Corps de l’article

Vitrail. Chicago Art Museum, Chicago (États-Unis).

Vitrail de Marc Chagall.

-> Voir la liste des figures

I shop therefore I am.

Barbara Kruger

Solos prêts-à-porter[1] est une performance, non pas tant un « art vivant », au sens où on l’entend depuis les écrits de RoseLee Goldberg (1999)[2], mais une étape, vidéographiée, d’une série de pièces dansées, constituées en un parcours entre des tableaux minuscules. L’expérience physique de la danse, fragmentée de sorte qu’il ne s’agit pas de LA danse, mais de danses, y est associée à la recherche de contacts plurisensoriels avec le public. Dans le même temps, la structure performative dans laquelle cette manifestation est inscrite permet de réfléchir sur l’art aujourd’hui et sur notre place d’individus interreliés, par laquelle nous tentons d’inscrire nos rêves, éparpillés en d’infinis ressassements.

♦♦♦

Dévidoir. Dans cette perspective, Karine Ledoyen a conçu et réalisé un art léger pour la rue, une série de performances, projetées à la demande des passant·es derrière des vitrines aux heures d’achalandage[3]. Les chaland·es, informé·es de l’événement par des affiches à même les vitrines, pouvaient s’arrêter sur un marquage au sol, tendre la main, et recueillir un·e à un·e, sur la paume, le film en marche. Un Lilliput coloré s’animait à cette présence, entre un·e passant·e et un matériel de mémoire, technique, enserrant des miettes de danse. Branchant son téléphone intelligent, chacun·e pouvait entendre un podcast distiller la musique créée pour chaque danse filmée. Spectacle pour soi, gratuit, minuscule, par les soirées sombres d’un début d’hiver, dans la période où se font les achats de Noël. Tout contact avec les artistes se virtualisait, et un paysage culturel s’effondrait, laissant des traces.

♦♦♦

D’un art furtif. Dans son numéro 120, intitulé « Micro-Interventions », la revue Inter, au printemps 2015, posait un regard sur l’« insertion ou immixtion dans l’environnement (le shopdropping, le tricot-graffiti, la guérilla jardinière, le passe-livres ainsi que certaines formes d’activisme et de médias tactiques)[4] », pour interroger ces formes d’art urbain, distinctes des tags et du street art, ni élitistes, ni branchées, ni récupérées pour revaloriser un quartier. N’étaient-elles pas des plus pertinentes pour rejoindre le public tout-venant? À notre tour, il s’agit de voir comment le non spectaculaire, à partir d’un exemple de danse – les Solos prêts-à-porter de Ledoyen, un concept de danse dématérialisée –, agit dans l’espace public.

♦♦♦

Feinte d’immersion. Dans le contexte des mouvements sociaux qui réclament la décroissance, la protection de l’écologie et l’action citoyenne, la perspective situationniste de Guy Debord conserve une pertinence pour dénoncer la toxicité de tout ce qui endort l’adepte de la consommation. Détourner le regard de ce qu’il appelait un « pseudo-monde », subvertir le rapport social aliéné, cette approche reposait sur des interventions soulevant, par leur incongruité dadaïste, de fortes émotions (Debord, 1992 [1967]). Depuis lors, cette catégorie d’oeuvres s’est enrichie de pratiques multiformes, reposant moins sur une expression directement authentique ou déconstruite que ludique : certains concepts de création recourent à la mise en scène devant la caméra pour donner au public une oeuvre que chacun·e éprouvera d’une manière distanciée, sans grande émotion spectaculaire, mais qui, en même temps, permettra à tout corps de se rapprocher de l’oeuvre et d’établir une communication immédiate avec la danse, plutôt qu’une identification à l’interprète. On a affaire à un événement entre corps tactiles et industrieux.

♦♦♦

Vitrines. Suivons le fil de cet engagement ludique, dans la sémiologie des Solos prêts-à-porter de la chorégraphe Karine Ledoyen. Qu’on relise l’analyse que Barthes consacrait jadis à la mode, dont il démontait le mécanisme langagier, sans en invalider l’objet :

Pour obnubiler la conscience comptable de l’acheteur, il est nécessaire de tendre devant l’objet un voile d’images, de raisons, de sens, d’élaborer autour de lui une substance médiate, d’ordre apéritif, bref de créer un simulacre de l’objet réel, en substituant au temps lourd de l’usure, un temps souverain, libre de se détruire lui-même par un acte de potlatch annuel

(1967 : 9).

J’en retiens qu’en somme, dans le système de la mode, l’image bouge devant les yeux du consommateur et de la consommatrice, dont on excite l’avidité jusqu’à l’excès, supposé festif, de son désir. Cette clientèle passive en vient ainsi à consommer de manière compulsive, dépendante et illusionnée par le produit. Tel est le but mercantile visé.

♦♦♦

Épuisement. L’art ne vise pas le même mode de consommation que la mode. Toutefois, la réalité cumulative d’une économie reposant sur le commerce s’étend aussi à la production des oeuvres d’art. À partir du moment où l’artiste s’intéresse à son objet comme un simple signe transitoire, renouvelable et jetable, il ou elle peut en produire une quantité répétitive, ou bien, considérant son unité de détail, ainsi que sa nature fragmentaire, faire de sa création un simulacre qui dénonce le spectacle arrangé de ladite liberté artistique. Apparaissent alors les règles et contextes du marché de l’art.

♦♦♦

Condensation. Substituer une image d’art à un objet commercial revient à désacraliser l’art, à lui faire perdre sa vertu idéale[5], pour l’inscrire dans des lieux de marché. À la différence, toutefois, que dans Solos prêts-à-porter, il n’y a rien à acheter. Demeurent la déambulation et une proposition de revêtir le virtuel, comme Peau d’Âne portait des robes couleur de lune ou de soleil. Chacun·e construit son histoire, aux teintes des épisodes de son choix; celle-ci risque de demeurer anecdotique, mais à moins qu’elle trouve, par sa forme de détail, une vertu révélatrice, qui permette de l’aborder en rêve. Inversement, si la mode croise elle-même l’industrie et la création, et que le corps qu’elle cible crée à la fois un lien social et une relation marchandisée (Godart, 2010), l’esprit des solos garde l’imaginaire public dans sa structure close. L’esprit d’une époque, comme Baudelaire l’avait pressenti, fait de la sorte interagir la vitrine de la mode et celle de l’art.

♦♦♦

Idéation Ledoyen. Au départ, il y a eu dix-sept chorégraphies de dix minutes, créées en dix heures par des invité·es de Ledoyen, jumelé·es à des concepteur·trices sonores. L’idéatrice en a présenté douze sous le titre Osez! en solo à Québec durant l’été 2019. Puis, à sa demande, les réalisateurs Eliot Laprise au Québec et Timothée Lejolivet en France ont filmé huit de ces solos, avec une attention visuelle particulière de chaque vidéaste pour le lieu urbain architecturé, bétonné, portuaire, aquatique, arboré ou naturel où chacun se déroule, de manière à faire résonner la gestuelle dans son environnement. Trois solos sont nés en France (avec les chorégraphes interprètes Delphine Jungman, Marion Parrinello et Mathilde Vrignaud) et cinq au Québec (Nelly Paquentin, Fabien Piché, Julia-Maude Cloutier, Odile-Amélie Peters, Léa Ratycz-Légaré), sans rencontre ni thématique commune; certaines modifications ont été apportées aux chorégraphies d’origine, et on pourrait les qualifier, chacune, selon l’expression de Cloutier, de simple « présence dans l’univers », dit-elle en entretien dans un podcast disponible sur le site de K par K[6]. Ces courts-métrages sont devenus Solos prêts-à-porter, assortis chacun d’une création musicale originale, disponible en baladodiffusion[7]. Le projet tourne encore au moment où j’écris ces lignes.

♦♦♦

Transformations. Ledoyen a choisi cinq de ces pièces pour constituer une nouvelle « collection », et elle les rend disponibles à regarder en visionnement à la carte sur le site de sa compagnie K par K : Cloutier, Paquentin, Peters, Piché et Ratycz-Légaré s’y retrouvent prêté·es au jeu de la création in situ, de l’interprétation spontanée, du film, de l’entrevue qui fait retour sur l’expérience et des montages de diffusion. Sans être collective, l’oeuvre forme un collectif, « un cycle », dira l’un des artistes, un paradigme nomade, tournant autour de la performance en tant que forme signifiante. Le sens, toutefois, appartiendra à la structure, avec ses ruptures et ses transferts, ses coupes et ses réassemblages.

♦♦♦

Labyrinthe. Ce projet tentaculaire est donc un work in progress, une machine qui transforme la création en articulant les unités signifiantes au gré de l’histoire en cours. Notons que le mouvement de réduction imposé à ce système d’une mode dansée, parallèlement à son destin performatif, lui assigne une allure de feuilleton, sans continuité véritable. À la fois l’oeuvre s’use, s’épuise et elle fait peau neuve. Elle évolue par intensification et par condensation. Des paysages initialement dansés, captés avec délicatesse et attention dans un format de quelques minutes, demeurent des pièces de puzzle autonomes, des molécules avec lesquelles Ledoyen dessine un réseau. Dans le même temps, le public piéton peut pénétrer plus à fond dans l’expérience de la danse en s’asseyant, chacun·e devant son écran, pour entendre la parole des artisan·es – à l’ère des « endurcissements » désignée par Foucault et destinée à mettre, selon lui, tous les protestataires au silence (1997a : 36-41; 1997b : 93). On relèvera qu’au terme de ces « encapsulations », les artistes ont une parole qui encadre leur singularité : the medium is the message. Labyrinthique et technique, le jeu de piste offre un divertissement inclusif, mais un contenu troué.

♦♦♦

Sous la lentille. Je choisis maintenant de me concentrer sur la seconde étape de cette aventure, celle que j’ai vue et qui a été présentée en décembre 2020 sur l’avenue du Mont-Royal, à Montréal. Dans cette deuxième phase du projet, Ledoyen nous donne l’occasion de repenser la circulation de la danse dans le flux piétonnier et commerçant, un mouvement libre, irrégulier et continu, gratuit. Le lieu et le déplacement des piéton·nes, passant devant des vitrines à travers lesquelles ont été projetées ces toutes petites formes de danse, mettent en exergue l’étroite relation de ce qui relie le public à une oeuvre, à savoir leurs positions respectives, le temps qu’on consacre à la décrypter et le médium sous laquelle elle se livre au monde. Ici, on reçoit l’oeuvre dématérialisée, sans poids ni forme, elle tombe entre nos mains et littéralement sur nos mains, elle chute vers le trottoir-écran sur lequel nous marchons, rayon de lumière artificielle, luminophores qui s’évanouissent d’un coup, soudain éclipsés derrière la vitre.

♦♦♦

Fourmillement. Des huit courtes pièces présentées à l’extérieur, dans neuf quartiers – certains périphériques – à Québec et quatre à Montréal, il est donc resté une série de projections miniatures. Aucun apparat théâtral. Plus de corps en acte sur lequel se projeter, pas même de vêtement séparant interprètes et public, mais le défilé de simples images à recevoir comme on enfile un gant, directement sur la peau. Le roi est nu, sous les couleurs ensoleillées et exotiques, ou urbaines, d’une jolie vidéo. Aucun chatouillement réel par ces danseur·euses insectes, qui vous strient la paume ou qui s’y bercent, selon votre propre rétractation. Votre aventure est imaginaire. D’où le titre complet, Solos prêts-à-porter, collection d’automne, qui accompagne l’installation au fil de la déambulation des passant·es, par une dizaine de soirées glaciales de décembre 2020.

♦♦♦

Horizons. Dans l’oeuvre politique du peintre-installateur Ernest Pignon-Ernest[8], par ses affiches bouleversantes en grand format représentant les corps morts, meurtris, errants des victimes et des marginaux, des marginales de la société, comme par ses dessins de mystiques en pâmoison, l’art public agit avec subversion. Son matériau plastique, dramatique, poétique y prend une force exponentielle, au-delà de sa beauté intrinsèque, dans les lieux déshérités autour du monde où il est apparu emblème et symbole, et ces dessins placardés deviennent le langage d’une vérité choc, inoubliable. Détournant le système publicitaire, la confrontation de l’art avec son environnement atteint ainsi une vérité politique, une prière presque, un chant lyrique ou une plainte aux accents tragiques, selon le lieu. Il en est résulté pour moi une expérience emblématique du choc d’un affichage d’art dans l’espace public et de sa double portée poétique et politique.

♦♦♦

Fragments. D’autres formes politiques de l’art dans un espace urbain ont conduit certain·es artistes à privilégier des formes discrètes d’intervention, adaptées aux contextes locaux. L’idée est toujours la même, mais tournée vers la découverte plus intime que spectaculaire, plus temporaire aussi, d’un point d’entrée dans l’immensité, dans l’infini, dans les processus d’observation où conduit la curiosité. Un doute semble installé sur la capacité de l’art à changer le monde, pour privilégier sa charge poétique contextualisant des rassemblements minimaux, voire des esprits solitaires. D’autres artistes, notamment photographes, privilégient actuellement l’attention aux détails de ces petites choses qui déraillent dans le quotidien. La photographie comme la vidéo donnent à l’art corporel un ancrage qui semblait lui manquer[9].

♦♦♦

Jeux de paume. Dans le projet de Ledoyen, l’évidence sociale semble inversée. Question de taille, d’abord. Les images tiennent dans la paume de la main, réduites à la taille d’un téléphone. Si la référence est la mode, ce prêt-à-porter qui se renouvelle, qui s’enfile et qu’on change à notre gré, dans la vie de travail ou selon l’image qui nous ressemble, la mode est ce par quoi nous signifions à autrui en quoi nous concédons au marché de la conformité. Avec la mode, nous acceptons les normes de beauté, masquons nos imperfections et nos failles. Dans ma main, j’ai aimé d’un coup la réduction matérielle et la virtualisation de ce système de mode, que je peux faire grimacer. Libre à nous d’imaginer que la danse nous en aura libéré·es.

♦♦♦

Creuset. Question d’identification, ensuite. Ledoyen propose son défilé dans une rue commerçante, dans une certaine banalité, ce lieu commun où elle place son dispositif léger. La danse, ici, ressemble à celle des papillons. Il ne faut pas froisser leurs ailes, de peur de les réduire en poudre. Personne ne paie l’objet, mais tout·e citoyen·ne contribue à subventionner l’art public. Tel est le prix de la jouissance : on l’a, on ne l’a pas, elle nous est imposée et elle nous échappe, nul doute qu’un plaisir s’éprouve à regarder cette mise en scène, par la réduction sur notre peau du corps de l’autre dansant, qu’on peut toucher sans crainte de heurter le réel, sans l’éviter tout à fait non plus.

♦♦♦

Miniatures. Il suffit de tendre la main pour recevoir la vidéo sur notre chair, comme sur une page, et d’en recevoir l’obole. La résonance de cette caresse est corporelle, body art sans douleur ni toucher. « Corps-sans-organes », disait Deleuze (2002 : 47-52); est-ce que nous sommes devenu·es de pur·es récepteur·trices écrans? Nous pouvons quêter l’art, recevoir sa miniaturisation, choisir le rythme de notre marche, la séquence, le temps que nous lui accorderons. Nous ferons la queue pour atteindre le lieu consacré, nous entrerons, ou pas, dans le projet de cette installation. Nous sommes actifs et actives, à l’affût. Dans cette dialectique de la privation de l’avoir, dans cette liberté de passer son chemin, la mode garde éveillé notre désir jaloux de consommer de l’art. L’habit de ce prêt-à-porter recouvre la figure imaginaire de « l’a-mur », selon le mot de Lacan (2016 : 11), qui désigne ce qui fait trace de la possession perdue, impossible, de l’objet désiré dans le corps de l’autre.

♦♦♦

Infiniment petit. Ainsi que l’anecdote le rapporte, quand la perruche de Picasso picorait son habit sur son épaule[10], l’oiseau familier ne pouvait signifier son amour pour son maître autrement que par le pincement de son col; de même, nous marquons par l’habit notre appartenance et notre considération les un·es pour les autres, et nous attendons qu’il nous distingue; en même temps, nous savons qu’il n’en est rien : l’habit ne fait pas le moine. Aussi le geste de la perruche est-il à la fois dérisoire et inépuisable. Ce que la mode dévoile du corps sous l’habit, c’est que nous désirons à la folie ce que nous ne pouvons atteindre de l’autre dans son corps. La danse, réduite ainsi, habille ce que nous désirons et ce qui nous fuit, ce qui nous sépare à tout jamais de l’art, en tant que la danse n’advient que dans un corps vivant, dans l’autre, absent, que nous cherchons et que nous désirons quand il se montre par une lucarne – une ouverture minuscule, un trou dans l’opacité du réel.

♦♦♦

Sous la loupe. Invité en Chine, l’écrivain nobélisé Jean-Marie Le Clézio situait l’artiste comme animal social dans la vastitude du monde : « La cité moderne, dans toute sa vigilance et sa complexité, serait en quelque sorte le miroir de l’écrivain, comme une loupe géante par laquelle il apercevrait l’enchevêtrement des relations humaines et au même instant son propre reflet » (2019 : 38). Cette idée de la ville miroir du créateur et de la créatrice, y promenant sa loupe, ajoute une intéressante dynamique à la lecture de l’installation de Ledoyen, en ce que cette relation spéculaire est précisément celle qui relie la conscience et l’inconscient de l’artiste : l’une erre dans le second avec son filet à papillon, comme dans un milieu foisonnant, architecturé de telle sorte que l’entomologiste puisse y tracer sa connivence personnelle. On remarque ici l’importance de l’oeil, à la fois comme outil perceptif, mais tout aussi bien comme figure, comme fragment de corps et comme porte d’entrée dans l’horizon d’autrui.

♦♦♦

Reflets. Changer d’échelle fait ainsi apparaître l’isomorphisme de l’oeuvre d’art et de l’environnement urbain. Au tout-venant, Le Clézio propose de substituer ce tout-humain, géré, telles des poupées russes, par la mise en abyme du theatrum mundi. Nous voici projeté·es dans des univers multiples, ces multivers chers à Julia Kristeva, ou à ces mondes sensibles qui ne sont pas le reflet des essences éternelles, mais « l’instrument des possibles » (Blanchot, 1971 [1943] : 104). Comment ces solos nous renvoient-ils à notre échelle, à notre place, à notre capacité d’action en société? Sommes-nous des solistes sous caméra? Chacun·e se miroite dans le fourmillement d’autrui, encapsulé·e avec son rêve et sa performance. Nous redevenons petit·es. Comme jadis, au stade du miroir, l’enfant prend conscience que ces parties de corps qu’il ou elle identifie comme les images d’un spectacle extérieur à soi constituent un tout qu’on lui dit être lui ou elle, le miroir devient un espace pour soi, une figuration unifiée de soi, Gestalt, une forme. L’intégration de cette conscience, qui demeurera fragmentaire toute la vie, passe par ces relais que sont le miroir, l’image dédoublée et les regards vivants qui s’y rapportent : c’est toi, là; la langue joue alors un rôle essentiel pour l’appropriation du corps propre[11].

♦♦♦

Simulacre. Nous y voici, avenue du Mont-Royal, osons nous parler, nous reconnaître, signifier quelque chose de la rue, au passage des vitrines, réagissons à ce que nous y croyons voir : attrapons le pouvoir falsifiant et approximatif des images, à l’ambiguïté de la présence, au manque à être du fragment.

♦♦♦

Empreintes. Par l’installation, la main devient le miroir. Dans ma main se dessinent un monde d’ailleurs, un souvenir, quelques instants de rêve. La vitrine, traversée par le rayon lumineux, renvoie à l’extérieur, du côté de la rue, ce qui d’ordinaire, dans le miroir, est intouchable, séparé, pur reflet du monde. La perception est renversée, puisque le monde vient tout à coup de l’intérieur habiter l’écran tactile du dehors. Sur la peau, devenue écran, parchemin, tatouage, un petit film se déroule, sans aiguilles, sans toucher véritable, simulacre qui fait penser aux microcosmes, où les êtres, les corps, les données concrètes figurent à l’échelle réduite comme des abrégés, de la taille d’un écran de téléphone, d’une bande dessinée, caricature et comic strips.

♦♦♦

Fossiles. Le sujet du miroir est devenu un objet monde. Autrui, sur soi, se négocie dans sa petite forme mouvante, telle une mouche sur la vitre. On appela macro les objectifs de caméras qui permirent de voir de près les fleurs et les insectes, les mondes cachés de la nature. Le film Microcosmos : le peuple de l’herbe connut à cet égard en 1996 un véritable succès international. Les images grossissaient l’invisible. Telle semble aussi l’expérience proposée par ces Solos prêts-à-porter, cet autre objet insaisissable, cet envers de l’inaccessible, cette réduction par la consommation sans déchet, matériellement périssable et jetable de ce qui a eu ou aurait pu avoir un prix. La danse serait celle, rétrécie et macabre, de la fin du monde, comme dans les fresques médiévales où la mort danse entre les artisan·es, les gens de commerce et autres métiers courants.

♦♦♦

Parcours extérieurs, cueillir le monde. Dans les solos de K par K, l’échelle de la réalité est réduite à celle des insectes, fourmillant sur notre peau. Ce qu’on découvre est à la fois grossi par l’attention au détail, et rétréci par le format choisi, privé de sa taille réelle par la projection et réduit en microcosme du véritable événement de danse, qui a bel et bien eu lieu quelque part. La vitrine de l’art tient dans notre paume, nous la regardons les yeux baissés, comme recueillant une source, une fontaine, un jet de lumière tombée. Nous en sommes le bassin, le réceptacle, le jardin, le théâtre de jeux d’eau baroque, chacun·e pour soi ou en famille, parce que ce noyau de microcosme se regarde comme une flamme de bougie qu’on protège du vent, en se rassemblant comme autour de la chaleur d’un feu de camp.

♦♦♦

Partager. La pandémie a relancé la nécessité de liens sociaux par l’art d’intervention. L’ATSA n’est-elle pas des plus utiles, à Montréal, avec sa Cuisine ta ville et l’événement itinérant Cuisine ton quartier[12]? En soulignant le deuil de nos proches, de nos lieux de travail et de convivialité, l’impossibilité de flâner, de se rencontrer et de fréquenter des espaces de culture, les restrictions sanitaires ont fait taire le vertige animé des grandes villes et ont imposé l’isolement, la marche sécuritaire, le non-rapport. Ces dernières années, la danse avait insisté sur le contraire. Je pense au Continental de Sylvain Émard, décliné avec trois-mille interprètes, vingt-et-une éditions dans des lieux publics à New York, à Philadelphie, à Portland (Oregon), à Boston, à Vancouver, à Ansan (Corée), à Wellington (Nouvelle-Zélande), à Santiago (Chili), à Potsdam (Allemagne) et à Ottawa, Toronto, Québec et Montréal[13]. On retrouve une variante d’un tel succès dans les flashmobs qui ont fleuri durant la pandémie.

♦♦♦

Rompre le faux. Ces scènes de rue, solos de K par K inclus, ont en commun ce que souligne Le Clézio : l’art y reprend toujours la question de l’événement collectif, en favorisant l’interculturel, la circulation universelle, l’échange des idéaux et l’aventure du monde. C’est en ce sens que Solos prêts-à-porter s’affirme comme un exemple d’art antiacadémique entrant dans le paradigme infini des performances de l’« art contextuel ». La superstructure idéelle tente de répondre par sa dynamique au manque de corps réels; elle rejoint ce faisant le proche qui d’ordinaire fait du moi en art un·e lointain·e et séparé·e.

♦♦♦

Marcher dans la ville. Du fait qu’on déambule devant des vitrines, Ledoyen utilise cette situation quotidienne pour détourner le langage transitoire de la mode au profit de la danse. Inversement, la danse renvoie l’échange marchand à sa dynamique fluctuante. L’installation vidéo qu’elle a conçue possède une souplesse, une qualité immersive qui vise à offrir au regard un moment inattendu, non théâtral, mais relevant pourtant d’une mise en scène, ambivalent dans son aspect spéculaire, contaminant les objets les plus immédiatement consommables de la culture. Paul Ardenne qualifie cet art de « perturbation » : « Déranger, oui, mais sans attendre forcément de cette initiative qu’elle fonde les prémisses d’une révolution » (2009 : 387). La médiation artistique consiste alors à substituer la dimension ludique au magasinage et à devenir en soi un but de promenade et de socialité restreinte.

♦♦♦

Rencontres. On voit ici comment la dimension inchoative de l’oeuvre répond à une pensée de liberté en butte à des interdits. Une troisième édition, programmée dans des quartiers excentrés de Montréal durant la pandémie, sur une base de cinq lieux dotés de cinq vidéos, en février 2021, me rappelle ce que Lacan nomme « Encore » ou « En-corps » : « L’a-mur, c’est ce qui apparait comme un signe bizarre sur le corps, ce sont ces caractères sexuels provenant de ce que nous avons cru lorgner au microscope sous la forme du germen, dont on ne peut dire que ça porte la vie, puisque ça porte la mort » (2016 : 11). L’oeuvre se transforme en fonction de l’environnement, résonnant avec cette réalité biopolitique dans laquelle nous baignons, et elle cherche son public sur les sites mêmes de la vie quotidienne, sans corps, au miroir de nos vies tronquées. L’art sort du théâtre en gardant une allure de familiarité, prolongeant ainsi sa propre visibilité dans un magma social déstabilisé. Nos mains étreignent le vide, tout en nous rappelant que nous sommes vivant·es, désirant·es, cherchant l’être humain.

♦♦♦

Derrière la vitre. « Chaque art atténue les différences propres et souhaite dialoguer, alterner avec un art voisin » (Banu, 2020). Georges Banu résume ainsi l’hybridité des arts scéniques postmodernes, insistant sur l’idée du dialogue, de l’échange et de la mixité qui s’impose à lui, alors que la brusque fermeture des théâtres et des lieux de rassemblements, au moment où il écrit, frappe le théâtre d’un interdit. Comment les artistes de scène peuvent-il·elles appréhender le jeu, les corps, les espaces d’échange en intégrant le silence imposé et le danger de la proximité? Par l’« étrangeté » des « spectacles impurs », poursuit l’essayiste, l’hétérogène a le pouvoir de transmuer la représentation et de défaire les formes de la scène (idem). Banu souligne-t-il ainsi la remarquable versatilité des arts scéniques? Il rejoint à coup sûr l’idée de Joseph Beuys sur la performance, qui était d’« élargir l’ancienne conception de l’art, pour la rendre aussi vaste, aussi grande que possible, et selon les possibilités, pour l’agrandir jusqu’à y englober toutes les activités humaines » (Beuys, cité dans Filliou, 1970 : 178).

♦♦♦

Solos prêts-à-porter : le sens est incertain, à cause du paradoxe dans les termes. Qu’y a-t-il à enfiler, à acheter, à collectionner, à découvrir de la mode, sinon l’insuffisance du contenu dans un défilé de solistes miniaturisé·es, encapsulé·es dans cette caméra qui projette ses rêves jusque sur nos os? En un sens, la mixité des langages, incluse dans l’aporie sémantique, s’entend dans l’ordre donné aux artistes de se tenir prêt·es à porter leur unicité créative tout au long de ces restrictions sanitaires. Le mode virtuel de ce défilé est un compromis entre message et poème, un petit ricanement à l’endroit du métissage des arts.

♦♦♦

Horizons invisibles. En 2020, il y eut un virage dans nos vies. On se mit brusquement à ne parler que de contagion : « Restez chez vous, évitez la proximité physique. Vivez en mode virtuel. » Nos vies se sont resserrées; il y eut maints barrages. L’installation de Karine Ledoyen venait tout à coup nous rappeler toutes les distances, tous nos rêves d’ailleurs, et transporter notre immédiateté restreinte à ces images et à ces sons dans une évocation de minuscules intrigues et d’espaces emboîtés, enkystés, prêts-à-migrer.

♦♦♦

Entre peaux. En bonne compagnie, j’ai déambulé avec la professeure et autrice Michèle Febvre entre les magasins, à mon rythme et à mes heures, dans l’achalandage épars. Nous pouvions échanger sans cérémonie ni silence théâtral sur l’appauvrissement du matériau physique de la danse, sur ce qui avait été gagné et ce qui s’était perdu. Du ready-made à la Duchamp, il nous restait le titre de l’oeuvre, un écho sympathique, et nous aurions pu nous demander s’il était question d’art performatif, au sens où l’entendait Hannah Arendt en 1977, ou d’art de création formaliste, autonome et autopoïétique, tel que Peter Bürger le définissait en 2010. Mais le jeu de piste absorbait nos esprits. Il était clair que nous étions devant un art d’inspiration situationniste, tel qu’il se présente dans des mouvements comme Reclaim the street, subvertising à Londres, ou culture jamming en Californie : une installation simple et efficace, à la finalité critique et politique du consumérisme dans le droit fil de No Logo : la tyrannie des marques de Naomi Klein (2001). Alors, nous avons parlé du froid, tendu nos paumes dégantées, regardé nos mains écrans, les regards des enfants, la « petite foule » des gens ordinaires déambulant dans l’espace public et marchand, comme l’écrivit et le titra Christine Angot (2014). En croisant les regards curieux, les réactions amusées, il faisait bon voir que tout ce qui bouge dynamise les habitudes machinales et les régulations ordonnées, malgré la distance légale imposée. Mais la caresse restait froide, et les danses, joliment colorées, sacrifiées.

♦♦♦

Métamorphoses. Dans ce monde à demi-présent d’un spectacle à demi-vivant, s’entendaient le témoignage et l’inquiétude de la chorégraphe sur l’avenir de la création : « Me replier en moi et non sur moi. Une opportunité à saisir pour un changement personnel, dans mon organisation et dans la société si possible. Quel sera le monde dans un an? Quel sera mon monde dans un an? Depuis toujours, l'incertitude et le doute sont mes vieilles complices en création ». Ces questions sur son site[14] témoignent d’une solitude anxieuse, l’inscription sociale de l’artiste étant plus que jamais fragile, aux limites de l’invisible. Notre déplacement avec Ledoyen et ses invité·es a été celui des chenilles : la force de ces insectes consiste, depuis leur premier état larvaire à celui de papillon en devenir dans sa chrysalide, à tenir vivante l’image sans violence de la danse, malgré tous les projets de création morts dans l’oeuf, et à faire voltiger des corps virtuels dans nos mains d’abord chrysalides puis devenues des ailes, ainsi que surgissent, porteurs de longues migrations et prometteurs du renouveau de l’été, les papillons.

♦♦♦

« Osez! », avait-elle dit?

♦♦♦

Direction artistique : Karine Ledoyen. Chorégraphie et interprétation : Aïcha Bastien-N’Diaye, Louise Bédard, Julia-Maude Cloutier, Elizabeth Crispo, Stacey Désilier, Jean-François Duke, Sara Harton, Mecdy Jean-Pierre (Venom), Karine Ledoyen, Mikaël Xystra Montminy, Nelly Paquentin, Odile-Amélie Peters, Fabien Piché, Léa Ratycz-Légaré, Jessica Serli, James Viveiros, Ariane Voineau. Conception sonore : Pascal Asselin aka Millimetrik, Josué Beaucage, Anne-Marie Bernard, Antoine Berthiaume, Emilie Clepper, Roger Cournoyer, Mathieu Doyon, Michel F. Côté, Etienne Lambert, Nelly-Ève Rajotte, Patrick Saint-Denis. Vidéo : Eliot Laprise, Timothée Lejolivet. Oeil extérieur : Eve Rousseau-Cyr, Sophie Michaud, Lydia Wagerer. Une coprésentation de Danse K par K, de La Rotonde et de l’Agora de la danse.