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Introduction

Depuis une quinzaine d’années, les modèles de recherche visant à intégrer les points de vue des acteurs sociaux pour éclairer les problématiques complexes qui les concernent se multiplient (par exemple, Van Campenhoudt, Chaumont et Franssen, 2005); la tendance est à privilégier une démocratie délibérative, ayant pour finalité l’émancipation individuelle et collective, afin de faire face aux problèmes contemporains. Particulièrement, dans les facultés universitaires qui ont une vocation de formation professionnelle, le souci que le développement de la recherche se fasse en lien étroit avec les milieux de pratique est accru. On voit notamment en éducation la popularité grandissante de différentes traditions de recherche participative, et la publication d’ouvrages cherchant à en cerner les bases conceptuelles et à en clarifier les défis et les enjeux (par exemple, Anadón, 2007). Au nombre des traditions qui reçoivent une attention importante, la recherche-action et la recherche collaborative se démarquent.

La recherche-action consiste en une stratégie de changement planifié s’exerçant au coeur d’un processus de résolution de problèmes (Savoie-Zajc, 2001), alors que la recherche collaborative renvoie plutôt à une démarche d’exploration d’un objet qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle (Desgagné, 1998). Ces deux types de recherches ont beaucoup en commun, comme en font foi leurs fondements convergents et leur souci pour le développement professionnel des praticiens. Néanmoins, ils diffèrent sur le plan de certaines hypothèses théoriques/épistémologiques qui les sous-tendent, notamment au regard de leur visée principale respective, et de la méthodologie dans laquelle ils s’actualisent.

Jusqu’à présent, certains auteurs ont examiné le contrat réflexif liant chercheurs et praticiens, contrat explicite et implicite qui régule la démarche dans le cadre d’une recherche-action et d’une recherche collaborative (Descamps-Bednarz et al., 2012). Ils ont contribué à documenter les interactions complexes entre ces partenaires, au coeur des rencontres collectives qui permettent de constituer des données, de même que le type de réflexion encouragé dans ces démarches participatives; ils ont également interrogé la contribution de la recherche-action et de la recherche collaborative au développement professionnel de praticiens en ciblant les tensions et les zones d’incertitude qu’elles engendrent et les apprentissages qu’elles facilitent (Savoie-Zajc et Descamps-Bednarz, 2007). D’autres auteurs se sont intéressés à expliciter les difficultés, les compromis et les réajustements continus qui interviennent en cours de démarche (Bourassa, Leclerc et Fournier, 2010). La présente contribution s’inscrit dans la continuité de ces réflexions en ayant pour but d’éclairer leurs enjeux et défis particuliers au travers de certains éléments de comparaison, d’une part, et en interrogeant ce qu’elles impliquent en matière de rapport aux savoirs et de rapport à la production de savoirs, d’autre part.

La recherche-action

Comme le définissent Lavoie, Marquis et Laurin (1996), la recherche-action est une stratégie d’intervention dynamique à caractère social; elle vise donc principalement le changement au travers d’une démarche de résolution de problèmes susceptible de contribuer à améliorer une situation jugée problématique. Ciblant des besoins concrets, elle se distingue d’autres types de recherches par son mode de cogestion : chercheurs et acteurs sociaux sont partenaires dans toutes les étapes de la recherche. Elle est tantôt initiée par les propositions d’un chercheur, tantôt par la sollicitation d’un milieu qui souhaite améliorer certaines pratiques en lien avec un problème précis.

Les fondements de la recherche-action

Anadón (2007) retrace les fondements de la recherche-action dans la philosophie de l’expérience de John Dewey, qui suggère que l’acteur social apprend en faisant. C’est en fait Kurt Lewin, dans les années 1940, qui aurait développé ce type de recherches, reprenant à son compte la primauté de l’expérience mise en relief par cette philosophie. Il aurait ainsi délaissé la recherche en laboratoire pour plutôt la pratiquer « en plein air », s’intéressant avec les groupes concernés à des problèmes concrets. Comme le relève Savoie-Zajc (2001), les travaux qui se sont inscrits à sa suite, rapidement étendus à plusieurs champs de recherche, ont été fortement marqués par le positivisme fort influent de l’époque : les acteurs de terrain étaient encouragés à faire des recherches sur leurs propres pratiques, selon une série de procédures à appliquer, et le chercheur, guidant le processus, s’intéressait à mesurer les effets de cette démarche. Il s’agissait donc de produire des savoirs utiles et précis à appliquer pour la pratique professionnelle. Dans le monde anglo-saxon, c’est notamment le modèle d’acteur de Schön (1983), celui du praticien qui réfléchit sur l’action et dans d’action, qui aurait assuré un nouveau virage à la recherche-action. L’auteur a en effet montré les limites du modèle dominant de la rationalité technique qui réserve aux praticiens des solutions toutes faites à appliquer à des problèmes, sans égard aux phénomènes singuliers et complexes qui caractérisent la pratique professionnelle. Il lui a opposé une épistémologie de l’agir qui s’appuie sur l’idée selon laquelle le répertoire d’actions du praticien se construit au fil de la succession de « conversations réflexives » qu’il entretient avec les situations problématiques qu’il rencontre en vue de définir une solution sur mesure. En mettant en relief la façon dont chaque situation nouvelle deviendra à son tour familière lorsque le praticien l’aura « gérée », c’est-à-dire lorsqu’elle finira par faire partie de son répertoire, Schön a mis en exergue le fait que la pratique est une forme d’expérimentation qui permet au praticien d’apprendre, la réflexion sur la pratique fournissant des connaissances sur l’action, lesquelles peuvent aboutir à une modification de l’action.

Ces nouveaux emprunts théoriques ont marqué un tournant important pour la recherche-action : l’engagement de praticiens « réflexifs » sera désormais considéré comme essentiel dans l’amélioration de leurs pratiques, ceux-ci étant capables de se donner les moyens de contrôler leur action, de remettre en question leurs postulats, d’examiner leurs pratiques. Selon Savoie-Zajc (2001), une troisième génération aurait été impulsée par une conceptualisation ancrée dans une préoccupation d’émancipation critique, à la fois personnelle et collective. Dans cette perspective, la recherche-action vise également le changement des organisations, les pratiques étant étudiées en considération avec le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Comme le relèvent certains auteurs (Coenen, 2001; Anadón, 2007), c’est ce type de recherches qui a été développé en Amérique latine dès les années 1960. La montée des luttes populaires, l’expansion des mouvements sociaux et la critique à l’égard des méthodes classiques de production de savoirs auraient contribué au développement de la recherche-action, sous ses formes plus participatives et émancipatrices. C’est dans cette optique que, dans le champ de l’éducation, Savoie-Zajc et Lanaris (2005) ont accompagné une école secondaire de la région de l’Outaouais aux prises avec un problème d’abandon scolaire; dans le champ de la santé mentale, Barreyre (2008) a guidé des équipes pluridisciplinaires en France pour construire une approche commune de la problématique qui découle de l’évaluation du handicap psychique. Ces deux recherches ont en commun de soutenir les groupes dans l’analyse de leurs pratiques d’intervention et dans la remise en question des organisations auxquelles ils appartiennent, et ce, tant en ce qui touche aux modes de collaboration qu’ils entretiennent qu’aux techniques et pratiques professionnelles qu’ils mettent en oeuvre.

Au fil de ces différentes générations de recherche-action, les écrits se sont multipliés, donnant lieu à des usages fort variés, tant et si bien que les auteurs du Handbook of Action Research (2008), Reason et Bradbury, font valoir qu’elle en a perdu de sa force, comme si elle s’en était trouvée diluée. Cependant, je retiens trois éléments qui semblent traverser la plupart des conceptualisations des dernières décennies, marquées par une méthodologie participative étayée et un objectif émancipateur : une visée d’amélioration d’une pratique professionnelle – qui est la priorité –, un engagement important des acteurs concernés par le changement de pratique à titre individuel, mais davantage en tant que communauté d’apprentissage, et, comme je l’exposerai maintenant, une démarche de recherche selon une spirale de cycles de planification, d’action, d’observation et de réflexion.

Autour de la méthodologie d’intervention de la recherche-action

Il existe différents modèles de recherche-action, par exemple celui de Stringer (1996) qui schématise la démarche selon une spirale de cycles de planification, d’action, d’observation et de réflexion. La planification initiale sert à formuler la compréhension initiale de la situation problématique, à établir une première liste d’actions susceptibles d’en permettre la résolution et à prévoir des moyens pour documenter l’expérimentation. En passant à l’action, les acteurs observent si ce qui se passe correspond à ce qui a été planifié en réfléchissant pendant l’action. Lors d’une rencontre collective, ils expliquent les leçons tirées de leur expérimentation et reformulent un nouveau plan d’action qui tient compte de la nouvelle compréhension de la situation. À cette étape, l’équipe se nourrit parfois de cadres conceptuels à valider dans l’action. Et ainsi de suite. Il convient de noter que les moments de rencontres collectives revêtent une grande importance puisqu’ils servent de lieu d’objectivation de la démarche et des pratiques, les échanges favorisant le croisement de différents points de vue qui se transforment et s’approfondissent dans l’intersubjectivité.

La méthode d’analyse en groupe de Van Campenhoudt, Chaumont et Franssen (2005), employée depuis les années 1980, constitue un type de recherche-action qui prend en charge des problématiques publiques et sociales complexes en misant sur la multiplicité des points de vue de tous les acteurs concernés. Elle se présente comme une démarche en quatre phases, comportant 15 étapes, encadrée par deux chercheurs qui se partagent les rôles d’animateur et de rapporteur. Une première phase permet aux participants de présenter un récit portant sur une situation directement vécue qui leur semble significative du problème; une seconde phase sert à la mise en relief des différentes interprétations de la situation rapportée; dans une troisième, sur la base de la synthèse organisée par le rapporteur, une analyse est construite collectivement par une mise en relation des convergences et des divergences issues des interprétations antérieures; enfin, la dernière phase amène la formulation de perspectives pratiques, tenant compte des rapports de force entre les différents groupes d’acteurs concernés et de la complexité des processus de changement.

On l’aura compris, qu’il s’agisse de la méthode d’analyse en groupe ou d’un autre modèle de recherche-action, ce type de démarche exige temps et présence prolongée sur le terrain (plusieurs mois à quelques années). Il requiert aussi la tenue d’un journal de bord par les différents participants, essentielle pour documenter le processus de changement, la définition du problème qui se transforme avec chaque cycle, l’évaluation des différentes tentatives de solutions apportées, etc. Enfin, ce qui est primordial dans la conduite d’une recherche-action, c’est une souplesse relative à la planification de la démarche, relative aux choix méthodologiques. Comme le note Coenen (2001), il est impossible de travailler au début de la recherche à l’aide d’un objectif et d’une problématique fixés dans les moindres détails; la démarche se construit selon les successions de réflexions posées sur l’action, et le problème est redéfini en fonction des nouveaux éclairages qui se dégagent de l’expérimentation continue.

Comme on le verra dans la suite de cet article, la recherche collaborative a beaucoup en commun avec la recherche-action, même si elle s’en démarque sur certains plans.

La recherche collaborative

Depuis quelques années, plusieurs chercheurs associent leurs travaux à la recherche collaborative, car ils font appel à un milieu de pratique. Cependant, peu d’entre eux ont conceptualisé la collaboration, reconduisant ainsi une conception relativement superficielle de ce type de recherches. Comme elle est entendue ici, la recherche collaborative est une méthodologie d’intervention qui suppose que des praticiens s’engagent, avec le chercheur, à explorer un aspect de leur pratique et que l’objet même de la recherche porte sur leur compréhension en contexte de cet aspect. Elle vise une médiation entre le monde de la recherche et celui de la pratique professionnelle, en vue d’étudier le savoir-faire qui sous-tend cette dernière dans le cadre d’une démarche de coconstruction.

Les fondements de la recherche collaborative

Depuis 30 ans, les écrits se sont multipliés autour de la recherche collaborative, donnant lieu à une variété de conceptions et renvoyant à des partenariats de diverses intensités. Pour cette raison, il est impossible de présenter ce type de recherches comme un bloc monolithique. Je présenterai donc ici les fondements du modèle développé par Desgagné (1997), un des auteurs qui a proposé l’une des conceptualisations de la collaboration les plus abouties; je me référerai également à des auteurs dont les travaux s’inscrivent en cohérence avec celui-ci.

Les ancrages de la recherche collaborative convergent vers ceux de la recherche-action : le pragmatisme de Dewey, le changement social de Lewin, le « praticien réflexif » de Schön (1983), etc. Cependant, contrairement à la visée de changement planifié de la recherche-action, la recherche collaborative vise principalement un rapprochement entre le monde de la recherche et celui de la pratique professionnelle, au travers d’une démarche qui sert l’examen de cet objet en même temps qu’elle est une occasion de développement professionnel pour les participants. Les partenaires ne poseront pas de regard normatif sur les pratiques, ne tenteront pas de déceler ce qu’il conviendrait de changer; c’est plutôt la compréhension en profondeur de l’objet de préoccupation mutuelle qui les mobilise. L’hypothèse sous-jacente est que cette démarche compréhensive va servir le développement professionnel, à titre d’« avantage collatéral », même si cela n’est pas une visée affirmée comme dans le cas de la recherche-action. L’horizon de la recherche collaborative est la construction d’un savoir professionnel qui serait le produit combiné et inédit de ces deux logiques de penser et d’agir, des intérêts et des enjeux des uns et des autres. Dans cette optique, les partenaires se concertent dans la poursuite de cibles communes, ils se reconnaissent mutuellement un champ de compétence par rapport à cette cible, et exercent ainsi un pouvoir d’influence les uns sur les autres.

Cette visée principale de médiation situe la recherche collaborative dans la problématique de la reconnaissance du savoir de la pratique et du lien entre les savoirs dits théoriques et les savoirs dits d’action (Barbier, 1998). Elle appréhende cette problématique à partir d’un modèle d’acteur « compétent », comme celui de Giddens (1987). De fait, l’auteur conçoit la compétence de l’acteur social comme une condition d’action. Cette compétence serait étroitement liée à la capacité réflexive qu’il engage constamment dans le contrôle de ses conduites quotidiennes, telle une aptitude à se prendre comme objet d’analyse. La réflexivité de l’acteur n’opèrerait qu’en partie sur le plan discursif. En effet, l’auteur distingue la « conscience discursive » et la « conscience pratique » : la « conscience discursive » renvoie à tout ce que l’acteur peut exprimer de façon verbale concernant le contexte et les motifs de son action ou de celle d’autres acteurs; la « conscience pratique » renvoie plutôt à tout ce qu’il connaît de façon tacite, tout ce qu’il sait faire sans pouvoir l’exprimer directement de façon discursive, ses routines d’action par exemple. Néanmoins, Giddens conçoit que, dans certains contextes de sollicitation, ce qui est tacite peut être rendu discursif en partie, et que l’acteur peut rendre compte de ses rationalisations de l’expérience. C’est donc là tout le défi d’une recherche collaborative : développer un dispositif susceptible de favoriser la discursivité du savoir d’action, tenu pour tacite; j’y reviens plus loin.

Comme le rappelle Desgagné (1997), la recherche collaborative a trouvé un terreau fertile en particulier dans les facultés d’éducation, car c’est surtout là que s’est exprimée, il y a déjà quelques décennies, la critique dénonçant le statut d’exécutants, souvent réservé aux enseignants, d’un savoir produit par la recherche (Lieberman, 1986). Ainsi, si, au départ, la recherche s’est centrée sur le savoir enseignant (teacher’s knowledge), les conceptualisations du savoir d’action s’étendent aujourd’hui à toutes les professions (Barbier et Galatanu, 2004), incitant à un travail de collaboration étroit entre chercheurs et praticiens. Jusqu’à présent, les travaux sur l’approche collaborative ont cherché à éclairer la double contribution de la logique théorique et de la logique pratique dans le savoir professionnel à coconstruire, entre autres, en distinguant les cadres de référence respectifs des chercheurs et des praticiens dans la démarche de recherche (Descamps-Bednarz et al., 2001) et en réfléchissant aux articulations entre savoirs issus de l’expérience et savoirs issus de la recherche (Kahn, Hersant et Orange Ravachol, 2010). Ils ont aussi interrogé la posture du chercheur collaboratif et la négociation de la complémentarité souhaitée entre les partenaires dans la construction du savoir (Morrissette et Desgagné, 2009). D’autres travaux ont permis de distinguer trois zones de savoirs, au coeur de la démarche de coconstruction (Morrissette, 2011) : une « zone partagée », qui met en relief des savoir-faire communs, soit des conventions d’une culture professionnelle imbriquées dans les pratiques usuelles; une « zone admise », qui permet de nommer des façons de faire innovantes par rapport aux pratiques conventionnelles; et, enfin, une « zone contestée », qui jette une lumière sur des pratiques hors des normes acceptées par les membres d’une culture professionnelle, lesquelles permettent de révéler des tensions et des enjeux permettant d’appréhender la complexité de la pratique.

Autour de la méthodologie d’intervention de la recherche collaborative

La recherche collaborative peut être conceptualisée comme une démarche d’exploration d’un objet de préoccupation mutuelle se déployant en trois étapes générales, selon Desgagné (1998).

L’auteur distingue d’abord une étape de « cosituation » qui renvoie à la négociation du partenariat. Il s’agit en fait de s’entendre sur les conditions du contrat collaboratif, sur le mode de faire et de dire dans un projet commun, ce qui permet de spécifier les rôles de chacun et les attentes réciproques. À cette étape, l’enjeu pour le chercheur est de faire en sorte que s’harmonisent les préoccupations de la communauté de praticiens concernés et celles de la communauté de chercheurs qui oeuvrent dans le champ de l’objet.

Ensuite, et il convient de s’y attarder plus longuement, vient une étape de « coopération » qui correspond peu ou prou à ce qu’on appelle l’étape de la collecte des données, s’effectuant par l’entremise d’activités réflexives aménagées pour servir les deux volets de la recherche collaborative : pour le ou la chercheur.euse qui en fait un objet d’enquête, elles seront activités de recherche, et pour les praticiens.nes qui en font une occasion de perfectionnement, elles seront activités de formation. Ces activités d’exploration de l’objet peuvent mettre à contribution un chercheur et un praticien, mais elles engagent souvent un groupe de praticiens invités à partager leur expérience. L’hypothèse qui est ici sous-tendue est que le croisement des logiques favorise l’expression d’une réflexivité critique et l’entrée dans la complexité de la pratique par la mise en relief des enjeux, des problématiques et des tensions qui y sont associés.

Concrètement, une activité réflexive s’élabore souvent selon la méthode des cas (Mucchielli, 1992). Dans cette optique, et pour avoir accès au savoir de la pratique, elle peut consister à demander à des praticiens de raconter un incident critique, une pratique exemplaire, un épisode typique, etc., et à inviter les pairs à commenter, sous la forme d’un débat à animer. Le récit de pratique ou de vie constitue une autre option, car raconter permet d’interpréter son agir et est donc susceptible de canaliser le savoir-faire du quotidien (Desgagné et Larouche, 2010). C’est d’ailleurs la voie narrative qu’a choisie Larouche (2000) : le dispositif collaboratif imaginé par la chercheuse comportait des récits d’intervention à analyser en groupe ayant suscité l’émergence et l’explicitation du code que des éducatrices en garde scolaire se donnent pour agir, en matière de règles de conduite. Une autre option est la bande vidéo commentée. Dans le cadre d’une recherche que j’ai conduite sur les manières de faire l’évaluation formative des apprentissages d’un groupe d’enseignantes du primaire (Morrissette, 2012), des bandes vidéo ont été produites dans les classes et les collaboratrices ont été invitées à y identifier des épisodes typiques, à en expliciter le rationnel lors d’entretiens individuels et à en négocier le sens lors d’entretiens de groupe. Desgagné (1995), de son côté, a plutôt retenu l’entretien tripartite autour d’un projet de mentorat entre enseignants expérimentés et débutants, qui visait précisément à analyser le savoir d’expérience qui était transmis.

Enfin vient l’étape de « coproduction » qui correspond à l’analyse et à la mise en forme des résultats, de sorte qu’ils soient d’intérêt autant pour les praticiens et que pour les chercheurs. Sur ce plan, puisqu’elles renvoient aux points de vue des acteurs en contexte, toutes les approches en recherche qualitative sont possibles; tout dépend du projet théorique du chercheur.

Le rapport aux savoirs et à la production de savoirs de ces deux types de recherches

Pour s’interroger sur le rapport aux savoirs et à la production de savoirs de la recherche-action et de la recherche collaborative, il convient d’examiner ce qu’il en est du rapport entre le chercheur et les acteurs sociaux, induit par les ancrages théoriques/épistémologiques et l’approche méthodologique privilégiée.

Dans le cadre d’une recherche-action, les acteurs sociaux sont généralement engagés dans toutes les étapes de la démarche et considérés comme des « cochercheurs » réflexifs partageant l’ensemble des responsabilités, depuis la définition du problème jusqu’à la diffusion des résultats de la démarche. En cela, s’adonner à ce type de recherches suppose de reconnaître à un milieu la capacité de prendre en charge son développement professionnel, de trouver et de mobiliser des ressources en vue de résoudre un problème concret et de participer au transfert des savoirs issus de la démarche, savoirs sur l’objet, mais également sur la démarche. Cette reconnaissance renvoie, pour le chercheur, à une position qui est d’abord celle d’un accompagnateur, d’un facilitateur qui encourage la réflexion et l’échange entre les acteurs concernés par le problème; il organise le contexte, préside les rencontres, fournit différentes ressources tels des cadres conceptuels pour soutenir la réflexion des participants, etc. En ce sens, son expertise se situe davantage sur le plan de l’accompagnement d’un groupe dans une démarche de recherche de solutions que sur le plan du contenu, c’est-à-dire sur le problème en tant que tel. Dans cette perspective, le chercheur est considéré comme un acteur de changement, au même titre que les participants à la recherche; il renonce à sa position en surplomb, comme le note Coenen (2001), acceptant un partage du pouvoir. C’est donc un rapport relativement symétrique entre chercheur et acteurs qui est valorisé, les distinctions entre pratiques de recherche et pratiques professionnelles étant très aplanies.

La recherche collaborative implique également une symétrisation des positions, même si celle-ci se veut moins forte que dans le cas d’une recherche-action. De fait, la collaboration, au croisement des différentes expertises respectives, n’implique pas que chercheur et acteurs accomplissent les mêmes tâches à toutes les étapes de la recherche. Comme le précise Desgagné (1997), c’est leur participation à titre de « coconstructeurs » qui est visée, c’est-à-dire leur engagement à apporter leur compréhension en contexte du phénomène exploré. Ils en tireront un éclairage sur un aspect de leur pratique et la formalisation de leur savoir-faire, des bénéfices qui, même sans une visée affirmée de changement, sont susceptibles de conduire à la transformation de leur pratique. En outre, comme je l’ai exposé ailleurs (Morrissette, 2012), les acteurs s’approprient parfois la démarche de coconstruction pour interroger d’autres aspects de leur pratique, dans un mouvement émancipateur par rapport au chercheur. Dans ce cadre, le chercheur se situe, d’une part, dans une démarche d’investigation d’un objet de recherche, il est garant du cadre d’investigation, de son élaboration continue, de la démarche susceptible de faciliter la discursivité du savoir de la pratique. D’autre part, il se situe aussi dans une démarche interactive avec des acteurs pour construire avec eux le sens de la pratique. Il se fait ainsi médiateur entre les deux mondes, tenant compte de leurs contraintes et ressources respectives, soutenant la démarche de coconstruction de savoirs en injectant à la réflexion des thématiques, en s’interrogeant sur la rationalité à l’origine des pratiques déployées. Il se fait aussi interprète de la voix des acteurs (Savoie-Zajc et Descamps-Bednarz, 2007), validant ses interprétations.

Le Tableau 1 résume les principales distinctions entre la recherche-action et la recherche collaborative, mais il convient de garder à l’esprit que des nuances s’imposent selon les orientations privilégiées par les différents auteurs.

Tableau 1

Quelques distinctions entre la recherche-action et la recherche collaborative

Quelques distinctions entre la recherche-action et la recherche collaborative

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Les distinctions établies entre ces deux approches de recherche participative mettent notamment en relief que la recherche-action accorde un statut égal au chercheur et aux praticiens dans la production de savoirs, en raison du plein engagement de ces derniers à toutes les étapes de la recherche, alors que la recherche collaborative valorise plutôt l’intégration de leurs points de vue dans la production de savoirs aménagée par le chercheur. C’est notamment sur ce plan que se distinguent les deux types de recherches au regard du rapport aux savoirs et à la production de savoirs.

Ces deux modèles, misant sur la reconnaissance de la compétence individuelle et collective des acteurs à agir et à interpréter cet agir, rompent avec la recherche traditionnelle qui, comme le souligne Bourgeault (1999 : 103), adopte une « vision descendante, selon laquelle un ordre du monde préétabli et déterminé d’en haut, immuable, impose à la conscience comme aux conduites humaines la rigueur de sa loi ». Cette vision conduit à inféoder la pratique à la théorie, celle-ci dictant à celle-là ce qu’il convient de faire, les milieux de pratique étant réduits à des lieux d’application des théories, les acteurs de terrain étant conçus comme de simples exécutants. Cette conception du rapport aux savoirs et à la production de savoirs cantonne la relation théorie/pratique à un cul-de-sac : les acteurs de terrain rejettent la pertinence possible pour l’action elle-même, le regard critique posé sur elle par la théorie; le chercheur craint la confrontation de ses idées avec ce que fait apparaître l’action des acteurs de terrain, et qui n’est pas pris en compte dans sa vision. Il s’agit d’un rapport aux savoirs où ceux-ci sont considérés comme des savoirs déjà constitués, certains et définitifs, détachés des acteurs de terrain. Dans cette perspective, comme le relève Bourgeault (1999 : 166), « la connaissance scientifique, peu à peu placée sous le signe de la certitude plus que du doute, s’est affirmée comme supérieure aux autres modes de connaissances. De quel droit? ». Plus encore, elle est devenue le mode dominant, voire le seul mode légitime, poursuit-il. A contrario, la recherche-action et la recherche collaborative font plutôt le pari d’une vision ascendante, selon laquelle tout se joue, se (re)négocie au fil d’une expérience indéterminée, inattendue et déroutante de laquelle émergent parfois, par-delà des questionnements nouveaux, des repères utiles pour la pratique, bien que provisoires (Bourgeault, 1999). Cette position met en interaction potentiellement féconde théorie et pratique, action et réflexion. Les outils conceptuels sont au service de la réflexion sur l’action, testés empiriquement, confrontés à la contextualisation des savoirs, et potentiellement remis en question.

Bref, recherche-action et recherche collaborative vivent bien avec les savoirs à construire, incertains, qui deviennent le moteur de la réflexion sur l’action, et en cela, elles accordent aux acteurs le pouvoir de mieux comprendre leurs conduites et potentiellement de changer leur rapport avec leur environnement. De fait, en évitant de situer le chercheur en position de surplomb, ces pratiques de recherche favorisent l’émergence des ressources discursives qui permettent aux acteurs de négocier leur relation à la pratique et de l’espace de liberté nécessaire à la construction de leur propre savoir. C’est là une autre façon de penser le rapport à l’apprendre.