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NPS – Vous avez publié un numéro de la revue Journal of Civil Society intitulé « The Participatory Democracy Turn » (avec Pascale Dufour et Françoise Montambeault, 2016). Pouvez-vous nous expliquer ce virage de la démocratie participative ?
On peut dater l’émergence du projet de démocratie participative au cours des années 1960. Sans dire qu’il n’y avait rien avant, ça a été un moment fort, où il y a eu beaucoup de demandes pour démocratiser les décisions publiques, donner plus de place aux citoyens, mais aussi démocratiser d’autres espaces structurants de la vie quotidienne (par ex. les établissements de santé, le travail, la famille, etc.). Progressivement, cette demande pour plus de participation a eu un certain succès avec la mise en place de dispositifs participatifs dans divers secteurs des politiques publiques. Le projet participatif s’est en quelque sorte normalisé, passant de la sphère militante à la sphère politique. Face à la crise de confiance envers les élus, la démocratie participative était vue comme une bonne façon d’augmenter la légitimité des décisions publiques. Le numéro s’intitule le « tournant participatif », pour souligner le fait que le projet participatif comme discours et comme expérience touche maintenant des secteurs très diversifiés de la société, et ce, dans plusieurs pays. Au Québec, les expériences de démocratie participative ont été mises en place dès les années 1960 en aménagement et en loisirs, mais depuis les années 2000, il y a une accélération de ces dispositifs qui s’observent notamment avec l’augmentation des services participatifs offerts par des professionnels de la participation qui sont des personnes engagées pour leur expertise dans l’élaboration, la mise en place et la facilitation des espaces participatifs. De plus, contrairement à une image reçue, les autorités publiques ne sont pas les seules à commanditer des dispositifs participatifs. Il y a plein d’autres acteurs qui ont recours à ces pratiques aujourd’hui, que ce soit, par exemple, les entreprises privées qui vont adopter des pratiques participatives pour aller sonder les citoyens sur le développement de leur projet, les syndicats ou les OSBL qui essaient de nouvelles manières de mobiliser leurs membres, etc. Cette explosion crée une forte différenciation entre les projets de démocratie participative. On ne peut plus l’analyser comme un seul projet ; il y en a plusieurs. La question de l’égalité politique qui était très présente dans la demande des années 1960 s’est estompée pour donner place à d’autres motivations (légitimité politique, acceptabilité sociale, intelligence citoyenne, etc.).
NPS – Si la notion de participation renvoie à une diversité de pratiques et de projets, comment les distinguez-vous ?
Dans notre recherche sur les professionnels de la participation publique, avec notre équipe (composée aussi de Mario Gauthier de l’UQO et de Louis Simard de l’Université d’Ottawa), nous avons utilisé une approche compréhensive basée sur l’interprétation qu’ont les professionnels du champ de la participation au Québec. On en avait un peu marre de toutes les classifications qui existent et qui, d’après nous, ne correspondent pas toujours à la réalité. Il y a toutes sortes de classifications, parfois très aidantes, mais souvent, elles créent un effet de hiérarchisation entre les pratiques. Par exemple, pour les théoriciens de la démocratie délibérative, la délibération est mieux que tout le reste. Sauf que, dans la « vraie vie », le champ de la participation n’est pas segmenté de cette façon, particulièrement ici au Québec, où la délibération n’est pas si présente que ça. Donc, évidemment, toute cette littérature nous abreuve, mais nous avons plutôt utilisé les critères que mettaient de l’avant les personnes rencontrées.
Par ailleurs, nous nous sommes rendu compte de l’importance de prendre en compte le contexte dans lequel s’insèrent les dispositifs participatifs (petits ou grands projets, controversés ou non, discussions publiques ou non, etc.), puisqu’il a pour effet de ne pas mener aux mêmes logiques d’action et aux mêmes projets participatifs. Si un enjeu est très saillant politiquement, la manière d’envisager la démocratie participative est très différente des espaces participatifs mis en place pour aménager une place dans l’espace public par exemple. Le niveau de controverse implique des rapports de pouvoir très différents de même que des fonctions différentes des espaces participatifs.
Cette multiplication des espaces participatifs emmène à s’interroger sur ce qui est advenu du projet participatif comme projet d’égalité politique. Est-ce que ça a créé plus d’égalité politique ? Dans quelles conditions ? Quand ? Etc. Parce qu’au départ, il visait vraiment à ce qu’il y ait plus d’égalité politique, en donnant un plus grand accès aux citoyens à l’ensemble des sphères de décision. Aujourd’hui, même parmi ceux qui sont « prodémocratie participative », la question de l’égalité politique ne semble plus être aussi importante qu’avant. C’est comme si la procédure prenait plus d’importance que la finalité de sa mise en place. La technicalité des évènements participatifs prend de l’importance, et parfois c’est comme si c’est tout ce qui compte. Nous serions ici devant une démocratie évènementielle : une très forte sophistication des lieux de participation, mais peu d’interrogation sur l’impact des dispositifs participatifs. Plusieurs exemples peuvent être donnés. Un des plus récents est la tournée Faut qu’on se parle lancée par Gabriel Nadeau-Dubois et Jean-Martin Aussant. L’évènement a créé de grandes attentes, mais comment faire atterrir une discussion avec autant d’enjeux si généraux ? Que faire avec les centaines de commentaires laissés sur le site web qui touchent des sujets aussi variés ? Je ne doute pas de l’authenticité des organisateurs de Faut qu’on se parle, mais au final, on a l’impression que la tournée a donné lieu à de belles discussions, mais la finalité de l’évènement n’est pas évidente. Les gens en sortent plus intelligents collectivement (car c’est toujours intéressant d’aller apprendre et de discuter avec des inconnus dans ces espaces), mais les rencontres restent sans lendemain. Évidemment, il y a des pratiques de démocratie participative qui sont très porteuses, mais le courant évènementiel reste fort.
NPS – Comment la participation se rattache-t-elle à la transformation récente de la gouvernance des services sociaux ?
Là-dessus, il y a plusieurs visions. Un premier courant voit combien la démocratie participative a accompagné les mesures d’austérité. Par exemple, on a pu le voir en Grande-Bretagne, au moment de la « révolution » des usagers, où le citoyen est devenu un « client ». Dans ce cas, on parle plutôt d’une démocratie de « clientèle » où on veut voir la satisfaction par rapport à un service. C’est une pratique qui accompagne des pratiques plus néolibérales dans un contexte de compression budgétaire, et on associe les citoyens à cette transformation, sans leur dire qu’il y a nécessairement des alternatives. C’est comme si on leur demande de choisir où le gouvernement devrait couper. Plusieurs ont dénoncé ces pratiques, par exemple, dans les budgets participatifs qui sont pourtant aussi connus comme des dispositifs qui permettent l’égalité politique. C’est donc un dispositif qui a été importé de différentes manières, et des fois, il sert plutôt de label [d’étiquette publicitaire].
Par contre, je ne pense pas que cette analyse peut résumer tout ce qui se fait. Il faut dire aussi que, depuis les années 1970, la contestation est plus visible, parce que les citoyens sont plus éduqués, etc. Dans ce foisonnement, il y a aussi beaucoup d’écrits sur la démocratisation de l’expertise, où le professionnel ne doit pas juste décider ou commander, mais il doit aussi élaborer ses projets avec les citoyens. Du coup, les gouvernements et les autres acteurs ont eu besoin de créer des espaces d’ouverture et de médiation pour s’adapter à cette nouvelle réalité. C’est une pratique quand même importante, notamment en urbanisme ou en environnement.
Pour d’autres acteurs, on voit plutôt qu’ils emploient simplement les mêmes techniques de mobilisation et d’activation des citoyens que les mouvements sociaux, sans égard à la finalité initiale de démocratie participative. Ce n’est pas aussi présent qu’aux États-Unis, mais on a vu, par exemple, Greenpeace dénoncer ce genre de pratique à Cacouna avec TransCanada. La firme de relations publiques engagée par l’entreprise avait explicitement comme stratégie d’aller mobiliser les gens qui étaient en accord avec le projet de pipeline. Ici, on est dans la construction d’un contrepouvoir contre le contrepouvoir ou la mobilisation sociale. Ce n’est pas ce qu’on appelle du « astroturf » ou du « fake participation » (participation fausse), qui crée un engouement qui n’existe pas, une participation de gens qui ne sont pas intéressés. C’est plutôt le soutien à la participation et à la mobilisation de gens (citoyens, élus, etc.) déjà du côté d’une cause, d’un projet ou d’une entreprise. Ce sont donc des acteurs qui utilisent des stratégies de la démocratie participative et des mouvements sociaux pour des finalités différentes.
NPS – Parmi les illustrations concrètes de ce virage participatif, on observe l’essor des professionnels de la participation, phénomène que vous avez étudié avec Mario Gauthier et Louis Simard (2017). Pouvez-vous nous en parler plus ?
Dans notre recherche, nous comprenons la démocratie participative comme un champ organisationnel, c’est-à-dire comme un ensemble d’acteurs, des pratiques, et donc un partage des connaissances, des échanges, des liens entre les dispositifs participatifs. La démocratie participative, ce n’est donc pas juste des évènements ponctuels isolés les uns des autres. C’est aussi un champ de pratique où diverses logiques d’actions sont à l’oeuvre. Nous avons pensé que la meilleure façon de voir ce champ est de s’intéresser aux professionnels de la participation, car ils permettent de faire des liens dans le temps entre tous ces dispositifs. Leur rôle est d’organiser, de concevoir et de mettre en oeuvre des espaces de participation pour mobiliser les citoyens. Et donc, on a rencontré trois générations de professionnels.
La première génération de professionnels est composée des gens qui ont commencé dans les années 1960-1970, et qui ont été marqués par les innovations en loisirs à l’époque et par les expériences du BAPE [Bureau d’audiences publiques sur l’environnement]. Ensuite, il y a la génération des années 1990, marquée par des expériences à plus petite échelle. Depuis les années 2000, il y a une troisième génération, avec beaucoup de contrats et des nouveaux acteurs qui arrivent constamment. Certains professionnels étaient actifs dans d’autres secteurs (par ex. communications, relations publiques) et y ont vu de l’intérêt ou une opportunité dans le développement du marché de la participation. Ils arrivent avec leurs perspectives et ne voient pas nécessairement la démocratie participative de la même manière.
Leur seul point commun, c’est d’organiser des espaces de participation. En fait, ils ont des niches, des marchés, ce qui fait en sorte qu’ils n’opèrent pas nécessairement dans les mêmes secteurs. Il y en a qui sont plus dans les secteurs de l’environnement où il y a un côté plus légaliste, où les conflits sont beaucoup plus forts. Ce n’est pas les mêmes qui interviennent à l’échelle microlocale et qui vont faire un espace de participation dans un quartier au sujet du réaménagement d’une place publique. Il y a aussi ceux qui sont plus de la mouvance des labs, les expériences qui visent à ce à qu’ils appellent « créer de l’intelligence collective ». Ici, on est dans l’innovation, on veut mettre ensemble des gens de différents horizons avec différentes expertises avec des citoyens pour repenser quelque chose. Les professionnels de la participation peuvent être dans les affaires publiques, c’est-à-dire par exemple travailler pour un arrondissement pour revoir l’aménagement d’une rue principale, mais ils peuvent aussi être engagés pour repenser toute la stratégie d’une entreprise et donc être plus près des ressources humaines. Bref, le projet participatif s’invite dans plusieurs sphères très différentes et pas nécessairement marquées par les enjeux politiques.
Parmi les professionnels de la participation, ceux qui sont uniquement spécialisés dans les services participatifs voient d’un mauvais oeil la présence de plus en plus grande des professionnels venant des relations publiques et des communications parce que ces derniers ont une vision plus instrumentale de la démocratie participative et ne se positionnent pas en acteurs neutres. Les premiers font plutôt valoir l’importance de ne pas être juste au service de leurs clients et vont développer toutes sortes de stratégies et une éthique, avec plus ou moins de succès, pour essayer d’être « au service du processus », comme plusieurs nous l’ont dit. Pour les premiers, c’est vraiment un enjeu d’être perçus légitimes, plutôt que d’être uniquement au service des clients. Pour les deuxièmes, l’objectif des dispositifs participatifs est de permettre que le projet de leurs clients soit autorisé par le gouvernement. De ce point de vue, l’instrumentalisation de la démocratie participative amène beaucoup de confusion sur l’objectif, entre un outil de relation publique et outil de démocratie participative.
Ceux qui sont spécialisés dans les services participatifs sont aussi plutôt méfiants des firmes d’ingénierie et des firmes d’avocats, qui offrent à leurs clients des projets clés en main qui incluent des services de participation. C’est présent notamment dans le secteur de l’évaluation environnementale où certaines firmes vont aider leurs clients dans la négociation gouvernementale, l’arrangement de certains aspects légaux, etc. Ils vont aussi faire participer les citoyens, mais cela représente une infime partie du contrat. Les plus « spécialistes » en services participatifs voient ces secteurs comme n’étant pas de la « vraie » participation. Donc, c’est vraiment en ayant cette perspective de champ et une définition vaste de la démocratie participative que nous pouvons voir cette diversité des logiques d’action et les liens qui s’y jouent.
NPS – Sur cette question de la neutralité, est-ce possible de séparer l’accompagnement d’un processus et de sa finalité politique ou sociale ?
Dans notre enquête, lorsqu’on a essayé de trouver les divisions entre les professionnels, le rapport à la neutralité était une des choses qui les opposaient. Selon l’idéal de la démocratie participative, la facilitation et l’animation des dispositifs de participation doivent se faire sans introduire de biais qui aurait comme effet d’avantager certaines parties. Donc, le professionnel de la participation doit toujours se poser des questions sur ces biais possibles, la manière de donner la parole, l’information qu’il va donner ou non, la place accordée à un citoyen ou une catégorie de citoyens en particulier, etc. En fait, il y a plein de biais possibles et le plus gros est celui de la proximité avec le client.
Dans le livre que nous avons publié, un des chapitres présente quatre types de professionnels de la participation, selon leur finalité. On a ceux qui, par exemple, viennent du monde de la communication, des relations publiques, pour qui la neutralité dans le processus n’est pas importante. Ils sont identifiés à leurs clients, puis ils veulent les aider. D’ailleurs, souvent ils disent qu’ils sont dans une logique d’acceptabilité sociale. Ensuite, il y a une deuxième catégorie regroupant ceux qui ne choisissent pas nécessairement le projet, à savoir s’ils sont pour ou contre, mais ils vont regarder le client : est-ce que le client a l’air ouvert aux citoyens ? Si la réponse est oui, ils vont prendre le contrat. Évidemment, ils ne peuvent pas dire non à 90 % des contrats, ils doivent quand même vivre ! Il y a donc toute une négociation autour des contrats pour que les clients comprennent bien ce qu’implique la démocratie participative. Si le client est trop fermé, ils vont généralement préférer ne pas accepter le contrat, puisque cela peut atteindre leur réputation. La troisième catégorie, c’est la plus critique. Elle regroupe les professionnels qui pensent que la neutralité est impossible. Ils savent qu’à partir du moment où ils mettent en place des instances participatives, ils donnent plus de chances à un projet d’exister, donc ils se questionnent au départ par rapport au projet. Ils n’iront pas vers des projets qu’ils ne veulent pas voir se réaliser et vont refuser des contrats sur la base du projet. Enfin, la quatrième regroupe ceux qui ne se posent aucune question là-dessus. En fait, ils sont souvent sur des projets peu conflictuels, donc ils n’ont pas nécessairement à se poser ces questions. Ce sont souvent des projets à l’échelle microlocale, ou dans des organisations, par exemple pour mettre en place une stratégie participative au sein de la commission scolaire, ce genre de chose. Du coup, non seulement ils ne se posent pas ces questions-là, mais ils n’ont pas besoin de développer des stratégies pour être neutres ; ça leur parait évident qu’en étant experts du processus, et non experts du projet discuté, ils n’interviennent pas sur le projet.
NPS – Quel est l’impact de ce tournant sur les organismes communautaires ?
Les professionnels de la participation ne sont pas encore si présents dans l’action communautaire, en tous cas, pas parmi ceux que j’ai étudiés au Québec. La plupart des professionnels, ceux qui offrent spécifiquement des services de participation et sont rémunérés pour le faire, se retrouvent dans le secteur privé et dans la fonction publique. Ceux qui existent, comme Dynamo ou Communagir, ressemblent beaucoup à des pratiques de commandites qui existent aux États-Unis. Dans ce cas-là, il y a donc une différence entre le commanditaire, l’autorité publique, l’acteur qui va organiser la participation avec les citoyens. Et donc, le commanditaire est souvent une fondation qui finance un OSBL pour un processus délibératif ou un projet spécifique, parce que, par exemple, elle constate qu’un quartier a de la difficulté. Ceux qui se rapprochent de ce modèle-là au Québec n’adoptent pas les approches délibératives autant qu’aux États-Unis et sont quand même dans une démarche à long terme. Par ailleurs, dans les OSBL que j’ai rencontrés, il y en a vraiment très peu qui sont financés par des fondations. Ils aimeraient tous ça, pour assurer leur viabilité financière, parce que souvent ils reçoivent du financement pour des projets ponctuels et ils n’ont jamais d’argent pour leurs frais de fonctionnement.
En même temps, le secteur communautaire semble s’intéresser à la démocratie participative. Dans notre recherche, j’ai été souvent étonnée de voir des intervenants communautaires présents dans des formations portant sur la démocratie participative. Pour moi, les logiques d’action de l’intervention communautaire et de la démocratie participative ont certaines similarités (mettre le citoyen au coeur de ce qui le touche), mais demeurent malgré tout distinctes. Pour le dire rapidement, l’action communautaire est liée, notamment aux théories d’Alinsky, à l’empowerment, à une certaine façon d’aller chercher les gens, de faire de la mobilisation dans une perspective à plus long terme de transformation et de conscientisation. La démocratie participative ou, du moins, comment elle s’est développée depuis les années 1990 - peut-être qu’il y avait plus de familiarité entre les deux discours avant -, représente une autre approche. Elle est davantage liée à des espaces ponctuels qui visent à faire participer les citoyens autour d’un enjeu très précis et immédiat. Il y a ainsi un rapport à la décision et à la transformation sociale qui n’est pas le même.
J’étais étonnée de voir les gens des organismes communautaires dans ces évènements se poser beaucoup de questions sur la participation des citoyens. Je me suis dit « est-ce qu’on a perdu toutes les pratiques de mobilisation ? » Comment peut-on l’expliquer ? Au fur et à mesure que je rencontrais ces deux types de professionnels, je me suis aperçue qu’ils trouvaient cela de plus en plus difficile de mobiliser. Des représentants d’organisations communautaires avaient le sentiment qu’il y avait des citoyens très intéressés par la politique, mais ils avaient du mal à les amener dans leurs actions de mobilisation, dans un quartier par exemple. Et, ils me disaient « on a l’impression qu’ils sont là, on les voit dans Occupy, ce genre de choses, mais on n’arrive pas à les faire venir... »
NPS – En même temps, est-ce qu’on peut dire que le milieu communautaire porte en lui-même cet idéal participatif ?
Je ne pense pas que le milieu communautaire est porteur de l’idéal participatif, et c’est pour cette raison que les gens du communautaire viennent aux évènements, pour qu’ils soient plus ancrés, qu’il y ait plus de participation des citoyens, etc. Mais dans la pratique, la démocratie participative et l’action communautaire ne sont pas la même chose ; ce n’est pas le même projet de mobilisation et de transformation et ni les mêmes professionnels — à part peut-être quelques-uns.
Il y a quand même des mouvements sociaux qui utilisent des pratiques de démocratie participative pour mobiliser leurs membres. On est moins, dans ce cas-là, dans des tactiques traditionnelles de mobilisation et de conscientisation, mais plus dans des tactiques de participation. Par exemple, à Pointe-Saint-Charles, il y a 10 ans, ils ont organisé une grande consultation dans le quartier et ils en utilisent encore aujourd’hui les résultats pour faire pression. Ils peuvent dire « nous on a rencontré tant de citoyens, on a fait telles choses avec eux, etc… puis regardez ! »
Comme je disais, il y a toutes sortes de pratiques issues de la démocratie participative, différents projets de démocratie participative et même des professionnels différents. De ce que j’ai vu, c’est plutôt la nouvelle génération de l’action communautaire qui va dans les évènements dont je parlais plus tôt. Cela me pose quand même des questions, du point de vue de la professionnalisation.
NPS – La différence serait au niveau de la mobilisation, du projet d’action collective ?
Dans la démocratie participative, disons comme elle s’est développée, il y a l’idée de démocratiser la décision publique, d’avoir plus d’ouverture vers les citoyens, mais en même temps, elle n’est pas nécessairement associée à l’autonomie du citoyen qui est très présente dans l’action communautaire. Même si la participation peut être sur un temps long, on est quand même généralement autour d’une décision ponctuelle, sur un enjeu précis dans le temps. Dans l’action communautaire, on est beaucoup plus dans un changement social plus long, de conscientisation. Cela ne veut pas dire que la participation publique n’aura pas un effet de conscientisation, mais on ne travaillera pas autant là-dessus. En termes de méthode de participation, c’est différent, et la démocratie participative, même si c’est complexe, n’est sans doute pas suffisante du point de vue de l’action communautaire qui comprend tout un effet de transformation de soi et de la communauté aussi. Dans ce cas, on associe les trajectoires personnelles à des enjeux collectifs, ce qui ne peut pas s’accomplir seulement dans les instances de participation publique.
NPS – Peut-on faire des liens entre la notion de participation et démocratie participative, comme projets et comme pratiques, et celle d’autonomie ?
L’action communautaire et la démocratie participative se recoupent de moins en moins. Même si plusieurs professionnels de la participation que j’ai rencontrés sont vraiment dans une démarche authentique et ne sont pas uniquement présents pour profiter d’un nouveau marché, le champ les dépasse aussi comme professionnels. Ils n’ont pas le contrôle de ce qu’il devient, puis c’est clair que l’augmentation d’espaces participatifs et la marchandisation de la démocratie participative posent certains enjeux.
Pour certains, c’est comme si l’évènement très bien organisé et sophistiqué du point de vue de la méthode de participation suffisait sans nécessairement faire un lien avec la décision. Il existe tout un courant ludique de la participation, « democracy for fun » [démocratie pour le plaisir], qui veut mobiliser les citoyens par le jeu, qui soutient qu’ils ne viennent pas habituellement par peur du conflit, du côté politique ou partisan. Des fois ça va loin, et on se demande à la fin de l’évènement comment tout ce qui a été dit par les citoyens va être repris. Ils ont fait toutes sortes d’activités, des murs de Post-it, des blocs Lego, ils ont bien discuté, mais on ne sait pas ce qu’il en reste. Il n’y a pas une articulation avec la décision publique ou l’action collective. C’est dans ces cas-là qu’on peut se questionner sur les effets de ce « tourisme démocratique ». Est-ce qu’au final on a produit un citoyen plus autonome ? Est-ce que la participation des citoyens a pu influencer la décision finale ? L’enjeu de l’impact de la démocratie participative me semble se poser avec encore plus d’acuité aujourd’hui. Cette question n’est pas nouvelle, car les doutes sur les effets de la démocratie participative ont toujours été présents. Une première réponse donnée à ces doutes a été de développer des dispositifs plus sophistiqués de participation. Je crois que nous sommes allés assez loin de ce côté-là, c’est-à-dire que les méthodes pour assurer une participation juste et authentique existent, mais l’articulation à la décision finale reste à faire.
NPS – Auriez-vous autre chose à rajouter pour mettre en introduction la question de la démocratie participative ?
Je pense qu’on peut retenir que la démocratie est un champ assez vaste avec des pratiques très différenciées. Il y a différents courants qui s’opposent et il y a un peu une lutte entre ces courants-là. Déjà, juste à l’échelle du Québec, c’est difficile de départir les pratiques. Généralement, je vois beaucoup de pratiques très authentiques et de gens dédiés à leur profession ; je ne serais pas prête à voir juste de l’instrumentalisation. Malgré cela, de façon générale, je crains qu’on mette trop d’accent sur la méthode, c’est-à-dire qu’on aille vers une démocratie évènementielle où l’évènement prend plus de place que la finalité. Cela peut être un risque à partir du moment où la compétition est tellement forte entre les approches, que pour réussir à vendre notre approche de la participation et avoir des contrats, on est obligé de faire des concessions sur une partie de notre approche. Comme ils sont engagés à contrat, les professionnels de la participation sont souvent dans une mauvaise position pour assurer que les dispositifs de participation ont une influence sur la décision finale. Une fois leur travail terminé, ils disparaissent alors que le « voyage » des propositions des citoyens ne fait que commencer. C’est ça la partie qui inquiète.
Parties annexes
Note biographique
Annabelle Berthiaume est doctorante à l’École de travail social de l’Université McGill. Dans le cadre de sa thèse, elle s’intéresse aux interventions communautaires destinées aux enfants en situation de pauvreté à l’aide de témoignages de mères et d’intervenantes d’un quartier montréalais. Annabelle a complété son mémoire intitulé « La gouvernance néolibérale et les organismes communautaires québécois : étude de la Fondation Lucie et André Chagnon » en 2016 et a publié avec Sylvain Lefèvre « Le choix des donataires. Ethnographie d’un comité de sélection d’une fondation philanthropique atypique » dans la revue Ethnographiques (2017).
Bibliographie
- Bherer, L., Gauthier, M. etSimard, L. (dir.) (2017). The professionalization of public participation. New York, NY: Routledge.
- Bherer, L., Dufour, P. et Montambeault, F. (2016). The participatory democracy turn : an introduction. Journal of Civil Society, 12(3), 225-230.