant un peu plus la confusion entre la taupe et l’être humain. Les costumes, la vulve, les gestes inscrivent la séquence dans une étonnante population de mammifères aux habitudes et organisations sociales et culturelles. On frotte lestement une serviette sur l’orifice féminin, ce qui ajoute au trouble et assure des rires discrets empreints de dégoût chez les spectateur·trices. Les taupes se félicitent, basculant d’avant en arrière leur grosse tête et leur museau, puis elles se dispersent.

C’est alors qu’elles se retrouvent devant l’évidence de la paroi. Cinq d’entre elles se situent à l’intérieur de la boîte et contemplent le mur du lointain. Seul mur restant encore debout, il est immaculé. Une sixième taupe escalade la boîte et entre par le haut, munie d’une bombe aérosol. L’art pariétal peut naître, il peut recommencer depuis les taupes, avec les outils contemporains. Une grande taupe tend le nourrisson à la taupe-artiste. Après contemplation, celle-ci se tourne face au mur du lointain et commence à tracer une forme à la bombe aérosol. Le dessin se fait rapidement, mais avec délicatesse et précision. Il recouvre une part importante du mur et on distingue peu à peu une représentation du nourrisson sur la paroi : rotondité du corps et fuselage du museau sont dessinés d’un seul geste. La taupe-artiste se tourne à nouveau vers ses camarades qui paraissent impressionnées et acquiescent pour valider le tracé. Au milieu des grognements de satisfaction, une taupe grisâtre, celle qui vient de mettre au monde, tend le cordon ombilical. Elle invite ainsi l’artiste à poursuivre son dessin, l’incitant à peindre d’après nature. Immédiatement, l’artiste de cette caverne scénique s’exécute. Elle peint le cordon. Elle étire d’un trait la représentation sur le mur. En prenant la suite de l’accouchement, en rassemblant toutes les taupes (sauf une restée à la guitare pour accompagner le moment), la cérémonie du dessin s’apparente à un rituel. Le nourrisson passe de pattes en pattes; chaque taupe regarde et le corps miniature inerte et sa représentation murale. Ode à la naissance et invention de l’art se mêlent et s’impliquent. Le dessin sur le mur de la boîte évoque les peintures rupestres et, en même temps, il inscrit le geste de l’art dans une cérémonie de la naissance. Le motif dramaturgique de l’origine se dédouble : il s’agit de parler de celle de l’être humain à travers la taupe et de celle de l’art à travers son geste.

Cette séquence de naissance à la peinture éclaire de nombreuses théories d’interprétation de l’art pariétal par les préhistorien·nes. Il y a quelque chose qui pourrait être de l’ordre d’une magie de la fécondité, la peinture sur la paroi assurant la reproduction de l’espèce peinte[2]. De même, le rôle de la taupe-artiste au sein du groupe peut se rapprocher d’une fonction chamanique. Elle est au centre des attentions et transforme le moment en un rituel dont elle est l’officiante, et les autres taupes, les spectatrices. Il est également possible d’y voir un totémisme, le nourrisson taupe représenté sur la paroi devenant le totem de cette humanité hybride, du thérianthrope rupestre, cette chimère à la fois humaine et non humaine[3]. C’est par le dessin que la naissance de la taupe s’accomplit… et par le dessin, par la représentation sur la paroi, la taupe sort du non-humain : elle devient, comme le dit Bataille, à notre semblance. Ainsi, la naissance devient l’occasion d’une naissance de l’art et la taupe se trouve plus proche encore de ce qui devrait singulariser l’espèce humaine. Origine de l’être et origine de l’art se confondent, se renforcent l’une l’autre.

Après cette première cérémonie natalo-pariétaliste, la taupe-artiste réalise le contour d’une autre taupe rigolarde. Encore une fois, avec le contour, les taupes retrouvent un motif essentiel de l’art pariétal : la main négative. Il s’agit de faire trace de sa forme, de dessiner, dans le cerne d’un corps, une présence, un temps singulier. Ensuite, elles commencent à détruire la grotte, s’attaquant à toutes les parois. De celle où figurent encore les dessins, elles extraient quelques lambeaux qu’elles se transmettent de pattes en pattes. Les représentations deviennent alors des sortes de cartes postales, quelques souvenirs de ce qu’elles ont entrepris de saccager en même temps qu’un souvenir de la taupe nourrisson qui disparaît dans les décombres. Ainsi, les taupes retrouvent l’humanité; ainsi elles racontent la destruction infligée par l’être humain à son environnement comme à lui-même, à son histoire et à ses propres traces : destruction de la grotte de Lascaux sous les flots de touristes des années 1950-1960, destruction de l’épaisseur du temps sous l’exploitation économique. Agissant comme les êtres humains, elles détruisent le terrier protecteur, éventrent les parois, retournent sol et plafond, vident l’histoire dont elles proviennent jusqu’à recouvrir le dessin du nourrisson d’une signature lacunaire et prétentieuse : « Choses de la taupe » (« Things of the mole »).

La naissance de l’être et l’art qui, ici, en découle, se trouvent alors confrontés à la signature. Le nourrisson né au début de la séquence comme le dessin peint sur la paroi entrent dans le giron de l’artiste qui signe. La taupe et son image sont devenues des « choses » produites par une autorité. On pourrait voir là une réflexion sur le rôle de l’artiste et de sa signature, pour qualifier ce qui fait oeuvre – un ready-made, mais on voit surtout comment le rapport de l’être humain à son territoire se transmet à ces taupes d’aujourd’hui. En naissant, en inventant l’art, elles sont devenues les « maîtres » et, ainsi, elles « possèdent » la nature au prix de sa destruction.

Quesne dresse en accéléré une histoire du temps long de l’art, de la naissance à la destruction. Il valide les significations généralement attribuées à l’art des cavernes et propose une variation sur le geste de l’artiste contemporain·e et la précarité du monde dans lequel son geste se déploie. La naissance de l’être est validée, transcendée par le tableau, puis elle est mise en crise au même titre que l’art. L’oeuvre d’art devient une marchandise qu’on s’échange, avant de n’être plus qu’une « chose » (« thing ») vouée à disparaître.

Le théâtre de Quesne s’inscrit, avec La nuit des taupes, dans un récit de l’origine à l’aune de notre expérience présente. Conscient du sursis climatique, inquiet des modalités d’habitat futures, il se plonge dans le récit du temps long. Comme l’exprime l’historien de l’art Rémi Labrusse, « [c]’est à la lumière d’une possible fin – fût-elle fantasmatique – que peut non seulement s’épanouir mais tout simplement prendre corps le goût des origines » (Labrusse, 2019 : 10). Face au souci du monde, à l’inquiétude sur sa pérennité, la Préhistoire recouvre le présent, le commencement rattrape l’annonce de la fin, et la naissance, l’imminence de la catastrophe. Maria Stavrinaki, historienne de l’art et spécialiste de l’art paléolithique, explique d’ailleurs à propos des esthétiques préhistoriques chez les artistes de la modernité : « Quand on cessa de regarder vers le ciel pour regarder dans la terre [là où vivent les taupes], on y trouva des vestiges de vies humaines antérieures totalement oubliées : l’abîme du temps n’était plus extérieur à l’homme, il se creusait au sein de sa propre mémoire » (Stavrinaki, 2019 : 7; souligné dans le texte). Ainsi, mémoire de la naissance et mémoire de l’art s’entrenourrissent, offrant un cadre fictionnel qui condense les temporalités évoquées par la scène.

Castellucci : ne pas naître pour inventer l’art

Chez Castellucci, le motif pariétal et l’art rupestre rencontrent la question de la naissance en 2014, dans l’une des dernières scènes du spectacle Go Down, Moses (2014), présenté au Théâtre de la Ville à Paris.

Il ne s’agit pas ici d’un accouchement, mais plutôt d’une séquence de deuil périnatal. Tout le spectacle travaille les motifs du récit mosaïque et la possibilité ou non de l’advenu d’un enfant messianique. Le spectacle multiplie les scènes de naissances arrêtées ou problématiques : de la fausse couche qui ouvre la représentation à l’abandon d’un nourrisson dans une poubelle publique, toute la dramaturgie semble empreinte de cette question d’une attente contrariée.

À la fin du spectacle, après une série de séquences retraçant de façon non « linéaire » et « non narrati[ve] des images au-delà de la logique » (Castellucci, cité dans Théâtre de la Ville, 2014) la scène se rallume faiblement derrière un écran de polyane qui fait office de tulle à la rampe. Surface diaphane, translucide, le polyane joue le rôle d’une membrane qui enserre la scène et le spectacle. La métaphore est alors limpide et cette enveloppe technique se donne aussi à sentir comme la membrane biologique entourant le foetus. À jardin, on distingue un morceau de décor, un abri sous roche représenté avec une exigence de réalisme. Si la grotte est le lieu de l’image, l’abri sous roche est le lieu de vie des êtres humains du Paléolithique supérieur; ainsi un groupe d’hommes et de femmes à l’allure préhistorique est installé en cercle à son pied. Il·elles se passent de mains en mains ce qui paraît être le corps inerte d’un nouveau-né. Comme avec les taupes du spectacle de Quesne, ce qui rassemble, ici, c’est le nourrisson sorti trop tôt, la naissance contrariée. Comme les taupes, ces hommes et ces femmes tâchent de faire exister ce moment, cette vie qui n’a pas eu lieu. Il·elles l’enterrent, organisent une cérémonie funéraire. À nouveau installé·es en cercle, il·elles se partagent et mâchent des lambeaux de viande crue.

Puis une femme, la mère sans doute, s’éloigne du groupe et se recroqueville. Sur le sol de la cavité, son corps nu est allongé en position foetale. Un autre corps nu arrive, c’est un homme. Il s’accroupit devant le corps en boule et le touche délicatement. La boule charnelle se déplie et laisse apparaître les seins, le ventre et le sexe de la femme alors qu’elle s’étend sur le dos. Les deux êtres nus se confondent alors avec le sol et la paroi. Leur peau, quasi minérale dans cette lumière, renforce l’impression d’un temps archaïque. L’homme écarte ensuite lentement les jambes de la femme et se redresse pour la contempler. Un coït très lent débute et c’est dans ce tempo que l’un des bras de la femme se resserre pour embrasser le corps de l’homme. Seul ce bras ajoute du sensuel à l’acte; seul le bras raconte la communion des corps. Hors lui, tout est pierres et ombres, violence et pesanteur du geste. La scène de l’acte dure peu de temps, mais se décompose nettement dans les mouvements du bassin de l’homme. Enfin, la femme se redresse après que l’homme s’est retiré. Elle avance vers le centre du plateau, face à la bâche plastique de la rampe, s’accroupit, ramasse les cendres du bûcher funéraire qui a suivi la mort du nourrisson, inventant par là le premier pigment, et avec la même lenteur que les actions précédentes, colle le plat de sa main – paume et doigts – sur la membrane de plastique. Le geste sur la paroi est renvoyé directement à la face du·de la spectateur·trice, à travers la membrane translucide. L’audience, de l’autre côté de ce voile de plastique, est ainsi projetée dans cette autre face de la paroi, dans l’intérieur de la grotte, l’intérieur de la géologie, et peut, l’espace d’un instant, observer le geste d’une femme laissant sa trace. Celle-ci applique consciencieusement sa main en plusieurs endroits du voile de plastique et réalise ainsi l’équivalent direct des mains positives des grottes ornées. Au loin, sur le promontoire rocheux, l’homme la regarde sans agir. Après avoir réalisé six traces positives de main sur la paroi, elle se penche, approche son visage du voile plastique, et entre ainsi dans la lumière rasant le voile. Comme si elle cherchait à voir au travers, ses mains se placent en visière autour de ses yeux. Lorsqu’ils deviennent visibles, elle semble vouloir et presque pouvoir nous regarder, traverser le voile, percer le quatrième mur du théâtre et, avec lui, l’épaisseur du temps qui sépare la grotte pariétale de la représentation théâtrale actuelle.

Derrière la femme centrale, les autres corps de la tribu s’assemblent et prennent place collectivement comme spectateur·trices de la cérémonie du tracé. Enfin, la femme ramasse un pinceau et griffe en quatre gestes précis et continus les lettres « SOS » sur le voile. Elle appuie ses deux mains contre la paroi et tente enfin de l’ébranler, sans succès. Le groupe, qui se tenait déjà en retrait, recule encore vers le fond de la scène. Avant de disparaître, hommes et femmes préhistoriques dressent leurs bras et leurs mains, paumes ouvertes, au niveau de leur tête, comme pour se protéger de cette cérémonie du dessin, des puissances qu’elle invoque, et peut-être pour se protéger de nous derrière le voile. Comme chez Quesne, ce passage donne à voir la communauté qui se rassemble à la suite de la naissance arrêtée et qui regarde l’oeuvre pariétale en train de se faire, l’artiste à l’oeuvre. Mais ici la puissance du regard collectif est redoublée. Par le polyane, le regard s’inscrit dans la séance théâtrale et le public, en symétrie du groupe d’êtres préhistoriques, devient essentiel à l’oeuvre.

Au-delà de la représentation brute de la Préhistoire sur scène, la dramaturgie castelluccienne s’écrit dans la rencontre des temporalités, dans la superposition des strates de temps. Comme elle additionne les moments de l’histoire de Moïse, les instants d’abandon, d’errance, de deuil et de naissance, la scène montre également les espaces d’invention d’un geste et les échos, les permanences, les réagencements des formes à travers le temps long. Pour Castellucci, l’histoire de Moïse est « toujours la même histoire. Son iconographie se reproduit dans le temps, elle se sédimente » (Castellucci, cité dans Perrier, 2014 : 10). L’objectif consiste donc à plonger dans l’épaisseur iconographique, à en montrer la continuité et l’archaïsme, à déduire de cela des trames, des vecteurs imageants à réinvestir sur la scène et dans la salle. L’enfantement et la naissance inscrivent un instant du temps humain. Le dessin de l’oeuvre d’art multiplie les temporalités et tend vers l’histoire humaine. Avec ce doublement d’une scène d’origine, Castellucci passe de l’individu à l’espèce, de l’intime au collectif. Mais dans le même geste, par cette double naissance, par cette séquence de commencements, il affirme sa scène comme production d’une oeuvre, il l’autorise. Par là, c’est la signification d’arkhè – « commencement » et « commandement » – qui est mise en jeu. Jacques Derrida rappelle cette double étymologie dans son essai Mal d’archive : une impression freudienne :

Arkhè, rappelons-nous, nomme à la fois le commencement et le commandement. Ce nom coordonne apparemment deux principes en un : le principe selon la nature ou l’histoire, là où les choses commencent – principe physique, historique ou ontologique –, mais aussi le principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social, en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné – principe nomologique (Derrida, 1995 : 11).

Ainsi, la monstration de la naissance masque une monstration de l’auteur et l’auctorialité scénique du metteur en scène est mise en avant.

La grotte matrice, utérus

Dans ces deux exemples, l’enfantement est arrêté, avorté, ou du moins il ne produit pas l’être escompté. Il s’agit pour les figures au plateau de transposer un deuil, d’inscrire cet instant de la naissance manquée dans une cérémonie qui viendrait panser la perte. C’est alors que l’art émerge. Le geste de l’artiste qui peint la paroi opère en lieu et place de l’épanouissement de la vie que l’accouchement devait produire. Il en est l’écho.

Cette transposition est d’autant plus intéressante qu’elle s’inscrit dans toute une mythologie de la grotte comme espace matriciel, comme utérus où le monde serait en gésine. Les représentations paléolithiques sont majoritairement animales et les animaux y sont régulièrement gravides, peints dans un palimpseste constant : un bison dans un auroch, un auroch dans un cheval… comme si toutes les espèces étaient grosses des autres, comme si le vivant engendrait tous les vivants. À côté de ces animaux enceints, les représentations de vulves dans l’art des grottes ornées sont d’ailleurs au Paléolithique bien plus nombreuses que les représentations phalliques et sont, bien souvent, les seules traces de représentations humaines[4]. Ainsi, parmi les théoricien·nes d’interprétation de l’art pariétal, l’anthropologue Alain Testart (2016) propose de voir les peintures rupestres comme des représentations d’une mythologie d’avant l’apparition de l’espèce humaine, où seuls des morceaux séparés des corps existaient. Pour lui, « la grotte est femme » (Lécrivain, 2016 : 303), mais une femme en morceaux, trace d’une espèce fragmentée, d’avant la forme singulièrement humaine. Premier morceau : le sexe. Partout, la vulve s’applique, se montre, s’ouvre et exhale l’invention d’un monde. Une concrétion rocheuse, un dépôt de calcite, un tracé digité dans l’argile souple et quelques lignes de pigments suffisent à révéler la forme matricielle. Mais la vulve préformée dans la grotte n’est qu’un envers. À l’endroit, c’est la grotte tout entière qui forme un utérus. Comme dans le geste scénique de Castellucci, qui renvoie le public derrière le polyane à un temps encore plus lointain, plus archaïque, plus profond, à l’intérieur de la paroi, dans quelque chose comme un « drame utérin » (Le Pors, 2019) tel que théorisé par Sandrine Le Pors : un drame d’avant l’énonciation, d’avant l’invention de l’art qu’on voit naître sur scène.

Si la grotte joue, sur ces scènes, sa partition classique et stéréotypée d’utérus, elle permet également de faire advenir le geste de l’auteur scénique dans la reconnaissance collective que ces scènes proposent. Derrière la cavité matrice, il y a aussi une image de la séance théâtrale où officie l’auteur du spectacle comme artiste. En se fondant sur le syllogisme tendancieux suivant : le théâtre est une grotte et la grotte est un utérus, donc l’auteur scénique enfante une oeuvre, ces pratiques semblent ainsi vouloir autoriser leurs auteurs. Chez Castellucci, comme chez Quesne, l’enfantement et le geste de peindre s’inscrivent dans une communauté, ils sont une parole ou une action individuelle au sein d’une assemblée de regards et de présences. Cette double fiction rejouée – naissance d’un individu et naissance de l’art – permet alors de constituer une fonction d’auteur scénique, de lui donner l’épaisseur d’un artiste en conférant à la chose créée l’épaisseur d’une oeuvre. La signature de la taupe, « Choses de la taupe », comme la signature de la main sur le polyane de Go Down, Moses appartiennent au même désir, celui d’inscrire dans ce théâtre plastique une signature d’auteur. Pourtant, les propositions des deux metteurs en scène détournent la signature, en la moquant chez Quesne et en lui adjoignant une inquiétude et une urgence chez Castellucci avec le « SOS » inscrit à la fin de la séquence. Néanmoins, l’un et l’autre ne peuvent échapper à ce désir de signer en démiurge masculin un enfantement. L’enfantement inabouti, que les deux scènes montrent, est construit comme équivalent de la création de l’oeuvre de l’artiste. Castellucci propose bien que la peinture, le premier geste de l’art des cavernes – la main positive –, soit exécutée par une figure féminine, mais en l’inscrivant sur la paroi entre la scène et la salle, c’est sa propre puissance de démiurge scénique qu’il nomme. Ainsi, dans ces théâtres d’artistes masculins, la seule possibilité de donner à voir une naissance passe en réalité par une naissance de l’oeuvre scénique et masque assez mal l’ambition démiurgique de l’artiste. La fiction constituante de la naissance est ici une fiction constituante de l’homme artiste.

Enfin, la grotte est depuis Platon le lieu d’une agitation des images et d’une mise en danger du monde. Sur ces scènes, la naissance a beau être non humaine ou messianique, elle n’échappe pas à la rigueur du réel. Elle paraît impossible parce qu’elle advient dans un monde qui court à sa perte. Chez Quesne comme chez Castellucci, la naissance de l’individu et la naissance de l’art donnent à sentir une inquiétude sur la fragilité du monde. Les taupes de Quesne sont prises au piège d’un monde technique qui les toise depuis le son continu du marteau-piqueur en provenance des cintres. Elles ne peuvent plus que détruire jusqu’aux murs où elles ont peint. Par là, Quesne rappelle le sort réservé aux grottes ornées contemporaines vouées à disparaître soit sous l’effet du réchauffement climatique et de la montée des eaux – pensons à la grotte Cosquer –, soit sous l’effet de leur surexploitation touristique – la grotte de Lascaux en est un exemple parlant. De même, les êtres préhistoriques de Castellucci sont enfermés dans le monde de la scène, en danger au point d’inscrire « SOS » sur la membrane. Peut-être que la menace réside dans le rêve technique produit par l’imagerie médicale qui se devine sous la forme brumeuse d’un appareil d’imagerie par résonance magnétique jouxtant la caverne scénique. Peut-être que cette menace nous rappelle que derrière la naissance arrêtée et l’origine de l’art comme production de l’être humain, plane le spectre de la fin de l’espèce. En ce sens, ces deux artistes valident la lecture que donne Bataille des fresques de Lascaux : elles sont le commencement et la fin de l’humanité. L’auteur Michel Jullien résume ainsi la position de Bataille : « Les cavernes ont le pouvoir d’inverser les durées et nos imaginaires, Georges Bataille s’y est fait prendre qui voit dans Lascaux la naissance de l’art et un aboutissement » (Jullien, 2017 : 197). Le début et la fin sont sédimentés l’un dans l’autre, pris dans le mouvement du temps social de l’espèce et dans la mémoire dont elle procède et qu’elle engendre. C’est également le constat que fait Stavrinaki. Lorsqu’elle étudie les motifs préhistoriques chez les peintres de la modernité, elle constate ce qu’ils portent comme pensée de la fin :

En rompant avec le passé proche, épuisé tant il était familier, le temps préhistorique offre un autre passé, d’autant plus précieux qu’il faut le sortir de l’oubli, quitte à le réinventer. Or ce passé-là permet de concilier les notions, réputées antithétiques, de la fin et du commencement, de la rupture et de l’enracinement, de la nouveauté et de la réminiscence, de la dissemblance et de la ressemblance, de la différence et de la répétition. Si le présent recule alors jusque dans le passé préhistorique pour « échapper à lui-même », c’est pour mieux y projeter ses angoisses, tantôt les conjurant et tantôt les portant à leur définitive extrémité (Stavrinaki, 2019 : 16).

Le temps défaille face à la Préhistoire. Il s’accumule et se renverse. À travers ce mouvement, on perçoit dans les origines préhistoriques le caractère inquiétant du temps présent et le vertige de la naissance, qu’elle soit naissance de l’être humain ou naissance de l’art. La Préhistoire sert de toile de fond à une redéfinition angoissante de l’être humain et de sa place dans la nature.

***

De cette rencontre entre la naissance d’un individu et l’art pariétal, sur ces deux scènes, nous pouvons donc dégager quelques principes signifiants.

Mettre en jeu l’histoire de l’art et a fortiori la naissance de l’art sur scène nécessite le passage par un imaginaire concret de l’originaire, et donc par la mise en jeu de la naissance d’un être. La scène d’enfantement agit comme faire-valoir d’une naissance de l’oeuvre. La naissance de l’être par l’enfantement est d’ailleurs contrariée sur ces scènes : elle n’a pas lieu pleinement et implique alors une réponse artistique, une naissance de l’art. Pour qu’il y ait oeuvre, chez ces metteurs en scène, il faut qu’il y ait un manque à combler, une relation à reproduire, une existence à signaler.

Ainsi, la Préhistoire et son art n’adviennent sur ces scènes qu’à condition d’entreprendre une cérémonie de deuil qui elle-même se sédimente dans un temps proprement humain, un temps social. La naissance et le deuil, au même titre que l’art, se réalisent collectivement. Ils sont toujours entrepris ou au moins regardés par un groupe d’individus en scène qui en constitue la mémoire. De la même manière, la communauté rassemblée sur scène dans la cérémonie de la naissance et dans la production de l’oeuvre d’art se construit en reflet de la communauté dans la salle. Le spectacle de théâtre singe ainsi son propre pouvoir d’oeuvre d’art. Regardé par un groupe, il est à son tour constitué comme le fruit d’une naissance, la création d’un démiurge.

Il faut toutefois noter, avec Valérie Lécrivain, qui signe la conclusion de l’ouvrage d’Alain Testart, que « [l]a grotte ne raconte pas un mythe, mais représente les temps mythiques des origines, ce dont le monde procède, et où il faut retourner, car il contient tous les éléments du monde, y compris le principe qui le pousse à être[5] » (Lécrivain, 2016 : 303). Ainsi, à suivre cette voie, il n’est pas anodin que les deux pratiques, toutes différenciées qu’elles soient, priorisent le plastique au verbal, le geste et l’image à la langue et aux mots. Retrouver la mémoire de la naissance, qu’elle soit celle d’un individu ou celle de l’art, invite à s’inscrire dans une archéologie des formes et des images qui se distingue justement de la parole stricte. Si Marie-José Mondzain voit dans la projection de la main négative paléolithique, dont le pigment est soufflé depuis la bouche, « l’origine de la parole[6] » (Mondzain, 2013 [2007] : 51), celle-ci n’intervient presque, dans les pratiques que nous venons de décrire, qu’au titre d’un langage de l’image et de ses pouvoirs, d’un drame « hors les mots » cher à Antonin Artaud. Peut-être, comme le propose André Leroi-Gourhan lorsqu’il dit que « [l]e langage est le grand absent de la [P]réhistoire » (Leroi-Gourhan, 1988 : 5), que l’imaginaire de la Préhistoire et de son art permet de donner forme concrètement à ce « hors les mots ». La Préhistoire assure une arkhè à ces créations constituées de fictions sans mots, dont le texte s’est absenté. Elle donne un horizon esthétique, une mémoire à l’écriture scénique. Ce ne sont plus les tragiques grecs ou la longue tradition dramatique qui autorisent la scène, mais des images paléolithiques.