Résumés
Résumé
Cet article présente des résultats tirés d’une étude en partenariat avec la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF). Cette étude voulait mieux comprendre les effets de la pandémie de la COVID-19 sur les services d’intervention féministe offerts aux femmes, sur les pratiques de gestion féministe, sur les collaborations et sur la défense collective des droits et les représentations politiques. Quarante-trois participantes ont pu faire entendre leur voix dans le cadre de 12 groupes de discussion ; 18 directrices, 5 coordonnatrices, 14 intervenantes, 3 usagères des services et 3 membres de la permanence ont été rencontrées dans le cadre de ces groupes de discussion. Une analyse de contenu émergent a révélé qu’une solidarité régionale et provinciale s’est orchestrée afin de faire reconnaître les maisons d’hébergement comme étant essentielles et de maintenir les services. Les liens se sont pourtant fissurés dans le contexte où les services se sont resserrés afin de préserver des équipes d’intervenantes fragilisées, laissant des femmes marginalisées derrière, alors que les efforts se sont centrés vers la prévention des féminicides et la lutte contre la violence conjugale.
Mots-clés :
- interventions féministes,
- violence faite aux femmes,
- maisons d’hébergement pour femmes,
- impacts de la pandémie,
- services sociaux et de santé
Abstract
This article presents findings from a study conducted in partnership with the Federation of Women's Shelters (FMHF), aiming to better understand the effects of the COVID-19 pandemic on feminist intervention services for women, feminist management practices, collaborations, and collective rights advocacy and political representation. A total of 43 participants were able to voice their perspectives in 12 discussion groups. These participants included 18 directors, 5 coordinators, 14 interveners, 3 service users, and 3 members of the FMHF's core team. An emergent content analysis revealed that a regional and provincial solidarity emerged to recognize women's shelters as essential services and to maintain them. However, it was also noted that the bonds weakened as services were restricted to support fragile intervention teams. This narrowing of services focused primarily on preventing femicides and combatting domestic violence, potentially leaving marginalized women underserved.
Keywords:
- feminist interventions,
- violence against women,
- women’s shelters,
- pandemic impact,
- social and healthcare services
Corps de l’article
Introduction
Au Canada et au Québec, les groupes féministes ont mis en place une diversité de pratiques d’intervention qui visent une transformation de rapports sociaux et l’élimination de toutes les formes de violence et de discrimination envers les femmes (Corbeil et Marchand, 2010). Malgré un engagement indéniable, ce réseau d’aide ne permet pas d’offrir un espace totalement sécuritaire à des femmes vivant différentes formes de marginalité (Flynn et al., 2023 ; Castro Zavala, 2020 ; Lapierre, 2013 ; Maillé, 2007). Conscients que les écueils rencontrés par les femmes dans leurs services s’ajoutent aux discriminations multiples qu’elles vivent, de nombreux organismes féministes ont travaillé à transformer leurs pratiques de manière à réduire les barrières d’accès que les femmes affrontent (Castro-Zavala, 2020 ; Corbeil et al., 2018 ; Flynn et al., 2019 ; Anctil Avoine et al., 2019).
Dans la dernière décennie, de nombreux regroupements d’organismes comme la Table de groupes de femmes de Montréal (TGFM), le Regroupement québécois de centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), la Fédération des femmes du Québec et la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes ont réalisé différents projets (Corbeil et al., 2018 ; Flynn et al., 2019 ; Anctil Avoine et al., 2019) de manière à mobiliser une approche intersectionnelle. Cette dernière « ouvre une réflexion approfondie sur les réalités multiples et les enjeux touchant les femmes marginalisées et vulnérables en vue de tendre vers une relation égalitaire et d’éviter la reproduction de l’oppression et la domination » (Corbeil et al., 2018, p. 68-88). Ces projets, prenant plusieurs formes (formations, journées de réflexions, etc.), ont eu des retombées positives sur les organismes impliqués dans la lutte contre les violences faites aux femmes et sur les femmes qui y reçoivent des services. Notons une sensibilité plus accrue des équipes pour surmonter leurs préjugés ou pour identifier des pratiques discriminatoires (Olivier d’Avignon et al., 2018 ; Anctil Avoine et al., 2019 ; Flynn et al., 2019), de même qu’une réflexivité plus soutenue dans les pratiques quotidiennes des intervenant.e.s (Flynn et al., 2019).
Il ne fait plus aucun doute que la pandémie de COVID-19 a entraîné d’importants bouleversements dans les services de santé et les services sociaux destinés aux populations vulnérables (Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, 2021). Les maisons d’hébergement pour femmes ne semblent pas y avoir échappé (Lapierre et al., 2022). Cet article présente des résultats tirés d’une étude menée entre 2021 et 2023 en partenariat avec la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes et ses 37 maisons membres. Cette étude visait à mieux comprendre les effets de la pandémie de COVID-19 sur les services d’intervention féministe offerts aux femmes, sur les pratiques de gestion féministe au sein des organisations, sur les collaborations avec les différents groupes de femmes et les divers organes du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) ainsi que sur la défense collective des droits et les représentations politiques. Ces résultats seront mis en dialogue avec la manière dont les violences faites aux femmes se sont révélées dans l’espace public et les réponses de l’État. Une brève recension des écrits sur ces thèmes sera d’abord proposée, en plus d’une courte présentation du partenaire de la recherche, essentielle à une compréhension juste des défis auxquels ses maisons membres ont fait face depuis mars 2020. Suivra une description de la méthodologie de l’étude. Les principaux résultats seront finalement présentés, puis une discussion articulée suivra autour du principe de solidarité, une valeur incontournable en intervention féministe (Corbeil et Marchand, 2010).
Les violences faites aux femmes (VFF) et la pandémie de COVID-19
Il est reconnu que les périodes de crises sociales importantes font augmenter la prévalence et la gravité des violences faites aux femmes (Nelson et al., 2022). Les femmes aînées, celles en situation de handicap et les réfugiées ou immigrantes sont particulièrement vulnérables lors de ces périodes incertaines (OMS, 2020). La pandémie de COVID-19 ne fait pas exception, de nombreux pays faisant état d’une aggravation des violences perpétrées envers les femmes (OMS, 2020 ; Chen et Bougie, 2020). Pour Koshan et al. (2021), il s’agit d’une pandémie de l’ombre en parallèle à la crise sanitaire.
Au Québec, les effets de la pandémie sur les violences faites aux femmes ont été principalement documentés dans le champ de la violence conjugale, alors que les mesures sanitaires de distanciation physique ont contribué à l’augmentation du risque de violence en facilitant de nouvelles tactiques de contrôle et en exacerbant celles déjà existantes (Lapierre et al., 2022). Par exemple, les mesures de confinement ont maintenu les femmes victimes et leur agresseur au sein du foyer (Peterman et al., 2020), facilitant du même coup les stratégies des agresseurs pour isoler leur conjointe et réduire leur accès au soutien formel et informel (OMS, 2020 ; Peterman et al., 2020). La « captivité » des femmes au sein d’une relation violente a d’ailleurs pu être renforcée par différents facteurs structurels. En contexte pandémique, les femmes ont été les plus affectées par les pertes d’emploi, par les baisses de revenu et par l’augmentation de la charge de travail domestique (Nelson et al., 2022 ; Chen et Bougie, 2020). Toutes des circonstances fertiles à l’instauration ou à la cristallisation de rapports de pouvoir inégaux au sein du couple (Peterman et al., 2020). S’ajoutent à cela, la crainte de contracter le virus, ou la peur de se retrouver sans domicile, dans le contexte où une importante crise en matière de logement persiste (Bourgeois, 2022) et que la fermeture ou la diminution de certains services dans le champ de la santé et des services sociaux ont diminué de façon importante les possibilités d’hébergement (Lapierre et al., 2022).
Depuis longtemps, les différents acteurs oeuvrant dans le champ de la violence conjugale savent que la période suivant la rupture est la plus dangereuse pour les femmes et leurs enfants qui quittent leur domicile (Côté et Lapierre, 2021). En 2021, alors que le Québec alternait entre périodes de confinement et de déconfinement, 18 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint (Dussault, 2021), ce qui représente près du double des années précédentes (Bureau du Coroner, 2020). C’est dans ce contexte que les réponses de l’État dans la lutte contre les violences faites aux femmes (VFF) et les études s’intéressant aux effets de la COVID-19 sur les services destinés aux femmes semblent s’être resserrées autour de la violence conjugale.
Des réponses sociales centrées sur la violence conjugale
La crise sans précédent de la pandémie de COVID-19 a perturbé les organismes communautaires du Québec en raison d’une instabilité et de la complexité à obtenir du financement pour soutenir leur mission, en plus d’une augmentation significative des besoins de la population (Courtemanche et al., 2022). Rapidement après l’instauration des premières mesures de confinement, le Gouvernement du Québec a demandé aux maisons d’hébergement de la province de maintenir leurs services afin de soutenir les femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants. Pour ce faire, une aide financière d’urgence leur a été octroyée (Presse Canadienne, 2020). Également, de nombreuses campagnes publicitaires ont été développées en partenariat avec les principaux regroupements provinciaux, qui représentent les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, afin d’indiquer que malgré les mesures sanitaires, ces ressources étaient toujours disponibles pour soutenir les femmes qui avaient besoin de fuir un conjoint violent (Lapierre et al., 2022).
Au Canada, toutes les maisons d’hébergement, dans toutes les provinces, ont vu une explosion des demandes et des appels d’aide en 2020 et 2021 (Bradley et al., 2020 ; Ibrahim, 2022). Cependant, plusieurs ressources ont dû réduire leur capacité d’accueil afin de permettre une distanciation et des espaces d’isolement en cas de symptômes (Hébergement femmes Canada, 2020). Ce qui semble avoir complexifié l’accès aux services des femmes et de leurs enfants tentant de quitter une relation violente (Lapierre et al., 2022), alors qu’avant la pandémie, les ressources affichaient déjà des taux d’occupation supérieurs à 100 % (Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, 2018).
Effets des mesures sanitaires sur l’intervention féministe en maison d’hébergement
L’intervention féministe en maison d’hébergement repose sur certains principes et valeurs qui visent à soutenir l’instauration de rapports égalitaires entre les femmes hébergées et les intervenantes qui les accompagnent (Bigaouette et al., 2018). Cependant, les mesures sanitaires ont entraîné dans leur sillage l’instauration de nouvelles règles et l’ajustement de certaines pratiques en vue de freiner la propagation du virus, plaçant les intervenantes dans une position de contrôle et de surveillance. Par exemple, les participantes de l’étude de Lapierre et de son équipe (2022) ont révélé leur inconfort dans les situations où elles devaient rappeler aux femmes hébergées les règles de santé publique, ou lorsqu’elles se retrouvaient forcées de surveiller leurs contacts et leurs déplacements. Ces mêmes participantes soulevaient que ce genre de pratiques contrevient aux valeurs d’autonomie et de reprise de pouvoir des femmes qui séjournent dans leur ressource.
Mais surtout, c’est le rétrécissement de l’offre de services destinés aux femmes qui semble avoir eu des effets néfastes sur l’intervention féministe. Alors qu’avant la pandémie, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes constatait déjà que le réseau d’aide n’offrait pas les mêmes opportunités à toutes les femmes victimes de violences et s’engageait à réduire les barrières d’accès aux femmes marginalisées, elle s’est rapidement montrée préoccupée par le nombre effarant de refus (par manque de place et pour d’autres motifs) que leurs maisons membres ont dû signifier aux femmes qui frappaient à leur porte. C’est dans ce contexte où les maisons d’hébergement pour femmes ont dû ajuster leurs critères d’inclusion, afin de prioriser les femmes à risque imminent de féminicides (Lapierre et al., 2022), que l’étude présentée dans cet article s’est déroulée.
La Fédération des maisons d’hébergement pour femmes : un réseau qui va bien au-delà de la violence conjugale
La Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF) a pour mission de regrouper, de soutenir et de représenter 37 maisons membres dans la promotion et la défense des droits des femmes violentées et de leurs enfants. Elle a globalement pour but de lutter contre toutes violences que les femmes peuvent vivre dans leur parcours de vie et estime avoir un mandat plus inclusif que d’autres types de regroupements provinciaux de ressources d’hébergement pour femmes. Sur son site Web, la FMHF explique que :
[ses] maisons-membres […] n’hébergent pas que les femmes vivant de la violence conjugale. Elles accueillent chaque année des victimes de violence familiale, d’agressions et d’exploitation sexuelles, de traite et de violences basées sur l’honneur, avec des enjeux de consommation, de santé mentale, d’itinérance et autres.
La FMHF estime d’ailleurs que plusieurs problématiques sociales telles que l’itinérance, les enjeux de santé mentale et l’utilisation de substances psychoactives sont produites par les différentes violences que les femmes subissent dans leur parcours de vie. Ses pratiques sont guidées par des valeurs de justice, de liberté, de solidarité et d’égalité (FMHF, 2023).
C’est dans une démarche de pratique réflexive, visant à évaluer au sein de ses maisons membres comment l’arrivée de la COVID-19, et les réponses sociales en découlant, ont posé des défis dans l’actualisation de la démarche amorcée depuis 2017 pour réduire les barrières d’accès à leurs services, que la FMHF a interpelé l’équipe de recherche.
MÉthodologie
Les résultats présentés dans cet article sont tirés d’une recherche financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dans le cadre du concours d’engagement partenarial – initiative spéciale sur la COVID-19. La stratégie de recherche a été coconstruite avec des membres de la permanence de la FMHF, puis discutée et validée avec la presque totalité des directrices des maisons d’hébergement dans le cadre d’une réunion des maisons membres.
Recrutement et échantillon
Au total, 43 participantes ont pu faire entendre leur voix dans le cadre de 12 groupes de discussion. Ce type de méthode, recommandé en recherche féministe, favorise la construction d’un point de vue commun sur un sujet, déconstruit le rapport d’expertise entre les participantes et les chercheuses et encourage la réflexion critique sur ses pratiques (Goss et Leinbach, 1996). Le recrutement a été fait par la permanence de la FMHF, à l’aide d’une invitation courriel transmise à toutes les directrices des maisons membres. Ces dernières ont ensuite été facilitatrices en transmettant l’invitation au sein de leurs équipes. Conformément aux principes de la recherche féministe (Rose, 2001), l’étude visait à solliciter le point de vue de l’ensemble des actrices concernées par les pratiques en maison d’hébergement en temps de pandémie. Ainsi, 18 directrices (D), 5 coordonnatrices (C), 14 intervenantes (I), 3 usagères des services (F) et 3 membres de la permanence (MP) ont été rencontrées en groupes de discussion. L’ensemble des membres de la permanence a été invité à participer au groupe de discussion. Quant aux coordonnatrices, directrices et intervenantes, aucun critère d’inclusion spécifique en termes d’années d’expérience ou autres n’a été formulé. Il s’agissait simplement d’avoir travaillé au sein d’une maison membre de la FMHF depuis les débuts de la pandémie. En ce qui concerne les utilisatrices des services, il fallait avoir reçu un service, peu importe lequel, depuis l’arrivée de la COVID-19. Ainsi, les participantes pouvaient avoir été hébergées, avoir reçu des services à l’externe ou avoir bénéficié d’un suivi mère-enfant. Le contexte entourant la COVID-19 a entraîné une surcharge de tâches au sein des maisons ainsi qu’une accentuation de la précarité des femmes utilisatrices des services, ce qui a influencé le recrutement tout au long du projet. Cela a malheureusement contribué à invisibiliser le vécu et à diminuer la prise de parole des usagères.
Collecte des données
Les 12 groupes de discussion ont été réalisés virtuellement sur la plate-forme Zoom entre mars et décembre 2021. Quatre guides d’entrevues différents ont été construits afin de documenter des aspects spécifiques de la réalité de chacun des groupes, mais ceux-ci tournaient principalement autour des quatre thèmes suivants : 1. Les services et interventions directement offerts aux femmes (ex. hébergement, suivi externe, soutien mère-enfant) ; 2. Les pratiques de gestion féministe en maison d’hébergement ; 3. Les enjeux locaux et provinciaux de collaborations et 4. Les pratiques de représentation politique et de défense des droits. Par exemple, en raison du mandat spécifique de la FMHF, ce dernier thème a surtout été abordé dans le groupe de discussion des membres de la permanence. Aussi, les utilisatrices des services ont été invitées à se prononcer sur les effets de la pandémie sur leurs conditions de vie et leur situation, de même que sur le soutien dont elles auraient aimé bénéficier durant cette période incertaine.
Aspect éthique
Le projet de recherche a été autorisé par le comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi [2021-691]. Le consentement verbal de chacune des participantes a été enregistré au début de chaque entretien. Il a aussi été rappelé que la confidentialité des informations et propos transmis lors d’un groupe de discussion était la responsabilité de l’ensemble des personnes qui y participent. Il a aussi été proposé aux usagères de services de ne pas allumer leur caméra ni d’écrire leur nom au bas de leur écran, afin d’assurer une participation anonyme.
Analyse des données
Toutes les entrevues de groupe ont été enregistrées sur la plate-forme Zoom et ont été transcrites intégralement. Elles ont par la suite fait l’objet d’une analyse de contenu thématique réalisée à l’aide du logiciel NVivo. La grille de codification a été construite par les membres de l’équipe de recherche, puis validée par une membre de la permanence de la FMHF. Cette grille a été constituée à la suite de la prélecture du matériel, à partir des thèmes émergents. Afin de soutenir une production de connaissances engagée, qui pose un regard critique sur les rapports sociaux de pouvoir tels qu’ils sont proposés par les principes féministes (Rose, 2001) et intersectionnels (Bilge, 2015) qui guident les pratiques de la FMHF, les résultats ont par la suite été interprétés à la lumière des valeurs déjà énumérées.
RÉsultats
Les résultats révèlent que l’État en contexte pandémique a montré sa mécompréhension quant au mandat très large des maisons d’hébergement dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Si, d’une part, les initiatives en matière de violence conjugale et de prévention des féminicides ont facilité la valorisation de certains services offerts par de nombreuses maisons membres de la FMHF, d’autre part, des inconforts et des défis dans l’actualisation de l’intervention féministe intersectionnelle et dans l’inclusion de femmes à la croisée des oppressions ou vivant de multiples problématiques sociales se sont révélés. Cette section décrit ces deux réalités concomitantes auxquelles la FMHF a dû faire face entre 2020 et 2021.
Des collaborations qui ont permis de faire reconnaître les maisons d’hébergement comme des services essentiels
Dans la quasi-totalité des groupes de discussion, on a mentionné que le travail réalisé par les organismes nationaux représentant les différentes maisons d’hébergement, la vague des féminicides et la sensibilisation accrue de la population face à la violence conjugale ont favorisé la reconnaissance des maisons d’hébergement comme services essentiels. Dans certaines régions, des solidarités se sont solidifiées et ont facilité la reconnaissance du caractère indispensable des maisons. De nouvelles collaborations ont émergé en renforçant les liens avec d’autres groupes de femmes :
La solidarité en tout cas […] une coalition des groupes de femmes qui a trois sortes de groupes de femmes dont deux maisons d’hébergement. On travaillait ensemble, ça fait des années qu’on organise des évènements, mais pendant la pandémie, on s’est vraiment rapprochées, soutenues à plus petite échelle.
D02
Tant le travail de collaborations entre les maisons que celui de représentation réalisé par les organismes provinciaux d’hébergement pour faire reconnaître les maisons ont eu des effets positifs sur leur financement. Le contexte de la COVID a mis en évidence plusieurs difficultés et besoins rencontrés par ces ressources depuis très longtemps. Ce contexte a favorisé la reconnaissance du travail des maisons et la revendication de financements.
C'est comme si la COVID, la situation de pandémie a fait mettre en exergue toutes les difficultés que les maisons rencontraient déjà. Le manque de personnel, la stabilité du personnel, le manque de financement, le manque de places. Tout ce qu’on parlait depuis très, très longtemps, là c’était comme cristallisé dans la COVID, où est-ce que ça démontrait les difficultés, les manques. Ça a été mis vraiment en évidence par la COVID. Ben ça permis d’avoir des argumentaires solides aussi du pourquoi, de la nécessité du rehaussement.
MP01
Pour certaines participantes, la pandémie a permis de faire reconnaître l’importance d’agir, au sein de la population, contre la violence conjugale. Elles estiment que les médias ont été des alliés importants pour sensibiliser la population et rendre visible leur réalité.
J’ai quelques journalistes qui sont sur mon compte Facebook qui nous rejoignent à 7h le matin, le samedi n’importe quand. Ils nous ont beaucoup appelées, mais pas seulement pour prendre des entrevues, mais pour prendre le pouls le matin… il y avait une journaliste qui m’appelait pour me dire : « peux-tu me dire dans la région ça a l’air de quoi .» …Ça a été des liens de collaboration beaucoup plus développés avec certains médias durant la pandémie.
D01
Cette visibilité de la violence conjugale a cependant entraîné un flot de demandes d’aide et d’informations auprès des ressources.
En fait, on a été très très sollicitées, d’autant plus que cette période de pandémie là a apporté toute une incertitude en lien avec les enjeux de sécurité pour les femmes violentées. Ce qui a fait en sorte qu’il y a énormément de gens qui se sont tournés vers nous « Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on fait pour aider ces femmes-là autour de nous ? ».
D05
Bien que cette situation ait permis de créer de liens de collaboration, les participantes expliquent qu’elles ont eu de la difficulté à répondre aux demandes multiples d’autres organismes et de l’État, en raison de la surcharge de tâches sur l’équipe de travail. Ces sollicitations s’ajoutaient aux communications parfois complexes et chronophages dans certaines régions avec les différents acteurs pour établir les modalités de l’hébergement alternatif, pour faciliter le dépistage de la COVID-19, pour gérer les éclosions et bien comprendre et appliquer les consignes sanitaires. Certaines participantes ont exprimé toute la lourdeur des démarches entreprises afin de bien faire comprendre aux différents acteurs la réalité de maintenir des services 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Ça nous a énormément pris de temps et on a une santé publique et un CIUSSS qui n’ont aucune idée de notre réalité en maison d’hébergement. On a dû les sensibiliser, les rencontrer, leur montrer ce qu’était notre réalité, s’obstiner avec eux.
D05
De nombreuses participantes ont d’ailleurs déploré une méconnaissance du mandat, de l’approche d’intervention féministe et des services offerts par les maisons d’hébergement au sein des différents paliers régionaux et nationaux. Cette mécompréhension s’est traduite par de nombreuses embûches tant dans les discussions avec les personnes responsables de gérer les mesures sanitaires qu’avec celles qui assuraient la distribution des ressources financières d’urgence pour freiner la COVID-19. Cette coordonnatrice exprime son irritation :
C’est probablement des bureaucrates qui n’ont jamais mis les pieds dans une maison d’hébergement, fait que c’était pour ça qu’ils n’étaient pas capables de réfléchir comme il faut [rires exaspérés].
C01
Quelques participantes ont néanmoins exprimé que la situation dans leur région a été plus fluide et que les efforts ont rapidement convergé vers les besoins des femmes qui souhaitaient fuir la violence conjugale.
On est quand même chanceuses les filles de [une région administrative du Québec] parce qu’on a eu un support du CIUSSS, assez rapide, où on a pu mettre sur pied des trajectoires de services pour les femmes.
D04
Ainsi, les résultats de cette étude illustrent que les pratiques de représentations politiques, les nouvelles collaborations et l’attention des médias ont permis de démontrer la nécessité de maintenir les services des maisons d’hébergement et de faciliter les trajectoires des femmes qui tentaient alors de fuir la violence. Cependant, les groupes de discussion réalisés avec les directrices ont permis de constater que les sommes d’urgence allouées ont été un réel casse-tête et se sont assorties d’un important processus de reddition de compte. Cette directrice en témoigne :
Oui c’est parce que les délais, moi je me souviens cet été, pour l’argent que notre région avait donné pour la COVID, ça se terminait les dépenses au 30 juin, puis fallait remettre la reddition pour le 15 juillet. On n’a pas arrêté, c’était comme vous nous prenez pour qui ? C’est un manque de respect.
D04
Une autre exprime son irritation :
Ton 10 000 $ je vais le passer en temps à faire ta reddition de comptes. Ça ne fait pas de sens ! […]. Ça nous demande du temps et de l’énergie et pour moi c’est ça le cadeau empoisonné, c’est la reddition que je vais devoir faire.
DO3
Les propos des directrices ont montré toute la lourdeur et le temps accordé à ces tâches de représentation et de reddition qui les ont surchargées, dans un contexte où elles devaient déjà jongler avec des enjeux de pénurie de personnel et des défis liés au financement. Les résultats révèlent également que l’ampleur de cette tâche s’ajoutait aux enjeux auxquels leurs équipes de travail faisaient face dans l’accompagnement des femmes en contexte pandémique, alors que les mesures sanitaires et les mesures d’urgence contre la violence conjugale et de prévention des féminicides ont mené à des ajustements dans leurs pratiques et les services offerts.
Des services qui se sont resserrés afin de préserver des équipes fragilisées et de prévenir les féminicides
Les résultats de cette recherche montrent qu’entre mars 2020 et décembre 2021, les maisons d’hébergement ont fait face à différentes périodes de confinement et ont dû constamment adapter leurs services à la situation sanitaire. Les propos des participantes présentent le constat général voulant que les services se soient resserrés afin de s’ajuster aux demandes du moment, qui convergeaient vers la prévention des féminicides, mais aussi pour préserver les équipes d’intervenantes.
Par exemple, devant l’absentéisme, les maisons d’hébergement ont dû composer avec du personnel à effectif réduit.
Il [a fallu] se rendre à l’évidence qu’on ne peut pas donner les services à 100 % quand notre équipe est à 75 %, 65 %. Ça, ce n’est pas facile non plus de devoir faire ça. Mais je pense que c’est très sage, et je pense que ça, on a appris à faire ça. Même refuser des hébergements parce qu’on est à personnel réduit, qu’on ne peut pas prendre une admission.
C01
Chaque maison membre de la FMHF ayant ses propres règles internes, les participantes font état des différentes stratégies mises de l’avant pour éviter l’épuisement des intervenantes. Quelques maisons ont refusé de nouvelles admissions après le début du premier confinement, dirigeant, du même coup, un flot de demandes vers leurs services externes. La plupart des participantes expliquent aussi que le nombre de places dans les services d’hébergement a été revu à la baisse, afin de respecter les mesures de distanciation et pour réduire la charge de travail du personnel.
Nous on a réduit [les places] pour deux raisons, et pour les femmes et justement tout ce que ça demandait. Pis c’est vraiment triste ce que je vais vous dire, mais je vais vous le dire quand même, mais pour la santé mentale de nos intervenantes. Voilà. C’est un choix très difficile qu’on a dû faire, mais on a décidé aussi pour la santé mentale de toutes de réduire.
D03
Dans ce contexte de « resserrement de l’entonnoir », quelques participantes ont affirmé à regret que certaines femmes qui auraient normalement pu bénéficier de l’aide des maisons n’ont pas pu obtenir de place en hébergement en raison de certaines craintes liées au respect des mesures sanitaires. Cette intervenante explique comment cela s’est traduit dans les demandes d’aide reçues dans sa maison.
Nous ce qu’on a vu dans nos demandes d’admission, c’est beaucoup de femmes en situation d’itinérance qui ont énormément de détresse, se voir être refusées un peu partout là pour des raisons de consommations [ou] d’itinérance qui faisaient en sorte que les maisons d’urgence étaient plus ou moins chaudes à l’idée de les accueillir versus le non-respect des mesures sanitaires.
I02
À cela s’ajoutent de nouvelles règles qui ont limité la liberté des femmes hébergées et accru le contrôle et la surveillance des intervenantes. En plus d’instaurer un rapport de pouvoir très inégal entre les intervenantes et les femmes hébergées, pour certains groupes de femmes marginalisées ou à la croisée des oppressions, cela s’est traduit par un accès et un maintien limités en hébergement. Certaines participantes interviennent dans des maisons d’hébergement à proximité d’une communauté autochtone. Avant la pandémie, les femmes autochtones hébergées avaient la possibilité de « découcher » afin d’aller voir leurs proches. Afin d’éviter de ramener la COVID-19 dans la maison d’hébergement, ce type d’accommodement n’était plus possible. Pour les maisons qui accueillent une vaste proportion de femmes immigrantes, les mesures sanitaires rendaient difficile le recours à un service d’interprétariat.
Fait que, ben, au niveau, je ne sais pas. Mettons que je parle de la femme tout à l’heure qui ne parlait pas français, ben au niveau de la traduction, on ne peut pas faire venir un traducteur ici.
I01
Ces conditions étaient ainsi susceptibles de compromettre l’admission ou le maintien des femmes allophones dans les services d’hébergement. Une intervenante décrit également les enjeux que posait l’inclusion de femmes qui sortaient consommer des substances psychoactives.
C’était difficile de les accepter parce que tous les contacts qui ont eu à faire en allant consommer avec [d’autres personnes], elles amènent des risques de venir infecter toutes les autres femmes de la maison. Effectivement, ça nous a ramenées à rajouter des règles. Tandis qu’au contraire, l’intervention féministe intersectionnelle, c’est de prendre en compte des réalités des femmes, mais aussi d’être davantage conscientes de leurs difficultés, de leurs stratégies de survie.
D01
Les propos de cette autre intervenante laissent aussi croire que des maisons ont dû refuser l’hébergement à des femmes qui auraient pu difficilement respecter les mesures de distanciation. Ce qui s’est traduit pour certaines à de nombreux refus.
Mais c’est ça dont on a été témoins en tout cas, des femmes vivant énormément de refus, car malheureusement et je le comprends tellement, car nos maisons vivent déjà des crises psychosociales. [Il y a] des femmes qui arrivent en état de consommation et viennent de vivre des situations difficiles avec beaucoup de violences et que s’ajoute la notion de COVID, de respect des mesures, donc tout y mettre un cadre quand quelqu’un quand en plus de ça faut la mettre dans une petite chambre, ça relève de l’impossible dans certains cas.
I02
Enfin, pour de nombreuses participantes, ce sont surtout les directives ministérielles visant à lutter contre la violence conjugale et à prévenir les féminicides qui ont entraîné une perte de sens dans l’actualisation de la mission des maisons membres de la FMHF. Cette coordonnatrice explique :
Le gouvernement avait des attentes précises, de même que la santé publique concernant notre fonctionnement. Moi, je trouve que ça été mal amené. Nous on a restreint la capacité d’accueil au niveau de l’hébergement pour respecter les règles de distanciation, puis dans nos critères c’était que les femmes dont la sécurité physique était compromise. Donc cela fait qu’on avait un entonnoir qui nuisait à cause de la violence conjugale, mais en cohérence avec les règles prisées par la santé publique.
C02
Ainsi, dans un contexte où le nombre de places était réduit, les places disponibles devaient être offertes en priorité à des femmes (accompagnées de leurs enfants, ou non) dont la sécurité était en danger au moment de la demande. C’est ainsi que sont apparues dans le jargon des expressions comme « violence conjugale active » ou « pure victime de violence conjugale » qui ne font aucun sens selon l’expérience terrain de plusieurs participantes à l’étude. Certaines ont d’ailleurs déploré l’instauration d’un réseau d’aide « à deux vitesses » : un pour les femmes victimes de « violence conjugale active », et un deuxième pour « les autres » qui subissent les conséquences des violences vécues dans leur parcours de vie et présentent de multiples problématiques sociales, telles que l’itinérance.
C’est vraiment une conception de la victime de violence conjugale très serrée, la bonne victime qui doit répondre à des critères très précis. Elle doit en plus être victime de violence conjugale là là [maintenant]. Elle ne peut pas vivre les impacts d’il y a un an, non. Faut qu’elle le vive là, qu’elle ait besoin de sécurité là.
D03
Pour faire reconnaître les besoins et la réalité des femmes aux parcours complexes et dont la sécurité ne présentait pas un risque immédiat, la FMHF a multiplié les représentations politiques afin de bien faire comprendre les liens entre violence et itinérance.
Ce que nous on a dit : c’est parce qu’on a aussi des femmes qui sont en situation d’itinérance qui viennent pour un motif de situation d’itinérance. Mais on se rend compte fort bien que c’est… tout est imbriqué là. Que souvent c’est un lien entre la violence conjugale puis les relations de violences entre partenaires intimes […] C’est un clivage qui est totalement conceptuel, mais qui ne représente pas du tout la réalité.
MP
Les membres de la permanence de la FMHF expliquent avoir défendu la posture féministe intersectionnelle qui guide les pratiques de ses maisons membres. Dans un contexte pandémique, avec toutes les restrictions et l’adaptation que cela implique, elles ont oeuvré à conserver une cohérence avec ses luttes passées qui visent à rendre accessibles ses services pour toutes les femmes vivant des violences. Elles expliquent que cela a été leur principal défi dans leur mandat de défense collective des droits.
Notre défi dans la représentation, c’était justement de faire valoir la mission particulière des maisons membres […] de faire valoir, notamment pour les femmes en situation d’itinérance, qu’elles aient accès aux mêmes droits que la trajectoire réservée pour les femmes en violence conjugale.
MP
Quelques participantes ont d’ailleurs décrit les tensions et les inconforts avec d’autres regroupements nationaux concernés par l’aide aux femmes victimes de violence conjugale ou, plus régionalement, avec d’autres maisons d’hébergement. Une intervenante déplore que le désaccord entre son regroupement national et celui d’une autre maison d’hébergement présente sur son territoire, quant à la notion de « violence conjugale active », ait entraîné des frictions. « Alors que d’habitude, on est quand même solidaires l’une envers l’autre (I02). » Néanmoins, une directrice a observé une certaine transgression des règles de priorisation de la part de certaines maisons dans des régions moins bien desservies afin de répondre aux besoins des femmes.
Mais dans les régions ce qu’on remarquait, c’est qu’il y a beaucoup de maisons [Nom d’un regroupement] qui vont prendre des femmes avec d’autres problématiques, mais qui n’ont pas le droit de le dire. Ça ne doit pas être dit publiquement.
D03
Ainsi, les principaux résultats indiquent que les différents milieux d’aide et d’hébergement ont pu s’allier en période pandémique, afin de faire reconnaître la violence conjugale et les féminicides comme une problématique sociale criante, nécessitant des réponses d’urgence et des investissements de la part du Gouvernement du Québec pour assurer la sécurité des femmes et des enfants. Néanmoins, pour la FMHF, cette reconnaissance a aussi entraîné dans son sillage des tensions et des inconforts, alors que les ressources d’hébergement devaient converger principalement à offrir des services aux femmes présentant des risques imminents pour leur sécurité. Sachant que le mandat de la FMHF est beaucoup plus large que la lutte contre la violence conjugale, ce resserrement s’est traduit dans les regroupements provinciaux et plus localement par des obstacles dans la collaboration, et ultimement, par des barrières d’accès aux services pour des femmes en situation de vulnérabilité. Enfin, les participantes déplorent que l’arrivée des mesures sanitaires ait freiné leurs efforts de réduire des barrières et des accès et de maintien des femmes à la croisée des oppressions dans leurs ressources.
Discussion
Les résultats de cette étude rejoignent les résultats d’autres recherches étasuniennes et canadiennes sur les effets de la pandémie de COVID-19 sur l’intervention féministe en maison d’hébergement (Hébergement femmes Canada, 2020 ; Lapierre et al., 2022 ; Nnawulezi et Hacskaylo, 2022). Ils réaffirment notamment les défis auxquels ont fait face les maisons d’hébergement, afin d’adapter leurs services pour protéger les femmes contre la propagation du virus, tout en assurant leur sécurité (Lapierre et al., 2022 ; Nnawulezi et Hacskaylo, 2022). Ils ajoutent néanmoins une dimension réflexive en bonifiant les connaissances existantes sur la façon dont ces mêmes adaptations ont pu avoir des effets collatéraux sur l’offre de services auprès des femmes marginalisées ou celles à la croisée des oppressions. Les résultats révèlent qu’au nom du respect des mesures de la santé publique et de « la santé mentale » des équipes déjà fragilisées, les maisons d’hébergement ont laissé derrière des femmes en situation de vulnérabilités. Ce qui conduit à la valeur de solidarité, centrale en intervention féministe (Côté, 2018) et au coeur des pratiques du partenaire de la recherche (FMHF, 2023). Les prochaines lignes discuteront des (dé)solidarités révélées dans cette étude, entre mars 2020 et décembre 2021.
Les résultats montrent que tant à l’échelle régionale que provinciale, les maisons d’hébergement, nonobstant leurs spécificités, et d’autres milieux d’intervention féministes concernés par l’aide aux femmes vivant des violences ont su s’allier afin de faire reconnaître l’importance de lutter contre la violence conjugale et de prévenir les féminicides. Il est possible de croire que le mouvement féministe ainsi que les alliances existantes pour faire reconnaître la violence conjugale comme problème social au Québec (Côté, 2018 ; Lapierre et al., 2022) ont permis d’intégrer rapidement au débat public les effets de la COVID-19 sur la situation des femmes et le risque de féminicides. De nombreuses participantes ont soulevé le rôle des médias, régionaux et provinciaux, afin de rendre visible la problématique de la violence conjugale et de sensibiliser la population aux féminicides. Si, par le passé, les médias pouvaient être blâmés pour ne pas contribuer à affirmer clairement la non-admissibilité des violences faites aux femmes (Léveillée et al., 2015), ils sont maintenant perçus par les participantes comme des alliés de taille dans la reconnaissance des féminicides.
Cette nouvelle forme de solidarité, perçue comme étant aidante par les participantes, peut néanmoins être questionnée par les résultats obtenus par Desjardins-Binette (2021). Cette dernière s’est intéressée au traitement de la violence conjugale dans deux grands médias francophones en 2020 et pointe du doigt des éléments en rupture avec les principes de l’intervention féministe. Par exemple, elle observe que les médias analysés associent la violence perpétrée par l’homme à des facteurs externes hors de son contrôle et responsabilisent la femme qui en est victime.
Le décalage entre les résultats de la présente étude et celle de Desjardins-Binette est peut-être attribuable au fait que la collecte de données de cette dernière s’est terminée avant la vague de féminicides qui a secoué le Québec en 2021. Ou bien parce que les solidarités abordées par les participantes avec les médias se sont déployées plus localement, ou avec un nombre limité de journalistes ou chroniqueur.se.s allié.e.s. Desjardins-Binette (2021) soulève, pour sa part, que les interventions des médias abordaient fréquemment les enjeux de financement auxquels les ressources communautaires faisaient face. On peut supposer que les médias ont joué un rôle dans la reconnaissance de cet enjeu.
Dans le champ de la violence conjugale, les rapports de pouvoir inégaux entre les milieux institutionnels et les milieux communautaires, comme les maisons d’hébergement pour femmes, de même que les obstacles à la collaboration entre ces milieux ont été bien documentés (Lessard et al., 2017). Les résultats de cette étude montrent que ces relations tendues se sont réactualisées dans le contexte de la pandémie. Bien que la réponse du gouvernement ait été rapide et que des fonds d’urgence pour freiner la COVID-19 aient été accordés aux maisons d’hébergement, cette collaboration a nécessité beaucoup de travail et d’énergie. Les participantes ont constaté la méconnaissance de leurs services et de leur contexte, mais se sont néanmoins réjouies des différents financements d’urgence et additionnels qui leur ont été octroyés, malgré les effets qu’ils ont entraînés sur leurs pratiques.
Le 23 avril 2021, une mesure totalisant 223 millions de dollars a été annoncée pour prévenir la violence conjugale et les féminicides. Une annonce qui a été rendue possible grâce à « l’excellente collaboration » (Isabelle Charest, ministre de la Condition féminine) et « la relation étroite » (Isabelle Lecours, adjointe parlementaire de la ministre de la Sécurité publique) avec les maisons d’aide et d’hébergement (Gouvernement du Québec, 2021). Sachant que les pratiques des maisons d’hébergement pour femmes s’inscrivent dans l’action communautaire autonome et que la FMHF a un mandat de défendre des droits, quels enjeux cette nouvelle solidarité avec le Gouvernement du Québec peut-elle soulever pour leur autonomie et leur pouvoir de subversion ? Enfin, si les participantes ont exprimé avoir été solidaires avec d’autres milieux d’intervention féministe (comme les Centres de femmes), qu’est devenue cette solidarité une fois les enveloppes distribuées aux maisons d’hébergement ? D’autres études s’intéressant à la solidarité entre les différents groupes de femmes et sur la place des maisons d’hébergement dans l’action communautaire autonome devront être menées.
Grâce à leurs actions collectives, les maisons d'hébergement ont obtenu que leurs services soient jugés essentiels, permettant ainsi de mieux répondre aux besoins des femmes pendant cette période particulièrement difficile. Malgré cette solidarité initiale, les liens se sont fissurés en raison des mandats spécifiques de certaines ressources membres de la FMHF. Le narratif médiatique s’articulant autour de la prévention des féminicides, les revendications politiques de certains regroupements panquébécois et les réponses qui en ont découlé ont mené à une importante dichotomie entre les besoins des femmes, dont les risques pour la sécurité étaient imminents, et ceux de toutes les autres femmes. Cette situation a soulevé des questions importantes sur l’inclusivité et l’accessibilité des services de soutien à toutes les femmes victimes de violence. Les femmes qui portaient encore les cicatrices émotionnelles de violences précédentes ou celles aux prises avec différentes problématiques sociales, comme l’itinérance, se sont retrouvées dans une position délicate, ne sachant pas toujours où trouver refuge. Si l’imbrication complexe entre les violences faites aux femmes et d’autres problématiques comme les enjeux de santé mentale, l’utilisation de substances psychoactives ou l’itinérance est bien comprise par le partenaire (FMHF, 2018), les maisons membres de la FMHF ont vu certains partenariats habituels se détériorer, et ont constaté leur désolidarisation avec des femmes en situation de marginalité.
Ainsi, les résultats obtenus dans cette étude laissent croire qu’une certaine représentation de la « bonne victime » puisse s’être (ré)affirmée au sein de plusieurs ressources et dans l’espace public. La non-adéquation à cette représentation est susceptible de mener certaines femmes à s’auto-exclure et à ne pas solliciter de l’aide, puisqu’elle influence la façon dont les victimes de violence se perçoivent ou « justifient » la violence qu’elles subissent (Leisering, 2006). Les réponses qui se sont centrées autour des femmes à risque de féminicide rappellent également la notion de « vraie victime » développée par Loseke (2003). Les femmes considérées comme des « vraies victimes » suscitent la sympathie, c’est-à-dire celles qui ne portent aucune responsabilité dans la violence qu’elles ont subie ou celles qui sont perçues comme moralement irréprochables. Les résultats révèlent également une vision des femmes qui « méritent » l’aide comme étant celles pouvant être identifiées comme des « victimes pures » (Davies, 1998). Il s’agit de femmes qui se conforment aux stéréotypes de genre féminin et se trouvent souvent dans des situations de dépendance vis-à-vis de leur partenaire. Elles sont généralement représentées comme étant passives et non violentes, sauf dans des circonstances exceptionnelles de légitime défense (Davies, 1998). Ainsi, de nombreuses femmes, ne correspondant pas à ces différents profils, auparavant accueillies dans les ressources d’aide et d’hébergement, semblent avoir été laissées derrière.
Sachant que la compréhension globale de la complexité des violences faites aux femmes et la reconnaissance de la pertinence de l’approche féministe en intervention doivent constamment être réaffirmées auprès des décideurs (Flynn et al., 2018), que signifiera à plus long terme cette vision fragmentée du vécu de violence des femmes dans les politiques et les plans d’action à venir ? Maintenant qu’une importante dichotomie s’est révélée dans les milieux féministes concernés par les violences faites aux femmes entre les femmes légitimes et les moins légitimes, comment ces organisations pourront-elles renouveler leurs liens de collaboration lorsque des actions communes seront nécessaires ?
Conclusion
Si cette étude présente la limite de ne pas rendre visible la parole des femmes concernées ou de pouvoir révéler l’intersectionnalité des systèmes d’oppression, elle s’ajoute aux différentes études montrant les effets délétères de la pandémie pour les femmes. L’organisme étudié présente la spécificité d’être un milieu de vie, de travail et d’action collective porté exclusivement par les femmes, pour les femmes. Au cours de la pandémie, la résilience des équipes de travail dans les maisons d’hébergement a souvent été mise à l’épreuve, entraînant parfois une diminution des services essentiels. Ce recul dans les démarches des membres dans l’actualisation d’une approche d’intervention intersectionnelle et plus inclusive peut également être interprété comme le résultat d’une fatigue plus générale ressentie par les femmes en contexte pandémique. De nombreuses études (Carli, 2020 ; Chen et Bougie, 2020 ; Ogando et al., 2022) ont souligné le fardeau disproportionné qui a pesé sur les femmes pendant cette période. Combiné aux défis supplémentaires de maintenir les services, malgré les mesures sanitaires restrictives, les maisons, faisant déjà face à des difficultés avant la pandémie, ont orienté leurs actions pour répondre aux besoins qui exigeaient le moins d’aménagements.
La dichotomie entre les femmes victimes de violences décrite et déplorée par les maisons membres de la FMHF renforce également les visions stéréotypées et sexistes de la manière dont les femmes victimes de violence devraient se comporter. Ces stéréotypes suggèrent qu’elles doivent être le moins dérangeantes possible, qu’elles doivent rester passives et silencieuses pour être considérées comme de « vraies victimes ». Cependant, l’idée de « bonne », de « vraie » victime ou de victime « pure » ignore la réalité complexe des femmes et néglige la diversité de leurs stratégies, tout en niant le soutien inconditionnel dont elles ont besoin pour se reconstruire et surmonter les violences, qui se sont d’ailleurs exacerbées durant la pandémie (Nelson et al., 2022). Il est essentiel de reconnaître la diversité des expériences des femmes et que les études subséquentes sur les effets de la pandémie laissent la parole à des femmes peu entendues jusqu’à maintenant telles que les femmes en situation d’itinérance, les femmes autochtones, noires ou racisées, de même que les travailleuses du sexe.
Parties annexes
Notes biographiques
Catherine Flynn est professeure agrégée au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle est responsable scientifique du Pôle violence du Réseau québécois en études féministes (ReQEF), membre de l’équipe SAS-Femmes (Santé, autonomie et sécurité) financée par le FRQSC (2020-2024) et chercheure au Centre intersectoriel en santé durable. Ses travaux de recherche portent sur les violences faites aux femmes, sur l’itinérance et le logement. Elle s’intéresse également à l’intervention féministe et à la réalité des femmes dans les régions ressources et manufacturières. catherine_flynn@uqac.ca
Sastal Zaval est professeure régulière en travail social à l’Université du Québec à Rimouski. Ses expertises se sont développées au carrefour de la violence conjugale et des enjeux du contexte d’immigration. Ses projets de recherche se déploient en trois axes principaux : a) les pratiques d’intervention auprès des femmes victimes de violence conjugale, notamment immigrantes et racisées ; b) l’utilisation de l’approche intersectionnelle et interculturelle dans les pratiques des organismes féministes ; c) les expériences des immigrant.e.s en contexte régional, notamment leur accès aux services. Ses dix ans d’expérience en intervention sociale – individuelle et de groupe –lui ont permis d’intégrer différentes approches d’intervention, entre autres les approches féministe, interculturelle et intersectionnelle. Sastal_CastroZavala@uqar.ca
Julie Godin est étudiante au doctorat en service social de l’Université d’Ottawa. Son projet de thèse porte sur les liens entre les violences grossophobes et sexuelles sur le rapport au corps des femmes au Québec. Elle est détentrice d’un baccalauréat en travail social de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et d’une maîtrise en travail social de la même institution. Elle est membre du comité de coordination du collectif de recherche féministe antiviolence FemAnVi et membre étudiante du collectif SAS-Femmes. Ses intérêts de recherche portent sur les violences faites aux femmes, notamment les violences sexuelles, la grossophobie et le capacitisme. jgodi034@uottawa.ca
Aube Provencher est agente de mobilisation pour l’Initiative Charlesbourg communauté solidaire. Elle s’intéresse à la participation citoyenne et à l’action collective en tant que stratégies de lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale. Elle a terminé un baccalauréat en travail social à l’Université du Québec à Rimouski en 2022. Lors de ses études, elle a pu s’impliquer au sein de projets de recherche portant, notamment, sur les violences faites aux femmes et l’impact de la COVID-19 sur leur parcours. aube.prov@gmail.com
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