Corps de l’article

Depuis les années 2000, le contexte politique français est marqué par une instrumentalisation croissante de la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes pour légitimer la mise en place de politiques racisantes. En témoigne notamment la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école, mais également de nombreuses polémiques fortement médiatisées autour du port du voile dans différents lieux de travail ou dans l’espace public (Delphy, 2008).

À ceci s’ajoute un manque de lisibilité de la question de l’égalité en France, du fait de la coexistence de plusieurs modèles politiques souvent contradictoires : le modèle d’égalité formelle qui considère la question de l’immigration sous l’angle de l’intégration, le modèle de la lutte contre les discriminations qui s’intéresse à l’écart entre l’égalité réelle et l’égalité formelle, et le modèle d’égalité des chances qui vise la représentativité des différents groupes sociaux minoritaires (Noël, 2006).

De façon plus diffuse, le vécu et la parole des personnes discriminées sont l’objet de suspicion et de remise en cause. L’émergence et la généralisation du terme « victimisation », utilisé dans un sens particulièrement dépréciatif pour souligner la tendance exagérée des personnes à se poser comme victime, en attestent (Noël, 2010).

Ce contexte politique n’est pas sans effet sur les pratiques du travail social. Des difficultés de positionnement s’expriment autour des questions religieuses, de la référence à la loi et du statut de la parole des personnes.

L’absence de ressources nous a conduites à concevoir un programme de formation permettant d’interroger les injonctions paradoxales auxquelles nous étions confrontées dans notre pratique et d’élaborer des réponses permettant d’aborder ensemble la lutte contre le racisme et contre le sexisme. Le concept d’intersectionnalité, peu diffusé en France, nous a semblé tout particulièrement intéressant à explorer. Après deux sessions très positives, nous avons animé une formation difficile où nous nous sommes senties dépassées par une dynamique singulière. Cette expérience nous semble propice à l’analyse, car elle nous amène à nous questionner :

  • Dans quelle mesure est-il possible ou souhaitable de mener une analyse intersectionnelle des rapports sociaux dans des groupes où les personnes ne se situent pas du même côté des rapports de domination?

  • Pourquoi le concept d’intersectionnalité, alors qu’il permet des analyses théoriques fécondes sur l’imbrication des rapports de domination, est-il difficile à explorer en pratique?

  • Comment le concept d’intersectionnalité impose de repenser notre positionnement en tant que formatrices?

Pour y répondre, nous présenterons le programme de formation que nous avions conçu et les spécificités du groupe de stagiaires, objet de cet article. Puis, nous analyserons les rapports de domination tels qu’ils se sont manifestés au sein du groupe. Enfin, nous reviendrons sur l’évaluation de cette session et sur la façon dont cela nous a obligées à repenser notre posture pour une meilleure cohérence entre nos objectifs et notre démarche pédagogique.

« Regards croisés sur l’égalité et les discriminations »

Genèse

Le module de formation a été conçu en 2010 à Strasbourg sous le titre « Comment prendre en compte l’égalité entre les femmes et les hommes dans la lutte contre les discriminations raciales ». Nous souhaitions offrir un espace de réflexion ainsi qu’un outillage pratique aux professionnels et professionnelles du champ social qui percevaient l’imbrication des rapports sociaux sous l’angle d’une concurrence. Des situations concrètes telles que l’accès à l’emploi des femmes portant le foulard ou la reconduction de schémas sexistes dans les initiatives interculturelles nous ont amenées à réfléchir aux modalités de transmission d’un savoir opérationnel qui articule race et sexe. L’intitulé a ensuite évolué pour intégrer plus largement l’égalité et le concept de discrimination. L’option de traduire concrètement l’approche intersectionnelle par la conjugaison d’expertises différentes s’est imposée à nous dès le départ comme un moyen à la fois théorique et pédagogique.

Un triple regard

Si nous partageons une analyse commune des discriminations en les articulant aux rapports de pouvoir, nos lieux de pratique professionnelle distinguent nos expériences :

  • le Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles (CIDFF), qui s’inscrit dans un féminisme institutionnel

  • l’association Migrations Santé Alsace, qui promeut l’accès aux droits des populations migrantes dans le domaine de la santé

  • l’Association de Lutte contre les Discriminations en Alsace (ALDA), dont l’une des missions est l’accompagnement des victimes de discrimination.

Cette approche triple nous a permis de concevoir un outil de formation qui tente d’éviter la segmentation et la hiérarchie entre différentes situations de discrimination. Plutôt que de considérer isolément les 19 critères prohibés par la loi française, il nous a paru essentiel de décliner ces critères en les contextualisant et en les articulant avec les processus de catégorisation qui sont le résultat et non la cause des rapports de domination (Goffman, 2002; Guillaumin, 2002; Delphy, 2008).

Cadre du module de formation

Le module de formation est envisagé dans une dimension expérimentale; il est actualisé en fonction des dynamiques propres à chaque groupe. Les objectifs sont les suivants :

  • permettre aux stagiaires de prendre conscience de l’imbrication des rapports de domination et de leurs propres représentations

  • les outiller sur les concepts relatifs à l’intersectionnalité

  • explorer les apports possibles de l’analyse intersectionnelle à l’amélioration du positionnement

La session est découpée en deux blocs. Le premier s’organise autour du repérage de la problématique, d’apports conceptuels et de la prise de conscience de ses représentations; le second est centré sur l’analyse de situations et le questionnement des pratiques professionnelles. Dans l’intervalle entre les deux, il est prévu que les stagiaires repèrent des situations à analyser collectivement. Des évaluations à chaud et six mois plus tard permettent d’avoir un retour de l’impact de la formation.

Le module est proposé dans le cadre de la formation professionnelle continue. Les stagiaires s’y inscrivent à titre individuel ou professionnel, avec l’accord de l’employeur. Les motivations sont variées : amélioration des compétences, engagement associatif ou syndicaliste, etc. Le module est financé par le service de l’État responsable de la cohésion sociale, ce qui permet de lever l’éventuel frein financier.

Présentation de la session objet de l’étude de cas

La troisième session nous a paru intéressante à analyser, car elle a rassemblé un public très hétérogène en termes de statut, de classe et de race. Le groupe était composé de 16 personnes, dont sept cadres d’entreprise, également syndicalistes. Les autres membres du groupe étaient des travailleuses sociales; trois d’entre elles avaient la peau « noire » et une était métisse. Un seul homme y a participé, lui-même cadre et syndicaliste. Le point commun à toutes ces personnes était, a priori, le désir d’en savoir davantage sur les discriminations et l’articulation des rapports sociaux. Cependant, dès le premier tour de table, il apparut que leur attention portait spécifiquement sur certains critères de discrimination.

Rapidement, des tensions ont émergé, perceptibles par une forte charge émotionnelle, de l’agressivité et des propos racistes ou sexistes. Par ailleurs, certains stagiaires ont évoqué des éléments très personnels, ce qui témoigne de leur forte implication dès le départ. Les évaluations reviennent toutes sur cet élément comme par exemple N., cadre [1] : « Au niveau du groupe il n’y avait à mon sens pas suffisamment d’écoute… et le jugement était présent alors qu’il s’agissait d’une formation sur les discriminations! ».

En tant que formatrices, nous avons pris acte et tenté de gérer les tensions, mais quelque chose nous échappait que nous n’avons pu nommer qu’après coup : le groupe était la scène sur laquelle se jouaient les rapports de domination de sexe, de race et de classe.

Pour restituer une image fidèle du déroulement de cette session de formation, il importe de signaler que la dynamique du groupe a alterné entre des moments de tension et des moments d’apaisement, en particulier lors de l’apport plus technique du droit. Néanmoins très souvent, des confrontations duelles se sont produites, avec pour effet de mettre très mal à l’aise certaines personnes, mais aussi d’obérer le sens même de la démarche proposée.

C’est en analysant les difficultés rencontrées dans l’animation que nous tenterons de dégager les questions susceptibles d’améliorer notre pratique.

Mise en scène des rapports sociaux

En suivant la définition de Danielle Kergoat (2012 : 126) pour qui « le rapport social est une tension antagonique se nouant en particulier autour de l’enjeu de la division du travail et qui aboutit à la création de groupes sociaux ayant des intérêts contradictoires », il s’agit d’identifier les situations qui matérialisent cette tension au sein du groupe. Nous centrons notre attention non pas sur la dimension interpersonnelle des relations, mais sur l’expression du rapport social manifestée dans l’interaction.

La constitution des catégories

Le positionnement autour de la table s’effectue dès le départ par un regroupement des cadres femmes, le cadre-homme étant d’abord assis en face d’elles avant de les rejoindre. Le clivage spatial entre ce groupe et celui des travailleuses sociales se maintient tout au long du stage. Ce processus est conscientisé par certaines, comme So., cadre : « Regardez, dès le matin on s’est mis par communauté, moi la première! ».

Il est renforcé à travers la recherche, par les cadres, d’une proximité spatiale avec les formatrices que l’on peut interpréter comme une volonté d’alliance avec les « expertes », celles qui, dans le rapport au savoir, sont dans une position haute. Dans la deuxième partie de la formation, les cadres se déplaceront loin des formatrices, les associant au groupe des travailleuses sociales. Ceci se traduit par cette expression de regret : « J’ai regretté le manque de bienveillance entre des personnes censées être des professionnels de la thématique » (F., cadre). D’autres expressions témoignent d’une polarisation : « bataille rangée »; « méconnaissance de l’Autre », etc. Cette polarisation est expliquée par les stagiaires majoritairement en termes de conséquences liées à l’hétérogénéité du groupe, ce sur quoi nous reviendrons.

L’enjeu du travail

Cette dimension est particulièrement investie par les cadres via la récurrence de l’affirmation de leur statut, afin de se distinguer de l’analyse proposée au groupe. Nous sommes surprises par la persistance de la demande qu’il, et (surtout) elles, formulent d’être reconnues comme victimes de discrimination et non comme possibles témoins, ni comme participant à leur production. Il semble qu’une confusion s’opère entre le dispositif de contraintes propre au milieu professionnel et le concept de discrimination :

On parle très peu du sentiment d’impuissance du cadre. Le supérieur hiérarchique n’a pas le choix, il a aussi une pression qui vient d’en haut… Moi je subis la discrimination de partout : des clients, de mes chefs, de mes employés! Les clients peuvent être violents ou racistes parce qu’ils sont mécontents. On a des résultats à obtenir, on a la pression sur nous

Sa., cadre

Nous réaliserons ultérieurement que, dans notre position de formatrices, nous refusons d’entériner leur plainte, ce qui peut être un facteur explicatif de l’autorenforcement de ce groupe. Cette plainte trouve son apogée le quatrième jour quand, après avoir été invitée à décrire précisément une situation de discrimination sur son lieu de travail, une cadre prend le groupe à partie : « J’aimerais qu’on fasse un tour de table et que chacun dise combien d’heures il travaille… Parce que moi, c’est pas trente-cinq heures, c’est plutôt soixante-quinze! » (F.). Son intervention semble viser à établir une corrélation entre le statut professionnel et la légitimité du point de vue, ce que le groupe n’est manifestement pas prêt à accepter dans son ensemble. Sa tentative de délégitimation de la parole des « autres » par le recours à sa position sociale échoue, mais témoigne de l’enjeu central qu’occupe le travail dans la dynamique des rapports de pouvoir.

Les évaluations mettent également en évidence l’enjeu du travail par la proposition répétée d’évacuer de la formation ce qui ne relève pas de l’espace professionnel :

La formation a été « polluée » par des avis trop personnels et des réflexions qui relevaient plus du champ privé que professionnel avec des retours d’expériences de vécus sur sa propre personne et non sur du vécu en situation de travail

R., cadre

L’évocation d’une « pollution » possible de la sphère du travail par la sphère personnelle renvoie au questionnement féministe sur la frontière entre privé et public et à sa manipulation à des fins de maintien du rapport de domination. Cela fait aussi penser à la distinction que relève Sirma Bilge (2010) entre les groupes dotés de valeurs universelles, non marqués culturellement, et ceux dotés de culture, donc de spécificité.

Rapports de classe et de race

Le terme « bourgeoise » est employé le premier jour par E., travailleuse sociale noire, en direction de So., une des cadres, dans le sens d’une catégorie descriptive sociologique. Cependant, la cadre le perçoit comme un élément péjoratif qu’elle évoque à nouveau durant la formation et l’évaluation différée. Avec le recul, il nous semble que si nous avions alors saisi le terme pour le travailler, nous aurions, peut-être, évité une confrontation ultérieure entre ces deux personnes. En effet, le troisième jour, So., en aparté, dit à E. qu’elle « déraille », ce qui provoque une réponse violente de cette dernière qui prend le contrôle du groupe en le tenant captif de cet échange duel. Il est ici question de l’assignation des places des unes et des autres et des stéréotypes qui leur sont relatives. E. a entendu l’expression « dérailler » comme une attribution d’infériorisation et d’humiliation.

De façon récurrente, les cadres vont délégitimer les situations de racisme que relatent les travailleuses sociales en ayant recours à la rhétorique de la symétrie des situations. Ainsi, elles évoquent le racisme « antiblanc ». Par exemple, So. dit s’être « sentie violée » lorsqu’un jour en rentrant chez elle, elle rencontre un homme musulman en train de prier dans l’entrée de son immeuble. Elle convoque ici la représentation du prédateur par un raccourci particulièrement violent, et établit un rapport naturalisé entre race et genre. A posteriori, nous identifions que malgré notre travail de contextualisation des expressions utilisées, nous nous sommes retrouvées dans l’incapacité de signifier clairement que des propos racistes étaient tenus, ce qui a entravé notre démarche de formation.

Rapport de sexe

Paradoxalement, le rapport de sexe se manifeste principalement par sa dénégation. Un élément significatif permet d’en saisir la présence. Un sociologue assure la présentation du volet juridique. Dans les évaluations, son intervention est saluée, tout comme le bienfait d’une présence masculine :

Il y a eu un moment où je me suis dit « ça part en vrille ». Comment on va s’en remettre? C’était juste avant qu’il y ait un intervenant qui vienne [...] Je pense que ça a changé la configuration pour certaines personnes qui réagissent différemment à l’autorité qui vient d’un homme par rapport à celle d’une femme

L., cadre

Même si elle s’en démarque, le propos souligne le différentiel de perception dans le rapport à l’autorité, partant de la légitimité de la parole d’un homme versus la parole d’une femme.

Par ailleurs, un des moments où la charge émotionnelle est particulièrement forte survient lors de l’explication des processus de distinction et de catégorisation entre les femmes et les hommes (Goffman, 2002). R., dont la fonction professionnelle consiste à travailler sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans les entreprises, soutient avec virulence que l’existence de wagons ou de taxis, réservés aux femmes sont « une avancée pour nous les femmes ». Le débat mobilise chez les participantes des affects puissants. Nous prenons plus ou moins conscience que le « nous femmes » dont parle R. est refusé par de nombreuses stagiaires sans être en mesure d’approfondir. R. raconte alors une visite d’entreprise au cours de laquelle son interlocuteur l’invite à faire le café (!) ce qu’elle conclut par : « Je suis déjà la bonniche à la maison, c’est pas pour l’être au boulot! ». Elle ne peut mieux dire le rapport de genre, que nous ne saisissons pas, saisies nous-mêmes par la violence de son propos et la posture paradoxale dans laquelle elle se trouve.

De même, les violences conjugales sont évoquées dans une perspective professionnelle, puis conduisent P., travailleuse sociale, à prendre conscience et à nommer comme telle une situation de violence au sein de son couple. Si certains membres du groupe témoignent d’une capacité d’empathie, d’autres semblent sidérés face aux émotions qui émergent. Le groupe ne semble pas souhaiter s’engager dans cette voie. Ce refus est réitéré alors que V., travailleuse sociale noire, rapporte des propos tenus par son mari à son endroit, propos racistes et sexistes. Si nous, formatrices, les entendons bien, nous ne les reformulons pas, troublées que nous sommes par la position paradoxale de V. : dès sa première prise de parole, elle tient des propos racisants concernant le public avec lequel elle travaille. L., cadre, rapporte l’avoir rencontrée après le stage dans un contexte qui l’a troublée :

C’était quelqu’un qui dans la salle me paraissait bien [...] J’ai eu le droit à un discours pour le Front National. C’est une dame noire. Et je ne m’attendais pas à ça et j’avais assimilé des discours que j’avais entendus contre les discriminations par rapport au fait d’être femme, d’être noire etc.; je les avais assimilés forcément comme étant dans des idées progressistes. Et là ce n’était pas le cas, c’était des idées conservatrices.

Le trouble que manifeste L. permet de voir la limite d’une lecture des rapports sociaux uniquement en termes de rapports de domination. Celle-ci peut être réductrice si elle omet l’agentivité des sujets. La question du brouillage des frontières est à prendre en compte dans la démarche que nous proposons, ce que nous n’avons alors pas su faire.

Ces différents exemples illustrent comment se sont manifestés les rapports de classe, de race et de genre au sein du groupe, conduisant à des résistances telles que la démarche de formation en a été entravée.

Évaluation et perspectives

Si cette formation a été éprouvante pendant l’animation et décevante en termes de résultats, elle est riche d’enseignements permettant de repenser notre démarche.

Une évaluation en demi-teinte

Alors que les sessions précédentes nous avaient semblé réussies du fait d’une prise de conscience des fonctionnements des rapports sociaux, d’une plus grande capacité à identifier et à nommer les phénomènes de discriminations et, par là même, à agir, force est de constater que nous n’avons pas permis un tel cheminement au groupe étudié ici.

En effet, les prises de paroles virulentes, les altercations verbales sont autant de formes de crispation qui ont jalonné ces quatre journées. Cette atmosphère de tension marquée par une forte charge émotionnelle constitue un premier élément d’évaluation. Mais surtout, les conflits entre les différents sous-groupes ont entravé l’objectif même de la formation, à savoir identifier, analyser et nommer les cas de discrimination.

Les cadres ont mis en branle un argumentaire sur le ton de la défense visant à faire prendre conscience au reste du groupe qu’elles étaient l’objet d’injonctions contradictoires bien plus fortes que ce que pouvaient connaître les travailleuses sociales. Étaient signifiées au groupe les raisons pour lesquelles il ne leur était pas possible d’infléchir leurs pratiques pour les mettre en conformité avec le droit.

Alors que nous avons tenté de saisir ces propos généraux comme une opportunité d’ouvrir la question des rapports sociaux, les cadres n’ont pas proposé d’exemples précis, malgré nos demandes. Pourtant, la plupart d’entre elles étaient engagées dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes dans leur entreprise et étaient déléguées syndicales et, à ce titre, accompagnaient des personnes victimes de discrimination. Le matériel susceptible d’être analysé ne manquait sans doute pas et aurait été riche pour l’ensemble du groupe.

Pourquoi ces résistances? Avec le recul, il nous semble que l’exercice demandé était difficile : ces femmes cadres étaient celles qui étaient le plus en position de discriminer. Proposer des exemples aurait pu mettre à jour une responsabilité dans la chaîne des discriminations, notamment raciales, et donc vécues par l’autre partie du groupe. Le climat de tension récurrent rendait particulièrement périlleuse une telle exposition. Ceci peut expliquer la proposition fortement ressortie dans les évaluations de travailler avec des groupes homogènes, c’est-à-dire avec des groupes dont les membres partageraient les mêmes places dans le système de production et de reproduction des discriminations.

Cependant, en tant que formatrices, nous imaginions que ces stagiaires feraient part de discriminations qu’elles subissaient en tant que femmes ou syndicalistes. Ceci aurait permis d’établir des ponts entre les situations de discrimination vécues et d’éviter que les échanges ne se structurent autour d’une scission entre représentantes des groupes sociaux dominants et dominés.

Il est toujours délicat d’interpréter ce qui n’a pas eu lieu, mais il nous semble que si les personnes-cadres n’ont pas fait part de telles situations, c’est en partie parce que cela les aurait conduits à reconnaître l’ensemble des rapports de domination dans lesquels elles évoluent : ceux où elles sont dans une position dominée, mais aussi ceux où elles sont dans une position dominante. C’est l’analyse du monde social en termes de rapports de domination qu’elles refusaient d’entendre, se trouvant ainsi en difficulté et en souffrance au sein du groupe. C’est selon nous ce qui a entraîné les tentatives de défense et de justification du maintien du statu quo dans leurs pratiques professionnelles.

Par ailleurs, les situations précises de discrimination présentées par les travailleuses sociales ont fait l’objet d’une réinterprétation par les cadres comme n’étant pas de la discrimination. Ainsi, ces situations se voyaient légitimées et justifiées. L’exemple le plus parlant fut présenté par P., travailleuse sociale noire qui a relaté un épisode d’une de ses expériences professionnelles. Alors serveuse dans un grand hôtel, son responsable lui demande de préparer une commande et de l’apporter dans la chambre d’un client important. La personne prépare le plateau, puis un autre responsable est venu lui signifier que ce serait une autre salariée – blanche – qui se chargerait de le porter au client. Hors d’elle, la serveuse a renversé le plateau qu’elle avait confectionné.

Les cadres ont avancé que le responsable cherchait à protéger la salariée noire du possible racisme de la clientèle : la réaction de la serveuse était alors peu stratégique, voire injustifiée, et pouvait être qualifiée de faute grave. La relégation aux tâches les plus ingrates et la violence de la division raciale du travail se trouvaient ainsi légitimées. Il a été nécessaire de revenir longuement sur cet exemple pour analyser en quoi il s’agissait d’une discrimination et maintenir cette réalité. Malgré cela, nous avons senti fortement l’effet d’imposition du discours des cadres sur la personne ayant relaté cette expérience.

L’impossibilité d’identifier et d’analyser des situations de discrimination se reflète dans les évaluations à distance. En effet, les cadres minorent l’ampleur des discriminations. Bien plus, pour certaines, ce sont les apports théoriques de la formation qui leur permettent de justifier la restriction du champ des discriminations. Ainsi, voici comment Sa., cadre, décrit ce qui lui a semblé plus clair à l’issue de la formation :

Cela me permet, au quotidien, de relativiser beaucoup de choses, surtout en tant que déléguée syndicale, de pouvoir rassurer les collaborateurs qui pensent être victimes de discrimination [...]. Il ne faut pas faire d’amalgame entre discrimination et racisme! Ne pas penser à chaque fois être la victime.

Ici, Sa. associe deux éléments distincts : le cadre juridique français qui délimite le champ d’application des discriminations et nos réflexions sur la notion de « victime » qui a toute sa validité sur le plan juridique, mais qui est à interroger sur le plan psychologique pour permettre aux personnes d’être en capacité d’agir.

Lorsque les discriminations sont reconnues, elles sont considérées comme le résultat de contraintes extérieures sur lesquelles les personnes n’ont pas de prise. Il semble alors impossible de les combattre :

C’est très compliqué d’engager les gens dans la lutte contre les discriminations, c’est un sacré parcours, c’est pas évident du tout à faire reconnaître; par exemple pour les discriminations syndicales, il n’y a que quarante plaintes par an, c’est rien à côté de la réalité, et c’est lourd, c’est très lourd. Alors on nous dit « faut y aller », mais il y a ce que ça coûte aussi, les frais de procédure...

So., cadre

La seule solution envisagée par les cadres à l’issue de la formation est, face aux discriminations, de déléguer la question à une association spécialisée. Ce passage de relais montre bien que les cadres cherchent à se maintenir à distance de ce problème. Il s’agit de se décharger de sa responsabilité en déplaçant le problème ailleurs.

Nous aboutissons alors à un effet contreproductif de la formation, car les résultats obtenus sont l’inverse de ceux attendus, que ce soit en termes de prise de conscience, d’identification des situations de discrimination et de développement des moyens d’action.

Bien sûr, ce constat peut être nuancé dans la mesure où des stagiaires ont clairement saisi les enjeux des discriminations et que de façon plus globale, les évaluations des autres sessions sont très positives. Néanmoins, de telles remarques, associées à un climat de formation particulièrement tendu, ne peuvent que nous pousser à nous interroger sur notre positionnement en tant que formatrices, les méthodes pédagogiques utilisées et le déroulement de la formation.

Conséquences sur l’évolution du module de formation

Notre première impression à l’issue de la formation était la nécessité de former des groupes plus « homogènes ». Cette même proposition figure dans la majorité des évaluations qui mettent en avant l’hétérogénéité du groupe comme frein à l’apprentissage. Mais, la difficulté serait alors de définir les critères servant à sélectionner les personnes. L’objectif étant de travailler sur l’intersectionnalité – et donc sur la configuration singulière des places dans les rapports sociaux – il n’a vite pas semblé cohérent d’envisager une telle solution sans remettre en cause notre objet de travail. Sans doute aurait-il été plus facile d’aborder la question des discriminations liées au sexe avec des femmes blanches cadres supérieures ou celles du racisme avec des travailleuses sociales noires, mais cela n’aurait fait que conforter les stagiaires dans leur vision du monde.

Le choix a donc été de maintenir le groupe ouvert à toute personne concernée par les discriminations, mais de revoir profondément notre démarche pédagogique.

Selon notre analyse, ce n’est pas tant la composition du groupe qui a posé problème que notre difficulté, en tant que formatrices, à nommer et à analyser les rapports de pouvoir à l’oeuvre. Ainsi, dans les prochaines sessions, nous annoncerons d’emblée aux stagiaires que les interactions dans le groupe seront l’objet d’une analyse en termes des rapports sociaux. Des temps de mise en perspective des interactions auront lieu chaque fois qu’un rapport de pouvoir sera mobilisé entre stagiaires. Pour ce faire, il nous semble indispensable qu’un premier temps de la formation soit consacré à une réflexion individuelle sur la place de chacun et chacune au sein des rapports de classe, de race et de genre.

Ceci nous amène à concevoir les étapes de formation et la place du concept d’intersectionnalité différemment. Dans les sessions antérieures, nous avions analysé les rapports sociaux séparément, pour ensuite explorer la complexité d’une réflexion intersectionnelle. Or, le temps nécessaire pour que les groupes se saisissent des enjeux nous conduisait à escamoter le travail autour de l’intersectionnalité. Suite à ce constat, nous souhaitons construire une démarche inverse : positionner d’abord les rapports sociaux comme intersectionnels et complexes tout en se gardant la possibilité, dans un deuxième temps, d’étudier une forme de rapport social de façon plus approfondie.

L’analyse des rapports sociaux en jeu au sein du groupe nous conduira également à nous positionner autrement en tant que formatrices. En effet, le rapport au savoir est aussi un rapport de pouvoir dans lequel nous nous situons du côté des dominants. Dans le cadre de la formation, nous représentons le discours légitime sur les discriminations. Cette place sera à nommer en tant que telle et à questionner par rapport notamment aux difficultés que nous pouvons rencontrer dans nos pratiques.

Le dernier élément qui nous semble décisif dans l’évolution du programme a trait à la charge émotionnelle que peut impliquer une réflexion en termes de rapports sociaux. Le fait que le climat des premières sessions ait été positif nous a sans doute conduites à sous-estimer cet aspect. L’enjeu des prochaines formations sera de désamorcer les postures antagonistes, marquées par une rigidité des positions et la violence, pour favoriser une démarche agoniste c’est-à-dire la confrontation des points de vue, voire l’émergence de conflits, mais toujours dans l’écoute et sans violence.

Pour permettre ceci, le cadre de bienveillance, d’écoute et de non-jugement sera posé plus clairement dès le départ et sera remobilisé chaque fois que cela s’avèrera nécessaire. De plus, la formation commencera par l’expression des stagiaires concernant leur ressenti : ce qui les intéresse sur le sujet, mais également ce qui les met mal à l’aise… Des temps d’échanges en petits groupes seront aussi prévus pour faciliter une expression plus informelle assurant la participation de chacun et chacune. Enfin, le travail autour de cas précis de discrimination reste incontournable, mais l’on précisera d’emblée la nécessité que les personnes proposent des situations pour lesquelles elles sont prêtes à entrer dans une analyse sous un jour nouveau.

Ainsi, l’expérience difficile de formation auprès d’un groupe nous a permis de réinterroger les objectifs de notre formation et de gagner en cohérence avec notre pratique pédagogique. Si nous avons décidé de maintenir l’hétérogénéité des stagiaires, c’est afin d’utiliser les rapports sociaux au sein du groupe de formation comme matériel de travail. Mais ceci ne peut se faire qu’en accordant une place essentielle à la dimension émotionnelle.

Conclusion

Le concept d’intersectionnalité est particulièrement intéressant pour rendre compte de la complexité des rapports sociaux. Cependant, ce référentiel géométrique tend à transmettre une idée de fixité, or celle-ci est battue en brèche, dans l’analyse des situations concrètes, du fait du caractère mouvant des catégories et des frontières. Danielle Juteau (1999) évoque la face externe de la frontière, qui est l’assignation effectuée par les groupes dominants sur les groupes dominés, et la face interne qui est l’autodéfinition qu’établissent les groupes dominés de leur place. Cette dimension ne peut être éludée, sinon en redoublant le phénomène de violence de l’assignation. Aussi peut-être est-il plus judicieux de centrer notre analyse sur la dynamique des rapports sociaux et les contextes. En effet, c’est le contexte qu’il nous semble nécessaire d’appréhender finement compte tenu de la variance de signifiance attribuée aux différents axes. Sans établir de hiérarchie entre les rapports sociaux, il apparaît indéniable que leur poids relatif affecte différemment les personnes en fonction de l’accès aux ressources, de l’exercice du pouvoir, etc.

Nos modalités d’intervention se sont enrichies d’éléments qu’il s’agit de mettre à l’épreuve. L’explicitation des rapports sociaux actualisés par et dans le groupe est une condition de possibilité d’un travail sur les discriminations. L’abandon d’une posture de neutralité des formatrices y participe. Comprendre comment la « face interne » de la frontière s’exprime pour les stagiaires permettra d’ouvrir le champ du pouvoir d’agir. D’autres points à explorer sont les mécanismes du rapport social qu’est le travail dans son articulation avec le sexe, la classe, la race, mais aussi l’identification des systèmes de contraintes et des marges de manoeuvre propres à chaque contexte professionnel.