Résumés
Résumé
Quatrième volet des aventures de Bouli Miro, Bouli année zéro (2010) de Fabrice Melquiot raconte la vie prénatale du personnage. Dans ce drame utérin, l’auteur représente Bouli de son état embryonnaire jusqu’à sa naissance, ainsi que les relations instaurées de l’intérieur du ventre maternel avec le monde extérieur. La pièce est le lieu d’échanges loufoques et métaphoriques entre Bouli et sa famille, qui sont autant de détours par la fiction pour dialoguer avec l’infans. Notre article étudie les modes de présence de l’enfant à naître et les formes de dialogues dramatiques instaurés entre les autres personnages et l’embryon, participant d’une haptonomie vocale.
Mots-clés :
- Bouli année zéro,
- Fabrice Melquiot,
- voix,
- infans
Abstract
Fourth chapter of the adventures of Bouli Miro, Bouli année zéro (2010) by Fabrice Melquiot tells us about the character’s prenatal life. In this uterine drama, the author depicts Bouli from his embryonic state to the day of his birth, as well as the relations established with the outside world from the inside of his mother’s womb. The play is full of absurd and metaphorical conversations between Bouli and his family which are fictional circumvolutions to dialogue with the infans. This paper studies the modes of presence of the child to be and the forms of dramatic dialogues between the different characters and the embryo, as part of a vocal haptonomy.
Corps de l’article
Bouli année zéro (2010a) est le quatrième et dernier volet de la saga de Fabrice Melquiot, centrée sur le personnage de Bouli Miro. Les trois premiers volets, Bouli Miro (2002), Bouli redéboule (2005) et Wanted Petula (2007) racontent les aventures de Bouli, de sa naissance à ses douze ans. Après ce premier pan chronologique de l’histoire du personnage et de sa famille, Bouli année zéro fait office de préquel, retraçant la vie in utero de Bouli. Melquiot y représente le laps de temps entre l’annonce du premier enfant et sa venue au monde.
L’embryon en développement dans le ventre d’Angeline Binocla – future Mama Binocla, nom qu’elle porte dans les trois autres volets – est la figure centrale de la pièce et de l’espace dramatique. Objet de l’attention, il est au coeur des conversations des autres personnages et du dialogue théâtral. Au fil de sa croissance, le rôle de Bouli évolue : d’actant, il devient progressivement acteur du dialogue, destinataire puis véritable interlocuteur. Melquiot donne une voix plurielle et évolutive à l’infans, à l’être prénatal en perpétuelle (trans)formation. L’être embryonnaire est trouble, à la fois absent et présent, ou plutôt en transit entre l’absence et la présence, le néant et la vie. Cette présence ambiguë et, qui plus est, insensible au monde extérieur, implique des modes singuliers de contact avec les autres personnages au travers du ventre de la mère, celui-ci faisant barrière à la vue, à l’ouïe et au toucher immédiats. Publiée un an après Bouli année zéro, la pièce à caractère autobiographique Guitou fait mention, par l’intermédiaire du personnage « Moi », des cours d’haptonomie qui ont permis à l’auteur fictif d’apprendre à parler « à travers la peau, avec ses mains » (Melquiot, 2011 : 12) à sa fille, dans le ventre de sa conjointe. Dans Bouli année zéro, il n’est jamais fait mention de contact physique avec l’enfant à naître : tout se fait par le biais de la parole.
Il s’agira d’étudier les modes de présence, par degrés, de l’enfant à naître (depuis l’intérieur du ventre de sa mère) et les formes d’échange participant d’une haptonomie vocale, instaurées entre les autres personnages et l’embryon en devenir.
Les premiers signes de vie
La pièce s’ouvre sur l’annonce de la grossesse d’Angeline Binocla à son conjoint, Pilou Rotondo. Noeud de l’intrigue, cette nouvelle est un point de bascule pour les amoureux·ses, devenant alors parents. Leur univers est bouleversé par le surgissement de l’enfant à naître qui, présent de façon inapparente, se manifeste par signes.
L’annonciation aviaire
La scène liminaire se lit comme une annonciation. Le premier signe de l’existence de l’enfant qui nous est donné à voir est le test de grossesse positif qu’Angeline agite dans sa main pour le montrer à son conjoint. Cependant, le signe coïncide avec le retour d’un « oiseau » (Melquiot, 2010a : 11) dans le jardin du couple. Bien que symbole de fécondité, celui-ci a pour effet d’éclipser l’annonce d’Angeline. Pilou ignore le test brandi et se concentre sur la formation d’un couple de moineaux qu’il prend en photographie :
PILOU ROTONDO.
L’oiseau, Angeline. Il est revenu. Sous le prunier, regarde. C’est la nature.
ANGELINE BINOCLA.
Il faut que je te parle, Pilou.
PILOU ROTONDO.
Il faut que je l’immortalise, Angeline. J’ai attendu d’avoir trente ans pour rendre des choses immortelles.
ANGELINE BINOCLA.
Pilou –
PILOU ROTONDO.
C’est une buse.
ANGELINE BINOCLA.
Pilou écoute-moi Pilou, c’est important Pilou, Pilou arrête de mitrailler ce moineau Pilou, c’est un moineau.
PILOU ROTONDO.
Tu n’y connais rien aux oiseaux, et puis tu es myope comme une taupe. Une taupe ne sait pas reconnaître une buse; elle en a peur.
ANGELINE BINOCLA.
J’attends un bébé.
PILOU ROTONDO.
Oh elles sont deux. Angeline, elles sont deux.
ANGELINE BINOCLA.
Moi aussi, Pilou.
PILOU ROTONDO.
Ils vont parler de nous dans Le Dauphiné Libéré. Ce n’est pas tous les jours qu’on aperçoit un couple de buses.
ANGELINE BINOCLA.
Tu parles de nous ou des oiseaux?
PILOU ROTONDO.
Chut! (Ibid. : 11-12.)
On peut voir, dans cette scène printanière, un détournement de l’Annonciation chrétienne : la présence aviaire y est dédoublée, et la présence de l’embryon, bien qu’invisible, s’ajoute à celle d’Angeline dans son corps, contenant maintenant deux êtres. La figure binaire des oiseaux permet, par comparaison, à la future mère d’annoncer à Pilou l’existence de l’enfant, mais aussi son nouveau statut de père. Mettant en présence les géniteurs mâles, le tableau est laïc. Il se compose symétriquement de deux couples hétérosexuels : celui des oiseaux et celui, en miroir, d’Angeline et Pilou. Il s’agit également d’une forme parodique, puisque malgré l’annonce verbalisée par Angeline, Pilou reste absorbé par le signifiant (les oiseaux), refusant à plusieurs reprises d’entendre le signifié (la grossesse de sa conjointe). Au moyen du test de grossesse et de la parole, Angeline essaie de manifester l’existence du foetus, encore insensible, à son mari. Il s’agit de la première inscription de Bouli en tant qu’actant dans ce dialogue de sourd·es : il est à la fois le sujet principal des répliques de la mère et celui esquivé par le père. La posture récalcitrante de Pilou et l’insistance d’Angeline alimentent un comique de répétition et d’ironie : le géniteur dénie le même phénomène qu’il observe avec fascination dans la nature. Il n’arrive pas à faire coïncider l’image qu’il est lui-même en train de créer à travers son appareil photographique et l’événement intime que sa femme l’enjoint à vivre.
L’union de ces deux événements a lieu à la fin de la scène, lorsque Pilou, après avoir exprimé sa réticence à l’idée d’avoir un enfant, s’apaise et laisse place à un sentiment de joie. À retardement, le personnage accepte de faire de son fils à naître un sujet de discussion, ce qui marque qu’il en reconnaît finalement l’existence. Le dysfonctionnement du dialogue entre les deux futurs parents est alors résolu. L’excitation de Pilou et son appareil photographique se reportent sur sa femme et son test de grossesse, afin de forclore la symétrie instaurée avec les oiseaux :
PILOU ROTONDO.
Il faut que j’immortalise cet instant. Lève la main, là, lève-la, c’est ça, le truc là, le test de grossesse, lève-le, qu’on le voie bien. Plus haut. […]
ANGELINE BINOCLA.
Cheese!
PILOU ROTONDO.
Le petit oiseau va sortir!
ANGELINE BINOCLA.
Oui ben pas tout de suite, je n’ai pas envie d’élever un têtard, moi (ibid. : 18).
L’association entre la famille en devenir et les oiseaux est prolongée par le jeu de mots de Pilou : la métaphore aviaire est déplacée de l’enclenchement du flash photographique à l’accouchement, faisant du « petit oiseau » l’embryon dans le ventre d’Angeline. La grossesse d’Angeline est amorcée dans le début de la pièce par la métaphore animale : le couple est comparé à des « buses », l’embryon à un « petit oiseau » et à un « têtard ». L’annonciation est ici d’ordre naturel, replaçant les êtres humains dans leur fonction primitive. La présence de l’enfant fait basculer le couple dans un univers naïf et originel, comme semble le marquer le leitmotiv qui sera répété par chaque personnage au fil de la pièce : « c’est magique » (ibid. : 34; 36; 40; 48; 52; 60; 63).
Le surgissement du mal
L’avènement de l’enfant à naître dans la vie et dans la conscience de son entourage familial se traduit par une atmosphère paradoxale, vectrice d’émerveillement et de crainte. Melquiot fait évoluer ses personnages de futurs parents dans un univers folklorique et merveilleux. L’image aviaire n’a donc pas seulement une fonction d’annonciation, mais aussi de mauvais présage. La manifestation de la vie nouvelle signale également, de façon antithétique, le surgissement du danger porté envers celle-ci. L’annonce de la grossesse d’Angeline est concomitante au retour de la voisine, « Berthe la folle », retour que Pilou interprète comme l’émanation de la dichotomie entre la vie et la mort : « Ça, c’est Berthe. Berthe est revenue, Angeline. Tu es enceinte et Berthe est revenue. La vie et la mort. Tout est là » (ibid. : 19). Seule et en colère contre son mari et son fils qui l’ont abandonnée, Berthe incarne la figure de la sorcière. Angeline et Pilou pensent que leur voisine est apte à « voler » ou « manger tout cru avec ses grandes dents de Berthe » (ibid. : 20) leur enfant. Réapparue subitement, Berthe est accompagnée d’une seconde créature associée au mal par les futurs parents : Günther, le rhinocéros, nouvellement acquis lors de son voyage en Allemagne. Ce « monstre » (ibid. : 46) renforce la menace qui semble peser sur le couple :
PILOU ROTONDO.
Berthe est revenue.
ANGELINE BINOCLA.
On est plus forts qu’elle, Pilou.
PILOU ROTONDO.
Mais elle a un rhinocéros (ibid. : 25).
Pilou et Angeline s’apprêtent à faire front commun pour protéger leur bébé dans un combat métaphysique entre la vie et la mort, le bien et le mal. L’univers prénatal de la pièce est hybride, inspiré des contes mais aussi du théâtre de l’absurde. L’enfant à naître est exposé à un rhinocéros, qui semble tout droit tiré de la pièce Rhinocéros (1959) d’Eugène Ionesco, où l’animal est une métaphore de la propagation du nazisme. L’annonce de la grossesse est le lieu d’une perception nouvelle par les futurs parents des menaces du monde – « Le monde est plein de dangers » (ibid. : 24), scandent-ils – et de sa dualité. De cette nouvelle vie émerge leur conscience de la mort. Berthe et Günther – qui rapidement par la suite deviennent des intimes de la famille – incarnent la paranoïa d’Angeline et de Pilou ainsi que leur entrée dans un univers enfantin et absurde, à même de figurer le bouleversement face à l’inconcevable de la naissance.
Corps in utero
Pendant la grossesse, les modalités de présence de l’embryon sont plus précisément liées aux corps : à celui en devenir de Bouli et à celui de sa mère. Le corps de l’embryon se manifeste au premier abord par et dans celui d’Angeline. Le ventre de la mère est l’espace d’accueil et de développement du nouvel être. Melquiot dépeint le corps maternel comme un lieu de transit entre l’extérieur et l’intérieur : va-et-vient de l’enfant à naître, qui s’y installe pendant la grossesse et repart à son terme, mais aussi va-et-vient de la voix de Bouli et de celles de son entourage extérieur qui s’adressent les unes aux autres. L’auteur fait de l’utérus un espace dramatique aux modalités de dialogue spécifiques, au travers du ventre maternel.
Le corps-récipient de la mère
Le corps d’Angeline, une fois qu’elle est enceinte, revêt une fonction de contenant. Ce phénomène donne lieu à deux manifestations dont les mouvements semblent contraires : une sortie hors du corps de la future mère, que sont les vomissements, et une entrée dans celui-ci – et même, une occupation – qu’est la prise de poids due au développement de l’embryon. Angeline décrit ce paradoxe alors qu’elle sort des toilettes où elle était censée se « vid[er] » :
ANGELINE BINOCLA.
Je sens que j’ai pris du poids quand j’étais aux toilettes. Je me suis vidée, pourtant j’ai grossi.
BERTHE LA FOLLE.
C’est la vie qui entre Angeline. Tu n’as pas fini ma pauvre.
ANGELINE BINOCLA.
La vie? Ah bon elle entre ah bon. Je suis ouverte à ce point (ibid. : 25-26).
Berthe veut expliquer à Angeline les symptômes de la grossesse par l’image d’un récipient ouvert se vidant pour faire de la place à un autre contenu. Le corps maternel est présenté ici comme un nouvel espace de vie, mais aussi un nouvel espace théâtral, où entre et se matérialise progressivement Bouli. Il y a alors une mise en abyme : le personnage du foetus agit et parle dans un espace dramatique réduit et inédit, inséré au centre de l’espace dramatique général.
Le corps-récipient maternel devient dans la suite de la pièce un espace fermé, protecteur, mais aussi une barrière au contact direct entre l’embryon et le reste des personnages. Bouli évolue dans un espace séparé du reste de sa famille. L’action dramatique est dédoublée : celle qui concerne le foetus a lieu dans le ventre d’Angeline et se fait en parallèle du dialogue entre les personnages extérieurs. Une fois doté de la voix, l’embryon utilise lui aussi les métaphores spatiales pour mentionner l’espace in utero. Il s’agit d’un lieu d’isolement obscur qui, avant que Bouli ne puisse entendre les voix des autres personnages, le coupe de toute interaction : « Où suis-je? Il fait noir là-dedans, on dirait une cave. […] Je me sens seul. Je suis seul. Je suis tout seul, au fond de ma cave » (ibid. : 28). L’utérus est ensuite perçu, et ce, jusqu’à la naissance, comme un « refuge » (ibid. : 82). Le ventre maternel protège l’enfant du monde extérieur et de l’inconnu. Bouli en fait un espace personnel et intime : il cultive « [s]es rêves secrets à l’intérieur d[e sa mère] » (idem), qu’il refuse de laisser derrière lui.
À la naissance, la chambre de Bouli prend le relais du ventre d’Angeline pour assurer le développement du nouveau-né. Faisant écho à la métaphore entre flash photographique et accouchement présente dans la scène d’ouverture, Bouli explique ce phénomène en comparant le développement de l’enfant et celui des photographies :
BOULI MIRO.
Quand on prend des photographies, il faut une chambre noire, pour qu’elles se développent, sinon ça reste une pellicule. On entre dans la chambre noire avec la pellicule à la main, on tire sur la pellicule, on la mouille, après on fait sécher et ça donne des photos. Quand on fait les enfants, il faut une chambre aussi, rose ou bleue, pour qu’ils se développent, sinon ça reste des oeufs. On entre dans la chambre avec l’oeuf dans le ventre, on tire sur le cordon, on le lave, après on fait sécher et ça donne des gosses.
Tout ça parce qu’on a une chambre où opérer. Tu ne peux pas développer de photos en plein jour. Tu ne peux pas développer des gosses n’importe où. C’est important d’avoir une chambre. Personne ne pourra y entrer. Personne n’aura le droit, sauf Mama, à condition qu’elle fasse mon lit. Mama, il faudra faire mon lit. C’est ton métier, Mama (ibid. : 83-84).
Melquiot crée une syllepse autour du processus de « développement » (ibid. : 83) (à la fois de la photographie et de l’enfant) qui, dans la voix naïve de Bouli, est l’explication imagée de la continuité entre vie in utero et ex utero pour le bébé qui vient de naître. L’auteur file le jeu de mots en mentionnant les couleurs des chambres : noire pour le développement des photographies, rose ou le bleue pour celui des enfants selon des stéréotypes de genre. Bouli prévisualise l’environnement dans lequel il évoluera après la naissance et qui ne sera plus seulement le sien. Comme pour l’utérus, la chambre est décrite par le foetus comme un espace clos au sein de l’espace dramatique partagé avec les autres personnages, assurant la permanence d’un espace personnel. La figure de la mère reste présente dans ce nouveau refuge qu’est la chambre, puisqu’elle est la seule autorisée à y pénétrer, perpétuant le lien entre le nouveau lieu intime de l’enfant et son lieu originel. Bouli y justifie la présence d’Angeline par ses fonctions maternelles : il lui demande de répondre à ses besoins, de la même façon qu’elle le faisait pendant la grossesse, mais ici pour faire son lit. L’auteur convoque ainsi un second stéréotype genré dans la bouche de l’enfant, ce qui crée un décalage humoristique : la parole de Bouli, bébé qui entre tout juste dans le monde, est empreinte de machisme.
Le corps embryonnaire en (trans)formation
La pièce suit le développement de l’embryon qui grandit pendant la grossesse jusqu’à devenir un « bébé » (ibid. : 60). Il est fait mention des différentes étapes de formation du corps et des facultés sensitives de Bouli. En parallèle du dialogue ex utero, la voix de Bouli, souvent à fonction narrative, participe à la description de l’évolution physique, de l’intérieur du ventre maternel. L’enfant à naître commente l’acquisition de certains de ses membres : son « Petit Doigt » (ibid. : 42) qui deviendra son conseiller – selon l’expression « c’est mon petit doigt qui me l’a dit » –, ses « pieds » (ibid. : 52) ou encore ses « ongles » (ibid. : 53). Certaines de ces évolutions sont marquées par des chansons qu’on attribue à Bouli par leur contenu. Dans « Je suis un foetus » (ibid. : 35), Bouli fait le constat de son passage d’embryon à foetus; dans « En gros » (ibid. : 42), il témoigne de la formation de ses ongles, de ses doigts et de ses bras rattachés à son corps, ainsi que de son grossissement démesuré; et dans « Bonjour chez moi » (ibid. : 85), Bouli, nouveau-né, sort du ventre d’Angeline.
L’importante prise de masse du foetus est visible de l’extérieur du corps d’Angeline. L’espace théâtral utérin où se déploie physiquement et vocalement Bouli est de plus en plus étendu au sein de l’espace dramatique général. Il s’impose matériellement aux personnages extérieurs au ventre, qui commentent la prise de poids d’Angeline dans le dialogue. On sait grâce à l’intrigue de Bouli Miro que l’obésité morbide est caractéristique du personnage de Pilou, legs génétique qui sera amplifié de façon burlesque pour son fils. Le surpoids du garçon (dont se moqueront ses camarades d’école), sujet principal du premier volet de la saga, apparaît au second plan dans ce préquel. La démesure de l’obésité de Bouli est, comme dans le reste de la saga, un motif comique :
MARIE-JEANNE CLARK.
Dis donc, Angeline, tu as un ventre énorme.
PILOU ROTONDO.
Le médecin a dit que le petit était d’une santé exceptionnelle.
[…]
JEAN-MICHEL CLARK.
Parce qu’on est d’accord que ça fait seulement trois mois, là.
ANGELINE BINOCLA.
Il devrait mesurer quatre millimètres et peser cinq grammes.
PILOU ROTONDO.
Il mesure bien quatre millimètres, mais il pèse un kilo deux cent cinquante (ibid. : 43-44).
À la fin de cet extrait, Angeline donne les mesures types d’un embryon de trois mois. La construction de sa réplique est reprise par Pilou, mais avec les véritables mesures de Bouli : la taille est respectée, et la mention d’un poids deux-cent-cinquante fois plus grand que celui attendu crée une chute comique, bien que teintée d’inquiétude. Les mentions du surpoids de Bouli sont aussi abordées sur un ton plus sérieux afin d’annoncer les déboires du personnage lorsqu’il sera enfant. Dans Bouli année zéro, Günther craint pour la santé d’Angeline et préconise l’immobilisation pour ses trois derniers mois de grossesse, ce qui peut rappeler la subite prise de conscience de Bouli de devoir maigrir, lorsqu’il évite de justesse de tuer sa mère en s’asseyant sur elle dans Bouli Miro. De même, en tant que rhinocéros, Günther alerte Bouli sur la difficulté à vivre en étant « gros » (ibid. : 60), difficulté que celui-ci va effectivement rencontrer dans le reste de la saga.
Voix de l’infans
Une genèse de et par la voix
Dans cette fiction de vie in utero, Melquiot donne voix à ce qui ne parle pas : l’embryon en formation. Bouli s’exprime, commente ses évolutions et ses sensations, mais tente aussi d’entrer en contact avec les personnages de son entourage. D’espace distinct, le ventre devient progressivement le centre de l’espace théâtral général autour duquel gravite le dialogue ou à travers duquel celui-ci se crée. Les échanges de Bouli avec les autres membres de sa famille sont biaisés par au moins deux éléments : le fait qu’il ne soit pas encore pourvu de toutes ses fonctions corporelles et le ventre de la mère, qui, comme nous l’avons déjà remarqué, fait obstruction au passage des voix. L’auteur fait surgir de l’embryon, dont le corps n’est pas tout à fait formé, une voix que l’on peut qualifier de « marionnettique », selon la caractérisation qu’en fait Sandrine Le Pors :
En parlant ici de « voix marionnettiques » et non de « voix de la marionnette », en outre de rendre saillant le fait qu’on ne s’intéresse pas à la seule manipulation vocale dans le théâtre de marionnettes ou d’objets, on entend pointer qu’il s’agit d’abord d’examiner ce qui, dans la voix, est proprement « marionnettique » et la constitue comme telle, à la fois dans les écritures et au plateau, ce qui, enfin, avec la voix anime les corps – disant cela, nous ne manquons pas de nous rappeler l’étymologie du mot « animation » : « anima », le « souffle ». Le marionnettique est ici l’objet d’une heuristique qui ouvre l’espace d’un questionnement : sur la voix d’abord (qui fait corps, se désolidarise du corps mais aussi est corps), sur les écarts ensuite qui se creusent ou se résorbent, avec la voix, dans et sur le langage, dans et sur les corps, vivants, inanimés ou animés (gestes et postures) (Le Pors, 2014 : 14).
Dans Bouli année zéro, la voix de l’embryon est « marionnettique » en ce qu’elle est la manifestation de la vie dans le corps encore inanimé de l’embryon. Avant d’avoir un corps formé et pourvu de voix, la voix prénatale de Bouli permet d’ancrer, de façon primitive et ténue, sa présence dans la pièce ainsi que son existence dans le monde. Cette voix de l’infans rend compte de l’étrangeté du corps embryonnaire en formation et de la création progressive de l’être. L’évolution de la voix suit les mutations du corps, et la présence de Bouli s’assoit. Le dialogue avec les autres personnages, dans un premier temps brouillé et dur à établir, se fait de plus en plus fluide en même temps que se développent l’embryon et ses facultés sensorielles. La voix « marionnettique » n’en est plus une, une fois Bouli devenu bébé : fort de son corps et de son existence propre, il est perçu comme un sujet doué de voix par les membres de son entourage.
La première prise de parole de Bouli a lieu lors du second mois de grossesse. Elle marque son passage à l’état embryonnaire. Il s’agit d’une voix du dedans, esseulée :
BOULI MIRO.
Où suis-je? Il fait noir là-dedans, on dirait une cave. Est-ce qu’il y a quelqu’un? Répondez! Ohé! C’est moi. Je m’appelle – C’est moi, c’est tout. Pour l’instant, on dirait que je ne suis rien. Rien, c’est moi. Pourquoi je parle si je ne suis rien? Est-ce que je parle? Qu’est-ce que ça veut dire parler? Est-ce que vous êtes des terroristes? Pourquoi je connais le mot terroriste alors que je ne suis pas encore quelque chose? Est-ce qu’on m’a kidnappé? Je parle sans savoir parler. Pourquoi? Comment? À qui? Et vous? Vous êtes qui, vous? Répondez! (Melquiot, 2010a : 28; souligné dans le texte.)
In utero, la voix témoigne des conditions primaires d’existence de l’embryon. À ce stade, Bouli est privé de sens, puisque le corps à peine formé a tout juste de dessinés les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Sa situation ressemble, comme le note avec humour Bouli, à un kidnapping où on lui aurait bandé les yeux, où on lui aurait attaché le corps et où il serait détenu dans une pièce isolée d’où on ne l’entendrait pas. Cette voix première prend la forme d’un monologue concrètement intérieur, puisqu’il a lieu dans le ventre d’Angeline et que Bouli ne peut pas trouver d’interlocuteur·trice. L’embryon exprime par ce biais ses réactions sur sa genèse en train d’avoir lieu. On peut voir une parenté entre cette première intervention de Bouli et l’incipit de L’innommable (1953) de Samuel Beckett – autre référence notable à la littérature de l’absurde présente dans la pièce :
Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler cela des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi (Beckett, 1953 : 7).
Tel l’Innommable auquel Beckett donne voix dans cet extrait, l’embryon, chez Melquiot, est un être encore sans nom : « Je m’appelle – C’est moi, c’est tout ». Sans nature ni corps définis, la voix de Bouli affirme n’être « rien » et pas « encore quelque chose ». Son existence se résume à la faculté de parler sans interlocuteur·trice, à une conscience qui dit « moi ». Comme chez Beckett, le personnage de Melquiot s’interroge sur le lieu où il se trouve et sur l’origine de son existence. À la différence de l’Innommable, Bouli semble percevoir d’autres personnages que lui, puisqu’il leur adresse ses propos sous forme de questions ou d’ordres et les tient responsables de la situation dans laquelle il se trouve. Les voix dialogales des personnages extérieurs au ventre sont émises d’un espace de parole distinct et sont d’une nature différente de celle de la voix prénatale : les voix de Bouli et des membres de sa famille ne se rencontrent pas. Il ne s’agit pour l’embryon que d’une situation ponctuelle, d’un état de départ : son existence est rapidement amenée à évoluer, là où celle de l’Innommable stagne à la frontière de l’être. Comme nous le verrons par la suite, Bouli a conscience de la présence des autres personnages, grâce au corps de sa mère qui lui prête une partie de ses capacités sensorielles.
L’altérité a une fonction primordiale dans la détermination de Bouli en tant qu’être. Son entourage, dont il est le sujet de conversation, atteste de son existence. Au début de la grossesse, l’être en formation est mentionné par des métaphores :
BERTHE LA FOLLE.
Allo Rotondo? Binocla, allo? C’est la messagerie? C’est Berthe. Je voulais savoir si le petit coquillage prenait de l’ampleur. […]
ANGELINE BINOCLA.
De quel coquillage elle parle?
PILOU ROTONDO.
Ton petit coquillage, le tien (Melquiot, 2010a : 30).
La métaphore, comme la voix de l’infans, est le moyen d’aborder l’existence primitive de l’embryon. Elle permet de l’appeler comme à demi. Bouli use aussi de métaphores pour mettre en avant le caractère encore inaccompli et progressif de son corps : de « crotte de nez » (ibid. : 32), il devient « grosse graine », puis « grand jardin » (ibid. : 53). Parce qu’il entend par les oreilles d’Angeline, l’embryon sait qu’il ne reste pas longtemps innommé : « J’ai des noms génériques en attendant le mien : on m’appelle le petit, la petite, l’enfant, le gosse, le bébé, le trésor. Et des fois, Rahan. Pourquoi Rahan? » (Ibid. : 42.) Le dialogue ex utero, duquel Bouli est l’auditeur dissimulé et dont il saisit le contenu informatif, nous est régulièrement rapporté par la voix monologale prénatale. Il s’agit de la première interaction entre Bouli et sa famille : les voix extérieures au ventre ont une influence unilatérale sur celle de l’enfant à naître. De façon performative, la nomination acte à différents stades l’existence grandissante du foetus. C’est au sixième mois de grossesse que Günther lui révèle son nom et que Bouli se dit enfin être un « bébé » (ibid. : 60). Contrairement à l’Innommable, l’enfant fait, dès sa genèse, l’expérience de l’altérité qui certifie son existence et lui décrit indirectement son évolution.
Communication brouillée
Melquiot matérialise avec fantaisie la présence de l’embryon aux spectateur·trices par le biais de la voix de Bouli. Or celle-ci se dérobe aux sens et à la rationalité de ses parents. Pilou et Angeline reconnaissent l’existence de Bouli, comme nous l’avons vu par les dénominations qu’il·elles utilisent pour l’appeler, mais ne conçoivent pas encore qu’il constitue un être à part entière, avec lequel il·elles auraient la possibilité de communiquer. Après la première prise de parole de Bouli, Angeline et Pilou semblent pourtant avoir perçu sa voix :
PILOU ROTONDO.
Tu n’as rien entendu?
ANGELINE BINOCLA.
Quoi?
PILOU ROTONDO.
Une voix.
ANGELINE BINOCLA.
Toi aussi.
PILOU ROTONDO.
Tu crois que c’est Berthe?
ANGELINE BINOCLA.
C’est Günther.
BOULI MIRO.
Je mesure quatre millimètres.
PILOU ROTONDO.
Est-ce qu’on est censé entendre des voix le deuxième mois?
BOULI MIRO.
Quatre millimètres. C’est la honte.
Le téléphone sonne.
C’est Berthe (ibid : 28-29).
Les réactions des futurs parents indiquent que la voix de Bouli est audible, mais que celle-ci leur est manifestement incompréhensible. Il se peut que l’incapacité à entendre l’embryon soit due au fait qu’il n’est pas encore apte à s’exprimer dans un langage articulé et qu’il produit des bruits bestiaux, comme nous le fait penser Angeline en attribuant la voix à Günther, le rhinocéros. On peut aussi postuler que les parents sont troublés d’entendre une voix qu’ils ne savent à quel corps rattacher, comme le montrent leurs interrogations. La voix, de nature indéfinie, est finalement apparentée à un phénomène fantastique : Angeline décrit l’événement comme le fait paranormal « d’entendre des voix ». Dans l’univers merveilleux dans lequel progressent les futurs parents, la voix de l’infans est perçue telle une manifestation étrange et étrangère. Toutefois, l’enquête du couple sur l’émission de la voix de Bouli est rapidement balayée par la sonnerie de téléphone : la voix de Berthe se superpose à celle de Bouli et l’évince, ramenant le dialogue à un mode rationnel.
Les prises de parole de Bouli qui suivent se font sur le même mode que la première et ne permettent pas de nouer le dialogue : intercalées ou au milieu de conversations téléphoniques, elles passent inaperçues aux autres personnages. La deuxième prise de parole concorde avec le troisième mois de grossesse, car au même moment, Angeline appelle le reste de la famille pour lui annoncer qu’elle est enceinte. Entre ces deux premières interventions, Bouli a gagné en connaissance. La prise de conscience progressive qu’il est un embryon rend sa voix plus narrative : il décrit son environnement et son développement. Du « rien » initial de l’embryon devenu foetus, il se compare ensuite à une « crotte de nez » qui perçoit le monde sans pouvoir interagir avec lui :
BOULI MIRO.
En fait, je crois que je suis tout seul au fond de ma mère. Je n’ai pas vraiment d’yeux pour voir ce monsieur qu’il faut que j’apprenne à appeler Daddi, ce monsieur qui s’en va chercher de la tisane pour cette dame qu’il faut que j’apprenne à appeler Mama. Je n’ai pas vraiment d’oreilles pour entendre tout ça. Je suis un tout petit machin, une graine en train de germer. Je suis grand comme une crotte de nez. Une grosse crotte de nez. C’est archi la honte (ibid. : 32).
Les facultés de Bouli ont augmenté : déjà pourvu de cette voix qui ne pouvait pas encore parler, il a maintenant acquis des yeux qui ne peuvent pas encore voir et des oreilles qui ne peuvent pas encore entendre. Bouli procède par hypothèse et tâtonnement pour analyser ce qu’il est et où il se trouve, comme le montre l’emploi de modalisateurs. Bien que trouble et limitée, la perception de Bouli s’est accrue depuis le deuxième mois : il saisit maintenant la présence de ses parents, qu’il identifie comme tels, et sa localisation au sein de sa mère. La prise de conscience du lien qu’il entretient avec ses parents concorde avec l’annonce de l’enfant à naître faite au reste de la famille au téléphone. Bouli est à l’écoute des conversations de sa mère, avec lesquelles il interagit :
ANGELINE BINOCLA.
Allo? Ah salut Jean-Michel. Comment ça va bien bon ben je crois qu’il est temps que je vous l’annonce à Marie-Jeanne et toi eh oui bon ben je suis enceinte quoi eh oui c’est une grande nouvelle bon ben allez je te laisse Jean-Mi j’ai un double appel.
BOULI MIRO.
Mama? Pourquoi c’est toi ma Mama? Pourquoi pas une autre? Pourquoi spécialement toi? Qu’est-ce que ça veut dire?
ANGELINE BINOCLA.
Allo? Ah oui bonjour Maman comment ça va bien bon ben je crois qu’il est temps que je vous l’annonce à Papa et toi eh oui bon ben je suis enceinte quoi eh oui c’est une grande nouvelle bon beh allez je te laisse M’man embrasse Papa embrassez-vous la vie est magique.
BOULI MIRO.
Ma Mama rien qu’à moi. Et lui mon Daddi. Pour la vie. Ça donne le vertige de se dire que c’est comme ça et pas autrement, que leur sang à eux c’est le mien (ibid. : 33).
La voix de Bouli se déploie toujours sur le mode du monologue intérieur : conscient d’être inaudible pour les autres personnages, l’embryon n’essaie plus d’entrer en communication avec le monde extérieur et n’exprime plus que ses réflexions. La présence de ses parents semble apporter une réponse aux questions qu’il se posait sur son existence lors de sa prise de parole originelle, mais aussi soulever d’autres interrogations métaphysiques sur le hasard de la vie et la connaissance innée de ce lien génital et parental. Les premiers contacts de l’embryon avec ses parents sont auditifs et à sens unique : la rencontre se fait à l’insu de Pilou et Angeline, qui ne perçoivent pas la présence, encore à demi, de Bouli. Cependant, avec des régimes de voix différents, le dialogue se tisse entre les parents et le foetus, qui y participe par des commentaires introspectifs. L’entremêlement de plus en plus serré de la voix de Bouli avec celles de ses parents et des autres membres de la famille permet une insertion progressive de sa voix au sein du dialogue, sur le mode téléphonique.
La voix de Bouli devient audible à son entourage lorsqu’il passe du stade embryonnaire au stade foetal. La première personne qui l’entend est Angeline, même si celle-ci ne reconnaît pas, ou plutôt ne conçoit pas qu’il s’agit de la voix de son bébé. Lorsqu’Angeline appelle ses parents au téléphone, la voix de Bouli s’ajoute à celles des autres membres de la famille avec fluidité :
BOULI MIRO.
Y’a quelqu’un?
ANGELINE BINOCLA.
Y’a quelqu’un?
BOULI MIRO.
Y’a toi et moi.
ANGELINE BINOCLA.
Allo?
BOULI MIRO.
Oui?
ANGELINE BINOCLA.
Qui parle?
BOULI MIRO.
Moi, dedans.
ANGELINE BINOCLA.
Est-ce qu’il y a quelqu’un dans le téléphone? À son ventre. Trésor, elle perd la tête ta mère.
BOULI MIRO.
Je ne suis pas dans le téléphone. Je suis là. Dedans. Je te parle du dedans. Je pousse en toi. Est-ce que ça va changer toute ma vie? Est-ce que je verrai les choses comme tu les vois? Et si je n’aime pas les choses comme tu les vois? Est-ce que j’aurai le droit de les voir à ma façon? Je crois que je ne suis plus un embryon. Ça y est, je suis un foetus, avec des réflexions de foetus, je vis chez ma mère, dans son utérus (ibid. : 34).
Il s’agit d’une première bribe de dialogue intracorporel amorcé avec la mère. La voix de Bouli arrive à passer au-delà de l’espace in utero, mais pas encore à sortir du corps maternel. Ces échanges ont un aspect comique : Angeline parle au téléphone sans personne au bout de la ligne et s’adresse à son ventre pour commenter son action. Elle calque sur un mode rationnel, ici le téléphone, le fait d’entendre la voix de Bouli. Cette voix, provenant d’un corps invisible, car logé dans son propre corps, est incompréhensible pour la future mère. Le stade foetal marque pour Bouli l’acquisition des facultés d’expression, de pensée et de pleine conscience de sa détermination spatiale. On constate que Bouli dédouble sa voix. Au début de l’extrait, il s’agit d’une voix adressée que les autres personnages peuvent maintenant entendre, alors que, dans la dernière réplique du passage, il s’agit d’une voix issue du monologue intérieur qui ne sera plus vouée qu’à l’expression du flux de conscience du foetus. Le monologue intérieur n’est plus concret (comme c’était le cas auparavant par l’absence d’interlocuteur·trice et le lieu d’émission utérin de la voix), mais représentatif de la nouvelle faculté de penser de Bouli. Le dialogue n’arrive pas à se nouer entre Angeline et son enfant in utero. Bouli vit par procuration grâce au corps de sa « Mama » : « Je la vois faire du dedans. Je vois ce qu’elle voit. J’entends ce qu’elle entend. J’aime ce qu’elle aime. C’est une vie étrange, une vie qu’elle me prête, en attendant de me la donner » (ibid. : 37). Le fait qu’il ne fasse qu’un avec sa mère explique son régime de présence-absence en elle, que seul·e le·la spectateur·trice a la possibilité de saisir.
Dialogues avec le foetus
L’audibilité de Bouli signale, à retardement, son existence à son entourage. La voix de Bouli réussit alors à franchir l’espace dramatique utérin pour parvenir à l’espace dramatique extérieur au ventre. Plus enclin qu’Angeline à concevoir une seconde existence dans son corps, le reste de la famille développe des échanges extracorporels avec le foetus. Les deux espaces dramatiques sont ainsi ouverts, laissant le dialogue circuler et Bouli interagir avec le monde de dehors.
Le « système dedans-dehors »
Le premier personnage à dialoguer avec Bouli est sa jeune cousine Petula, lors du troisième mois de grossesse. La conversation se noue par inadvertance sur un quiproquo :
PETULA CLARK.
Petula veut jouer avec le monstre.
BOULI MIRO.
Est-ce que tu parles de moi, Petula?
PETULA CLARK.
Non, je ne parle pas de toi.
BOULI MIRO.
Quoi?
PETULA CLARK.
Quoi?
BOULI MIRO.
Allo?
PETULA CLARK.
Allo, j’écoute.
BOULI MIRO.
Tu m’entends?
PETULA CLARK.
Parle plus fort, cousin-cousine. Y’a de la friture sur la ligne. […]
BOULI MIRO.
Comment c’est possible? Petit Doigt? Petula m’entend quand je lui parle du dedans. Comment c’est possible qu’elle m’entende du dedans, vu qu’elle est dehors, avec le monde entier? Petit Doigt, réponds-moi (ibid. : 46).
Alors que Petula utilise la dénomination « le monstre » pour parler de Günther, Bouli croit être concerné par ses propos. En réaction, il s’adresse à elle sans intention de former un dialogue, puisque jusqu’ici personne ne l’entendait du dehors du ventre. La suite de l’échange prend la forme d’une conversation téléphonique où le réseau ne passe pas bien. On peut accorder cette nouvelle compétence aux évolutions physiques de Bouli; on voit d’ailleurs qu’elle n’est pas encore optimale, puisque Petula lui demande de « [p]arle[r] plus fort ». Petula semble aussi être le personnage le plus à même d’être à l’écoute de la voix de Bouli. Petite fille de deux ans, ses oreilles sont plus proches du ventre d’Angeline que celles des personnages adultes et, forte de son enfance, elle accepte plus facilement d’entendre l’inconcevable voix de l’infans.
Après avoir instauré avec Petula le système d’échange que Bouli appellera « dedans-dehors » (ibid. : 67), celui-ci se généralise : Pilou, Berthe et même Günther le rhinocéros peuvent s’adresser à Bouli au travers du ventre. Au sixième mois de grossesse, les dialogues entre Bouli et son « Daddi » se déroulent pendant le sommeil d’Angeline :
BOULI MIRO.
La nuit, on se parle avec mon père, à travers le ventre de Mama, pendant qu’elle a le dos tourné et la tête ailleurs.
PILOU ROTONDO.
Ça va, fils?
BOULI MIRO.
Je commence à me sentir à l’étroit.
PILOU ROTONDO.
Tu es costaud, je suis fier de toi (ibid. : 55).
La communication s’établit entre le père et le foetus lorsqu’Angeline s’endort. Inconsciente, elle laisse son corps comme vacant. Bouli peut alors l’utiliser en autonomie pour émettre sa voix par la bouche de sa mère. Le corps maternel fait maintenant office d’interface entre le monde in utero et le monde ex utero. Presque seul à seul, le foetus et son père insomniaque instituent ainsi un véritable dialogue. L’action dramatique prend une dimension onirique : les interactions avec Bouli se passent principalement la nuit, laissant planer le doute sur l’effectivité de celles-ci.
Le « passage secret »
Première à avoir amorcé une conversation avec Bouli, Petula semble pouvoir aller plus loin dans ses dialogues avec lui que le reste des personnages. De son accès privilégié au foetus, elle est – en tout cas, c’est ce qu’elle assure – à même de tisser un dialogue intracorporel durant la grossesse. Quelque temps avant la naissance, Petula dit réussir à traverser physiquement le ventre d’Angeline pour être au plus proche de son cousin Bouli et permettre un dialogue in praesentia :
PETULA CLARK.
Cousin-cousine?
BOULI MIRO.
Petula?
PETULA CLARK.
Je passais te voir.
BOULI MIRO.
En pleine nuit! Tu as deux ans, tu aurais pu mourir dans la rue égorgée par un sale malfaiteur.
PETULA CLARK.
Je ne suis pas venue par la rue. J’ai pris le passage secret. […]
Pour l’emprunter, je suis mon coeur et voilà, j’arrive dans Tata. […]
BOULI MIRO.
On n’est pas dans ma Mama. Je suis dans Mama. Toi, tu es dans la chambre. On se parle du dedans vers le dehors. C’est magique.
PETULA CLARK.
Puisque je te dis que je suis dans Tata avec toi. Regarde là-bas. […] C’est son foie. […]
BOULI MIRO.
Mais comment tu es entrée?
PETULA CLARK.
Ben d’après toi. C’était ouvert et j’avais trop envie de te voir (ibid. : 62-64).
Quelle que soit la modalité de ce dialogue – est-il effectif, ou s’agit-il d’un jeu enfantin de la part de Petula ou encore d’un rêve de Bouli? –, son contenu le rapproche d’une parabole, où la proximité spatiale et physique des deux cousin·es est due à l’amour que Petula porte à Bouli. Cet épisode fait office de rencontre amoureuse entre le cousin et la cousine, relation qui sera scellée dans les trois autres volets de la saga. Cette rencontre figure aussi, et ce, de façon prématurée, l’éveil sexuel du foetus. Dans la suite du dialogue, Bouli s’informe du sexe de sa cousine et lui demande de partir pour éviter qu’il·elles « sort[ent] ensemble » et se « câline[nt] à l’intérieur de [s]a mère » (ibid. : 65), ce qui risquerait de la réveiller.
Petula revêt le rôle d’intercesseuse entre Bouli et le monde extérieur, et peut-être aussi avec le monde des adultes. Juste avant sa naissance, Bouli rêve de son accouchement. Dans cette scène fantasmagorique, le désir aigu de Petula de rencontrer Bouli en chair et en os prend encore la forme d’une pénétration du corps d’Angeline, par incision : « Petula, inquiétante, brandit au-dessus de sa tête un scalpel qu’elle a trouvé va savoir où; elle se dirige lentement vers Mama, comme dans les pires films d’horreur » (ibid. : 78). Le scalpel, ici attribué à Petula pour pratiquer une horrifique césarienne, est régulièrement convoqué dans les pièces de Melquiot comme moyen d’assouvir la curiosité que les personnages se portent les uns aux autres. Le scalpel symbolise l’envie de connaître l’intériorité d’autrui : dans Hart-Emily (2010b), des infirmières opèrent Emily Dickinson pour savoir ce qu’il se passe dans sa tête; dans Diane (2020), Diane Artus veut dépouiller ses modèles de leur peau afin de toucher à leur être. Dans Bouli année zéro, l’incision serait une rencontre au sens propre, puisqu’elle permettrait d’ouvrir le corps-barrière d’Angeline pour créer un contact immédiat entre le bébé et les personnages du monde extérieur. Si la chanson « Bonjour chez moi » (ibid. : 85) indique la naissance de Bouli, l’accouchement effectif n’apparaît pas dans la pièce : celui-ci se produit in media res au début de Bouli Miro.
***
Dans Bouli année zéro, Melquiot donne lieu à l’émerveillement provoqué par l’enfantement. Cette genèse fantaisiste de l’enfant à naître représente la formation de la vie et du lien parental prénatal dans ce qu’ils ont d’inexplicable. Les premiers échanges avec l’embryon, médiatisés par le ventre de la mère, sont durs à entendre (par l’oreille et par la raison), puis progressivement acceptés par les membres de la famille, qui font de Bouli un interlocuteur à part entière. Le dramaturge présente plusieurs formes fantasmées d’haptonomie vocale : monologues intérieurs, dialogues avec le foetus et rencontre dans le ventre de la mère. Le « théâtre des voix » (Le Pors, 2011) dans lequel s’inscrit Melquiot permet de représenter et d’investir par la fiction le temps et le lieu de la grossesse. La vie de l’embryon, inaccessible de l’extérieur, intrigue (et donne son intrigue à la pièce) et est donnée à voir au tout public par une poétique de l’image. Faire parler l’enfant in utero répond aux questionnements des plus petit·es et, par ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle « un détour par l’enfance » (Sarrazac, 2002), (re)soumet la grossesse et le phénomène de la vie à l’imagination des plus grand·es.
Parties annexes
Note biographique
Iris Carré-Dréan est doctorante de troisième année en études théâtrales (« Fabrice Melquiot, une dramaturgie de l’empathie », sous la direction de Sandrine Le Pors, Université Paul-Valéry Montpellier 3) et professeure agrégée de lettres modernes. Elle enseigne en tant qu’attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses recherches portent sur la poétique du drame contemporain, la dramaturgie de Fabrice Melquiot, l’éthique et l’empathie.
Bibliographie
- BECKETT, Samuel (1953), L’innommable, Paris, Minuit.
- IONESCO, Eugène (1959), Rhinocéros, Paris, Gallimard, « Le manteau d’Arlequin ».
- LE PORS, Sandrine (2014), « À l’oreille », Études théâtrales, nos 60-61, p. 9-20.
- LE PORS, Sandrine (2011), Le théâtre des voix : à l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire – Arts de la scène ».
- MELQUIOT, Fabrice (2020), Diane, Paris, L’Arche, « Scène ouverte ».
- MELQUIOT, Fabrice (2011), Guitou, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- MELQUIOT, Fabrice (2010a), Bouli année zéro, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- MELQUIOT, Fabrice (2010b), 399 secondes, suivi de Hart-Emily et Le cabinet de curiosités, Paris, L’Arche, « Scène ouverte ».
- MELQUIOT, Fabrice (2007), Wanted Petula, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- MELQUIOT, Fabrice (2005), Bouli redéboule, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- MELQUIOT, Fabrice (2002), Bouli Miro, Paris, L’Arche, « L’Arche Jeunesse ».
- SARRAZAC, Jean-Pierre (2002), La parabole ou L’enfance du théâtre, Belval, Circé, « Penser le théâtre ».