Corps de l’article

Une des particularités du système de santé et de services sociaux québécois est qu’il regroupe sous une même administration les services de santé ainsi que les services sociaux (St-Pierre, 2009 ; Turgeon et al., 2003). Cette mise en commun des dimensions sociales, préventives et curatives date de la création du système et découle d’une volonté de rompre avec une vision strictement médicale de la santé pour adopter une vision « globale » de celle-ci (Gaumer, 2006). C’est cette volonté qui a entraîné la création de divers types d’établissements dispensateurs de soins et de services, dont la nature des mandats et des rôles est définie par une des cinq missions énumérées dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux.

La présence d’établissements ayant des rôles et responsabilités différents a toujours entraîné des frictions entre ceux-ci (White, 1992). Dans les vingt dernières années, le principal moyen utilisé par le gouvernement québécois pour tenter de réguler ces tensions a été d’imposer des fusions organisationnelles (Martin, 2014 ; Dupuis et Farinas, 2010). Plusieurs critiques sont adressées à ce moyen, parmi lesquelles on retrouve l’idée que les différents établissements fusionnés ne sont pas sur un pied d’égalité pour défendre leur accès aux ressources organisationnelles ou leur vision des priorités de la nouvelle organisation.

Dans cet article, nous nous proposons d’approfondir la compréhension des rapports qu’entretiennent des établissements ayant des missions différentes lorsque ceux-ci sont fusionnés de force. Pour ce faire, nous nous intéresserons à la perception qu’ont les gestionnaires d’un même CSSS, cadres intermédiaires et directeurs, des rapports de pouvoir qu’ils entretiennent les uns avec les autres.

En nous appuyant sur les résultats d’une recherche empirique, nous montrerons que les fusions d’établissements ayant des missions différentes imposent de prioriser les besoins de ces nouvelles organisations et qu’à ce jeu, ce sont bien souvent les besoins du centre hospitalier, et donc ceux associés à la dimension curative, qui l’emportent.

Mise en contexte

Le regroupement des dimensions santé et services sociaux explique la présence, dans le réseau québécois de la santé et des services sociaux, d’une variété d’établissements, ayant des missions différentes et complémentaires, ainsi que d’une grande variété de pratiques (curatives, préventives, de réhabilitation, de promotion de la santé, etc.). En principe, la coordination de ces établissements devait être assurée par le principe de complémentarité. Or, comme le précise White (1992), s’il s’agit d’un « principe hautement rationnel sur le plan instrumental » (White, 1992, p.18), on ne peut que constater qu’en pratique ce principe amène une volonté des établissements et des professionnels de maintenir leur autonomie, ce qui entraîne le développement de compétitions entre eux. Dans les vingt dernières années, le principal moyen utilisé pour tenter de réguler ces tensions a été d’imposer des fusions organisationnelles (Martin, 2014 ; Dupuis et Farinas, 2010).

Ainsi, les années 90 ont vu le gouvernement québécois procéder à des fusions de centres hospitaliers ou encore à des fusions de CLSC et de CHSLD (Richard, 2005). Martin (2014) souligne que si ces vagues de fusions ont pu entraîner le regroupement d’établissements ayant des missions différentes, l’intégration d’établissements offrant des niveaux de soins différents est demeurée marginale jusqu’à la réforme de 2003.

En ce sens, la réforme de 2003 est marquante par le nombre de fusions imposées, mais aussi par la nature des établissements fusionnés. En effet, cette réforme créait de nouvelles entités, nommées centre de santé et de services sociaux (CSSS) résultant de la fusion forcée d’un ou plusieurs centres locaux de services communautaires (CLSC), centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et centres hospitaliers (CH) d’un même territoire. À terme, ce sont 95 CSSS qui ont été ainsi créés.

Une autre vague de fusion de la même nature a depuis été mise en oeuvre. En 2014, le gouvernement imposait un processus de fusion pour l’ensemble des établissements du système de santé et de services sociaux québécois. Ainsi, aux centres hospitaliers, CLSC et CHSLD, dont certains étaient déjà regroupés en CSSS, s’ajoutaient les centres de réadaptation (CR) ainsi que les centres de protection de l’enfance et de la jeunesse (CPEJ), pour créer de nouveaux établissements nommés centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) ou centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS). Au total ce sont 13 CISSS et 9 CIUSSS qui résulteront du processus de fusion (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2016).

Plusieurs chercheurs se sont intéressés à la question des fusions organisationnelles. Parmi ceux-ci, certains ont cherché à évaluer les impacts de ce moyen sur l’intégration des établissements. Il ressort de ces recherches que le choix d’imposer des fusions organisationnelles à des établissements de tailles différentes et ayant des missions différentes n’est pas nécessairement le meilleur moyen d’augmenter leur intégration. Bégin et Labelle (1990) sont les premiers auteurs québécois à faire ce constat. À la fin des années 70, ceux-ci analysent le fonctionnement d’un type d’établissement, nommé Centre de santé, regroupant des CH et CLSC. Ces auteurs vont constater la présence et le maintien de deux coalitions, soit une coalition hospitalière et une coalition communautaire.

Depuis, plusieurs chercheurs québécois (Carrier, 2013 ; Dupuis et al., 2004 ; Demers et al., 2002 ; Dupuis et Farinas, 2010 ; Demers et al., 2002) ont souligné que les fusions organisationnelles peuvent amener un établissement à imposer ses valeurs, ses façons de faire ou ses priorités aux autres. À ce propos, Demers et al. (2002) soulignent le caractère déterminant de la taille des établissements. D’autres soulignent que la mission de l’établissement détermine fortement sa capacité à imposer ou à défendre ses spécificités suite à la fusion. Il ressort que c’est bien souvent la dimension hospitalière et curative qui est en mesure de s’imposer par rapport à la dimension sociale et préventive. Ainsi, faisant référence à Hudson, Dupuis et al. (2004) mentionnent que si elles ne bénéficient pas d’une protection suffisante de leur autonomie organisationnelle, les dimensions propres aux services sociaux risquent fortement d’être écrasées par les soins de santé lors des fusions organisationnelles. Dans le même sens, Gaumer (2006) souligne la fragilité des dimensions préventives et de santé publique lorsque celles-ci sont comparées aux dimensions curatives.

D’autres chercheurs soulignent qu’une bonne compréhension des impacts des fusions organisationnelles nécessite de tenir compte des fondements idéologiques et politiques dans lesquels elles s’inscrivent (Bourque, 2007 ; Bourque et Quesnel-Vallée, 2014). Ainsi, Bourque et Quesnel-Vallée (2014) soulignent que la compréhension des effets de la création des CSSS nécessite de prendre en compte le fait que leur mise en place s’inscrivait dans le plan de modernisation de l’État du gouvernement Charest et qu’elle s’appuyait sur les principes du nouveau management public (NMP). Dans cette optique, Grenier et al. (2014) mentionnent que les pratiques découlant du NMP, telles que la reddition de compte et l’importance accordée à l’évaluation de la performance, avantagent la dimension curative au détriment des services sociaux (Grenier et al., 2014).

ProblÉmatique

Nous avons souligné précédemment que ces vingt dernières années, le principal moyen utilisé par le gouvernement québécois pour diminuer les tensions entre les établissements composant le système de santé et de services sociaux a été d’imposer des fusions organisationnelles. Or, la brève revue de littérature présentée précédemment souligne que ce moyen n’entraîne pas nécessairement l’élimination des tensions entre les composantes du système.

Nous avons aussi souligné que certains auteurs mentionnent que la pleine compréhension des impacts des fusions organisationnelles nécessite de prendre en compte les fondements idéologiques des réformes ainsi que le contexte politique dans lequel celles-ci sont mises en oeuvre. C’est dans cette perspective que nous nous inscrivons. Ainsi, les résultats présentés dans cet article proviennent d’une recherche dont l’objectif était de comprendre les impacts de la réforme québécoise de 2003 sur la représentation qu’ont les gestionnaires de CSSS de leur travail.

Avec cette recherche, notre objectif était de comprendre comment les principes du NMP et du projet de réingénierie de l’État influencent le regard que les gestionnaires portent sur leur travail. Rappelons que le nouveau management public prend appui sur une critique de l’administration publique traditionnelle et propose l’adoption de pratiques provenant du secteur privé (Gow et Dufour, 2000). Ce courant met de l’avant plusieurs propositions, telles que l’introduction du principe de compétition, l’augmentation des marges de manoeuvre des gestionnaires ainsi que l’importance de la reddition de compte et de l’évaluation de la performance (Emery et Giauque, 2005, Mercier 2002, Merrien, 1999).

Afin de saisir les impacts de ces éléments sur le travail des gestionnaires, nous avons adopté une approche microsociologique ainsi qu’une posture épistémologique compréhensive (Weber, 1995). Nous nous sommes intéressé au sens que les gestionnaires donnent à leur réalité et à leurs actions. Ce faisant, nous avons cherché à aller au-delà des descriptions officielles du travail des gestionnaires, pour saisir comment ceux-ci réfléchissent leur travail en contexte de réforme.

Suite à cette recherche, nous avons constaté une évolution de la représentation qu’ont les gestionnaires de leur travail. Pour le dire simplement, ceux-ci étaient de plus en plus nombreux à adopter une représentation managériale de leur travail et à s’éloigner d’une représentation professionnelle. Nous avons aussi constaté que les conditions d’exercice du travail des gestionnaires, dont les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont inscrits, représentent un facteur explicatif important de cette évolution (Bolduc, 2013 ; 2014). Cette recherche nous a donc amené à décrire et analyser les rapports de pouvoir qu’entretiennent les gestionnaires entre eux, suite à la création du CSSS. Cette analyse nous paraît représenter une contribution originale au débat à propos de l’importance relative des dimensions santé et services sociaux dans les établissements fusionnés.

Cette contribution nous paraît d’autant plus pertinente que peu de recherches s’intéressent aux gestionnaires du système de santé et de services sociaux dans une perspective sociologique. Pourtant, de par leur position organisationnelle, ceux-ci sont non seulement aux premières loges pour percevoir les tensions entre les composantes de leur organisation, mais ils participent aussi à la consolidation ou à la modification des rapports entre les dimensions de l’organisation. De plus, les recherches s’étant intéressées aux gestionnaires ont souvent mis l’accent sur les gestionnaires des secteurs cliniques, délaissant les gestionnaires des secteurs administratifs et techniques. Or, comme nous le verrons, ces derniers jouent un rôle déterminant dans la dynamique des rapports de pouvoir entre les gestionnaires des CSSS.

MÉthodologie

Nos résultats proviennent d’une recherche empirique qualitative (Bolduc, 2013). Concrètement, nous avons procédé à une étude de cas multiples et avons réalisé des entrevues semi-dirigées avec des gestionnaires provenant de deux CSSS.

Le premier CSSS regroupe un hôpital, cinq CLSC et six centres d’hébergement. Ces installations desservent une population répartie sur un territoire de près de 4 000 kilomètres carrés situé à la fois en milieu urbain et en milieu rural. Près de 1 400 employés y travaillent. Le deuxième CSSS regroupe un hôpital, deux CLSC et quatre centres d’hébergement. Ces installations desservent une population répartie sur un territoire de près de 450 kilomètres carrés situé en milieu urbain. Près de 2 000 employés y travaillent.

Au total, nous avons réalisé des entrevues semi-dirigées avec 23 gestionnaires dans le CSSS#1 et 26 dans le CSSS#2. Pour chacun des CSSS, nous avons rencontré des gestionnaires provenant de tous les niveaux hiérarchiques et de tous les secteurs de l’organisation.

Lors des entrevues, nous demandions aux participants de parler, entre autres, des impacts de la création du CSSS sur la nature de leur travail, sur leur identité professionnelle ainsi que sur les rapports qu’ils entretiennent avec leurs subordonnés, leurs collègues et leurs supérieurs. Suite à la réalisation des entrevues, des transcriptions intégrales ont été réalisées. Ces transcriptions ont par la suite fait l’objet d’une analyse de contenu par thèmes (Bardin, 2007).

PrÉsentation des rÉsultats

Dans cette section, nous débuterons par rapporter les propos des gestionnaires à l’égard des rapports de pouvoir qu’ils entretiennent avec leurs collègues. Nous nous intéresserons ensuite au rôle des directions administratives et techniques dans la répartition inégale du pouvoir dans les CSSS.

La difficulté pour les gestionnaires de prioriser certaines dimensions du CSSS

Sans grande surprise, nous avons rapidement constaté que les gestionnaires considèrent qu’ils ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui a trait à leur capacité à faire reconnaître l’importance de la contribution du secteur sous leur supervision dans le fonctionnement du CSSS et, ce qui en découle, dans leur capacité à conserver ou augmenter les ressources qui leur sont accordées. Il apparaît beaucoup plus facile de faire reconnaître l’importance du volet curatif, situé principalement à l’hôpital, que de faire reconnaître l’importance des volets prévention et hébergement. Les propos de ce directeur sont illustratifs à cet égard.

Moi, dans ma direction, on ne répare pas. Donc c’est sûr que c’est plus difficile de démontrer les impacts de ce que l’on fait. Quand je rencontre des collègues qui sont comme moi, dans un CSSS dans lequel il y a un hôpital, on réalise que l’aspect médical, l’aspect curatif, prend beaucoup de place.

Ainsi, les gestionnaires oeuvrant dans des secteurs associés aux dimensions de prévention et d’hébergement soulignent la difficulté qui existe à prioriser les besoins de leurs secteurs par rapport à ceux de l’hôpital. Dans l’extrait suivant, un directeur illustre cette difficulté. Il explique :

Quand tu viens pour parler de la prévention, par exemple, si je veux parler du programme 0-5-30, qui est zéro cigarette, 5 fruits et légumes et 30 minutes d’exercice […] c’est sûr que quand on compare ça à un besoin aux soins intensifs (rire). Ça, ça ne passe pas.

Les gestionnaires soulignent que les décisions liées à l’allocation des ressources ne sont pas faciles à prendre, que face à des besoins de natures différentes, on n’assiste pas à une bête confrontation où chacun défend sa direction, mais bien à un réel questionnement sur l’identification des priorités. Au-delà du caractère déchirant des décisions, il demeure que la majorité des gestionnaires affirment que dans le jeu de la priorisation ce sont souvent les secteurs situés à l’hôpital qui sont considérés comme prioritaires, ce qui entraîne une allocation des ressources vers le curatif, au détriment du préventif. En ce sens, la citation qui suit nous paraît extrêmement révélatrice. Le directeur cité y raconte de quelle manière l’allocation des budgets s’est faite dans les premiers moments suivant la création du CSSS. Il explique :

On a eu des gros travaux de rationalisation à faire pour arriver en équilibre [budgétaire] […] il y avait une volonté de préserver la première ligne, mais en même temps à l’hôpital, on ne peut pas toucher à l’hôpital, ce sont des médecins et des spécialistes, alors la tendance c’était vraiment d’aller voir ce qu’on peut couper dans les services dans la communauté, dans la prévention, alors en même temps qu’on avait un discours qui disait qu’il fallait pas toucher à ça, on y allait beaucoup plus facilement que du côté de l’hôpital.

Un peu plus loin dans l’entrevue, nous lui demandons s’il est encore aujourd’hui plus facile de couper dans les programmes de prévention qu’à l’hôpital, il répond :

Oui parce que ça a moins d’impact. […] En fait, on y croit à la prévention et on pense que cela a de l’impact, mais on n’est pas capable de l’évaluer, c’est ça la faiblesse du communautaire.

Lors des entrevues il est aussi apparu que les gestionnaires de l’hôpital semblaient en mesure de mettre de la pression sur ceux oeuvrant en CLSC et en CHSLD alors que l’inverse semblait plus difficile. Les gestionnaires oeuvrant à l’hôpital considèrent cette pression tout à fait justifiée. Il s’agit d’ailleurs, selon eux, d’un des avantages de la création du CSSS.

Je suis responsable de la gestion des lits aussi, donc les patients, quand ils ont leur congé, il faut qu’ils sortent, et il ne faut pas qu’ils sortent dans trois semaines, il faut qu’ils sortent tout de suite. Quand l’hôpital est plein, moi les patients ils entrent et il faut qu’ils sortent aussi, alors ça m’arrive d’interpeller ma collègue du CHSLD et de lui dire : « heille ta gang il faut qu’ils me sortent ce patient-là rapidement ».

Cette pression de l’hôpital ne s’exerce pas uniquement envers le CHSLD, elle s’exerce aussi vers le CLSC. Dans cet extrait, un cadre intermédiaire en charge d’unités de soins situées à l’hôpital explique comment la création du CSSS lui a permis d’augmenter son pouvoir face au CLSC.

La création du CSSS ça permet aussi que si on a un problème avec un CLSC, je peux appeler la gestionnaire de ce CLSC, et comme on est dans le même CSSS, elle a intérêt à corriger le problème. Si elle ne le corrige pas, elle nuit à l’organisation, alors ça, on peut avoir un peu plus de pouvoir par rapport aux autres sites, tandis que quand ce n’était pas un CSSS même si j’avais appelé la gestionnaire, elle m’aurait envoyé […].

Ce qu’il nous faut retenir ici c’est que les gestionnaires d’un des sites, en l’occurrence l’hôpital, semblent être en mesure de faire pression sur les autres sites en identifiant les priorités de leurs secteurs comme celles de l’organisation.

L’influence des gestionnaires des directions administratives

Les entretiens nous ont permis d’identifier un sous-groupe de gestionnaires qui a une influence importante sur le rapport entre les gestionnaires des centres hospitaliers et ceux des CHSLD et CLSC. Il s’agit des gestionnaires associés aux directions administratives et techniques. Suite à la fusion, ces directions semblent avoir acquis un pouvoir certain.

Ce pouvoir découle d’abord du fait que ces directions se sont vues octroyer le mandat d’harmoniser les procédures administratives et techniques pour l’ensemble du CSSS. À titre illustratif, dans l’extrait suivant, un directeur explique sa vision de l’uniformisation des services d’hygiène et de salubrité, il dit :

L’uniformisation du niveau de service, c’est qu’avant il y avait des niveaux de services, admettons en hygiène et salubrité, très hauts à certains endroits et très bas à d’autres, alors là il faut qu’on « rebalance ça ». Il faut que les gens comprennent que l’hygiène et la salubrité à l’hôpital c’est peut-être un petit peu plus important qu’au CLSC.

Cet extrait soulève le fait que l’action des directions administratives et techniques contribue à la priorisation des besoins dans le CSSS. Dans ce cas-ci, il ne s’agit pas uniquement d’uniformiser les pratiques liées à l’hygiène et à la salubrité, mais de souligner l’importance de ces pratiques dans un site par rapport aux autres.

Dit autrement, le contrôle qu’exercent certains gestionnaires oeuvrant dans les secteurs administratifs et techniques s’appuie sur le fait qu’ils soient identifiés comme étant ceux qui ont la responsabilité d’identifier les « bonnes pratiques » devant être mises en oeuvre dans la nouvelle organisation. L’extrait qui suit illustre bien ce fait, un de ces gestionnaires affirme :

Mon rôle c’est aussi de faire tout le suivi auprès des gestionnaires pour qu’ils respectent les règles, je suis le gardien de ces règles, c’est moi qui fais le rappel auprès des gestionnaires en leur disant ça tu ne peux pas faire ça, alors que ça tu peux.

Une autre source de pouvoir provient du fait que certains gestionnaires des directions administratives sont responsables du suivi des cibles de performances du CSSS. En cohérence avec les fondements idéologiques de la réforme, ces cibles ont pris une grande importance suite à la fusion ; or il appert qu’elles n’ont pas le même effet coercitif sur tous les secteurs. Alors que les gestionnaires oeuvrant dans les missions CLSC et CHSLD semblent n’avoir que très peu de marge de manoeuvre, ceux du centre hospitalier semblent en mesure de relativiser l’importance de certains des objectifs à atteindre. L’extrait suivant représente bien le discours des gestionnaires oeuvrant à l’hôpital.

Les cibles, c’est sûr qu’il y a des cibles qui sont réalisables, mais il y a aussi des cibles que l’on n’est pas capable d’atteindre. Moi j’ai des cibles, par exemple, on me dit il faut que mon budget balance à la fin de l’année, mais là regarde, moi le temps supplémentaire je ne peux rien faire là-dessus, si ça me prend six infirmières et qu’il m’en manque trois, j’en paie trois en temps supplémentaire, qu’est-ce que tu veux que je fasse de plus que ça ?

Il est important de préciser que nous n’avons pas entendu ce genre de discours provenant de gestionnaires oeuvrant dans des secteurs associés aux missions CLSC et CHSLD. D’ailleurs, les propos suivants, tenus par un gestionnaire oeuvrant dans une direction administrative semblent confirmer cette inégalité.

Q. Qu’est-ce qui arriverait si un gestionnaire dépensait tout son budget en 6 mois, par exemple ? Je ne sais pas si ça se peut ?

R. Oui des fois à l’urgence ça arrive.

Q. Alors qu’est-ce que vous faites ?

R. On ne peut pas dire qu’on va fermer l’urgence. Alors on augmente les sommes qui leur sont allouées.

Q. OK, l’urgence je comprends, mais admettons le soutien à domicile ?

R. Lui il va être suivi, ah non, non. On va se rendre compte rapidement qu’il dépense trop.

Ce qu’il nous semble important à retenir est que l’importance accordée aux mesures de la performance n’a pas le même impact coercitif sur l’ensemble des secteurs du CSSS. Encore ici, les gestionnaires oeuvrant dans les secteurs associés à la dimension santé semblent en mesure de résister aux gestionnaires responsables du suivi de la performance, ce qui n’est pas le cas de ceux oeuvrant dans les secteurs associés aux services sociaux.

Discussion et conclusion

L’objectif de cet article était d’accéder à la perception qu’ont les gestionnaires de CSSS des rapports de pouvoir qu’ils entretiennent avec leurs collègues. Ce faisant nous voulions participer à une meilleure compréhension des rapports entre les différentes composantes des établissements de santé et de services sociaux fusionnés de force.

Il appert d’abord que les gestionnaires rencontrés ont la perception que les besoins des secteurs associés au centre hospitalier sont plus faciles à défendre que ceux associés aux CLSC et CHSLD. Cette perception est présente malgré le fait que la grande majorité des gestionnaires que nous avons rencontrés adhèrent aux objectifs d’intégration des soins, ce qui démontre la complexité de cette question. À ce propos, soulignons que les rapports de pouvoir décrit dans cet article ne découlent pas d’une mauvaise volonté, pas plus que l’incompétence des gestionnaires, mais bien de la difficulté inhérente à la priorisation de besoins de nature différente. À ce jeu, ce sont les besoins associés au centre hospitalier qui ont un avantage important. Ces résultats vont d’ailleurs dans le sens des critiques qui sont associées aux fusions d’établissements et aux réformes du nouveau management public (Grenier et al., 2014 ; Guay, 2005 ; Fournier, 2003, 2006 ; Contandriopoulos, 2016, Coalition solidarité santé, 2003).

L’apport original de cet article nous paraît être l’identification du rôle déterminant des gestionnaires responsables des secteurs administratifs et techniques dans les rapports de pouvoir entre les dimensions santé et services sociaux. En effet, notre recherche montre que l’uniformisation des pratiques inhérente aux fusions organisationnelles n’est pas qu’un exercice technique. Il s’agit plutôt d’un exercice déterminant quant au pouvoir des différents secteurs.

De plus, notre recherche montre que les mesures de contrôle, dont sont souvent responsables les gestionnaires des secteurs administratifs et techniques, sont difficiles à appliquer de manière uniforme. De par la nature des soins qui s’y donnent, certains secteurs sont en mesure d’obtenir plus de ressources que prévu. Ainsi, retenons que l’importance qui est donnée à la performance et à la reddition de compte dans la réforme, qui découle des principes du nouveau management public, avantage une dimension de l’organisation au détriment de l’autre.

Évidemment, notre recherche comporte aussi certaines limites. D’abord le nombre restreint d’organisations ayant participé à l’étude nous empêche de prétendre que nos résultats sont représentatifs de l’ensemble des établissements québécois. Nous croyons cependant que cette limite est nuancée par le fait que nos résultats vont dans le sens de ce que l’on retrouve dans la littérature (Grenier et al., 2014 ; Guay, 2005 ; Fournier, 2003, 2006 ; Contandriopoulos, 2016, Coalition solidarité santé, 2003). Une deuxième limite découle de la façon dont nous avons décidé d’aborder notre sujet. Nous avons abordé les rapports de pouvoir sous l’angle de la perception qu’en ont les gestionnaires. En ce sens, nous n’avons pas cherché à vérifier « la véracité objective » des propos rapportés par les gestionnaires. Ainsi, nous n’avons pas cherché à mesurer l’évolution des ressources, humaines ou matérielles, allouées aux différents programmes et aux différents établissements depuis la fusion organisationnelle. Nous croyons cependant que notre façon de faire a l’avantage de donner la parole à des acteurs qui sont aux premières loges pour constater les tensions entre les secteurs de leur organisation. Une dernière limite provient du fait que nous avons choisi de nous concentrer uniquement sur les gestionnaires. Ce faisant nous avons laissé de côté plusieurs acteurs avec qui les gestionnaires sont en relation et qui ont des impacts sur les rapports de pouvoir, tels que les médecins, les syndicats ou encore les professionnels soignants.

Malgré ces limites, nous croyons que nos résultats soulignent l’avantage dont jouit l’hôpital, pour faire reconnaître la priorité de ses besoins, au sein d’une organisation regroupant plusieurs établissements ayant des missions différentes. À l’heure où le réseau québécois de la santé et des services sociaux connaît une nouvelle vague de fusions organisationnelles forcées, la question de la capacité des dimensions sociales et préventives à maintenir leur importance nous paraît des plus pertinentes.