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À l’instar d’un nombre croissant d’observateurs, l’équipe de rédaction de la revue Nouvelles pratiques sociales a constaté les dérives attribuables à l’hégémonie des modes quantitatifs d’évaluation de la recherche qui se sont imposés dans le monde universitaire au cours des dernières décennies. Ces dérives sont bien connues. La plupart en reconnaissent volontiers l’existence, mais beaucoup plus rares sont celles et ceux qui, même parmi les plus critiques, choisissent de ne pas y apporter leur concours, probablement faute d’alternatives. Bien conscient de ce problème, le collectif d’universitaires français RogueESR a, à l’hiver 2020, donné naissance à un chercheur imaginaire nommé Camille Noûs afin d’incarner la résistance à l’égard de ces transformations et de rallier la communauté universitaire autour d’un moyen à la fois perturbateur et humoristique de faire front commun contre celles-ci. Le collectif incite les chercheuses, les chercheurs à s’approprier cette figure symbolique, dont le nom a été créé à partir du prénom épicène (Camille) et du « νοῦς » grec (esprit, raison), en la nommant autrice ou co-autrice de leurs publications. Comme en fait foi la signature de cet avant-propos, l’équipe de rédaction de Nouvelles pratiques sociales a décidé d’adhérer à cette initiative. Elle souhaite également inviter les personnes qui publieront dans les pages de la revue à faire de même.

La figure imaginaire de Camille Noûs est née du constat des effets délétères des normes quantitatives d’évaluation de la production scientifique. Celles-ci entraînent une course à la publication dans laquelle la pertinence scientifique et l’originalité deviennent secondaires au regard du nombre de textes publiés par une même personne. Elles exacerbent la concurrence et fragilisent le travail collaboratif au point de faire de l’ordre d’apparition des signataires au bas d’un article un objet de lutte et même de divisions au sein des équipes de recherche. Cette concurrence est quant à elle nourrie par le financement individualisé de la recherche qui tend à ne récompenser que les plus performants, c’est-à-dire les plus productifs, et à dénaturer le principe même du travail scientifique. Une telle conception de la recherche favorise, d’une part, l’autopromotion et le conformisme à l’égard des exigences des organismes subventionnaires (publics et privés) qui contribuent tous deux à éloigner le travail scientifique de la poursuite du bien commun. D’autre part, l’individualisation de la recherche porte atteinte au caractère collégial et fondamentalement collectif de la production de connaissances. Le mythe du « génie solitaire » sur lequel elle s’appuie fait l’impasse sur la cumulativité des savoirs, sur la dette que les chercheuses, les chercheurs ont envers ceux et celles qui les ont précédés, de même qu’envers les collègues, les assistants et assistantes de recherche, les étudiantes, les étudiants, voire les « critiques » et les « adversaires » dont le travail actuel participe aussi du développement de leur propre expertise.

Les revues scientifiques sont également au coeur de la reproduction de ce système, volontairement ou non. Elles sont devenues l’enjeu de la course à la publication et l’instrument de mesure quasi unique de la performance en recherche. De plus, les revues sont évaluées et financées en fonction de leur facteur d’impact, du nombre de citations qu’elles génèrent et du degré d’exposition qu’elles procurent aux chercheur.es qui y publient. Leur diffusion est assurée par de grands conglomérats qui engrangent de faramineux revenus grâce à leur capacité de monnayer de tels indicateurs quantitatifs et donc de nourrir une conception réductrice, voire antinomique, du mode de production des connaissances. L’équipe de rédaction de la revue Nouvelles pratiques sociales s’est sentie directement interpellée par la situation et a donc jugé nécessaire de prendre position.

Le personnage de Camille Noûs a été imaginé en opposition à l’évolution de ces formes de connaissance et dans le but de réaffirmer ce que la recherche doit à la collégialité, à la collectivité et au caractère désintéressé du travail scientifique. En invitant les chercheur.es à nommer Camille Noûs comme auteur ou co-auteur de leurs publications, le collectif à l’origine de cette initiative propose de mettre du sable dans l’engrenage du système fondé sur l’évaluation de l’impact et de la productivité en recherche. Il vise aussi à ce que, en suscitant l’adhésion du plus grand nombre, ce geste de résistance donne naissance à une communauté mobilisée par le projet de défendre la science et ses conditions d’exercice.

Cet appel semble avoir été rapidement entendu. Un an après sa création, Camille Noûs avait déjà signé plus de 180 articles scientifiques parus dans 110 revues, en collaboration avec plus de 280 co-auteur.ices provenant de 35 pays. Nous estimons important de participer à l’élargissement de ce mouvement international et d’encourager nos contributrices, nos contributeurs à y prendre part.

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Ce numéro de Nouvelles pratiques sociales présente un substantiel dossier thématique qui a été dirigé conjointement par Danielle Desmarais et Annie Gusew et qui porte sur l’approche biographique et l’approche narrative ainsi que sur leurs contributions à l’intervention. L’entrevue, réalisée par Isabelle Ruelland, donne la parole à Yakout Choukrad, décrite comme citoyenne socialement engagée, et s’intéresse aux différentes initiatives citoyennes durant les premières vagues de la pandémie liée à la COVID-19. Nous publions également, dans ce numéro, l’article gagnant du concours étudiant de 2021, texte écrit par Sophie Marois, cinq articles sous la rubrique Perspective et, sous la plume de Catherine Chesnay et de Maude Doré-Caillouette, un compte rendu de lecture de l’ouvrage dirigé par Sylvail Lafleur, Foucault à Montréal : Réflexions pour une criminologie critique. Poursuivant nos efforts visant à donner une place plus importante aux contributions en provenance du monde de l’intervention, nous publions également quatre textes en écho de pratique. Comme ils touchaient directement le thème du dossier thématique, ces textes sont introduits au moment de la présentation générale de celui-ci.

L’entrevue

Réalisée par Isabelle Ruelland, professeure associée à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, chercheure d’établissement au CIUSSS du nord de l’Île de Montréal, l’entrevue présente le récit d’initiatives citoyennes durant la pandémie à Montréal-Nord. Yakout Choukrad, décrite comme citoyenne engagée, raconte, témoigne et parle d’expériences vécues dans le quartier de Montréal-Nord. La parole qui se construit tout au long de cet entrevue est belle, sans artifice ni complications, sans agenda à promouvoir. Elle rebondit d’un sujet à l’autre, revient dans le temps, se déplie quelquefois au je, quelquefois au nous. Au travers du récit, il est possible d’assister au déploiement de formes de solidarité et d’actions quotidiennes, où ce qui importe n’est pas seulement la mission ou le rôle de chaque organisme du quartier, mais les gestes faits, d’une personne à une autre. Que ce soit au moment de la mort d’un jeune par balles : aller voir la famille, voir quels sont les besoins, écouter. Que ce soit dans l’expression d’un désir de paix dans le quartier, dans l’interpellation des plus jeunes, dans la demande qui leur est faite de contribuer à cette paix du quartier. Et quand arrive une pandémie, malgré les difficultés qui s’ajoutent, de voir comment la solidarité se poursuit et se prolonge. C’est ce témoignage qui nous est donné ici.

Dès le moment de sa fondation il y a plus de trente ans, Nouvelles pratiques sociales avait voulu, par ces entrevues, donner la parole à des intervenantes, des intervenants, à des acteurs sociaux qui, bien qu’ayant des choses à dire, avaient rarement le temps d’écrire. Cette entrevue va un peu plus loin, en donnant un texte, en donnant une forme pérenne à une parole et en permettant qu’elle soit entendue autrement.

Le dossier thÉmatique

Le dossier thématique de ce numéro s’intitule « Approche biographique et approche narrative : contributions à l’intervention sociale ». Dirigé et coordonné par Danielle Desmarais et Annie Gusew, toutes deux professeures associées à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, ce dossier comprend neuf articles provenant du monde de la recherche, quatre textes qui présentent des échos de pratique en plus d’un texte de présentation signé par les deux responsables du dossier.

Comme le souligne le texte de présentation du dossier, même si l’approche biographique et l’approche narrative présentent des similarités évidentes, que ce soit par l’usage de la narration de soi, par la quête de sens qui les accompagnent ou par la finalité de transformation et d’émancipation qui les caractérisent, les deux approches proviennent de traditions intellectuelles fort différentes. La première est liée à la production de connaissances dans une perspective de recherche, la seconde travaille à la transformation des récits qui forment la trame narrative de problèmes internalisés. Le défi de ce dossier devenait alors de réunir et de rassembler des contributions provenant de ces deux univers dans un tout cohérent, permettant de dégager les convergences possibles et de respecter les spécificités. Le texte de présentation du dossier pose quelques jalons théoriques qui permettent de mieux comprende ressemblances et différences. Les premiers articles du dossier illustrent comment les histoires de vie de jeunes filles de Port au Prince, d’enfants brésiliens ou d’enseignantes de la maternelle permettent de mieux comprendre leur situation et comment le fait de colliger les récits de pratique d’intervenants du domaine de l’action collective permet de dégager les lignes de force de ce type d’intervention. Un article examine comment l’écriture de soi contribue à sa propre transformation. Les textes suivants examinent les aspects méthodologiques, éthiques ou les enjeux liés à l’intervention auprès de femmes marginalisées, de jeunes adultes ou en contexte d’interculturalité. Le dossier se termine par la présentation du récit de quatre expériences d’intervention qui utilisent les perspectives biographiques ou narratives ou bien qui présentent différents outils d’intervention.

LES ARTICLES EN PERSPECTIVES

Le premier des cinq articles de notre rubrique Perspectives a été rédigé par Laurence Roy et Sophie Coulombe : il s’intéresse aux pratiques intersectorielles d’intervention en contexte d’itinérance, et présente les principaux constats tirés d’une revue de littérature systématique sur ce type de pratiques. Le texte répertorie tout d’abord les différentes formes de pratiques par lesquelles des acteurs de secteurs distincts (milieux communautaires et organisationnels, ou encore champ judiciaire et social) coopèrent afin de bonifier leurs interventions. L’article examine ensuite les effets des pratiques intersectorielles documentés par les travaux de recherche consultés, tant du point de vue des intervenantes, intervenants et gestionnaires que de celui des premières personnes concernées, mais aussi dans le cadre de démarches évaluatives. Finalement, les autrices relèvent les dimensions qui peuvent faciliter la mise en oeuvre de ces pratiques ou au contraire, y faire obstacle.

Le second article, de Nancy Couture, Sophie Éthier et Patrick Villeneuve, présente une démarche de recherche-intervention qui mobilise l’art-thérapie dans l’intervention auprès de couples faisant face à la maladie d’Alzheimer. Ce mode d’intervention novateur est examiné dans le cadre d’un dispositif de recherche : tant l’observation des processus à l’oeuvre lors des séances d’art-thérapie que les entrevues réalisées à l’issue de l’intervention permettent de mettre en lumière ses bénéfices. L’analyse de ces données montre que la participation à la démarche de recherche-intervention a pu favoriser la communication au sein du couple ainsi que la compréhension mutuelle, favorisant l’empathie. Par ailleurs, la participation a également pu contribuer à une meilleure acceptation de la maladie, en modifiant les perceptions pour y laisser davantage advenir des possibles, malgré les pertes et contraintes induites par l’Alzheimer.

Jacques Cherblanc, Christiane Bergeron-Leclerc et Geneviève Gauthier ont écrit le troisième article de la rubrique, consacré à la place de la spiritualité dans le champ du travail social. Cette question originale est abordée par le biais d’une recension des écrits examinant les liens entre spiritualité et travail social. Partant de cette recension, l’article s’attache tout d’abord à définir les contours de la notion de spiritualité. Dans un second temps, l’intégration de la dimension spirituelle dans les interventions, dans une optique de respect des croyances et visions du monde des personnes accompagnées, est explorée : si cette intégration est faible, de manière générale, il est relevé qu’elle est davantage présente dans les interventions en contexte de fin de vie, ou auprès de populations immigrantes, de la diversité sexuelle et de genre et des personnes aînées, entre autres. Partant de ces constats, l’auteur et les autrices prônent un meilleur arrimage des connaissances concernant la spiritualité aux interventions dans le champ du travail social.

Le quatrième article en Perspectives porte sur l’accès aux services de santé maternelle au Cameroun, dans un contexte d’un taux de mortalité maternelle élevé. Joseph Etoundi Lebongo et Henri Rodrigue Njengoué Ngamaleu y présentent les conclusions d’une recherche qualitative menée auprès de femmes enceintes, d’acteurs de santé et communautaires ainsi que de représentants politiques et de l’autorité traditionnelle. Les auteurs mettent en avant que l’accès aux services de santé maternelle est soutenu par un processus d’empowerment des femmes, au travers d’une autonomisation financière et d’une plus grande importance accordée à leur état de santé. Par ailleurs, favoriser l’accessibilité des services de santé maternelle passe par un soutien communautaire, afin de relayer l’information à ce sujet et de valoriser cette démarche d’accès aux soins.

Le dernier article de la rubrique s’intéresse aux intervenantes, aux intervenants du système de protection de la jeunesse, en y explorant les facteurs organisationnels qui influencent l’émergence de difficultés émotionnelles. Isabelle Le Pain, Katharine Larose-Hébert, Dahlia Namian et Laurie Kirouac ont mené une recherche qualitative pour mieux comprendre les sources du burn-out, du stress au travail et de la fatigue de compassion, qui sont fréquemment observés dans le domaine de la protection de l’enfance. À partir d’entretiens réalisés avec 31 intervenantes et intervenants, divers enjeux organisationnels – la forte demande d’efficience et le manque de soutien, en particulier – sont pointés comme causes principales de difficultés émotionnelles vécues par une part significative des équipes d’intervention des DPJ. Partant, les auteures soulignent que les causes structurelles de ces problématiques sont sous-estimées au profit d’explications psychologisantes qui n’interrogent pas le fonctionnement de ces institutions.

LE CONCOURS ÉTUDIANT 2021

C’est avec grand plaisir que nous publions dans ce numéro l’article de Sophie Marois, doctorante en sociologie à l’Université de Toronto et lauréate du concours étudiant tenu l’an dernier. Son texte s’intitule « Quand la ville (se) soigne : tribunal communautaire et mutations du contrôle social urbain ». En s’appuyant sur une étude de cas du projet IMPAC (Intervention multisectorielle et programmes d’accompagnement à la cour municipale de Québec), l’autrice s’intéresse aux tensions qui sont liées aux transformations de la gestion, par une municipalité, des infractions réglementaires, des délits criminels mineurs et de diverses formes d’incivilités ; gestion également des problèmes de santé mentale et des populations concernées. Une ville peut-elle devenir thérapeutique ? Peut-elle devenir tolérante et compatissante envers des populations marginalisées ? Peut-elle, à la fois, soigner ces populations et se soigner elle-même en éliminant des situations et des comportements jugés indésirables ? Le texte examine le passage de pratiques de tolérance zéro à des pratiques de tolérance qui, même si elles ne questionnent ni les causes ni l’histoires de différents problèmes urbains, font la promotion de leur acceptation. Mais cette tolérance n’est-elle pas, au fond, une nouvelle forme de contrôle social ?

Nous vous souhaitons une excellente lecture !