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Introduction

Au Québec, des décennies de recherche documentent une surreprésentation des enfants issus de communautés Noires au sein des systèmes de protection de la jeunesse (Bernard, 2004 ; Boatswain-Kyte et al., 2020 ; Cénat et al., 2021 ; Davies et Shragge, 1992 ; Lavergne et al., 2009 ; Rambally, 1995). La surreprésentation fait référence à une situation dans laquelle un groupe est présent dans une proportion significativement plus importante au sein d’un contexte ou d’une population spécifiques (dans notre cas, les services de protection de la jeunesse ou les enfants maltraités) par rapport à leur représentation dans l’ensemble de la population (Shaw et al., 2008). En 2011, alors que les enfants Noirs anglophones représentaient 9 % de la population générale sur l’île de Montréal, ils constituaient 24 % des enfants ayant reçu des services en vertu de la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ) (Boatswain-Kyte et al., 2020). En ce qui concerne, les causes de cette surreprésentation, elles se regroupent en trois raisons principales : (1) les enfants Noirs connaissent un niveau de besoins plus élevé par rapport aux autres enfants, (2) les enfants Noirs manquent de services accessibles au sein de leur communauté pour répondre à leurs besoins et (3) les enfants Noirs sont victimes de préjugés raciaux qui découlent de la pratique discriminatoire des professionnels et des pratiques organisationnelles (Barth, 2005 ; Boyd, 2014 ; Dettlaff, 2011 ; Fluke et al., 2010 ; Hill, 2004 ; Rivaux et al., 2008). Dans le rapport de 2011 de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), il est suggéré que des concentrations plus élevées de pauvreté, le désavantage cumulatif des familles immigrantes haïtiennes et l’utilisation de la correction physique comme méthode de discipline éducative pourraient expliquer la surreprésentation des enfants Noirs.

Bien que des études aient déterminé la présence de préjugés lors de la prise de décision des intervenants de la protection de la jeunesse (Fluke et al., 2010 ; Hines etal., 2004 ; Osterling et al., 2008), peu d’études se sont intéressées à la discrimination exercée par le système de protection de la jeunesse lui-même. En fait, les trajectoires différentielles auxquelles sont confrontés les enfants Noirs ont plutôt été comprises à travers une rhétorique de besoins disproportionnés, citant la surreprésentation comme une conséquence des inégalités sociales vécues par les personnes Noires. De plus, certains chercheurs déplorent qu’une simple présence de disproportion ne soit pas suffisante pour prétendre à une pratique discriminatoire de la part du système de protection de la jeunesse (Bartholet, 2009). De plus, des dizaines d’années de recherche ont soulevé qu’en isolant l’influence de la variable raciale au sein des données statistiques, il s’avère que la race est un facteur prédictif du traitement différentiel reçu par les enfants racisés (Ards et al., 2003 ; Boatswain-Kyte et al., 2022 ; Dettlaff et al., 2011 ; Drake et al., 2009 ; Miller et al., 2013 ; Rivaux et al., 2008 ; Webb et al., 2020).

Le racisme anti-Noir et le Québec

Le racisme anti-Noir est une forme spécifique de racisme à l’égard des personnes Noires. Enraciné dans le colonialisme et l’esclavage, il repose sur un système de domination conçu sur la base de l’assignation raciale au profit des personnes blanches, qui justifie la ségrégation, le profilage et l’exploitation des communautés Noires (Liu etal., 2023 ; Maynard, 2017 ; Phillips et Pon, 2018). Son lien avec la protection de la jeunesse a été largement négligé en raison de la centralité de la suprématie blanche et de la doctrine du « sauvetage des enfants » qui découle et qui prolifère dans nos systèmes de protection de la jeunesse (Blackstock, 2009 ; Dettlaff et Boyd, 2020 ; Pon et al., 2011). Blackstock (2009), en se référant aux enfants des Premières Nations et aux torts qu’ils ont subis de la part des travailleurs sociaux et du système de protection de la jeunesse, affirme que les personnes qui travaillent avec des enfants et qui ont été formées pour faire du « bien » ne seront jamais considérées comme capables de faire du mal (Blackstock, 2009). Par conséquent, nous devons réfléchir de manière critique à ce qu’est la protection de la jeunesse et à sa manière de protéger les enfants.

En l’absence d’une lecture critique du système de protection de la jeunesse, nous pathologisons les familles Noires en imposant des mesures de contrôle social qui ne reconnaissent pas le rôle joué par l’État dans leur souffrance (Phillips et Pon, 2018). Cette pathologisation se produit lorsque nous n’abordons pas les inégalités structurelles auxquelles sont confrontées les familles Noires, comme la pauvreté, l’instabilité du logement et l’accès à des services sociaux et de santé appropriés (Dubowitz et al., 1993). Ne pas s’attaquer à ces inégalités équivaut à une exonération de la part de l’État de ses responsabilités et de ses obligations envers les communautés Noires. Un système de protection de la jeunesse qui ignore les inégalités induites par l’État soumet les familles Noires à une surveillance accrue (Dettlaff et al., 2020). En donnant la priorité aux mesures punitives dans le cadre de la protection de la jeunesse, on perpétue la souffrance des familles Noires. Plus récemment, les voix de plusieurs chercheurs en protection de la jeunesse amplifient ce qui a déjà été allégué par des familles Noires (Clarke, 2011 ; Dettlaff et al., 2020 ; Maynard, 2017 ; Phillips et Pon, 2018 ; Roberts, 2014), soit le fait que la surreprésentation des enfants Noirs dans les services de protection de la jeunesse, en raison d’une exposition accrue aux inégalités structurelles, représente une forme de racisme anti-Noir (Bergen et Abji, 2020 ; Dettlaff et Boyd, 2020 ; Harp et Bunting, 2020).

Au Québec, il y a une réticence à reconnaître le concept de « race » comme mesure dans la collecte de données au sein des divers secteurs de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Les gouvernements successifs ont souligné le manque de pertinence de la race dans l’élaboration des politiques publiques qui sont décrites comme étant disponibles pour tous les citoyens du Québec, « sans distinction de culture » (Gravel et al., 2009). Il est à noter que les efforts visant à invisibiliser la race sont un produit du racisme créé par l’essentialisation de l’expérience blanche (Guillaumin, 1972). Au Québec, la non-reconnaissance ou l’invisibilisation de la race peut être attribuée au daltonisme, ce qui conduit à perpétuer la discrimination en limitant les moyens par lesquels le racisme peut être nommé et abordé dans les discours politiques (Annamma et al., 2017). En ne collectant pas de données basées sur la race, nous contribuons à maintenir le daltonisme, ce qui a pour effet d’invisibiliser le racisme anti-Noir qui existe dans nos différents établissements et systèmes de santé. L’invisibilisation du racisme anti-Noir au Québec ne découle pas uniquement de l’absence de données basées sur la race, mais aussi d’un manque de reconnaissance de l’expérience historique unique vécue par des personnes Noires qui découle du colonialisme et du racisme anti-Noir dans l’histoire du Québec (Dorais, 2020). Plusieurs chercheurs dans le domaine de l’éducation ont suggéré que l’on accorde trop d’importance à la culture et à l’intégration des enfants Noirs dans le système scolaire, et ce, au détriment des expériences vécues de discrimination systémique (Bataille et al., 2011 ; Kanouté et al., 2016 ; Lafortune et Kanouté, 2019). De ce fait, les obstacles éducatifs sont présentés comme une suite logique d’un processus d’acculturation plutôt que comme des formes de racisme structurel (Thésée et Carr, 2016). Ainsi, le déni du racisme anti-Noir est rendu possible par la non-reconnaissance du statut inégalitaire conféré aux personnes Noires dans l’historiographie québécoise, ce qui empêche toute action politique et sert à perpétuer la vulnérabilité des enfants Noirs.

Réglementation biopolitique, profilage racial et racisme anti-Noir

Selon Foucault (1970-1978), la réglementation biopolitique est une forme de contrôle social qui répond au besoin de sécurité et de surveillance de l’État pour optimiser et réguler la vie de ses citoyens (Foucault et al., 2008). Cela permet au gouvernement d’utiliser des mécanismes et des politiques pour gouverner et gérer les populations afin de maintenir l’ordre social. En ce qui a trait à la Loi québécoise sur la protection de la jeunesse (LPJ), elle reconnaît l’autorité parentale dans un ensemble de droits et d’obligations que les parents ont envers leurs enfants du jour de leur naissance jusqu’à l’âge de 18 ans. L’application de la LPJ n’est possible que dans les situations où la sécurité de l’enfant est compromise et lorsque les parents sont incapables d’assurer sa protection. Par la simple possibilité de l’implication de l’État dans la vie des familles, par l’intermédiare de la protection de la jeunesse, la réglementation biopolitique est rendue possible par le profilage racial des enfants Noirs.

En 2005, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a défini le profilage racial en utilisant la définition suivante :

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, telle la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.

Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée.

Dans le rapport intitulé Profilage racial et discrimination systémique des jeunes racisés, la CDPDJ (2011) insiste sur le fait que la question de la surreprésentation des jeunes Noirs dans le système de protection de la jeunesse ne doit pas être réduite uniquement au profilage racial, et prévient que d’autres formes de profilage social doivent également être prises en compte. Il cite l’exemple de la pauvreté et de sa corrélation à la maltraitance, ajoutant que l’exposition accrue des enfants Noirs à des situations de défavorisation sociale, plutôt que la race, est également un des facteurs expliquant leur surreprésentation. Cela dit, on ignore la nature imbriquée de la race et de la pauvreté, et la difficulté de prendre en compte l’une sans l’autre. Le racisme anti-Noir engendre le fait que la marginalisation socio-économique et la politique courante, comme le manque d’opportunités, le statut économique social inférieur, le chômage plus élevé et les taux de pauvreté importants sont des manifestations d’un héritage et d’une idéologie dominante et raciste visant les personnes d’ascendance africaine (Mullings, Morgan et Quelling, 2016). Ainsi, la discrimination systémique ne peut être séparée du profilage racial, mais doit plutôt être incluse dans notre compréhension et définition de celle-ci. Une définition plus complète du profilage racial est celle de Cross (2001) qui considère le profilage racial comme une pratique institutionnelle, comprise plus largement comme une surveillance, un traitement injuste ou inéquitable par des acteurs de la société bien intentionnés envers un groupe ciblé. Dans ce modèle, les principes suivants ont été identifiés : surveillance, pensée déficitaire, racialisation comparative et stéréotypes (Engel et al., 2002 ; Gross et Livingston, 2002). La surveillance fait référence à un jugement global exercé sur un groupe ciblé, selon lequel il est plus susceptible d’adopter certains comportements. La pensée déficitaire blâme les individus pour les obstacles et les désavantages causés par des problèmes institutionnels ou structurels, en les présentant comme ayant besoin de soutien, de remédiation ou d’une plus grande motivation pour réussir. La racialisation comparative se produit lorsque les groupes ciblés sont mesurés par rapport à une norme (les Blancs) de réussite ou de conformité. Les stéréotypes renvoient aux notions préconçues de la représentation sociétale des groupes ciblés qui produisent des pratiques fondées sur des préjugés entraînant un traitement différentiel.

Cette étude vise à déterminer la représentation des enfants Noirs montréalais au sein de la protection de la jeunesse en utilisant un cadre critique et antiraciste pour comprendre les inégalités structurelles et les trajectoires différentielles vécues par les enfants Noirs. Bien qu’un certain nombre d’études sur la surreprésentation des enfants Noirs dans le système de protection de la jeunesse aient déjà été menées et qu’elles fournissent des preuves d’un traitement différentiel, peu de ces études nomment explicitement le racisme anti-Noir. En fait, les recherches examinant la réglementation biopolitique sous forme de surveillance et de placement des enfants Noirs sont rares. Ce n’est que par un regard critique de la surreprésentation des enfants Noirs que nous pourrons aborder le rôle que joue le système de protection de la jeunesse dans la perpétuation du racisme anti-Noir et le maintien des inégalités structurelles.

MÉthodologie

Cette étude est une analyse secondaire d’un ensemble de données administratives cliniques provenant d’enfants signalés à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) de la région de Montréal. L’accès aux données a été demandé par la première auteure et a été approuvé par le comité d’éthique du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. Pour une description plus détaillée de l’extraction et de la création de la base de données, veuillez consulter Esposito et al. (2019). L’ensemble de ces données fournit des informations sur les services reçus par enfant ainsi que d’autres covariables. Les enfants ont été suivis longitudinalement entre le 1er avril 2002 et le 31 mars 2017. Afin de tenir compte de l’âge de la majorité, seuls les enfants de moins de 15 ans ont été acceptés dans la cohorte. Tous les enfants ont été suivis pendant au moins un an après la fermeture du dossier. Les données de la cohorte ont permis de déterminer si le signalement a fait l’objet d’une évaluation et si la sécurité et le développement de l’enfant ont été compromis (SDC), si une ordonnance du tribunal a été obtenue et si l’enfant a été placé à l’extérieur du milieu familial. Pour examiner les différences de représentation, un indice de disparité (mesure statistique) permettant d’évaluer et de quantifier les disparités ou les inégalités entre différents groupes ou catégories au sein d’une population a été calculé à l’aide de taux par 1000 (Shaw et al., 2008). Pour estimer les taux par 1000 pour obtenir des indices de disparité, nous avons utilisé les données des recensements 2001, 2006, 2011 et 2016 pour la région de Montréal. L’accès aux données du recensement s’est fait par l’intermédiaire des Centres de données de recherche (CDR) qui encouragent et facilitent la recherche utilisant les microdonnées de Statistique Canada dans des installations sécurisées gérées par Statistique Canada. Les données du recensement de 2001 ont été appariées aux données de 2002 de notre base de données de la DPJ, étant donné qu’aucune donnée n’a été générée en 2001. Les données des années hors recensement ont été exclues de l’étude (à l’exception de l’année 2002). Une variable de race a été créée à partir de l’ensemble de données administratives cliniques en utilisant l’origine ethnoculturelle des jeunes. Cette variable a ensuite été transformée en une variable de statut de minorité visible basée sur la définition de minorité visible de Statistique Canada. Nous avons ensuite transformé la catégorie des minorités visibles en deux catégories raciales : Noir et Blanc. Les enfants blancs ont été désignés parmi les enfants qui n’étaient pas Noirs et qui n’appartenaient à aucune des catégories de minorités visibles suivantes : Asiatique du Sud, Chinois, Philippin, Arabe, Latino-Américain, Asiatique du Sud-Est, Asiatique de l’Ouest, Coréen et Japonais et Première Nation.

Échantillon

Entre le 1er avril 2002 et le 31 mars 2014, un total de 1 519 196 enfants de moins de 15 ans ont été signalés à la DPJ pour la région de Montréal. Une cohorte composée d’enfants pour lesquels le signalement a été retenu a été suivie pendant une période de 36 mois. Pour s’assurer que tous les enfants puissent être suivis pendant toute la période de 36 mois, la cohorte a été limitée aux enfants de moins de 15 ans. Parmi l’échantillon, l’information sur la race était disponible pour 55 % des cas. Aux fins de la présente étude, nous ne rendrons compte que des données relatives aux Noirs (N = 145 663) et aux personnes blanches (N = 534558). Les informations relatives à la race étaient le plus souvent manquantes aux étapes initiales du processus de protection de la jeunesse et diminuaient progressivement au fil des points de décision, ce qui suggère que ces cas représentent des enfants pour lesquels l’implication avec l’agence a été brève et que les intervenants n’ont donc pas ressenti le besoin de compléter les informations sur l’identité ethnoculturelle.

Variables

Plusieurs variables relatives aux caractéristiques de l’intervention en protection de la jeunesse ont été recueillies pour chaque enfant. Cela comprend les détails sur la source du signalement et de l’information pour chacune des étapes respectives de la trajectoire du service (ex. rétention, évaluation, implication du tribunal, placement, implication par la justice pénale et récurrence). Les informations sur la source du signalement indiquent d’où provient le signalement et peuvent être regroupées dans l’une des catégories suivantes : membres de la famille ou voisin, professionnels du réseau de la santé et des services sociaux (CLSC), personnel scolaire (école), policiers (police), personnel hospitalier (centre hospitalier) ou personnel du Centre jeunesse. En ce qui concerne les informations relatives à la trajectoire du service, la rétention fait référence aux signalements qui ont été jugés comme nécessitant une évaluation plus approfondie par un travailleur social. L’évaluation et la détermination de la compromission (SDC) désignent tous les enfants dont les allégations de maltraitance ont été confirmées à l’issue d’une évaluation. Cela signifie souvent que l’enfant recevra des services continus de la part de la protection de la jeunesse. Lorsque les familles ne sont pas d’accord avec la décision de compromission et ne reconnaissent pas les motifs de préoccupation en matière de protection, des mesures judiciaires sont prises. Le placement fait référence aux situations dans lesquelles un enfant est placé en dehors du milieu familial pour une durée supérieure à 72 heures. La récurrence indique la présence d’un dossier de protection de la jeunesse compromis dans l’année qui suit la fermeture du dossier initial. L’implication dans la loi sur la justice pénale pour adolescents (LSJPA) se réfère à tout jeune qui a reçu des services en vertu de la LSJPA après avoir commis un délit.

Analyse

Taux par 1000 et indice de disparités

Deux types de mesures de disparité ont été calculés : (a) le taux par 1000 et (b) un indice de disparité basé sur la population générale. Le taux par 1000 a été calculé en utilisant la représentation de chaque groupe ayant été suivi par la DPJ par rapport à leur représentation correspondante dans la population générale de Montréal. Le taux par 1000 de chaque groupe racial a été calculé en divisant leur nombre d’interventions en protection de la jeunesse pour chaque service/point de décision (signalement retenu, sécurité et développement de l’enfant compromis, ordonnance du tribunal, placement et récurrence) par leur nombre dans la population générale des enfants et en multipliant les résultats par 1000.

Ensuite, pour calculer l’indice de disparité basé sur la population générale qui mesure la différence entre les taux de représentation entre les enfants Noirs et les enfants blancs, le taux d’enfants Noirs suivis par le système de protection de la jeunesse par rapport à leur représentation dans l’ensemble de la population est comparé au taux d’enfants blancs suivis par le système de protection de la jeunesse par rapport à leur représentation dans l’ensemble de la population.

Limites

Nous reconnaissons que nous utilisons une terminologie qui catégorise les personnes Noires à un groupe en soi, c’est pour cela qu’il importe de prendre en considération que notre échantillon est susceptible de contenir de nombreuses différences culturelles, linguistiques, de classe sociale et de statut d’immigration. Il est à noter que l’identité ethnoculturelle a été attribuée par l’intervenant de la protection de la jeunesse, ce qui ne nous permet pas de contrôler la façon dont les intervenants ont étiqueté les enfants dont l’un des parents était Noir et l’autre blanc. Comme l’identité ethnoculturelle des enfants découle des données fournies par l’intervenant, sans nécessairement que nous prenions en compte celle des parents, cela ne permet pas d’avoir un taux précis par 1000 pour chacun des groupes. Aussi, nous ne sommes pas en mesure de tenir compte des situations de mauvais traitements qui ne sont pas signalées au système de protection de la jeunesse.

RÉsultats

Disparités entre les populations à travers les cycles de recensement

Le taux par 1000 pour les enfants Noirs et les enfants blancs est représenté graphiquement dans la Figure 1 en utilisant la population générale des enfants pour 2001 (correspondant à 2002 dans l’échantillon de protection de la jeunesse), 2006, 2011 et 2016 et les proportions correspondantes au sein de la DPJ. Pour les enfants Noirs, le taux par 1000 des enfants signalés à la DPJ entre 2002 et 2016 varie de 8,8 à 14,3 et a globalement augmenté au fil du temps. Le taux par 1000 des enfants Noirs est plus élevé que celui des enfants blancs. Les enfants Noirs étant en moyenne presque 4 fois plus susceptibles que ces derniers d’être signalés à la DPJ.

Figure 1

Taux par 1000 des signalements retenus selon la race et l’année de recensement

Taux par 1000 des signalements retenus selon la race et l’année de recensement

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Différences dans les sources des signalements

Comme cet article s’intéresse au concept de profilage racial et aux notions de surveillance, nous avons cherché à déterminer, en fonction de la race, s’il y avait des différences dans la source des signalements à la DPJ. Ajoutons que les renseignements sur les signalements sont anonymes. Par conséquent, de 2002 à 2017, nous ne disposons de l’information que pour 16 % des cas signalés à la DPJ sur la source des signalements. Le tableau 1 présente les sources des signalements selon la race. Nous constatons que les enfants blancs ont plus de chances d’être signalés par un membre de leur famille ou de leur entourage que les enfants Noirs (26,8 % contre 12,75 %). Alors que les enfants Noirs sont plus susceptibles que les enfants blancs d’être signalés par l’école (27,8 % contre 15,8 %) et la police (26,5 % contre 22,7 %). Bien qu’il y ait des différences notées dans les signalements des hôpitaux et des centres de jeunesse, les disparités dans ces catégories ne sont pas aussi prononcées que les autres.

Tableau 1

Sources des signalements de 2002 à 2016

Sources des signalements de 2002 à 2016

*p < .05, **p < .01, ***p < .001

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Disparités à travers la trajectoire de service

Les tableaux 2 et 3 fournissent le taux par 1000 de tous les enfants Noirs et des enfants blancs au sein de la DPJ à travers les différentes étapes de la trajectoire qui suivent le signalement en utilisant les données respectives de la population générale du recensement de 2016. En 2016, les enfants Noirs représentaient 10 % des enfants de la population générale âgés de 14 ans et moins, mais représentaient 25,4 % des enfants qui avaient un signalement retenu. À mesure que la trajectoire de service des enfants Noirs progresse, leur proportion au sein de la DPJ demeure constante en ce qui concerne la compromission (SDC) (22,8 %), la décision d’obtenir des mesures judiciaires (23,1 %), le placement hors du milieu familial (24,2 %) et la récurrence (24,8 %). La proportion des enfants Noirs au sein du système de justice pénale (LSJPA) était légèrement plus élevée (31,1 %). La figure 2 fournit une représentation visuelle de la trajectoire de service des enfants issus de la communauté Noire par rapport aux enfants blancs et inclut l’indice de disparité de la population générale à côté de chacune des colonnes de données. Il en ressort que la disparité populationnelle des enfants Noirs par rapport aux enfants blancs est en moyenne trois fois plus grande à travers les différentes étapes de la trajectoire de service suivant le signalement. Cette différence est quatre fois plus grande en ce qui concerne le recours à la LSJPA.

Figure 2

Comparaison des taux par 1000 enfants selon l’étape de la trajectoire (2016)

Comparaison des taux par 1000 enfants selon l’étape de la trajectoire (2016)

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Tableau 2

Représentation par race pour les enfants signalés à la DPJ en 2016 : signalement au placement

Représentation par race pour les enfants signalés à la DPJ en 2016 : signalement au placement

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Tableau 3

Représentation par race pour les enfants signalés à la DPJ en 2016 : LSJPA et récurrence

Représentation par race pour les enfants signalés à la DPJ en 2016 : LSJPA et récurrence

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Discussion

Trajectoires différentielles, profilage racial et racisme anti-Noir

Les résultats de cette étude ne sont pas nouveaux et confirment ce qui a été démontré par d’autres chercheurs depuis les années 1990, les enfants Noirs sont surreprésentés dans le système de protection de la jeunesse (Bernard, 2004 ; Davies et Shragge, 1992 ; Lavergne et al., 2009 ; Rambally, 1995). Bien que les études précédentes aient été limitées dans leur capacité à rendre compte de cette représentation de manière longitudinale et à travers toutes les étapes de la DPJ, les résultats actuels indiquent qu’au-delà du point d’entrée du système de protection de la jeunesse, la surreprésentation des enfants Noirs reste constante du signalement retenu jusqu’à la fermeture du dossier et au-delà. Nos résultats révèlent également que la représentation des enfants Noirs est entre 3 à 4 fois plus importante que celle des enfants blancs en ce qui concerne les évaluations corroborées, les mesures judiciaires, le placement, le suivi en vertu de la LSJPA et la récurrence.

Nos résultats montrent également une différence dans la source des signalements, puisque les enfants Noirs sont plus souvent signalés par un professionnel que les enfants blancs. Si on revient sur la définition du profilage racial en lien avec les résultats observés, le profilage racial se base sur des idéologies dominantes qui étiquettent et qui stigmatisent les personnes Noires et les exposent à des traitements différents des enfants blancs. À travers nos résultats, on peut soulever que le système scolaire et les forces de l’ordre se sont révélés les sources de signalement les plus élevées. Toutefois, les différences raciales dans les signalements révèlent qu’une plus grande proportion d’enfants Noirs sont signalés à la DPJ par le personnel de l’école et la police par rapport aux enfants blancs. La différence de proportion de signalements de la part du système scolaire pour les enfants Noirs est presque deux fois plus importante que pour les enfants blancs. Le fait d’être Noir est associé à la violence et à la criminalité en raison de racines historiques profondes qui persistent dans la société contemporaine. Alors, comment ne pas considérer la présence du profilage racial dans l’interprétation de ces données ?

Le personnel de l’école et la police ont l’obligation de signaler tout soupçon de maltraitance à la DPJ. Les recherches antérieures nous ont permis de constater que les familles Noires sont plus susceptibles d’être signalées pour des violences physiques en raison d’un plus grand recours à la punition corporelle (Lavergne et al., 2009 ; 2014). La projection de la violence des Noirs sur la base de stéréotypes est donc très problématique, car elle alimente des perceptions biaisées qui servent à justifier le recours à la DPJ en cas de suspicion de maltraitance physique (Lavoie-Taylor et al., 2021). Cela amène une lecture importante sur le rôle que ces entités jouent dans le renforcement de rapports culturels biaisés. Car la surreprésentation des enfants Noirs, dans ce contexte, se manifeste comme étant le résultat de pratiques discriminatoires généralement biaisées par des savoirs historiques et des idées préconçues sur la race.

S’il est généralement reconnu que les familles Noires sont victimes d’inégalités structurelles et que cela se traduit par des besoins disproportionnés qui expliqueraient la surreprésentation des enfants Noirs signalés au système de protection de la jeunesse, la persistance de la surrépresentation suggère que les mesures et les efforts déployés pour remédier à ces inégalités structurelles ont été insuffisants. La recherche qui porte sur les personnes Noires révèle que les inégalités dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la justice demeurent constantes au fil du temps (Fante-Coleman et Jackson-Best, 2020 ; Lafortune et Kanouté, 2019 ; Owusu-Bempah et Wortley, 2014). En ne s’attaquant pas à ces inégalités structurelles et en permettant au gouvernement, sous forme de système de protection de la jeunesse, d’exercer un contrôle sur les familles Noires par le biais de la LPJ, on assiste à une forme de réglementation biopolitique. Rappelons que la réglementation biopolitique répond aux besoins d’un système sociétal qui repose sur des normes sociales et culturelles dominantes. Il faut alors se demander s’il est dans l’intérêt de la société dominante de se préoccuper des besoins d’une minorité. Le refus de notre gouvernement de reconnaître le racisme systémique, l’absence de collecte de données et de politiques fondées sur la race en matière de protection de la jeunesse et la croyance que la surreprésentation des enfants Noirs est largement liée aux pratiques culturelles de punition corporelle signifient une résignation et l’acceptation de la réglementation biopolitique dans la vie des familles Noires.

Un cadre critique et antiraciste suggérerait que la longévité de la surreprésentation des enfants Noirs de Montréal dans le système de protection de la jeunesse est un racisme anti-Noir. Les recherches menées jusqu’à présent ont tenté de déterminer si les causes de la surreprésentation et des trajectoires différentielles des enfants Noirs sont situées à l’intérieur ou à l’extérieur du système de protection de la jeunesse, plutôt que de reconnaître que les deux dimensions interagissent ensemble pour produire des inégalités structurelles et institutionnelles au sein de la société et de la DPJ. Ainsi, le système de protection de la jeunesse est à la fois une source et un produit du racisme anti-Noir. Une perspective antiraciste permet de comprendre que les enfants Noirs sont le résultat d’un héritage historique qui leur a conféré un statut inégal au sein des pratiques et des idéologies de la province. Nous devons nous interroger sur le manque d’efforts et de mesures suffisants pour remédier à ces inégalités. L’absence d’un discours antiraciste au Québec dans le domaine de la protection de la jeunesse maintient la construction historique des corps Noirs comme sujets à contrôler, à réformer et à sauver (Dumas, 2016). Ce discours est perpétué par la croyance que l’acquisition de compétences culturelles ou l’augmentation des services de prévention peuvent résoudre la surreprésentation et disparité des enfants Noirs au sein de la DPJ. Il est impératif d’aller au-delà d’une orientation qui cherche à maintenir le statu quo des personnes issues de communautés Noires dans notre société. Si nous ne parvenons pas à élaborer des mesures politiques pour soutenir l’intégration socio-économique des familles Noires et contrer le racisme anti-Noir, nous n’obtiendrons jamais la justice sociale pour les enfants Noirs.

En adoptant une approche qui reconnaît la surreprésentation et la disparité raciale des enfants Noirs au sein de la DPJ comme du racisme anti-Noir, nous pouvons envisager d’autres moyens pour répondre aux inégalités structurelles. Cela nécessiterait des interventions qui ciblent les structures et les systèmes qui entourent les familles Noires plutôt que les familles elles-mêmes. Ces interventions doivent être explicites dans leur volonté de lutter contre le racisme anti-Noir en élaborant des réponses gouvernementales spécifiques aux Noirs qui vont au-delà des besoins qu’ils partagent avec d’autres communautés (Bataille et al., 2011). Les Noirs doivent contribuer à ces initiatives et être au coeur de leur conception, de leur mise en oeuvre et de leur évaluation (Boatswain-Kyte et al., 2021). Ces initiatives devront être séparées de l’État afin de garantir leur indépendance, mais devront toutefois bénéficier d’un financement important et stable afin de garantir leur pérennité. Nous devons commencer à identifier comment nos contextes organisationnels et nos pratiques maintiennent et entretiennent le racisme anti-Noir afin d’apporter des changements (Bousquet Saint-Laurent et Dufour, 2017). Cela commence par la collecte de données sur la race et l’évaluation des efforts et des changements apportés au sein du système de protection de la jeunesse par rapport aux données recueillies, afin de mieux informer la pratique. Nous devons également utiliser un langage qui ne masque pas le racisme et qui assimile la surreprésentation et les disparités à ce qu’elles sont : des manifestations de racisme anti-Noir.

Conclusion

Il est impératif de reconnaître que tout système de protection de la jeunesse qui n’a pas été créé par des Noirs et qui ne maintient pas les Noirs au centre de sa conception, de sa planification et de sa mise en oeuvre ne sera jamais en mesure d’élaborer des politiques et des solutions efficaces pour résoudre la surreprésentation et le traitement différencié de ces derniers. Plus qu’une collaboration ou un partenariat avec les communautés Noires, qui rend leur participation symbolique, un véritable transfert de pouvoir du gouvernement vers la communauté Noire est nécessaire pour qu’un changement significatif se produise (Boatswain-Kyte et al., 2021). Ce n’est qu’en centrant les voix et les expériences des Noirs au sein du système de protection de la jeunesse que nous pourrons commencer à nous attaquer au racisme anti-Noir auquel ces familles sont exposées. Faute de quoi, le racisme anti-Noir, le pouvoir biopolitique, la gouvernementalité et le statu quo se perpétueront.