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Introduction

En 2006, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale acceptait de se joindre au Comité des organismes accréditeurs en médiation familiale (COAMF[1]) pour bonifier la formation des praticiens et praticiennes de la médiation familiale sur les questions de la violence conjugale et les façons d’assurer la sécurité des personnes qui vivent cette problématique.

Cette collaboration a mené le Regroupement à participer à un projet pilote de formation qui a rejoint 330 médiateurs et médiatrices entre septembre 2009 et septembre 2011. Nous tenterons de tracer ici l’impact de ces formations sur la pratique de la médiation familiale et d’identifier les défis qui persistent.

Présentation du regroupement

Créé en 1979, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale vise la prise de conscience collective de la problématique des femmes et des enfants victimes de violence. Il regroupe 48 maisons d’aide et d’hébergement réparties dans 16 régions du Québec. Leur mission est de travailler avec et pour les femmes violentées afin que cette violence cesse. Les maisons agissent sur le plan individuel et sur le plan collectif pour contrer la violence conjugale.

Pour l’année 2010-2011, elles[2] ont accueilli quelque 5800 femmes et enfants. En plus des services liés à l’hébergement, les maisons offrent aux femmes de leur communauté et à leurs enfants des services de consultation, d’accompagnement et de défense des droits. En 2010-2011, elles ont répondu à 53 543 demandes, soit environ 1275 par maison.

Le Regroupement a pour mandat de développer des stratégies de sensibilisation permettant à la population, aux intervenants sociaux et aux gouvernements de mieux comprendre, dépister et agir en matière de violence conjugale. Il contribue ainsi à faire évoluer les lois et les politiques afin de rendre plus adéquates les mesures de protection pour ces femmes et enfants. Le Regroupement assure également à ses membres un lieu de réflexion, de formation continue et de mobilisation et il les représente devant les instances publiques et gouvernementales.

Grâce à la collaboration et à l’expertise de ses membres, le Regroupement intervient sur toute question qui peut avoir un impact sur le « droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté[3] » des femmes dans un contexte conjugal, et par extension, de leurs proches. C’est à partir de l’expérience des femmes et des enfants violentés que le Regroupement analyse les enjeux liés à la médiation familiale.

La médiation et la violence conjugale

Bien que la médiation familiale soit un mode de règlement des conflits utile pour la plupart des couples qui mettent fin à leur union, il est reconnu qu’elle n’est pas adaptée aux situations de violence conjugale. En effet, l’équilibre des forces en présence, la capacité de négocier d’égal à égal et le consentement libre et éclairé de chacun des conjoints, tous des éléments indispensables à la réussite de la médiation familiale, sont absents lorsqu’il y a de la violence conjugale. On peut alors s’inquiéter tant pour la sécurité des femmes que pour le respect de leurs droits (partage du patrimoine familial, par exemple). Les modalités de garde et d’accès aux enfants qui seront ainsi négociées, la garde partagée par exemple, peuvent favoriser la poursuite de la violence à l’égard de la mère et des enfants.

En 1997, lors des consultations sur la Loi sur la médiation familiale, ces motifs ont conduit le Regroupement (Regroupement et Fédération, 1997 : 14-17) à revendiquer que les femmes victimes de violence conjugale puissent s’y soustraire, sans avoir à dévoiler qu’elles avaient été violentées. Sensible à ces arguments, le législateur a alors choisi de ne pas imposer la médiation à tous. Seule la séance d’information sur la médiation devenait obligatoire pour tous les couples avec enfants qui voulaient entreprendre des procédures de séparation ou de divorce. De plus, il a prévu la possibilité d’invoquer un « motif sérieux » pour être exempté d’y assister.

Comité de suivi de l’implantation de la médiation

La Loi sur la médiation familiale est entrée en vigueur en septembre 1997. Dès le printemps suivant, le ministre de la Justice mettait sur pied un comité de suivi sur l’implantation de la médiation familiale. Le Regroupement y était représenté.

De 1998 à 2004, bien des discussions ont eu lieu sur l’opportunité pour les uns[4] et la contre-indication pour les autres d’utiliser la médiation familiale en présence de violence conjugale, sans toutefois que ces discussions mènent à une réelle entente. À l’automne 2004, alors que le comité préparait un rapport sur la question de la violence conjugale, les représentantes des associations de familles monoparentales et recomposées et des associations de maisons se retiraient et acheminaient un rapport dissident au ministre de la Justice du Québec.

Une demande de collaboration

En 2006, le Regroupement recevait une demande de collaboration du COAMF. Une recherche menée par Justin Lévesque sur le dépistage de la violence conjugale montrait la difficulté pour les médiateurs et médiatrices formés et supervisés de distinguer les situations de violence conjugale (domination) des situations de conflit dans le couple. On constatait également qu’une fois la violence conjugale dépistée, le processus de médiation se poursuivait de la même manière, sans adaptation ni référence à des ressources spécialisées en violence conjugale. Plus inquiétant encore, on observait un taux plus élevé d’ententes de garde partagée qu’en l’absence de violence. Le Regroupement constatait que le dépistage était crucial pour éviter à des femmes violentées de subir ce processus contre-indiqué. La responsabilisation des médiateurs et médiatrices à l’égard de la sécurité des victimes se posait également comme un enjeu majeur. C’est donc dans une perspective de « réduction des méfaits » que le Regroupement acceptait de partager son expertise.

De 2006 à 2008, le Regroupement et l’organisme À coeur d’homme[5] ont participé à l’élaboration de contenus pour les formations de base et complémentaires pour les futurs médiateurs et à la création d’un bottin de ressources spécialisées en violence conjugale à l’intention des médiateurs et médiatrices. En attendant une modification aux règlements sur la médiation familiale, ces contenus de formation demeureront inutilisés.

En 2007-2008, un groupe de discussion focus group et un questionnaire envoyé à l’ensemble des médiateurs et médiatrices déjà en fonction ont permis de constater que si un certain nombre d’entre eux étaient capables de déceler des signes de violence conjugale, plusieurs pourraient bénéficier de la formation continue sur le dépistage de la violence conjugale et d’un soutien tel un service de consultation spécialisé. On note en effet que pour la moitié des répondants.es, le nombre de dossiers de médiation traités dans une année ne dépasse pas 25. La violence conjugale serait présente dans au plus 10 % des couples rencontrés. Indéniablement, le faible nombre de dossiers traités rend plus difficile le développement d’une expertise dans un domaine aussi complexe que celui du dépistage ou de l’intervention en situation de violence conjugale.

Le Regroupement, le COAMF, l’Association de médiation familiale du Québec (AMFQ) et À coeur d’homme ont donc développé un projet pilote qui, financé par le ministère de la Justice du Québec, a permis d’offrir 14 sessions de formation d’une journée, qui ont rejoint 330 personnes dans six villes différentes. On a aussi pu tester le besoin pour une ligne téléphonique de soutien. Cette partie du projet pilote, destinée à ceux et celles qui ont suivi la formation, s’est révélée un échec puisque seulement sept personnes y ont fait appel en dix mois.

L’évaluation de la formation

Pour mesurer l’impact réel de la formation, un questionnaire a été envoyé en 2011 aux 330 personnes formées. Soixante-dix-sept ont été retournés à l’évaluatrice. Les deux tiers provenaient de membres du Barreau et quelque 10 % de ceux de l’Ordre des travailleurs sociaux. Depuis cette formation, 65 % de ces professionnels d’expérience disent avoir traité entre 0 et 20 dossiers chacun. On y trouve la même proportion de dossiers de violence conjugale qu’en 2007-2008 (0 à 10 %). En ce qui concerne l’adéquation des contenus, l’impact projeté et l’appréciation générale, la formation a obtenu des notes qui oscillent entre 90 % et 100 % (Torkia, 2011 : 20-27). L’évaluation démontre que les personnes formées jugent très utiles certains outils proposés dans la formation, notamment un protocole d’entrevue conjointe (87,7 %), une grille d’observation des comportements et attitudes en médiation (87,7[6]%) et les quatre critères délimiteurs pour distinguer la violence conjugale et le conflit[7] (83,6 %). Leur utilisation courante ou systématique obtient toutefois des notes plus basses, soit respectivement 54,5 %, 45,1 % et 29,9 %. Par contre, 64,3 % affirment utiliser au moins deux outils de dépistage depuis la formation.

De la violence a été dépistée dans 114 dossiers au total. Dans plus des trois quarts des cas, on aurait poursuivi la médiation. Que ce soit pour mettre fin à la médiation ou la poursuivre, la formation proposait quatre procédures pour assurer la sécurité et les droits des victimes de violence conjugale. Dans un cas comme dans l’autre, la procédure la plus utilisée est la référence à un conseiller juridique indépendant, suivie par la mise en place d’un protocole de sécurité et la référence à des ressources spécialisées en violence conjugale. Pour poursuivre la médiation, les ex-conjoints sont rencontrés individuellement et, souvent, on utilise plus de trois procédures. Encore ici, la procédure jugée la plus utile (la référence à une ressource) ne sera pas la plus souvent utilisée. Enfin, les habiletés que la formation aurait le plus permis d’améliorer sont : dépister (92 %), diriger vers des organismes spécialisés (90,3 %) et mettre fin à la médiation de façon sécuritaire (88,3 %).

On peut conclure que cette formation donnée conjointement par le COAMF, l’AMFQ et À coeur d’homme semble avoir fait connaître l’utilité des outils de dépistage de la violence conjugale en médiation familiale et avoir favorisé l’orientation des victimes et des auteurs de violence vers des ressources spécialisées, l’utilisation de ces outils et procédures ayant augmenté. Cependant, leur application systématique demeure un objectif à poursuivre. Par ailleurs, le protocole de sécurité est utilisé. Toutefois, l’évaluation n’a pas permis de savoir si, en plus de prévoir des heures d’arrivée et de départ différentes pour les deux conjoints, on y balise les communications entre les séances de médiation ou si des mécanismes sont prévus pour en vérifier le respect.

Alors que les formatrices issues du Regroupement avaient pourtant le sentiment d’avoir réussi à sensibiliser la plupart des participants.es aux dangers de la violence conjugale, nous avons été surprises de constater que la grande majorité d’entre eux préfère poursuivre la médiation plutôt que d’y mettre fin. Faut-il remettre en question la représentativité des 77 personnes qui ont répondu? Le peu de temps pour mettre en pratique les connaissances acquises est-il en cause? La formation a-t-elle créé une fausse confiance qui incite à poursuivre? Minimise-t-on encore les dangers de la violence conjugale pour les femmes et les enfants? Faut-il y voir une volonté profonde de développer la pratique de la médiation familiale, même en présence de violence conjugale?

Au-delà de la formation, les cadres législatif et normatif

Quoi qu'il en soit, on ne peut tergiverser plus longtemps sachant que la sécurité des victimes peut être en jeu. C’est pourquoi, dans le cadre des consultations sur l’Avant-projet de loi instituant un nouveau code de procédure civile, à l’hiver 2012, le Regroupement s’est opposé à ce qu’on oblige maintenant les femmes victimes de violence conjugale à assister à des séminaires sur la parentalité et la médiation familiale avant d’être entendues par le tribunal. Le Regroupement a également demandé au ministre de la Justice d’exiger le dépistage de la violence conjugale et de produire des avertissements à l’endroit du public indiquant que la médiation n’est pas recommandée en sa présence (Regroupement, 2011 : 9-14). Le plan d’action gouvernemental 2012-2017 en matière de violence conjugale récemment rendu public nous laisse croire que ces demandes n’ont été entendues que partiellement. Il sera nécessaire de revenir à la charge pour que le projet de loi aille plus loin.

En conclusion, la collaboration avec le COAMF a permis d’entrer en contact avec un grand nombre de médiateurs et de médiatrices qui connaissent maintenant les rudiments du dépistage de la violence conjugale et les ressources qui peuvent être utiles dans de tels cas. C’est déjà un résultat important. Un nouveau chapitre du Guide de normes de pratique en médiation familiale portant sur la violence conjugale a également été élaboré dans la foulée de cette collaboration. Comme il est actuellement soumis aux ordres professionnels concernés, on peut espérer qu’il affirmera clairement la nécessité de dépister toute possibilité de violence conjugale et de mettre fin à la médiation lorsque tel est le cas.

On doit également convaincre les différents ordres professionnels d’inclure cet aspect de la protection du public dans les inspections professionnelles de leurs membres qui pratiquent la médiation familiale. Un autre défi reste de rejoindre les quelque 600 médiateurs et médiatrices qui n’ont pas manifesté d’intérêt pour cette formation continue et d’améliorer les formations de base et complémentaires afin d’offrir un réel filet de sécurité aux victimes de violence conjugale en processus de rupture.