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East Side Gallery, Berlin (Allemagne), 2019.

Photographie d’Aline Carrier.

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Lors de mes études au Conservatoire d’art dramatique de Québec (CADQ), qui se sont déroulées entre 1980 et 1983, Marc Doré, alors enseignant et directeur de cette institution, m’avait présenté les bases du jeu bouffonesque. À ce moment-là, les quelques connaissances que j’avais acquises en relation avec ce style de jeu n’étaient pas assez précises pour me diriger vers une maîtrise de cet art. Lors d’une rencontre ultérieure avec Doré, en 2005[1], il m’a présenté une pièce de théâtre, Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), qu’il avait écrite et mise en scène en 1992 avec des finissant·es du CADQ pour souligner le 500e anniversaire de la « découverte » des Antilles par Christophe Colomb et son équipe de marins. J’avais ce qu’il fallait pour entreprendre une merveilleuse odyssée qui allait me conduire vers une meilleure connaissance de ce type de jeu, et, par la suite, pour mettre en pratique mes connaissances en mise en scène et diriger une bande de bouffon·nes dans le cadre d’une pièce de théâtre écrite pour eux et elles. Avant de porter à la scène la pièce, j’ai enseigné le jeu bouffonesque aux comédien·nes[2], ce qui a contribué à en saisir l’esprit. Afin d’y parvenir, j’ai diversifié les approches pédagogiques accordant à chacun·e la possibilité d’incarner son·sa bouffon·ne dans le plaisir et la réussite. Pour ce faire, les travaux de Lev Vygotski sur la zone proximale de développement m’ont aidée à mettre des mots sur mon enseignement du jeu bouffonesque.

Une fois la vie donnée aux bouffon·nes, j’ai commencé la mise en scène de Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons). La pièce se divise en trois temps : le départ de la terre européenne, la traversée de l’Atlantique et l’arrivée aux Antilles. Ces moments-lieux m’ont influencée quant à la mise en espace des personnages. De plus, ayant acquis une plus grande maîtrise du jeu bouffonesque grâce aux improvisations, j’ai pu comprendre comment le·la bouffon·ne interprète le personnage qui lui est assigné. Après l’enseignement, puis la mise en scène, est arrivé le moment de présenter la pièce au public : trois représentations au Québec (Montréal, La Pocatière et Sainte-Marie) et deux en Europe (France et Espagne). Chaque représentation m’offrait la chance de réajuster un type de jeu qui demandait sans cesse des précisions, qui faisait naître des questionnements. En somme, ce projet était une école qui m’a donné l’occasion de revisiter les fondements de l’interprétation.

L’esprit bouffonesque

Les bouffon·nes, comme enseigné·es au Conservatoire d’art dramatique de Québec, sont affreux·euses, donnant l’impression d’émerger de la terre. Il·elles arborent des bosses et ont des voix qui résonnent dans leur corps déformé. Il·elles sont construit·es de façon asymétrique : il·elles boitent, claudiquent, ont un bras paralysé, le cou raide. Les bouffon·nes n’imitent pas les humains; il·elles s’en moquent. Il·elles sont capables de déceler la faille qui se trouve en chacun·e de nous et d’aller chatouiller ce que nous ne voulons pas montrer au monde. Il n’y a aucune malice chez les bouffon·nes, juste le plaisir de la moquerie. Il·elles se tiennent en bande. On ne retrouve pas de conflit entre les membres du groupe. Par exemple, si un·e des bouffon·nes quitte la bande, ce n’est pas parce qu’il·elle est en colère; c’est qu’il·elle est en train de se moquer de celui ou celle qui s’en va. Doré fait d’ailleurs remarquer que « la moquerie commande de l’esprit et de la spiritualité. L’esprit moqueur est rapide, incisif et foudroyant » (Doré, entrevue, avril 2015). Ces personnages rigolent des départs, de la gestuelle que les humains utilisent pour exprimer leur peine à laisser l’être aimé, sans toutefois qu’il soit question d’un théâtre psychologique. Notons que les grandes peurs de l’humanité (les maladies, la mort, les catastrophes naturelles, les pandémies, etc.), les représentations visuelles du handicap et des victimes de la guerre, les enlèvements d’enfants, le 11 septembre 2001 sont un véritable terrain de jeux pour les bouffon·nes. Ce que nous prenons au sérieux, il·elles vont en rire.

Trouver son·sa bouffon·ne : ateliers avec Marc Doré

C’est en janvier 2006 que Marc Doré vient donner une dizaine d’heures d’atelier[3] afin que les jeunes comédien·nes aient l’opportunité de trouver leur bouffon·ne. L’exploration se fait grâce à des exercices physiques et d’improvisation. Le·la bouffon·ne s’inscrit d’abord dans le corps et les gestes et ce n’est qu’ensuite que sa moquerie contamine l’esprit. Doré invite le groupe à former un grand cercle. Une comédienne circule à l’intérieur du rond et marche normalement. Elle est suivie par une autre participante dont l’objectif est d’exagérer la démarche de la première. Celle qui déambule normalement se voit marcher différemment, ce qui représente pour elle une source d’inspiration très riche pour la démarche de son·sa bouffon·ne. Une fois cet exercice complété par chaque comédien·ne, Doré demande aux participant·es de se mouvoir dans l’espace tout en explorant leur démarche. Il les rend sensibles à leurs bosses internes et externes, et les encourage à intégrer ces sensations à leur nouvelle façon de marcher. En sculptant les corps, il permet la naissance des bouffon·nes. Le groupe se retrouve ainsi au royaume du tout croche, de l’anormal, du bizarre, de l’accidenté, du profondément différent et du plaisir à être ainsi, et ce, à partir de propositions de jeu. Parmi celles-ci, une situation d’improvisation qui se déroule dans un magasin de vêtements. Nous voyons la « bouffonne-vendeuse » mettre tous les articles du magasin sur le dos de la « bouffonne-acheteuse » dont le corps se transforme sous le poids imaginaire des vêtements essayés. Nous entendons la vendeuse dire à l’acheteuse que tout lui va bien, tellement que cette dernière achète tout. Un autre élément qu’apporte Doré, lors des exercices, est la musique à partir de laquelle les bouffon·nes improvisent. Il·elles dansent au son de percussions et, suivant le rythme, il·elles émettent des sons tribaux. La danse se termine inévitablement dans un formidable chaos où s’entassent au sol les corps. Pour se sortir de ce magma, ces corps roulent sur eux-mêmes en riant.

La pédagogie selon Lev Vygotski[4]

Ma lecture des travaux de Vygotski (Ivic, 1994; Bodrova et Leong, 2011; Wright, 2016) sur la zone proximale de développement (ZPD) m’a dotée d’un langage facilitant la transmission de mes connaissances théâtrales à mes élèves, notamment à travers le jeu bouffonesque, et permettant la compréhension des stratégies pédagogiques que j’utilisais alors. Parmi tous les aspects de la ZPD, celui-ci a éclairé mon enseignement auprès des comédien·nes :

Cette zone est définie comme la différence (exprimée en unité de temps) entre les performances de l’apprenant laissé à lui-même et les performances du même apprenant quand il travaille en collaboration et avec l’assistance de l’adulte qui se définit comme suit : démonstrations de méthodes devant être imitées, exemples donnés, questions faisant appel à la réflexion intellectuelle et collaboration dans des activités partagées comme facteur constructif du développement

(Ivic, 1994 : 12).

La ZPD repose ainsi sur l’aide apportée par l’adulte à l’apprenant·e, qui est en mesure d’apprendre en réalisant des réussites parce que ses apprentissages sont adaptés en fonction de ses capacités cognitives. S’il·elle réussit, il·elle sera motivé·e à poursuivre sa formation. L’adulte a le souci de présenter des exercices ni trop faciles ni trop difficiles afin de s’assurer que l’élève évolue tout au long du processus d’acquisition de nouvelles connaissances.

Comme le mentionne Vygotski, l’apprenant·e compte sur ses apprentissages antérieurs pour en faire de nouveaux (Renaud et al., 2016). J’ai formé des élèves qui, au cégep et à l’université, ont rencontré d’autres metteur·es en scène ayant contribué à enrichir leur expérience théâtrale[5]. J’étais en mesure de situer leur ZPD, c’est-à-dire la zone où les apprentissages répondent des capacités de chacun·e; une zone de réussites et non d’échecs. Je devais compter sur ce qu’il·elles savaient sur le jeu, sur ce que je pouvais leur apprendre et sur ce que leurs pairs avaient à ajouter. Selon Vygotski, il est important de partir du social pour aller vers l’individu. J’avais d’ailleurs observé ce point lors des explorations autour des démarches des boufon·nes mentionnées précédemment. Un autre aspect de la pédagogie de Vygotski traite de l’interaction des pairs. Cet enjeu était présent lorsque nous avons élaboré collectivement le costume des comédien·nes. Les propositions des pairs étaient entendues, mais il revenait à chacun·e de garder ce qui fonctionnait selon son·sa bouffon·ne.

Les apprentissages ont permis la création des bouffon·nes, et leur développement s’est fait lorsque nous avons abordé la pièce Christoeuf. Tout ce qui avait été appris prenait corps grâce aux personnages de la pièce, à l’histoire racontée, à la mise en scène, à la compréhension des répliques, aux rythmes, aux ambiances. Au regard de ce constat, la démarche en deux temps de Vygotski s’est avérée favorable à l’acquisition de connaissances nécessaires à l’interprétation. Afin de mieux comprendre les différents points de la ZPD, j’expliquerai désormais, de façon pragmatique, comment j’ai pu guider les comédien·nes à approfondir la recherche de leur bouffon·ne et les diriger vers l’autonomie qu’exige la représentation théâtrale.

Exercices d’approfondissement pour la recherche du ou de la bouffon·ne

Pour Vygotski, il importe que l’enseignant·e diversifie ses contenus et qu’il·elle s’assure que les apprenant·es se situent dans leur ZPD (Renaud et al., 2016). Pour respecter cette perspective de formation, j’ai accompagné les élèves à réviser les notions connues du jeu qui allaient être transférées dans la performance bouffonesque. Une fois les bases de l’interprétation mises en place, le grand jeu de l’improvisation pouvait commencer, et l’esprit des bouffon·nes, l’esprit de la moquerie, se développer. Je remarquais que la facilité à tomber dans le jeu psychologique était omniprésente, car c’était à peu près le seul genre de théâtre que les élèves avaient touché pendant leurs études au secondaire, au collégial et à l’université, ainsi que le seul genre visité par les pièces qu’il·elles avaient vues dans les théâtres institutionnalisés. Des mises en situation étaient alors proposées au groupe afin d’assurer le réflexe de se moquer et d’évacuer celui de la psychologie, ce qui n’était pas simple pour les comédien·nes.

Exercices d’entraînement physique

Il est important, pour l’adulte, de varier ses formes de travail dans le but d’augmenter les possibilités corporelles de chacun·e. Les exercices physiques qui ont permis aux acteur·trices d’assouplir et de fortifier leur corps, en ce qu’ils mobilisaient les muscles de différentes façons et de manière globale, venaient du cirque et du tai-chi. Au sein de la troupe, il y avait une jeune comédienne qui avait fait l’École de cirque de Québec pendant quelques années et qui, lors de l’échauffement, était bien outillée pour partager au groupe des mouvements faisant travailler le corps. Elle proposait des étirements et des exercices qui visaient l’aspect cardio-vasculaire. Ceux-ci s’exécutaient seul·e (la course à pied), en duo (la brouette) ou en équipe (le kin-ball). Cette situation confirme qu’un·e élève dépositaire de connaissances peut prendre la place de l’enseignant·e afin d’accompagner ses pairs dans leurs apprentissages, une possibilité d’ailleurs soulevée dans les recherches de Vygotski.

Exercices vocaux

Pour les exercices vocaux, j’utilisais différentes approches pour m’assurer que la voix de chaque bouffon·ne était bien placée dans son corps et qu’elle résonnait aux bons endroits. Ce travail, qui a duré quelques semaines, m’a fait prendre conscience, en tant que pédagogue, du potentiel de la diversité et de la multiplicité des explorations vocales qui, en fonction du degré d’implication des comédien·nes, permettaient à ceux-ci et celles-ci de trouver la voix de leur boufon·ne. Les formes de travail que je suggérais convenaient inégalement pour chacun·e, mais, au bout du compte, tous et toutes étaient parvenu·es au résultat escompté : placer leur voix en leur personnage. En les aidant, je constatais que les apprentissages variaient d’un individu à l’autre.

D’après mon expérience de metteure en scène et de pédagogue, la voix d’un personnage demeure l’élément le plus difficile à cerner pour les comédien·nes. Dans un courriel daté du 4 février 2006, je posais la question suivante à Marc Doré : « La voix du bouffon vient-elle de sa bosse, je m’aventurerais à dire de sa bosse principale, celle qui détermine sa démarche? », ce à quoi il a répondu : « La voix de la bosse? C’est à peu près ça. À partir de la posture du corps soumis à la bosse, la voix est changée. C’est cette voix-là, mais légèrement modifiée sinon c’est inaudible ». À partir de cette précision, le travail de la voix invitait chaque comédien·ne à saisir la voix convenant le mieux à son·sa bouffon·ne. Ici, la difficulté était de faire sentir que la voix qu’il·elle utilisait venait de la bosse en styromousse. Il·elle devait donner l’impression que l’inorganique (la styromousse) était organique (faisait partie de son corps). Les bosses avaient été découvertes lors de l’exercice de la marche du bouffon. Certaines parties du corps devenaient prédominantes pour chacun·e. La mise en relief de ces prédominances s’est faite grâce à des morceaux de styromousse. Une fois installées sur le corps des comédien·nes, les bosses m’indiquaient où la voix devait résonner, et ce, d’après leur position. Par exemple, si une bosse, la plus importante de toutes, était située au sommet de la tête, je privilégiais la voix de tête et je voyais avec le·la comédien·ne la possibilité d’utiliser cette voix sans forcer les cordes vocales.

Exercices de jeu théâtral

Dans le but d’aider les comédien·nes à approfondir leur personnage et pour leur faire comprendre où je voulais en venir concernant l’interprétation, j’allais de leur côté de la scène et j’imitais leur bouffon·ne. C’est ce que Vygotski nomme les exemples donnés (Pasa et Ragano, 2008 : 68).

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), avec Aline Carrier qui joue et imite certain·es bouffon·nes. Université du Québec à Montréal (Canada), 2007.

Photographie de François Saint-Hilaire.

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De plus, la diversité des exercices que j’ai eu à créer a permis d’aborder un thème d’improvisation sous plusieurs angles. Les apprentissages sont devenus de plus en plus complexes parce qu’ils ont été maîtrisés, au début, de façon fragmentée et, par la suite, ils ont été amalgamés et unifiés pour faire un tout qui était juste et précis. Il me fallait donc inventer des avenues qui développeraient les habiletés des jeunes comédien·nes par rapport aux possibilités infinies de jeu qu’autorisent les bouffon·nes. J’ai élaboré mes exercices en m’inspirant, entre autres, d’une phrase de Jacques Lecoq : « Les bouffons viennent toujours devant le public pour représenter la société. Dès lors, tous les thèmes sont possibles : la guerre, la télévision, le Conseil des ministres ou tout autre événement de l’actualité, source d’inspiration et de jeu inépuisable » (Lecoq, 1997 : 134). Ainsi, j’ai pigé, dans notre monde, des situations que les bouffon·nes auraient du plaisir à grossir et à exagérer. J’ai donc proposé Loft Story[6]. En équipe de trois ou de quatre, il·elles devaient choisir un angle de l’émission dont il·elles voulaient se moquer. Lors de la présentation du travail d’une équipe, composée d’un garçon et de trois filles, nous avons eu droit à une séance de baise à la manière bouffonesque. Il·elles nous démontraient, non pas en vingt heures mais en cinq minutes, que cette émission est basée sur le sexe et que chaque participant·e a pour objectif de coucher avec les autres.

La musique a été une autre source d’inspiration. Je savais, avant même d’en concevoir les détails, qu’elle jouerait un rôle important dans la représentation théâtrale de la pièce Christoeuf qui serait présentée à Grenoble dans le cadre d’un festival de théâtre[7] et à Barcelone[8]. La mise en scène réalisée à partir de la musique favoriserait une compréhension universelle de certains segments importants de la pièce pour le public dont la langue maternelle était différente du français. Pour ce faire, il importait, à mon avis, que la création musicale soit la plus proche possible de l’esprit bouffonesque que nous étions en train de définir. Les musiciens présents aux ateliers étaient en mesure de comprendre et de sentir, en même temps que les comédien·nes, l’univers des bouffon·nes. J’ai profité de la présence d’un percussionniste afin de créer un environnement sonore tribal sur lequel faire danser les personnages qui avaient à suivre les cadences et les intensités. Cet apport des musiciens fut remarquable et apprécié par les participant·es. Entouré·es de pairs et de musiciens, les comédien·nes développaient des apprentissages sur l’esprit bouffonesque, sur la façon de bouger, sur l’exploration des rythmes. Il·elles apprenaient sans moi.

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), avec les boufon·nes qui dansent en répondant de l’environnement sonore tribal aménagé pour eux et elles. Université du Québec à Montréal (Canada), 2007.

Photographie de François Saint-Hilaire.

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Grâce à ces formes de travail proposées par les musiciens, les comédien·nes ont pu développer l’écoute et la capacité à aller au bout d’une folie. Chacun·e a pu explorer un territoire du jeu qu’il·elle ne connaissait pas. Ce sont les bouffon·nes qui dansaient et « [d]ans ce cas, les acteurs eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils font, mais ils le font » (Lecoq, 1997 : 134). Plusieurs ont réussi à s’abandonner dans la danse. Il·elles étaient autres. Après un exercice de cet ordre, il s’est avéré essentiel de faire une rétroaction sur ce que les comédien·nes avaient vécu. Il·elles avaient besoin de s’écouter et de parler de l’expérience qu’il·elles venaient de vivre. Les commentaires ont été riches et éclairants pour la suite de la recherche. Nous confirmions la proposition de Vygotski selon laquelle l’interaction entre les pairs constitue un élément fort important du processus d’apprentissage.

J’ai ensuite poursuivi l’exploration en demandant aux bouffon·nes de former des équipes de trois et de s’inspirer d’un conte de Charles Perrault. Cet exercice les préparait à jouer un rôle qui se situe à un deuxième niveau : le·la comédien·ne joue son·sa bouffon·ne qui, à son tour, joue un personnage, le Petit chaperon rouge ou Boucles d’Or. Le·la bouffon·ne ne pouvait pas s’impliquer dans le personnage de façon psychologique comme l’aurait fait un·e comédien·ne pour interpréter, par exemple, une pièce d’Anton Tchékhov[9]. En effet, ici, le·la bouffon·ne ne disposait pas, comme référence, du « système[10] » (Corvin, 2003 : 1598-1599) de Constantin Stanislavski pour construire son personnage. Dans le cas qui nous intéresse, les comédien·nes devaient donc, après avoir bien fortifié les bases de leur bouffon·ne, s’attaquer à la construction du personnage. Pour incarner le Petit chaperon rouge, le·la comédien·ne mettait en relief la naïveté de la petite fille. Sans perdre de vue leur bouffon·ne, il·elles construisaient ces personnages de conte en utilisant les traits essentiels qui caractérisent le loup et le chaperon afin de donner la chance aux spectateur·trices de les reconnaître. Ce jeu a été éclairant. Il nous fallait comprendre cette différence avant de commencer à répéter Christoeuf, où l’on retrouve des personnages historiques : Christophe Colomb, Ferdinando, Ysabela, Pinzón, etc. Je devais constamment m’assurer qu’un·e comédien·ne joue son·sa bouffon·ne qui se moque d’un personnage. Je devais évaluer la réussite de chaque comédien·ne au terme de l’exercice du conte de Perrault avant de poursuivre avec un exercice plus complexe. À la suite de ces improvisations, des scènes de Christoeuf ont été explorées. Je les ai présentées aux bouffon·nes sous forme de jeux. Il y avait un moment où il·elles tombaient par terre en réaction à une réplique de Cécé (Christophe Colomb) : « D’abord… vous savez tous que la terre est ronde? » Il a fallu organiser la chute chaotique de sept bouffon·nes. C’était drôle, et rapidement s’est imposée l’idée de chuter trois fois de suite plutôt qu’une.

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), avec les bouffon·nes qui réagissent suite à la réplique de Cécé. Université du Québec à Montréal (Canada), 2007.

Photographie de François Saint-Hilaire.

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À cette étape du travail, les bouffon·nes étaient mieux défini·es grâce à la généreuse collaboration des comédien·nes au cours des exercices que je leur avais proposés, grâce aussi aux questionnements et aux embryons de réponses qui avaient émergé de nos discussions. J’ai senti que les comédien·nes devenaient autonomes en regard des apprentissages liés à la recherche de leur bouffon·ne.

Les bosses et le costume

Tout au long de ce travail, qui a duré un an, les bouffon·nes ont composé leur costume à partir de morceaux de styromousse avec lesquels il·elles formaient des bosses placées sous leur combinaison. Au fil des ateliers, j’ai vu ces bosses changer de place sur le corps des acteur·trices et apparaître par-dessus leurs vêtements, prendre du volume et de la longueur. Les visages disparaissaient sous des bas de nylon de différentes couleurs, de différentes épaisseurs, troués pour les yeux, la bouche et le nez. Les bosses, ajoutées à ces visages voilés, accentuaient la difficulté de reconnaître les traits humains. Les costumes ont été en perpétuel changement tout au long des ateliers. Cette façon d’entrevoir le travail sur les costumes correspondait à celle de Jacques Lecoq :

Dans cette phase de travail, j’insiste pour que les costumes ne soient jamais définitifs, ni trop élaborés. Il importe qu’ils demeurent provisoires, relativement sommaires, jetables, et qu’ils puissent évoluer dans la recherche avant d’aboutir éventuellement, en fin de parcours, à une forme plus définitive

(Lecoq, 1997 : 134).

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons). Au fil des mois, les costumes prenaient forme, se précisaient. Université du Québec à Montréal (Canada), 2007.

Photographie de François Saint-Hilaire.

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Au mois de mars 2007, nous étions prêt·es à peaufiner les costumes. Pour ce faire, nous avons discuté des ajouts possibles, signifiants et communs pour chaque bouffon·ne, en gardant en tête que les personnages principaux étaient des marins et que l’action se passait majoritairement sur une caravelle. Il en est ressorti qu’il fallait voir sur les vêtements, à des endroits stratégiques, des cordes symbolisant celles utilisées pour manoeuvrer les bateaux.

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), avec les bouffon·nes dont les costumes sont décorés de cordes afin de symboliser celles qui sont propres aux marins et à la caravelle. Espace 600, Grenoble (France), 2007.

Photographie d’Aline Carrier.

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Pour s’assurer de la spécificité de chaque bouffon·ne et de la présence essentielle des cordes, nous avons procédé de la façon suivante : un·e bouffon·ne allait en avant, et chaque comédien·ne de la troupe émettait des suggestions pour ajouter une corde autour de la taille, d’un bras ou d’une jambe. Certaines bosses perdaient en volume, d’autres en gagnaient. Le partage des commentaires des pairs servant à bonifier chacun des costumes bouffonesques a nourri les apprentissages des comédien·nes sur l’importance des éléments récurrents : les cordes, les bosses, les couleurs ajoutées pour mettre en évidence les protubérances. De plus, ce qu’on retrouvait sur le costume devait avoir sa raison d’être au même titre qu’un décor et des accessoires pour une pièce de théâtre. Le costume devenait le décor et les accessoires.

Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons), avec les bouffon·nes dont les costumes servaient de décor et d’accessoires. Université du Québec à Montréal (Canada), 2007.

Photographie de François Saint-Hilaire.

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Les représentations

Il y a eu cinq représentations de Christoeuf, soit trois au Québec : à La Pocatière dans le cadre de la première édition du festival Arte-Théâtre, à Montréal au Cabaret Mado et Sainte-Marie, en Beauce, à la salle Méchatigan, où les comédien·nes et musiciens de la troupe avaient fait leurs premières armes sur une scène lorsqu’il·elles étaient au secondaire. Ces trois représentations ont servi à améliorer nos points faibles par rapport à l’interprétation, au rythme et à l’énergie avant de nous envoler vers l’Europe : à Grenoble en France et à Barcelone en Espagne.

Festival Arte-Théâtre, La Pocatière (Québec)

C’est au printemps 2007 que nous avons participé à la première édition du festival Arte-Théâtre de La Pocatière qui s’est déroulée tout au long du mois de mai. Puisque deux comédien·nes de la troupe avaient complété un diplôme d’études collégiales en théâtre au cégep de l’endroit, le groupe a pu présenter la production le 12 mai, à 16 heures, dans la cour de l’établissement. Cette représentation était importante, car les bouffon·nes sortaient des salles de répétition pour la première fois. J’avais des questions qui me trottaient dans la tête : comment les gens allaient réagir en voyant ces personnages venus d’un autre monde? Est-ce que la mise en scène allait captiver l’auditoire pendant une heure? Est-ce que les bouffon·nes allaient avoir l’énergie nécessaire pour soutenir la pièce pendant toute la durée de la représentation? Allaient-il·elles s’essouffler en cours de route malgré l’entraînement physique qu’il·elles continuaient de pratiquer? Je savais qu’après cette première représentation, j’allais avoir les réponses à mes questions, ce qui a été le cas. Le rythme a ralenti vers les deux tiers de la pièce. Les bouffon·nes avaient commencé le spectacle avec trop d’enthousiasme, trop de force. Ce fut une bonne leçon, car il·elles allaient devoir répartir également leur énergie du début jusqu’à la fin de la pièce pour les prochaines représentations. Lors de la répétition qui a suivi, j’ai demandé à chaque membre de la troupe quels avaient été leur coup de coeur et leur coup de masse. Cet exercice nous a permis de faire un examen du spectacle et nous a indiqué clairement les séquences que nous devions améliorer.

Cabaret Mado, Montréal (Québec)

Cabaret Mado est un lieu où les drag queens se rencontrent. Il est situé sur la rue Sainte-Catherine à Montréal. Un des jeunes comédien·nes connaissait bien l’endroit et il a entrepris de faire les démarches afin que nous puissions aller présenter Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons). Il nous avait assuré que la scène était assez grande pour recevoir le spectacle, que nous pouvions compter sur quelques bons projecteurs pour recréer les différentes ambiances correspondant aux différents lieux de la pièce, que nos musiciens seraient à proximité des comédien·nes afin de suivre l’action et que les spectateur·trices auraient le silence nécessaire pour écouter la pièce. Il ne fallait pas oublier que ce bar accueille habituellement des spectacles de variétés où les gens peuvent consommer et parler sans que cela ne dérange les artistes sur scène. Le jeune comédien qui voulait que nous jouions dans ce bar poursuivait un objectif louable qu’il nous a confié : performer dans un endroit où les artistes rendent poreuses les frontières du genre en ajoutant à leur costume des prothèses, où ceux-ci peuvent entretenir, sans inhibition, un discours qui fait rigoler, qui se moque, qui se donne des permissions. Tout comme les bouffon·nes! Pour lui, le Cabaret Mado était l’endroit tout indiqué pour présenter la pièce. En arrivant sur les lieux, j’ai constaté que la scène était trop petite, que les éclairages n’étaient pas adéquats et que les musiciens avaient un espace très restreint pour déployer leurs instruments de musique. Or, puisque nous étions sur place, nous avons décidé de jouer la pièce.

Ce fut catastrophique. Les habitué·es du bar ne comprenaient pas ce qui se passait sur la scène, continuant leurs discussions et, par le fait même, perturbant les comédien·nes. Les spectateur·trices qui étaient venu·es écouter la pièce ont été incommodé·es par ce babillage incessant. Pour les jeunes comédien·nes, qui ont joué la pièce d’un bout à l’autre, ce fut un exercice de concentration et d’adaptation hors du commun. Après la représentation, la troupe était déçue de sa performance. Nous avons dû mettre en perspective le contexte dans lequel elle avait joué afin de dégager les inconvénients qui avaient affecté le jeu. Nous avions quand même retenu un élément positif de cette expérience : chacun·e avait augmenté sa capacité de concentration et sa volonté de défendre le projet dans un contexte où la réception du spectacle était affectée par des éléments extérieurs.

Polyvalente Benoît-Vachon, Sainte-Marie (Québec)

C’est dans cette école que les comédien·nes et les musiciens avaient fait leurs études secondaires et participé à des pièces ou à des spectacles de variétés. La table était mise pour une bonne représentation avant que nous nous envolions vers la France : le groupe connaissait très bien cette scène, il allait jouer devant parents et ami·es, et les équipements d’éclairage et de sonorisation, à notre disposition, étaient à la fine pointe de la technologie. Les représentations à La Pocatière et à Montréal nous avaient appris des leçons à partir desquelles nous avions, les semaines suivantes, oeuvré assidûment. Les comédien·nes savaient désormais gérer leur énergie afin d’en avoir tout au long de la représentation et il·elles continuaient d’améliorer leur concentration, nécessaire et essentielle au style de jeu que nous avions privilégié. Après la représentation, les quelque deux cents spectateur·trices étaient enchanté·es de connaître le jeu bouffonesque, de s’être fait raconter cette histoire par les bouffon·nes. Pour ma part, je faisais le constat suivant : la troupe était habitée par ce projet depuis presque deux ans. Les comédien·nes avaient développé une grande complicité. Il·elles avaient beaucoup de plaisir à se retrouver. Les bouffon·nes leur donnaient des permissions. À ce moment-ci des représentations, la troupe arrivait presque à jouer pour elle-même, c’est-à-dire à ne pas prendre en compte qu’elle se produisait devant un public. Je devais lui rappeler qu’elle jouait pour les spectateur·trices à qui l’histoire était dédiée, que son plaisir d’être ensemble devait être communiqué et ne devait pas se limiter à un petit groupe de bouffon·nes. Ici, je faisais appel à l’acte de donner ce que chacun·e avait appris pendant deux ans, à la générosité du ou de la comédien·ne envers son public.

Rencontres du Jeune Théâtre Européen, Grenoble (France)

Je suis une habituée de ce festival de théâtre. Tous les jours de l’événement, nous participons à des débats où sont discutées les productions théâtrales vues la veille. Les sujets privilégiés des discussions sont les choix artistiques des metteur·es en scène : la pièce, le style de jeu, les éclairages, les accessoires, la musique et les costumes. Les points de vue diffèrent selon la culture de chacune des troupes qui proviennent d’une quinzaine de pays. Ces débats sont très formateurs pour les participant·es.

Dès notre arrivée à Grenoble, les jeunes Québécois·es ont contracté une mauvaise grippe qui en a affaibli plusieurs. La toux, la fièvre, les extinctions de voix, le manque de sommeil les ont empêché·es de donner une performance d’une qualité à laquelle il·elles s’étaient préparé·es. Le soir de la représentation, les comédien·nes ont été impressionnant·es de générosité. Puis, il·elles se sont effondré·es. Je leur ai exprimé mon admiration pour avoir eu le courage de donner le spectacle malgré tout ce qu’il·elles vivaient depuis leur arrivée. Le lendemain, lors du débat quotidien, les participant·es aux Rencontres ont posé des questions sur le jeu bouffonesque, sur les costumes, sur la mise en scène, sur l’exigence physique de ce style de jeu très particulier. Nous avons reçu des commentaires positifs, notamment au sujet de la mise en scène qui était réglée au quart de tour et de la prestation des acteur·trices qui ont donné aux spectateur·trices une grande leçon de jeu.

L’expérience grenobloise nous a donné l’occasion de soulever l’importance du conditionnement physique des comédien·nes. Comme des athlètes, il·elles doivent s’entraîner afin d’assurer la tenue des représentations malgré les grippes, les rhumes, les inconvénients qui peuvent les faire annuler. Ainsi, l’énergie potentielle (travail en puissance) qu’il·elles emmagasinent pendant toute la préparation du spectacle, grâce aux nombreux exercices de mise en forme, se transforme en énergie cinétique (énergie du mouvement) au moment de la représentation.

Barcelone (Espagne)

Après Grenoble, nous avons pris le train pour nous rendre à Barcelone. Une troupe de théâtre, dirigée par Anna Caudet, nous y attendait. Anna et moi avions établi un horaire afin de permettre aux deux troupes de faire des échanges de connaissances théâtrales. Elle s’inspire du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal[11] pour créer son théâtre. Elle a donc fait vivre aux jeunes comédien·nes québécois·es des ateliers en relation avec le travail de Boal. Ce qui était intéressant, c’est qu’avant même de savoir que nous irions en Espagne rencontrer la troupe d’Anna, nous avions puisé des exercices dans le livre Jeux pour acteurs et non-acteurs (Boal, 1997) pour faire travailler les bouffon·nes. Étant donc en terrain connu, nous avons pu aller plus loin dans les propositions ludiques. Par la suite, notre troupe a présenté Christoeuf (Colomb) (sotie pour bouffons) sur la place publique, sur une scène aménagée pour la représentation. Anna a expliqué le scénario de la pièce au public afin qu’il puisse comprendre ce qui allait se jouer devant lui. Connaissant cette histoire qui est la sienne, et la nôtre, cela lui a permis de bien suivre le jeu des comédien·nes québécois·es. À la fin de la représentation, j’ai su, par Anna, que les spectateur·trices avaient bien saisi ce que nous leur racontions et qu’il·elles avaient apprécié les musiques. Ces commentaires nous ont confirmé, entre autres, que le jeu physique des bouffon·nes est un langage en soi. Toutes les émotions sont vécues exagérément et exprimées par le corps des comédien·nes. Leurs attitudes physiques, leurs mimiques, les onomatopées utilisées pour exprimer certaines de leurs émotions, comme la surprise, la peur, la séduction, etc., ont contribué à développer, à leur insu, un vocabulaire et une syntaxe qui, à certains moments de la représentation, sont devenus une forme universelle d’expression et de compréhension pour des gens parlant une langue différente de la nôtre. Dès lors, ce qui était ressenti fortement et clairement pour les bouffon·nes l’était tout autant pour les spectateur·trices.

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Cette grande aventure bouffonesque a laissé des traces indélébiles chez chaque participant·e depuis le projet lancé en 2005. J’ai fait vivre aux jeunes comédien·nes une expérience théâtrale qui a duré deux ans et qui a pris fin lors de la dernière représentation à Barcelone, en 2007. J’ai veillé à communiquer à mes élèves cet esprit si cher aux bouffon·nes. Le costume, un grand masque derrière lequel le·la comédien·ne se cache pour dire sans filtre ce dont les humains ne veulent pas parler, est ainsi ce dispositif par lequel exprimer ce qui est interdit, en s’en moquant. Le·la bouffon·ne trouve les failles de la société, y entre sans vergogne, et clame haut et fort ce qui dérange.

Lors des premiers ateliers donnés par Marc Doré, j’ai été à même de constater que les comédien·nes ont été sensibilisé·es à trouver leurs propres travers grâce à la recherche de leurs bosses. Dans une grande humilité, j’ai senti qu’il·elles étaient allé·es au bout de leurs imperfections. Le défi était grand. Je leur demandais d’interpréter avec justesse ce qui était croche, tordu, répétitif et exagéré.

La lecture des travaux de Vygotski a illuminé la démarche que j’avais utilisée tout au long de l’exploration du jeu bouffonesque : avoir conscience des acquis théâtraux de mes élèves; utiliser différentes formes de travail afin d’assurer la réussite de chacun·e dans la découverte de son·sa propre bouffon·ne; laisser un espace où les pairs peuvent échanger à partir de leurs connaissances et ainsi s’aider à trouver des solutions aux problèmes qui se présentent en cours de route; faire appel à la réflexion intellectuelle des participant·es au projet. Les représentations théâtrales, et l’autonomie ultime qu’a gagnée la troupe au fil des ans, nous ont permis de continuer à affiner le jeu bouffonesque, à nous questionner, à apprendre pour maintenir la zone de réussite de chacun·e. Et c’est ainsi que l’enseignement de ce type de jeu a assuré la pérennité du projet.