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À la racine, avec Chloé Savoie-Bernard et Marilou Craft. Dans le cadre de l’exposition Over My Black Body, Galerie de l’UQAM, Montréal (Canada), 2019.

Photographie de la Galerie de l’UQAM.

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Nous sommes Marilou Craft et Chloé Savoie-Bernard. Nous ne sommes pas des artistes de performance. Première vérité qui n’est pas un aveu, mais un constat. Nous n’avons étudié ni les arts visuels, ni la danse, ni l’interprétation. Marilou Craft est une femme de théâtre, mais travaille dans l’ombre. La seule véritable expérience que possède Chloé Savoie-Bernard des arts vivants en est une de spectatrice. Nous créons par les mots. L’expérience de l’écriture, nous la vivons plus souvent qu’autrement dans la solitude, chacune pour soi, devant nos ordinateurs. 

Nous partageons aussi une habitude : celle d’accumuler les cordes à nos arcs. Est-ce que qui trop embrasse mal étreint? Peut-être accumulons-nous les spécialités, les diplômes, les publications parce que nous sentons que nous n’avons d’autre choix que de nous multiplier. Nous nous devons d’être particulièrement polyvalentes afin de nous assurer d’être bien lues, bien entendues, vraiment vues. C’est peut-être une vérité de plus; il s’agit probablement d’une affaire de corps.

Être femme artiste ne va jamais complètement de soi. Être femme artiste sans être femme blanche est sans doute encore moins évident. Et nous le sommes, les deux. Deux femmes, nées à un mois à peine l’une de l’autre, chacune d’une mère blanche d’origine québécoise et d’un père noir d’origine haïtienne. Pour nous assurer d’avoir une place quelque part, nous posons pied dans chaque espace qui s’ouvre à nous. Chaque interstice est une occasion d’exprimer la place que nous occupons, et peut-être, aussi, d’affirmer celle que nous désirons occuper.

Notre visibilité, dans le milieu culturel où nous travaillons, est sans cesse à la fois activée et désactivée. Régulièrement, on nous demande de prendre la parole ou d’écrire sur le fait d’être noire. Régulièrement, on nous dit aussi que notre couleur n’importe pas. Entre visibilité et invisibilité, entre tokénisme et colorblindness, il nous a semblé que c’était généralement à nous de nous adapter, de faire en sorte que tout le monde soit confortable, que nos corps ne rendent personne mal à l’aise. Taire l’impact des coups durs. S’adoucir. Baisser la voix. Se lisser les cheveux. Maintenant, avez-vous envie de nous écouter? Et pendant que nous travaillons à soigner nos corps pour les rendre acceptables, qui en prend soin?

Ces questions, nous nous les posions chacune de notre côté, sans même le savoir. Nous avons mis du temps à nous entendre, et encore plus à nous parler. Tout ce temps, nous nous connaissions sans nous connaître. Pourtant, nous nous voyions, dans des lancements, dans des spectacles, nous accumulions les salutations, repérant chez l’une et l’autre quelque chose, un air d’une jeunesse peut-être semblable. Nous projetions l’une sur l’autre une sensation que nous espérions partagée : celle d’être prise dans une sororité forcée, d’être encarcanée dans une identité ambiguë. Quand même, nous n’avions pas de connexion véritable. Quelque chose, lentement, s’est tissé au fil d’heures passées enfermées dans un même cubicule, à travailler par hasard au même emploi alimentaire. Nous nous sommes écrit quelques fois sur Twitter, puis sur Facebook. Nous n’étions toujours pas amies. Comme toutes les autres métisses à Montréal oeuvrant dans le milieu culturel, on nous confondait souvent l’une avec l’autre. Dans les dédales de cette relation qui n’en était pas vraiment une, Chloé a invité Marilou à écrire un texte pour Corps, un recueil qu’elle dirigeait. Pour la première fois, le fil qui les reliait se visibilisait : dans un même espace, elles disaient leurs corps, montraient leurs habitations. C’est à peu près à ce moment-là que la performance est arrivée, au détour de ces réflexions, certainement en partie arrimée à elles.

Les commissaires Anaïs Castro et Eunice Bélidor en étaient à mettre en oeuvre Over My Black Body à la Galerie de l’UQAM, une exposition collective qui cherchait à observer « comment les corps noirs sont codifiés, rejetant les “costumes” qui leur sont imposés et dénonçant la violence institutionnalisée », tout en se penchant sur « les nombreux liens de pouvoir, même ceux au sein des communautés noires, qui entravent la libération du corps noir[1] ». Invitée à y prendre part en tant qu’écrivaine, Chloé a spontanément ouvert l’invitation à Marilou. La proposition des commissaires était d’écrire un texte, ensemble ou séparément, puis d’en faire la mise en lecture dans le cadre de l’exposition. L’idée de départ : une « performance » répondant spécifiquement au travail de l’artiste Nakeya Brown – qui s’intéresse « aux rituels de beauté et au caractère politique des cheveux afro-texturés » – en incluant peut-être certains « rituels de beauté capillaire[2] ». Il n’en fallait pas plus que le mot « performance » et une ouverture à l’action pour que nous ayons envie de faire exploser l’ouverture, d’en faire un espace où creuser notre vulnérabilité.

Nous nous sommes assises ensemble. Nous avons parlé de nos enfances. Nous avons tâtonné. Nous avons revisité le passé, parfois littéralement. Nous avons rouvert des boîtes fermées, décollé les pages d’albums poussiéreux pour en partager des bribes. Étions-nous en train de créer quelque chose, ou faisions-nous simplement nous raconter nos vies, accélérer la création du lien auquel nous avions résisté durant des années? Nous avons découvert sans surprise que ça n’avait pas été facile. Ça : maladies mentales, maladies physiques, précarité financière, rapports amoureux qui reproduisent des rapports de pouvoir hérités d’enjeux postcoloniaux. Nous ne nous apprenions rien, mais nous nous découvrions. Nous étions en train de créer quelque chose. Notre performance mettrait en relief non pas l’expérience partagée en raison de la couleur de notre peau, mais surtout les mécanismes de défense que nous avions développés à force de nous y faire associer et restreindre. Très vite, le désir de faire montre de manière ostentatoire de ces éléments qui nous constituaient a émergé. Ne restait plus qu’à trouver la manière.

Nous avions deux besoins simultanés, intimement reliés, mais de prime abord incompatibles : témoigner de notre parcours tout en prenant soin de nous. Nous voulions rendre notre processus transparent, en préservant aussi la grande vulnérabilité exigée par le geste. Nous voulions nommer quelque chose, mais nous détacher de la réception de ce que nous avions à nommer – rompre le lien systématique entre corps et parole, séparer le temps de dire du temps d’écoute. Nous voulions visibiliser ce qu’ont dû traverser nos corps pour exister, mais laisser ceux-ci habiter le présent, avec ou malgré ce dont ils témoignent. Nous voulions traiter nos corps avec une douceur que la transmission des mots ne permet pas. Pour performer, nous devions d’abord écrire.

Chacune dans la solitude de son écriture, nous avons raconté. Notre seule indication : dire les souvenirs « rushants », comme ils nous revenaient, dans l’ordre de leur jaillissement. Pour les raconter, nous nous sommes retrouvées. Nous avons lu nos fragments à voix haute, une fois seulement, entre nous, dans notre propre espace, devant une enregistreuse. Nous en avons échangé certains, intuitivement. Nous avons beaucoup rigolé aussi, peut-être tout aussi instinctivement. Puis, nous avons transféré la piste audio de nos histoires sur un iPod[3].

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Durant les deux heures et demie de notre performance, nous avons fait le tri d’un immense amoncellement d’objets significatifs de nos vies, objets que nous avions soigneusement isolés, au fil de nos conversations, comme significatifs – bulletins d’école, peluches, dessins d’enfance, courtepointe réalisée par une arrière-grand-mère. Nous rendions certains objets disponibles à une table de consultation. D’autres étaient directement placés sur un autel que nous avions construit entre des oeuvres de l’exposition et que nous remplissions au fur et à mesure de la performance. Le iPod contenant la piste audio de nos histoires faisait partie des documents disponibles à la table de consultation, muni d’une seule paire d’écouteurs. Nos fragments de vie jouaient aléatoirement, disponibles pour écoute. Toutefois, personne ne pouvait les entendre dans leur entièreté. Non seulement l’écoute en solo à la table de consultation incitait au partage des écouteurs, mais nous avions enregistré trop de textes pour la durée totale de la performance. Nous seules connaissions l’histoire entière. Et avions-nous même tout dit?

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Dans la pile d’objets à classer se trouvaient aussi huiles essentielles, produits de beauté, tapis de yoga et beaux vêtements; après avoir complété le processus de tri, un exténuant travail d’archéologie mémorielle, nous voulions prendre soin de nous. Durant le temps qu’il restait à la performance, un bref moment de self-care, nous avons mis nos écouteurs sur nos oreilles et écouté de la musique qui nous rendait heureuses. Durant cette seconde moitié de la performance, nous avons aussi débranché les écouteurs de l’iPod pour diffuser les enregistrements sur des haut-parleurs. Pendant que, le volume au maximum, notre trauma était exposé à tous et à toutes, nous nous protégions de nos histoires avec la musique que nous aimons. Là encore, l’intégralité des fragments demeurait inaccessible au public. Nous reprocherait-on de ne pas nous rendre intégralement vulnérables? Tout comme il y avait trop d’histoires à raconter et pas assez de temps disponible pour le faire, nous avions trop de blessures à panser pour le temps qu’il restait à la performance. Pendant que Marilou se faisait un masque pour le visage et que Chloé enchaînait des positions de yoga, des haut-parleurs crachaient nos histoires, des histoires probablement difficiles à entendre, mais les nôtres. Nous voulions les rendre obligatoires, impossibles à ignorer, mais nous permettre de nous y soustraire. Une fois notre temps écoulé, une fois que nous nous étions habillées et maquillées, une fois tout rangé, nous arrêtions enfin nos histoires pour placer l’iPod sur notre autel, sous une cloche de verre.

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Est-ce un hasard que nous nous soyons mises à faire de la performance ainsi, alors que nous débutons la trentaine et que nous avons déjà derrière nous une certaine expérience d’une autre pratique artistique? Est-ce plutôt que la réflexion que nous menions à travers nos propres pratiques nous a amenées à un besoin de formuler autrement ce que nous avions à dire? Qu’arrive-t-il lorsque nous profitons de l’espace-temps d’une performance pour cesser le travail d’ajustement qui alourdit de plus en plus nos corps comme nos pratiques? Et si, pour une rare fois, peut-être la seule de notre vie, c’était aux autres, au public, de s’ajuster à nous? Qu’arrive-t-il lorsque nous tentons non pas de répondre à la demande, de nous accommoder aux impératifs créés par des structures de pouvoir, mais plutôt de faire ce que nous voulons réellement faire? La performance nous est apparue comme un espace possiblement salvateur, où nous pouvions être aussi compliquées, aussi multifacettes que nous avions l’impression d’être. Un espace où nous refusions de simplifier nos expériences pour les rendre plus digestes.

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Durant l’écriture de nos récits de vie, nous avons spontanément intitulé nos textes « Fragments de la rushance ». Mais dans la performance, ils n’étaient pas nommés, ni même présentés. L’iPod en marche était posé sur la table sans un mot. Les enregistrements y apparaissaient sous le nom de fragments, chacun identifié uniquement par un numéro. Puis, nos histoires disparaissaient sous verre. La clé, nous l’avions, mais nous l’avons gardée pour nous. Dire devait suffire, sans explication. La seule façon de comprendre était d’écouter, de faire soi-même le chemin que nous avions parcouru, puis reparcouru. Nous l’avions déjà suffisamment emprunté, le chemin de notre souffrance. Nous l’avions abordé avec nos ami·es, en thérapie, entre nous. Nos histoires, nous les avions répétées, mais avions-nous déjà réellement expérimenté l’hospitalité des autres face à nos récits de vie? C’est pourquoi nous avons demandé aux gens, à la fin de la présentation, de nous donner quelques offrandes. Ils ne pouvaient pas le faire avant la toute fin : il s’agissait de traverser ces moments avec nous, puis de nous donner des menus présents pour nous aider à, par la suite, continuer à vivre. On nous a laissé des fleurs, des biscuits, des savons, des tasses de thé, des sels de bain, un livre, des plantes, du chocolat, des messages, de l’encens. Pour nous, ces dons témoignaient aussi de l’importance de ce dont nous nous étions délestées. Nous avions vécu et tenté de soigner des traumas. Nous le tentions encore, nous le tentons toujours. Nous avons donc vécu le temps de performance comme celui où il était possible de partager ce poids, au moins en partie. Malgré la difficulté des histoires racontées, nous avons toutes les deux, Marilou et Chloé, une certitude : les histoires les plus difficiles, les plus exigeantes, celles qui vraiment nous faisaient le plus douleur, nous ne les avions pas partagées. Nous les avons préservées en nous, pour nous. Elles demeurent, encore maintenant, de l’ordre de la chasse gardée, du secret.

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