Résumés
Résumé
L’intervention psychosociale utilisant les arts pour intervenir avec des individus et des groupes permet d’entrer en relation avec les personnes « autrement ». L’objectif de cet article est de présenter l’intervention psychosociale artistique comme un moyen favorisant l’atteinte d’une justice sociale pour les groupes et populations marginalisés, précarisés ou oppressés. Pour ce faire, nous proposons d’abord un tour d’horizon théorique et posons quelques assises de l’intervention psychosociale artistique au Québec. Nous présentons ensuite trois objectifs d’intervention y étant associés : la prise de parole, l’acte réflexif et la prise de conscience des dimensions collectives des expériences individuelles. Par cet article, l’autrice et les auteurs désirent présenter les nombreux apports de ce type de pratique et en souligner le caractère novateur.
Mots-clés :
- Intervention psychosociale artistique,
- intervention psychosociale,
- arts,
- populations marginalisées
Abstract
Art as a form of psychosocial intervention opens-up, for individuals and groups, the possibility to connect ‟differentlyˮ. The purpose of this article is to present artistic psychosocial intervention as a key to promote social justice for marginalized, precarious or oppressed groups and populations. In order to do this, we first present a theoretical overview and lay the groundwork for artistic psychosocial intervention in Quebec. Then, we present three aims associated with this kind of intervention: to promote ‟speaking outˮ, to foster the reflexive action, and to encourage an awareness of the collective dimensions of individual experiences. In analyzing these different forms of intervention, the authors wish to underscore the many contributions of this type of practice and to highlight its innovative nature.
Keywords:
- artistic psychosocial intervention,
- psychosocial intervention,
- arts,
- marginalization
Corps de l’article
Introduction
Dans cet article, nous nous intéressons à l’intervention psychosociale utilisant les arts[1] avec[2] les individus et les groupes. Ce type d’intervention permet d’entrer en relation avec les personnes « autrement », c’est-à-dire en sortant des cadres psychosociologiques habituels de prise de parole et de mise en action. Il amène de plus, dans bien des cas, les individus impliqués (incluant les personnes intervenantes) à sortir de leurs zones de confort et à bousculer leurs habitudes et représentations. En d’autres mots, nous montrons comment les arts permettent l’émergence d’une intervention psychosociale innovante et renouvelée.
Bien que l’intervention psychosociale artistique s’adresse à une mosaïque de situations et de populations, nous nous concentrons dans cette contribution sur les interventions menées avec des populations marginalisées, précarisées ou oppressées. Nous situons ainsi notre réflexion autour d’interventions visant à identifier, nommer et transformer des situations d’injustice, de discrimination et de non-reconnaissance.
À cette fin, nous effectuons d’abord un tour d’horizon théorique et posons quelques assises afin de situer l’intervention psychosociale artistique au Québec. Nous proposons ensuite trois objectifs d’intervention associés à des visées sociales et actes d’intervention spécifiques. En guise de conclusion, nous présentons comment l’intervention psychosociale artistique favorise l’atteinte d’une justice sociale pour les groupes et populations marginalisés, précarisés ou oppressés.
Interventions psychosociales artistiques au Québec : tour d’horizon et assises thÉoriques
Intervention psychosociale : éléments de définition
L’intervention psychosociale est d’abord et avant tout centrée sur les relations que les individus entretiennent, entre eux et avec les différents groupes au sein desquels ils évoluent. Elle analyse « […] de façon critique les modalités d’organisation prédominantes et leurs conséquences pour les personnes et les collectivités, et [élabore] des moyens pour mieux les transformer ou les faire évoluer » (Barus-Michel, Enriquez et Lévy, 2002, p. 10). Ce type d’intervention est donc premièrement axé sur les processus et ne vise pas de finalité spécifique ; il s’intéresse plutôt aux différents mouvements d’adaptation et de changement individuels et collectifs (Dubost et Lévy, 2002 ; Guerra, 2009 ; Rhéaume, 2002).
À l’instar de plusieurs auteurs (Barus-Michel, Enriquez et Lévy, 2002 ; Dubost et Lévy, 2002 ; Lévy, 2010 ; Rhéaume, 2002), nous considérons que l’approche psychosociologique est « indissociable d’une perspective critique » (Rhéaume, 2002, p. 70), notamment parce qu’elle questionne les enjeux de pouvoir et de savoir au coeur de chaque intervention. Les questions de pouvoir sont ainsi abordées à travers l’attention portée aux cadres sociaux dans lesquels l’intervention prend place et aux statuts qu’ils induisent chez les différents acteurs et actrices impliqués. La question des savoirs, dans cette mouvance, n’est plus seulement associée à une expertise ou à un privilège intellectuel, mais plutôt à une co-construction, « le produit d’un travail de pensée qui s’élabore collectivement, en rapport étroit avec une pratique sociale effective » (Barus-Michel, Enriquez et Lévy, 2002, p. 11). Comme le résume Rhéaume (2002, p. 70) :
Le travail psychosociologique est bien d’accroître une conscience plus critique, une compréhension et une maîtrise accrue de sa situation personnelle et sociale. Et ceci devant le constat de rapports sociaux inégalitaires, du risque toujours présent de la tentation totalitaire, de la conviction de rendre les individus et les collectifs plus « sujets » de leur histoire.
L’intervention psychosociale, en s’inscrivant dans cette perspective critique, vise à intervenir avec, plutôt qu’à intervenir pour ou à intervenir sur. Elle ne se traduit pas par un acte d’autorité ou d’expertise, mais vise plutôt à mettre en place « […] des dispositifs […] facilitant les échanges entre tous les acteurs concernés » (Dubost et Lévy, 2002, p. 392). On peut donc affirmer que la personne intervenante psychosociale est en premier lieu une facilitatrice des processus de changements et de transformations que vise l’intervention. À ce propos, bien que les rôles et responsabilités ainsi que les connaissances et compétences de la personne intervenante soient différents de ceux des individus et des groupes avec lesquels elle intervient, les interventions psychosociales « se gardent de réifier ces différences et de les traiter comme si elles constituaient des barrières étanches » (Dubost et Lévy, 2002, p. 414) entre les acteurs et actrices de l’intervention.
Les arts comme outils d’intervention au Québec : affiliations psychosociales
Au Québec, il semble difficile d’affirmer que l’intervention psychosociale artistique soit intégrée dans une forme d’intervention instituée. On peut toutefois souligner que plusieurs interventions artistiques répondent aux exigences psychosociologiques, notamment en ce qui a trait aux enjeux de savoir et de pouvoir au coeur de l’intervention psychosociale.
Dans ses contributions portant sur l’art et l’engagement au Québec, Ève Lamoureux (2009, 2011) dresse le portrait de l’art engagé, notamment sous l’angle des pratiques artistiques relevant de l’intervention. Situant l’émergence de l’art engagé dans les mutations sociales et politiques vécues au cours des années 1970, l’autrice explique que l’on assiste alors « à la montée d’un certain relativisme quant au Savoir et à la Vérité, relativisme qui mine la position d’autorité détenue autrefois par les intellectuels » (Lamoureux, 2011, p. 80). Différentes formes d’art engagé, portant sur différents enjeux (Lamoureux, 2009, 2011), prendront place au Québec au cours des années et celles-ci contesteront des organisations sociales et politiques jugées inadéquates ainsi que les injustices et situations de discrimination qu’elles induisent.
Outre ces initiatives associées à l’art engagé, on retrouve aujourd’hui plusieurs projets d’intervention par l’art pouvant s’inscrire dans une perspective psychosociale, notamment l’art communautaire (Leduc, 2012), l’éducation populaire (Ampleman et coll., 1983), l’action culturelle[3] et l’animation sociale (Ninacs, 1996). Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses initiatives alliant art et intervention se sont par ailleurs organisées au Québec autour de la médiation culturelle :
[une] notion qui sert à appréhender le renouvellement des pratiques artistiques, culturelles et professionnelles qui délimitent de nouveaux modes d’expression, espaces de socialisation et types d’intervention. […] [Elle renvoie] à un champ de débats théoriques et de pratiques d’intervention autour des rapports qu’entretiennent l’art avec la participation sociale et la culture avec le développement
Lafortune, 2012, p. 1
La médiation culturelle fait écho à l’intervention psychosociale artistique parce qu’elle s’intéresse aux rapports entre les individus et les groupes par le biais du rapport esthétique (Lamoureux, 2008). Elle dépasse ainsi l’objet artistique pour intervenir au niveau des relations et, pour Lafortune (2012, p. 31-32), ce type d’intervention « ne cible pas les médiations uniquement en tant que processus passant par des objets, des situations ou des formes esthétiques, mais également par les médiateurs, sujets concrets inscrits dans des rapports de pouvoir ». En cohérence avec la posture critique[4], la médiation culturelle cherche à agir et à transformer les différentes formes de marginalisation et d’exclusion, ainsi qu’à modifier les rapports sociaux qui les induisent (Goulet-Langlois, 2017 ; Fontan, 2007 ; Lafortune, 2012 ; Lamoureux, 2008). Le nombre d’initiatives en médiation culturelle que l’on pourrait qualifier de « psychosociales » est beaucoup trop important pour en dresser une liste exhaustive dans le cadre de ce chapitre, mentionnons toutefois le théâtre participatif[5], la médiation intellectuelle[6] (Darré, 2006 ; Rancière,1987) et le cinéma de fiction et documentaire[7]. Chacune de ces initiatives mobilise les arts afin de permettre à des individus et à des groupes d’agir, grâce et à travers leurs relations, sur des situations vécues et s’intéresse aux enjeux de savoir et de pouvoir qui les caractérisent.
Les enjeux de savoir et de pouvoir sont directement liés à l’idéal de justice sociale qui anime l’intervention psychosociale artistique. Notre conception de la justice sociale s’appuie principalement sur le travail de la philosophe américaine Nancy Fraser (2011) pour qui ce concept comporte deux dimensions complémentaires : la reconnaissance et la redistribution. La reconnaissance s’oppose directement aux injustices de type symbolique (préjugés, normes sociales, représentations dominantes, etc.) et est liée au statut, c’est-à-dire qu’elle vise à ce que les groupes et les individus soient reconnus en tant que pairs pleinement légitimes dans leur participation à la vie sociale. La justice sociale s’incarne ainsi dans une « norme de la parité de participation » (Fraser, 2011, p. 50) où tout individu doit être considéré comme agent actif contribuant aux interactions sociales, à l’élaboration des milieux de vie, aux dialogues dans l’espace public, bref, à la vie sociale dans son ensemble. Aussi, le déni de reconnaissance n’est pas un enjeu sur le plan de l’identité ou des qualités personnelles, c’est plutôt un enjeu de disqualification, de marginalisation ou de subordination statutaire qui se concrétise dans les obstacles (culturels, institutionnels, légaux) qui empêchent la participation paritaire à la vie sociale. La redistribution, quant à elle, vise les injustices de type socio-économique ou matériel, telles que l’exploitation de la main-d’oeuvre ou la pauvreté. Ces deux dimensions sont bien entendu interdépendantes : la justice socio-économique (redistribution) vise à donner accès aux moyens nécessaires (temps, éducation, information, etc.) pour que les membres de la société puissent participer au dialogue dans l’espace public sur une base paritaire (reconnaissance). Pour Fraser (2011, p. 127), l’espace public de participation est par ailleurs constitué d’une diversité de « contre-publics subalternes » engagés activement dans une déconstruction des normes et représentations dominantes.
L’intervention psychosociale artistique, comme projet critique et politique visant la justice sociale, cherche donc à identifier et à transformer les cadres sociaux contraignants de l’espace public à travers lesquels évoluent les individus et les groupes en mobilisant des pratiques et créations artistiques. Pour ce faire, ses objets d’étude et d’intervention privilégiés sont les relations et les interactions, médiées par les arts. Ce type d’intervention questionne, à travers les arts, non seulement les structures de pouvoir (sociales, politiques, économiques, etc.) qui régissent et orientent les expériences des individus et des groupes, mais réinterprète aussi la nature de la relation entre la personne intervenante, les individus avec qui elle intervient et, plus globalement, la société.
C’est en qualité d’observatrice et observateurs de cette pratique d’intervention psychosociale artistique que les autrice et auteurs de cette contribution veulent présenter une synthèse de leur compréhension des apports et spécificités de cette pratique innovante sur la base d’expériences empiriques comme chercheure (Bourassa-Dansereau, 2017), intervenant d’un organisme (Goulet-Langlois, 2017) et administrateur d’une organisation dans ce domaine (Robert, Mailhot et Gaudet, 2016).
Intervention psychosociale artistique : objectifs d’intervention, visÉes sociales et actes d’intervention
Afin de préciser ce qu’est l’intervention psychosociale artistique, nous présentons dans cette section les trois principaux objectifs qui y sont associés, soit 1) de permettre la prise de parole (au sens littéral et symbolique), 2) de favoriser le développement et l’énonciation d’une réflexivité individuelle et groupale et 3) de favoriser l’identification des aspects collectifs des expériences individuelles. Nous montrons de plus comment chacun de ces objectifs est porté par la création artistique et présentons comment ils se déploient en résonance avec les enjeux de pouvoir et de savoir précédemment abordés. Nous les approchons en spécifiant les visées sociales et les actes d’intervention que la personne intervenante utilisant les arts est amenée à privilégier et à mobiliser dans le cadre de son intervention.
Les arts pour permettre la prise de parole
L’objectif d’intervention psychosociale associé à la prise de parole vise à faciliter et à valoriser, à travers les arts, l’expression et la reconnaissance des voix[8] des personnes souvent absentes ou exclues de l’espace public. On encourage alors les individus à exprimer leurs opinions, réflexions et interrogations, notamment concernant des situations vécues par leurs groupes d’appartenance. L’objectif d’intervention n’est toutefois pas seulement de favoriser l’expression des points de vue : il faut que ceux-ci soient pris en considération, reconnus et valorisés par la personne intervenante et l’ensemble des acteurs et actrices de l’intervention.
Dans le cadre d’une intervention psychosociale artistique, la prise de parole sera portée par la création artistique. Elle peut prendre diverses formes et pourra se concrétiser, par exemple, à travers l’écriture des dialogues d’une pièce de théâtre participatif, la réalisation d’un ouvrage collectif de poésie ou encore, la réalisation d’une oeuvre visuelle collaborative (la parole est alors de nature symbolique). Cette prise de parole facilitée par l’objet artistique et la création n’est pas anodine. Elle répond à une visée sociale liée au pouvoir et au savoir qui confère aux acteurs et actrices de l’intervention la possibilité de déjouer et de rejouer les rôles sociaux et les capacités associées à ces rôles. La revendication d’un rôle ou statut de pair pleinement légitime dans sa participation aux enjeux communs au sein de la vie sociale et de l’espace public illustre la pertinence de déjouer et de rejouer les rôles sociaux. Ce sont en effet les personnes participantes qui décident de la manière la plus horizontale et collaborative possible de ce qui sera « dit » dans leur création, de la forme artistique qui sera privilégiée, du moment et des lieux choisis pour la diffusion, etc. Lors d’interventions avec des personnes marginalisées, on constate à quel point nombre d’entre elles ont internalisé le préjugé négatif selon lequel leur parole et leur savoir ne sont pas utiles ou légitimes (Parazelli et Colombo, 2006). À travers les arts, l’intervention vise ainsi à déconstruire progressivement ce préjugé négatif internalisé ou dirigé vers autrui. L’objectif visant à permettre la prise de parole favorise donc le développement de savoirs individuels et collectifs valorisés. Il transforme aussi certains rapports de pouvoir, en agissant à la fois sur des situations vécues et sur les relations entre les personnes intervenantes et les acteurs et actrices de l’intervention. Cet objectif est étroitement lié à la justice sociale : l’affirmation de leur capacité à participer au dialogue pour des groupes déclassés ou marginalisés est un geste politique qui rend visibles les normes excluantes et injustes qui structurent la vie sociale. Ainsi, face aux souffrances liées à l’invisibilité sociale, l’objectif de la personne intervenante est de coconstruire et d’ouvrir des dispositifs d’écoute et de prise de parole favorisant la reconnaissance.
Les actes d’intervention associés à cet objectif sont ceux qui accueillent, stimulent et valorisent les processus de coconstruction des savoirs et leur énonciation qui prennent place au coeur des interactions de groupe, grâce et à travers la création artistique. Pour l’illustrer, nous pensons au projet IdAction de l’organisme Exeko qui se décline sous différents ateliers de groupe qui stimulent la prise de parole à travers une grande diversité de techniques artistiques et d’exercices inusités, ludiques et créatifs. Ces ateliers réalisés avec des personnes d’horizons divers (en situation d’itinérance, de préemployabilité, etc.) sont co-pensés par l’ensemble des personnes engagées dans l’intervention : il s’agit d’un processus collectif où chacun et chacune écoute, propose, questionne ou s’oppose[9]. Les actes doivent de plus favoriser des processus caractérisés par des dialogues ouverts et des rapports de pouvoir qui se veulent horizontaux ainsi que par la reconnaissance des savoirs et contributions mutuelles (Freire, 1974). À titre d’exemple, la personne intervenante, après avoir invité le groupe à s’entendre sur son propre mode de fonctionnement (processus de création artistique, temps et tour de parole, etc.) se fera la gardienne du respect de ce fonctionnement au sein du groupe (s’assurant de prévenir ou de déconstruire explicitement toute forme de mépris envers les créations ou propos partagés, que l’espace créatif n’est pas accaparé par certains individus, etc.) et ne pourra s’attribuer un rôle d’expert au cours de l’intervention (par exemple, en décidant de la forme ou du contenu de la création, en usant de son autorité pour réfuter ou corriger une personne participante ou en discréditant certains savoirs expérientiels). Cet idéal d’horizontalité est plus facile à énoncer qu’à réaliser : la personne intervenante doit conséquemment se livrer à un constant exercice réflexif d’autocritique, car il n’est à aucun moment garanti. Malgré les meilleures intentions du monde, des gestes de microagressions peuvent toujours surgir (Turcotte et Lindsay, 2014).
Les arts pour favoriser l’acte réflexif
L’objectif visant à favoriser l’acte réflexif individuel et collectif permet aux individus et aux groupes, à travers une expérience ou une création artistique, d’identifier certaines situations et expériences vécues pour y porter un « deuxième regard ». On cherche alors à « voir les choses autrement », à faire de nouvelles connexions entre ses idées, à évaluer ses croyances et identifier ses préjugés. Par exemple, un groupe composé de personnes vivant des discriminations sera invité à se souvenir d’une ou de plusieurs expériences discriminatoires vécues et à les traduire à travers un objet ou une création artistique afin de réfléchir aux enjeux qui les caractérisent[10]. Ce regard réflexif permet de développer une compréhension du monde et de soi-même, à la lumière de son propre vécu (Argyris et Shön, 1974 ; Bourassa, Serre et Ross, 1999 ; Kolb, 1984). Par ailleurs, la réflexion à plusieurs a l’avantage de pouvoir décupler les significations grâce à la jonction de la multiplicité des perspectives individuelles en présence. Cela permet aux individus de nuancer et de préciser leur compréhension des phénomènes, en plus de nourrir leur imagination. De telles conditions favorisent de plus le développement d’un esprit critique (Lipman, 2003).
La visée sociale associée à cet objectif s’arrime aussi aux questions de pouvoir et de savoir : l’individu pourra redéfinir, par et pour lui-même, ses représentations et compréhensions des situations individuelles et collectives vécues et déconstruire ses préjugés, imaginer de nouvelles possibilités, prendre conscience de ses conditionnements et tutelles intellectuelles, etc.
Pour Lafortune (2011, p. 3), « Une pratique réflexive suppose une mise à distance et un regard critique sur son propre fonctionnement, mais aussi une analyse tant individuelle que collective des actions et décisions prises en cours d’action ». Pour atteindre cet objectif, l’acte d’intervention se déploie en contexte artistique essentiellement grâce à la distanciation que permet la démarche théâtrale, musicale, visuelle, etc. Que ce soit à travers une photographie, des personnages ou les paroles d’une chanson, la projection que chacun (individus et groupes) peut faire de ses propres expériences et réalités sur l’oeuvre esthétique permet la distanciation nécessaire à la réflexion. Par exemple, l’écriture collective d’un conte par des personnes réfugiées permettra une mise à distance, grâce et à travers la démarche artistique et transformera le vécu immédiat en objet de réflexion visible et plus aisément analysable et observable. La pratique réflexive facilite un recul sur des situations difficiles ou douloureuses : cela mène le « spect-acteur » (terme qui s’oppose à celui plus passif de « spectateur ») à l’action : en agissant sur l’objet artistique, il le fait par extension sur sa vie.
Lors de l’intervention, les réflexions critiques qui accompagnent l’expérience artistique sont coconstruites « en cours d’action », non seulement par la personne intervenante, mais par l’ensemble des acteurs et actrices de l’intervention qui participent à la démarche artistique. Les discussions collectives s’arriment alors aux réflexions individuelles et favorisent, dans un mouvement réflexif et itératif, l’évolution de certaines compréhensions ou analyses initiales. L’acte réflexif s’inscrit donc dans une posture d’intervention psychosociale particulière face au savoir et au pouvoir : le changement s’inscrit dans l’apprentissage critique collectif construit par l’ensemble des acteurs de l’intervention à travers l’objet artistique et la démarche créative.
L’art pour favoriser l’identification des dimensions collectives d’expériences individuelles
L’objectif visant à mettre en lumière l’ancrage social des expériences individuelles correspond au passage de la prise de conscience individuelle à la prise de conscience collective que devraient permettre les interventions psychosociales artistiques. De façon plus spécifique, l’objectif de l’intervention est de favoriser chez les personnes participantes une réflexion concernant l’inscription de leurs expériences personnelles à l’intérieur de structures sociales qui les orientent et les définissent. En ce sens, la création artistique collective devrait mettre en lumière cette articulation et permettre aux individus de briser leur isolement, de constater que leur expérience est partagée et donc d’autant plus significative, d’identifier le partage d’un intérêt commun avec d’autres personnes et de considérer qu’éventuellement, à plusieurs, le pouvoir d’agir devient appréciable. Prenons ici l’exemple de difficultés rencontrées par des personnes en situation d’itinérance concernant l’accès à des soins de santé. L’objectif d’intervention serait alors, à travers une démarche artistique, d’illustrer de quelles manières au-delà des causes individuelles pouvant être associées à la problématique (difficulté d’organisation des personnes, problème de violence, etc.), certains systèmes ou rapports sociaux accentuent, voire expliquent cette situation de discrimination.
La visée sociale de cet objectif s’articule donc essentiellement autour des enjeux de pouvoir, notamment ceux associés aux grands axes d’oppression tels que le sexisme, le racisme, les oppressions économiques, etc. L’intervention vise à mettre en lumière le rapport social qui sous-tend les expériences individuelles ponctuelles ou quotidiennes et permet aux personnes participantes de « […] passer du ‟jeˮ au ‟chacunˮ, [de faire] apparaître le commun » (Lénel, 2001, p. 101). De plus, cet éclairage de la part collective inhérente au vécu individuel permet de moduler et de pondérer la responsabilité ou la culpabilité que certains individus portent comme un lourd poids sur leurs épaules en raison de leur condition sociale (toxicomanie, criminalité, délinquance juvénile, prostitution, etc.). En définitive, elle permet, chez les acteurs et actrices de l’intervention, la prise de conscience des rapports de pouvoir (Ampleman, 2012) qui sous-tendent les expériences personnelles et les relations interpersonnelles et elle favorise l’action collective.
C’est notamment lors des périodes de discussion qui accompagnent les pratiques artistiques que l’acte d’intervention se précise, amenant chaque individu à resituer ses propres expériences à l’intérieur de structures et rapports sociaux plus larges dans lesquels elles s’insèrent et qui les définissent. Le rôle de la personne intervenante est alors de favoriser l’identification des éléments communs présents dans les discours individuels et une analyse holistique de la problématique. En partant d’une situation de souffrance, de violence ou de discrimination dans leur quotidien, les personnes sont amenées à généraliser cette réalité pour en voir la portée politique et systémique[11]. Ces discussions leur permettent de constater que l’expérience des autres fait écho à la leur et transforment les anecdotes personnelles en situation universelle : ce sont les intelligences citoyennes (Hansotte, 2002). C’est le passage du « Je » au « Nous ». Nous pensons au projet Au delà des étiquettes réalisé en collaboration avec quarante personnes sans logement ou « mal logées » et différents acteurs et actrices du milieu communautaire et de la recherche[12] pour l’illustrer. Les riches témoignages individuels de ces personnes, sans emploi et prestataires de l’aide sociale, y sont transposés dans des productions artistiques collaboratives qui mettent en lumière la dimension collective de leurs expériences et la nature systémique des inégalités sociales qui se traduisent à travers des expériences de discrimination et de stigmatisation[13].
L’art en intervention psychosociale : des pratiques innovantes pour repenser l’individu et le collectif
L’intervention psychosociale artistique qui conjugue l’acte créatif et l’acte politique[14] se décline en pratiques innovantes permettant de repenser l’individu et le collectif. Il s’agit en effet de participer à la création collective d’un objet artistique visant à altérer les normes qui régissent le « vivre ensemble social ». Cela repose sur les trois objectifs précédemment présentés, car la qualité de la création et de son résultat dépend de la participation (prise de parole) de toutes et tous, de la richesse de la réflexivité individuelle et collective et de la prise de conscience de la dimension collective qui traverse les différentes expériences individuelles.
Suivant notre conception de la justice sociale, il apparaît que l’intervention psychosociale artistique agit principalement, à travers ses analyses et ses productions, sur la dimension de la reconnaissance théorisée par Fraser (2011). Les oeuvres contestent les normes, représentations ou symboles dominants qui structurent l’espace public. Ces actes ou objets artistiques produisent des contre-discours pour permettre aux individus et groupes d’affirmer leur statut de membres paritaires de la vie sociale. Il s’agit donc de (re)prendre le pouvoir, de découvrir et de transformer, pour soi-même et pour autrui, son image. L’art permet de réinventer son identité ainsi que de déconstruire et de briser les préjugés imposés par d’autres à travers les normes sociales. Ces pratiques nous amènent à prendre les moyens de se représenter et de se signifier soi-même en tant qu’individu, ou en tant que groupe, partageant les mêmes expériences. L’intervention psychosociale artistique permet donc de développer un sentiment de légitimité sur les plans personnel et collectif. Cette légitimité est à son tour un élément essentiel permettant de revendiquer, dans l’espace public, la reconnaissance d’un statut de pair, élément central à la justice sociale. En ce sens, l’acte créatif permet également d’affirmer notre propre vision des normes et représentations que l’on trouverait juste et adéquate. C’est une prise de parole. C’est l’affirmation d’un discours portant sur « comment les choses pourraient fonctionner », « à quoi le monde devrait ressembler » et sur « ce qui devrait impérativement changer » !
Cependant, alors que les productions issues des interventions psychosociales artistiques visent et revendiquent fréquemment des formes de justice redistributives, elles ne peuvent toutefois prétendre agir directement sur les causes qui perpétuent ces injustices socio-économiques (le capitalisme financier, les systèmes légaux, etc.). L’intervention psychosociale artistique participe donc de manière complémentaire, pourrait-on dire, à d’autres démarches visant la justice sociale.
Dans le cadre d’interventions psychosociales avec des individus et des groupes opprimés, précarisés ou marginalisés, les médiums artistiques deviennent des outils précieux, qui permettent de réinventer l’intervention. Ils interpellent en effet des citoyens et citoyennes qui sont souvent, du moins au premier abord, moins interpellés ou outillés pour participer au « vivre ensemble social » à travers des activités citoyennes plus classiques telles que la réalisation de rapports, de discours politiques, d’écrits scientifiques ou philosophiques. Le côté ludique, créateur et expérimental du processus artistique obtient plus facilement l’adhésion et la participation de ces groupes. De très nombreuses personnes montrent une curiosité « naturelle » pour la découverte et l’apprentissage de la forme et de la matière artistique en tant que telle et la personne intervenante peut soutenir et faciliter la démarche du groupe en choisissant le médium artistique qui convient le mieux aux intérêts et capacités des personnes prenant part à l’intervention. Le fait que ce travail soit multisensoriel (et pas seulement verbal et cognitif) et qu’il valorise la qualité singulière de chacune des expressions personnelles et collectives dans des formes extrêmement variées devient la plus-value de ce type d’intervention. L’intervention psychosociale s’en trouve ainsi bonifiée, voire transformée.
Parties annexes
Notes biographiques
Caterine Bourassa-Dansereau est professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM. Ses champs d’intérêt et d’expertise concernent la communication interpersonnelle, la communication interculturelle et les études féministes. Elle est l’autrice de l’article « Le théâtre-participatif comme outil de recherche et d’intervention par et pour les jeunes issus de l’immigration » (2017), de la contribution « L’intervention interculturelle féministe : intervenir en conciliant les enjeux interculturels et de genre » (2019, Dans Heine et Licata (dir.). La psychologie interculturelle en pratiques) et a codirigé l’ouvrage Mobilité internationale et intervention interculturelle : théories, expériences et pratiques (2017).
Maxime G.-Langlois a été formé en littérature comparée et en philosophie à l’Université de Montréal, il est chercheur-praticien en médiation intellectuelle au sein de l’organisation d’innovation sociale Exeko. Il s’intéresse aux nouvelles pratiques philosophiques, à la littératie critique, à la marginalisation intellectuelle et à la mobilisation de connaissances en contexte d’exclusion sociale. Il est également membre du Groupe de recherche en médiation culturelle (UQAM) et est l’auteur d’articles portant sur la pratique de la médiation intellectuelle (2017). De plus, Maxime G.-Langlois est éditeur chez Possibles Éditions, une maison interrogeant activement la place du livre comme vecteur contemporain d’accès à la parole citoyenne.
François P. Robert est chargé de cours au département de communication sociale et publique de l’UQAM et conseiller en développement culturel au ministère de la Culture et des Communication du Québec. Il est à l’affût de pratiques démocratiques émergentes. Il a été président du conseil d’administration de l’organisme Mise au jeu. Il a coorganisé plusieurs colloques sur la participation et réalise des mandats à titre de consultant ou de formateur sur les aspects de participation, de gouvernance et d’analyse des réseaux sociaux. Il a principalement écrit des articles portant sur ce dernier thème (2014).
Notes
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[1]
« Intervention psychosociale utilisant les arts » et « intervention psychosociale artistique » sont utilisées de façon équivalente et interchangeable. Elles se rapportent toutes deux à l’expression par l’individu ou le groupe de visions, croyances ou éléments identitaires à travers un objet ou une pratique esthétique, l’art désignant au sens large « toute production humaine soignée, par opposition à la nature […] au sens restreint, toute production artistique visant le beau » (Sauvanet, 2007, p. 51). La dimension artistique de l’intervention ne doit pas être ici associée à une pratique artistique professionnelle.
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[2]
Nous utilisons « avec » et non « auprès de » afin d’exprimer un idéal d’horizontalité et de collaboration, notamment inspiré du collectif VAATAVEC (2014).
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[3]
Voir à ce sujet les Cahiers de l’action culturelle: http://arc.uqam.ca/publications/cahiers-de-laction-culturelle.html
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[4]
Voir Expériences critiques de la médiation culturelle (Casemajor, Dubé, Lafortune et Lamoureux, 2017).
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[5]
Différentes approches font appel au théâtre participatif pour intervenir avec des groupes et individus ; le théâtre forum (Boal, 1977), social (Malacort, 2004 ; Wendell, 2014), d’action (Brahy, 2014), de l’opprimé (Boal, 1977 ; Lénel, 2011) et engagé ou d’intervention (Biot, Wibo et Ingberg, 2000 ; Ducharme, 2009). Au Québec, les organismes Mise au Jeu et le Théâtre Parminou (http://www.parminou.com/) y sont associés.
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[6]
La médiation intellectuelle est un type d’intervention développée par l’organisme Exeko (http://exeko.org/) qui vise l’émancipation intellectuelle et « l’inclusion sociale par l’innovation en culture et en éducation » (Goulet-Langlois, 2017, p. 258). Nadia Duguay, cofondatrice d’Exeko, est à l’origine de la médiation intellectuelle (voir Goulet-Langlois, 2015).
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[7]
Voir Wapikoni mobile (http://www.wapikoni.ca/) et l’article Rendez-vous avec le cinéma documentaire dans les prisons pour femmes du Québec de Marion Froger (2017).
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[8]
Nous utilisions cette expression afin d’illustrer l’importance accordée à l’expression des différents points de vue dans le cadre de l’intervention. À l’instar de Leduc (2019), nous reconnaissons toutefois la nature capacitiste de celle-ci et soulignons que différentes personnes ne font pas nécessairement usage de leur « voix » pour partager leurs visions du monde.
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[9]
Voir le site d’Exeko et la présentation d’IdAction pour en apprendre plus sur ces expériences d’intervention (https://exeko.org/fr/idaction).
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[10]
Voir Myles Horton et les techniques de storytelling circle au Highlander Folk School.
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[11]
On contraste ici « psychologique et individuel » à « politique et social » au sens où les individus se rendent compte qu’ils ne sont pas seuls à vivre ces enjeux et que les causes à la source de ces enjeux tiennent des forces et structures qui les gouvernent. La portée politique dont nous parlons ici désigne les rapports de pouvoir qui pouvaient paraître légitimes, normaux ou naturels, alors qu’ils apparaissent souvent, après réflexion, comme illégitimes et donc transformables.
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[12]
Ce projet a été rendu possible grâce à la collaboration de l’équipe de Mise au jeu, de l’équipe PRAXCIT du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), du Front commun des personnes assistées sociales du Québec et du Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec.
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[13]
Voir le film Au-delà du préjugé (https://vimeo.com/53989821) ou McAll et coll. (2012) pour en apprendre plus sur ce projet.
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[14]
Nous considérons l’acte comme politique dans la mesure où il 1) dénonce des rapports de pouvoir injustes, 2) tente de modifier ces rapports à travers la production de contre-discours ou contre-représentations et 3) affirme la légitimité et le pouvoir du groupe ou de l’individu à participer à la vie sociale.
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