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La garde partagée : nouvelle norme familiale

Les transformations contemporaines de la famille occidentale sont fréquemment illustrées par le nombre d’enfants nés hors mariage; il s’élève à 63 % au Québec (MFA, 2011) et à 55 % en France (France, 2011). En fait, l’une des caractéristiques centrales des liens familiaux contemporains serait leur fluidité. Celle-ci entraîne des réaménagements fréquents et la mise en place de nouveaux repères (De Becker et Beague, 2010). Il ne s’agirait pas pour autant d’une désaffection pour le lien familial, mais d’une transformation de l’institution qui se reconfigure selon de nouvelles règles sociales (Hiltenbrandt et Amiel, 2010). Omniprésent en sociologie de la famille et en intervention sociale, soutenu par les politiques sociales (Wynants et al., 2009 : 5), un nouveau modèle familial se construit en effet autour de nouveaux principes moraux : la famille doit être démocratique et négociatrice, regrouper des adultes autonomes, quel que soit leur sexe, et des enfants dotés d’une identité et de droits spécifiques, associés par des liens affectifs librement consentis (Neyrand 2009; Bastard, 2005; Commaille et Martin, 1998). Paradoxalement, le vecteur de ce modèle émergent se cristallise dans un concept d’« axe parental en acier » (Hiltenbrandt et Amiel, 2010) qui transforme les parents, en quelque sorte, en « conjoints à vie » (Théry, 1993).

Lois et pratiques judiciaires incitent de plus en plus les parents qui se séparent à se conformer à ce nouveau modèle bicéphale et le droit organise ces nouveaux liens entre parents et enfants (Hiltenbrandt et Amiel, 2010; Commaille, 1986). Dans les juridictions civilistes francophones, cela se structure à travers l’exercice conjoint de l’autorité parentale (Côté et Gaborean, soumis; Sosson, 1996 : 117). Elle prend forme également dans les directives données aux tribunaux sur l’intérêt de l’enfant, souvent interprétées comme une invitation aux parents séparés à s’entendre coûte que coûte (Hiltenbrandt et Amiel, 2010). Bien que vague, subjectif et relatif, ce principe d’intérêt de l’enfant est devenu la référence obligée des jugements en matière de garde parentale (Commaille et Martin, 1998). S’y conjugue un discours porté dans toutes les sphères publiques : « il ne saurait être question [que l’enfant divorce] de ses parents » (Corpart, 2009 : 47). Cette nouvelle « coparentalité » ne figure pourtant pas dans les textes de loi et relève plutôt de principes moraux prescriptifs (Hiltenbrandt et Amiel, 2010). Les règles juridiques encadrant la garde parentale post-séparation s’entremêlent ainsi à une nouvelle normativité sociale (Lascoumes et Bezes, 2009).

La Convention internationale des droits de l’enfant a beaucoup marqué cette évolution. Elle a en effet érigé les droits de l’enfant en concurrence avec certaines prérogatives parentales. Cela est particulièrement vrai pour le droit d’un enfant, non formellement codifié, mais implicite, d’avoir accès à ses deux parents (Sosson, 1996). En résulte un certain égalitarisme (Cadolle, 2008; Lascoumes et Bezes, 2009) qui pose la garde physique partagée comme norme (Côté, 2006). Car, mieux que la monoparentalité, la garde physique partagée rendrait possible le maintien du lien affectif quotidien des enfants avec chacun de ses parents (Cadolle, 2008; Côté 2006).

Cela dit, l’accès de l’enfant à ses deux parents à la suite d’une rupture conjugale ne peut se réduire à la seule garde physique partagée (Cyr, 2008 a; Côté, 2006). D’une part, parce que la monoparentalité féminine demeure toujours le mode de garde parentale le plus répandu et, d’autre part, parce que, en réalité, la garde partagée ne permet pas un parfait rééquilibrage des charges parentales (Hiltenbrandt et Amiel, 2010; Cadolle, 2008; Côté, 2000), les mères demeurant toujours plus disponibles que les pères, dans ces circonstances, aux soins de l’enfant (Casman, 2010; Cadolle, 2008; Côté, 2000). Reste que la garde partagée est mieux adaptée aux nouvelles caractéristiques de la paternité (Côté, 2009), celle d’un père proche des enfants (Guillaume, 2002), répondant directement à leurs besoins (Paquette, 2008) et ne limitant pas ses fonctions à celles de pourvoyeur et de figure d’autorité (Neyrand, 2009). De là cette consécration par certains de la nouvelle norme sociale d’accès symétrique de l’enfant à ses deux parents séparés, que ce soit à titre de droit de l’enfant, de droit des pères, ou d’intérêt de l’enfant. Or, selon certains auteurs, cette nouvelle popularité de la garde partagée devrait au contraire susciter une certaine prudence (Cyr, 2008b; Gagnon, 2006). Encore controversée en France et en Belgique (Neyrand, 2009), où beaucoup de mères y résistent publiquement (Cadolle, 2008), elle fait par contre l’objet au Québec d’un consensus tacite ainsi que d’une présomption de facto de garde partagée (Le Roy, 2006). La stabilité de l’espace de vie des enfants si chère au siècle dernier fait ainsi place à la stabilité du lien affectif quotidien avec chaque parent. Elle permet l’émergence chez certains pères de l’idée que la garde partagée est un droit acquis ou encore un moyen de réduire la pension alimentaire pour enfants (Hayez, 2008[2]) .

Or la garde physique partagée comprend certaines difficultés : complexité logistique, réaction négative de l’enfant à sa situation de nomadisme permanent, difficultés relationnelles entre parents (Cadolle, 2008; Côté, 2000), pour ne citer que celles-là. À cet effet, il importe de rappeler que « les parents divorcés ne deviendront pas magiquement des couples parentaux » (Théry, 1993 : 331) et que les rapports de coparentalité cordiaux sont peu fréquents même parmi les cas de garde partagée volontaire (Casman, 2010; Lascoumes et Bezes, 2009; Brunet, Kertudo et Marsan, 2008; Côté, 2000). Les objets de discorde entre parents peuvent être nombreux et variés : valeurs, recomposition familiale, problèmes d’horaires de garde, problèmes concernant l’éducation des enfants.

Garde partagée et violence post-séparation

Dans ce contexte, que se passe-t-il lorsqu’il y a violence conjugale? Malgré la large documentation sur ce type de violence, on ne retrouve dans la littérature francophone que des références à la garde partagée en situation de conflit : celle-ci fonctionne mal dans de telles circonstances (Brunet, Kertudo et Marsan, 2008) et, quoique aucune statistique ne soit disponible, les conflits parentaux ouverts en garde partagée semblent souvent se régler par le retour à une garde unique (Casman, 2010). Si le conflit perdure, la garde partagée est alors « vécue comme […] contraignante, l’absence de dialogue entre les parents impliquant une rigidité au niveau de l’organisation » (Casman, 2010 : 148), une absence de cohésion et de coopération (Hayez, 2008). Ceci s’avère nocif pour les enfants (Hayez et Kinoo, 2009; Cadolle, 2008; Paquette, 2008) qui doivent subir ce dysfonctionnalité parfois sur une longue période (Cadolle, 2008) : « les conflits fréquents, sévères et non résolus entre les parents […] sont les plus dommageables pour les enfants » (De Becker et Beague, 2010; Cyr, 2008 a) et augmentent chez eux le risque de détresse psychologique (Cloutier, 2008).

L’assimilation de la violence au conflit est très présente dans la littérature sur la garde partagée. Or, il faut distinguer la violence, qui s’exerce dans le but de contrôler l’autre (Romito, 2011; Prud’homme, 2006) et le conflit qui est l’expression véhémente et prolongée de frustrations ou de désaccords. Au Canada, 6,2 % des adultes canadiens ayant un conjoint ou un ex-conjoint ont déclaré en 2009 avoir été victimes de violence physique ou sexuelle dans les cinq années précédentes (Statistique Canada, 2011). Et le risque de violences après la séparation est plus élevé pour un ex-conjoint (Bagshaw, 2011; Statistique Canada, 2011; Brownridge, 2006; Jaspard et al., 2003; Hotton, 2001), les gestes posés s’avérant plus graves dans ces cas (Walby et Allen, 2004). Soulignons également que les mères séparées victimes de violence sont souvent agressées lors de l’échange des enfants (Rinfret-Raynor et al., 2008; Radford et al., 1997), les gestes violents sont souvent répétitifs et visent en particulier leurs méthodes éducatives (Rinfret-Raynor et al., 2008).

Aucune entente ni aucun jugement sur la garde parentale ne peut garantir l’arrêt de la violence post-séparation; encore moins en garde partagée, où le contact entre agresseur et victime est, par définition, fréquent. Or, il circule au Québec, dans les milieux professionnels et au sein du système judiciaire, un mythe selon lequel la garde partagée permettrait aux ex-conjoints de résoudre leurs conflits. Ce mythe n’est pas appuyé par la recherche ou par la pratique d’intervention (Hayez, 2008). Le désir d’encourager les pères qui demandent la garde partagée (Québec, 2002) à poursuivre ou à entreprendre un rôle actif auprès de leur enfant a alors préséance sur celui de protéger la mère victime de violence.

Pour que la violence soit prise en compte lors des procédures déterminant la garde, le conjoint doit préalablement avoir été condamné en cour criminelle, ce qui est rare puisque les procédures pour la garde sont expéditives (Dupuis et Dedios, 2009). De plus en plus de mères en maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale se retrouvent ainsi avec une garde partagée. Mais leur expérience, leurs « savoirs […] informels […] à propos d’elles-mêmes et de leur propre vie » (Lacharité, 2008 : 219-220) n’ont pas été documentés, bien qu’il soit nécessaire de comprendre et de prendre en compte leur situation. En fait, la parole des mères victimes de violence est souvent banalisée dans les processus judiciaires et professionnels en matière de garde parentale, « subordonnée aux savoirs (professionnels et scientifiques) dans la mesure où ils les confirment et les prolongent et, [sinon, sont considérés comme] suspects [et] disqualifiés » (Lacharité, 2008 : 220). Peu connu et analysé mais important à saisir, le discours de ces mères (Cadolle, 2008; Côté, 2000) est ainsi « façonné par les pratiques qui découlent [du nouveau] discours social » (Lacharité, 2008 : 220) sur la garde partagée. Comment les mères subissant une violence post-séparation envisagent-elles la garde partagée? Quelle en est leur expérience? Quelles mesures de protection réussissent-elles à mettre en place?

Pour répondre à ces questions, nous avons procédé à des entrevues auprès de 20 mères québécoises ayant requis les services de maisons d’hébergement de Montréal[3] . Nous leur avons demandé de raconter leur expérience de garde partagée ainsi que les incidents de violence qu’elles avaient connus. Inspirées de la méthode des « récits de vie » (De Gaulejac et Legrand, 2008), ces entrevues devaient permettre à chaque répondante de raconter son expérience selon les trames qu’elle préférait, la grille d’entrevue développée ne servant qu’à s’assurer que les thèmes retenus étaient abordés. Ces mères avaient entre 27 et 45 ans; les trois quarts étaient d’origine québécoise francophone et détenaient un diplôme post-secondaire. Onze étaient salariées, cinq étaient travailleuses autonomes, quatre étaient prestataires de la sécurité du revenu ou de l’assurance-emploi. Quatorze avaient un revenu inférieur à 40 000 $. Douze mères interviewées pratiquaient une garde partagée depuis au moins 4 mois et au plus 12 ans, quatre avaient eu une garde partagée quelques mois avant de changer pour une garde maternelle (3) ou paternelle (1) et quatre autres étaient en attente d’un jugement du Tribunal[4] sur la demande de garde partagée de leur ex-conjoint. Dans quinze cas, la garde partagée avait été négociée avec leur ex-conjoint avant d’être entérinée par le Tribunal. Plus de la moitié des répondantes avaient un seul enfant à charge; l’âge des enfants se situait entre 2 et 14 ans. Neuf femmes avaient porté plainte ou déposé une requête pour violence après la mise en place de la garde partagée[5]. Neuf femmes avaient fait un séjour en maison d’hébergement et sept femmes avaient été suivies en consultation externe en maison d’hébergement; quatre mères avaient aussi consulté un Centre local de services sociaux (CLSC), un Centre de femmes ou un professionnel. Le corpus ainsi colligé a par la suite été transcrit et analysé selon les méthodes propres à l’analyse de contenu (Bardin, 1977) et à l’approche de la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 2009), particulièrement heuristique pour cette étude exploratoire d’un thème sur lequel il n’existe aucune littérature au Québec ou dans la Francophonie. Nous présentons ici une première analyse descriptive des entrevues, organisée selon les thèmes ayant émergé de l’analyse des données. La logique de présentation respecte donc celle des discours recueillis, et cela permet de mieux saisir le sens que donnent les répondantes à leur propre expérience.

Pourquoi la garde partagée ?

Il peut à première vue paraître paradoxal qu’une mère victime de violence conjugale se retrouve en garde partagée, car celle-ci suppose des contacts fréquents avec l’agresseur, contacts qu’elles ont voulu pour le moins diminuer en se séparant. Si toutes les mères interviewées ont affirmé désirer que le père reste présent auprès de leurs enfants, elles ont par contre toutes fait le choix de la garde maternelle : la garde physique partagée leur semblait mal adaptée à la nature de leurs rapports avec le père, aux gestes violents qu’elles subissent ou à l’état psychologique de leur ex-conjoint.

Pour moi [la garde partagée], c’était quelque chose d’impossible… et son agressivité, sa colère, tout ça, pour une garde partagée, puis le manque de communication…

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Comment se sont-elles alors retrouvées en garde physique partagée? La présomption de garde partagée ayant cours au sein des tribunaux québécois semble avoir été un facteur indirect important.

Bien, il disait que… les droits des pères, c’est un sujet qui est très mis de l’avant actuellement, que les juges ont tendance à donner la garde partagée si le père le demande.

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Mais il ne s’agit pas du seul facteur. Certaines mères interviewées ont elles-mêmes accepté la garde partagée parce que leur ex-conjoint leur semblait un père responsable (quatre mères).

[Son père ] lui donne quelque chose d’autre, c’est pour ça que je ne veux pas[défaire la garde partagée].

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D’autres mères ont concédé une garde partagée à la demande de leur ex-conjoint pour « acheter la paix » (cinq mères), par peur des représailles ou par crainte que le père n’obtienne une garde paternelle.

Dans la situation où j’étais, transie de peur, j’ai été forcée d’accepter tout ce qu’on me proposait. C’était impossible pour moi, j’avais peur qu’il vienne chez moi, t’sais, défoncer ma porte, j’avais peur qu’il me harcèle, j’avais peur… Donc je n’aurais jamais pu dire : « Non, je regrette, je ne suis pas d’accord. » Non, je n’avais pas de place, puis je n’étais pas appuyée non plus par une personne d’expérience.

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Enfin, huit femmes se sont vu imposer la garde partagée par le tribunal. Elles affirment toutes que la violence subie n’a pas été prise en compte par celui-ci.

En cas de violence conjugale, [le juge] accorde la garde partagée. Comme ça. Sans lire les affaires. Il ne m’a même pas écoutée, on dirait : « Ah! bien je rends mon verdict, puis c’est tout! », wow!

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Selon ces mères, le système judiciaire ne les protège pas de leur ex-conjoint, la violence pré- ou post-séparation étant considérée au Tribunal de la famille comme une « difficulté relationnelle », les gestes posés étant classés comme « non abusifs ». Lorsqu’elles dénoncent la violence, elles sont perçues par le juge comme désirant détruire la relation père-enfant.

On m’a dit de ne pas trop dénigrer mon ex-conjoint devant la cour, parce que… si la mère fait preuve de trop d’hostilité ou de jugements défavorables envers son ex-conjoint, ça envoie [au tribunal le signal] que je [voudrais] troubler les relations entre mon ex-conjoint et les enfants… et donc ça agirait contre moi. On m’a dit que devant la cour je dois me montrer compréhensive et conciliante.

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Vivre quotidiennement avec la violence

Les femmes interviewées se retrouvent donc toutes en garde partagée sans l’avoir voulu ou choisi; c’est le choix de leur ex-conjoint violent qui a eu préséance. Alors comment aménagent-elles leur quotidien, puisqu’elles ont toutes décidé de s’extraire de cette relation violente? En effet, lorsqu’il y a violence conjugale, le processus de séparation n’est pas sans risque (Hotton, 2001; Denault, 1999; Lapierre et Côté, 2011; Dupuis et Dedios, 2009).

Les femmes interviewées disent avoir réalisé assez rapidement que la garde partagée les empêche de s’éloigner complètement de la violence. D’une part, le souvenir de la violence subie pendant la vie conjugale est encore frais et leur rend pénibles les contacts fréquents avec leur ex-conjoint.

Parce que [j’ai] beaucoup de flash-back… tu ne peux pas effacer ces années-là. [Je crois] que chaque année, chaque mois de violence que j’ai [subi], ça va me prendre une année à la survivre.

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D’autre part, elles subissent de nouveaux incidents de violence…

Il contrôle tout, tout le temps. Il veut que les choses se fassent comme il veut. Maintenant, depuis que c’est la garde partagée, il y a beaucoup plus de contrôle qu’avant.

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… pour lesquels leur agresseur les rend responsables.

Jamais, même pas à la cour, jamais, jamais, jamais! Jamais il ne l’a reconnu! […] Et il retourne l’histoire pour que ça soit moi le problème… Même aujourd’hui, il dirait : « Non, je suis une personne très calme. »

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Ces gestes violents sont posés en public, à l’école ou à la garderie, lors d’activités de l’enfant, à travers son cahier de bord, par téléphone, par Internet.

J’avais mis sur pied un cahier de bord, qui a bien fonctionné pendant deux ans. Bien fonctionné… Ah! j’ai eu une couple d’insultes dans ce document-là, des accusations.

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Les occasions et les mobiles des gestes violents sont variés. Les questions financières (pension alimentaire des enfants, enjeux fiscaux, partage des dépenses communes) suscitent fréquemment des épisodes de violence : refus de payer ou dénigrement lorsque le revenu d’une mère l’empêche de payer la moitié des dépenses somptuaires contractées par le père sans son consentement. L’arrivée d’un nouveau conjoint est une autre occasion propice à la recrudescence de la violence,

Ça n’a plus d’allure! Il est en train de nous détruire moi puis mon chum, parce qu’il nous harcèle tout le temps!

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tout comme les horaires de garde parentale.

J’ai dit : « Je viens chercher les enfants! », il a dit : « Ce n’est pas à toi, c’est à moi. », j’ai dit : « Non, selon le jugement tatati tatata. » Alors là il s’est approché de moi, il avait Sébastien dans son bras gauche, alors il s’est approché de moi à peu près à ça et là il m’a pointée du doigt… il m’a mis le bout du doigt dans le front et il m’a dit : « Je vais te crisser mon poing dans le front! », il m’a dit ça. […] Fait que là il est venu me porter Sébastien, puis il a dit : « Tu vas me le payer! » Alors j’ai appelé la police.

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Ces gestes violents sont aussi bien des insultes, du dénigrement ou des paroles désobligeantes, humiliantes, des gestes agressifs, des menaces de mort, d’agression ou de poursuites judiciaires.

[Il me diminuait]… même me [disait] carrément que je n’étais pas capable, que je n’étais pas une bonne mère...

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Dans plusieurs cas, on retrouve aussi du harcèlement : surveiller le domicile de l’ex-conjointe, lui laisser d’innombrables messages vocaux ou courriels, suivre et même filmer ses déplacements,

Pendant toute cette année-là, je me faisais épier, j’arrivais chez moi, ça faisait cinq, 10 minutes puis là il m’appelait, j’avais des fois 10, 11 messages sur mon répondeur. Ou j’arrivais, puis il était assis sur mon balcon. Le matin, je partais avec mon garçon, bien le père, il passait sur la rue à pied, il disait qu’il prenait une marche de santé dans son quartier. Des fois, il était là près de la cour d’école avec sa caméra vidéo, puis il filmait.

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faire des visites impromptues au domicile de la mère,

Il arrivait à n’importe quelle heure […] à l’improviste, […] il pouvait rentrer par la porte d’en arrière.

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ou émettre des demandes de contacts trop fréquents (rencontres, contacts téléphoniques ou par courriel). Ces pères imposent aussi parfois des changements impromptus d’horaire de garde, de transfert de vêtements ou d’objets appartenant aux enfants, des demandes de discussion sur l’éducation des enfants. Certains pères se montrent très rigides, pointilleux et même contrôlants en ce qui concerne la vie personnelle de la mère.

Je veux modifier une heure et demie, demander pour aller plus tard, il n’en est pas question. Il n’a pas de souplesse… je ne peux pas compter sur lui.

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Il téléphone pour parler des enfants, puis j’ai l’impression que c’est… pour savoir si je suis à la maison. Quand il a les enfants, il veut savoir si je suis là… il me pose des questions qui ne sont pas vraiment nécessaires... Puis il va me dire : « Où tu étais? J’ai appelé et tu n’étais pas là. »

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Dans certains cas, le père sabote l’entente de garde partagée tout en se déchargeant de ses responsabilités sur la mère.

Il est venu me porter [les enfants], puis il a dit : « Moi, je n’en veux plus. » Ça a duré jusqu’au mois de… octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars à peu près. Ah! oui! il ne les voulait plus! C’est pour ça que je vous dis que je ne peux pas prévoir. D’ici à décembre, il peut me refaire la même affaire… Moi, je les accueille les enfants, je les aime!

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Ces mères doivent assumer la gestion du projet parental conjoint d’éduquer leur enfant. Elles doivent compenser la négociation du partage des responsabilités parentales propres à une garde partagée exempte de violence par des stratégies de défense personnelle devant les tentatives de contrôle dont elles sont l’objet, ce qui s’avère habituellement extrêmement difficile ou carrément impossible.

Des responsabilités parentales partagées ?

Mais la garde partagée permet-elle à ces mères de partager les responsabilités parentales avec leur ex-conjoint? Disposent-elles enfin du « temps pour soi » nécessaire à la guérison et à la reconstruction d’une nouvelle vie personnelle? Parmi les mères interviewées, nous retrouvons deux cas de figure : certaines mères considèrent les capacités parentales de leur ex-conjoint adéquates, d’autres non. Dans les deux cas, les mères prennent en charge une plus grande part des tâches parentales (achat des vêtements, liens avec école, etc.).

C’est moi qui prends sur mon travail… quand ils sont malades la semaine, c’est toujours moi qui suis appelée, c’est toujours moi qui y vais, quoi que ce soit, les rendez-vous médicaux, c’est moi qui s’occupe de tout là, c’est moi qui les habille, c’est moi qui fais tout, tout! […] Ma fille suit des cours de piano, c’est avec moi qu’elle fait ça. […] Lui, il n’a aucune responsabilité, il ne fait rien de ça.

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Plusieurs d’entre elles assument aussi une plus grande part de la responsabilité financière.

Oui, c’est partagé, sauf qu’il ne me paie pas. Il ne m’a pas payée encore… Il me dit qu’il a de petits problèmes d’argent et il ne me paie pas… Ah! Il a fait des rénovations, il a payé un voyage à [ma fille] en Floride au mois de mars. Ça, il a de l’argent pour ça, pas pour l’essentiel [rire].

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Elles se chargent aussi souvent de rappeler au père ses propres responsabilités : se rendre aux rendez-vous médicaux ou à une activité sportive, acheter les vêtements d’hiver, etc.

Mais c’est toujours moi qui dois aller le voir, qui lui demande les affaires, qui initie les affaires tout le temps. […] Fait que là il faut que je planifie… Il n’y a rien que je fais qui concerne [mon fils] et dont le père n’est pas au courant. Moi, je fais des photocopies en double du calendrier scolaire, etc. [Mais lui], il n’a pas d’initiative… je ne le trouve pas concerné… Je trouve ça lourd…

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Obtenir l’autorisation du père pour un traitement pour l’enfant devient parfois problématique.

Je voyais une travailleuse sociale avec mon garçon… Ça, ça a cessé. Le père a été mis au courant, puis il n’était pas d’accord. […] Quand j’ai voulu consulter à nouveau avec mon garçon, ça n’a pas été possible, parce qu’ils demandent une autorisation du père, puis le père ne veut pas donner son autorisation. Pour lui, notre enfant n’a pas de problème, c’est moi qui ai un problème, c’est à moi de consulter.

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Dans le deuxième cas de figure, où les mères considèrent que leur ex-conjoint n’a pas les capacités parentales requises, celles-ci se font beaucoup de souci pour leur enfant.

C’est vrai! Je suis une mère indigne de laisser mon enfant là-dedans!

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Je crois qu’on fragmente la question de la violence… moi, j’ai entendu souvent : « Cet homme-là a été violent avec vous, mais qui dit qu’il va être violent avec l’enfant? » Mais moi, je n’ai jamais vu quelqu’un qui était violent comme ça avec une personne, puis pas avec les autres, c’est un comportement, c’est une attitude, c’est une façon de réagir à des situations, la violence.

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À cet égard, 11 des 18 femmes interviewées rapportent que leur fils, après un séjour chez leur père, retournent chez elles très perturbé, nerveux, agressif et impoli, imitant dans certains cas les attitudes de leur père (agressivité, contrôle, gestes de violence).

[Ce sont] souvent [des tentatives] de contrôler les comportements des autres, mais aussi au niveau de la culpabilité. Le papa, de toute façon, il n’est jamais responsable de ses actes, c’est toujours les autres, puis [mon fils] fait ça aussi. Bien, t’sais, il va me dire : « À cause de toi, j’ai gâché ma journée », des trucs comme ça.

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J’avais un peu peur de mon garçon [de 7 ans]. Quand il arrivait là […], je mettais [les couteaux, les ciseaux et les coupe-papier] en haut de la bibliothèque. C’était caché, parce que j’avais peur un peu de lui. Quand il arrivait de chez son père, il était toujours violent là, [par exemple] il me donnait des coups de poing dans le ventre.

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Bien que connaissant des situations variées quant au degré de prise en charge des enfants par les pères pendant leur temps de garde, la plupart des mères interviewées doivent donc constamment compenser les limites imposées par le comportement de leur ex-conjoint, auquel les enfants sont régulièrement exposés.

Une maternité piégée : « quand céder n’est pas consentir[6] »

Ces mères sont en garde partagée par défaut : elles la trouvent donc inappropriée à leur situation.

La garde partagée, ça a donné un hostie de beau chiard… Ça prend deux personnes égales pour faire ça, deux personnes qui sont à la même hauteur! Qui respectent l’autre. Puis en violence conjugale, […] là, il y en a un qui est au-dessus de l’autre, ça fait qu’il n’y a pas tous les éléments que ça prend [pour une garde partagée], ça fait que je ne comprends pas pourquoi...

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Mais pour plusieurs mères, la garde maternelle semble hors de portée :  démarches juridiques trop complexes, absence de ressources financières et personnelles.

Bien moi, si je faisais des démarches là, je m’investirais beaucoup là-dedans. Mais on dirait que je n’ai plus… c’est comme si avec le temps je me suis usée, et je n’ai aucune énergie pour faire ça. Il y a l’aspect matériel aussi, c’est des sous, que je n’ai pas.

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D’autres mères veulent conserver la garde partagée, car elles craignent la garde paternelle.

Je vais me battre pour qu’au moins ça reste garde partagée, parce que je sais que c’est moi qui stabilise [mon enfant], le père le dérange, le mélange.

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Force est de conclure que, pour plusieurs mères interviewées, le principe de pérennité du lien coparental entraîne pour elles un enfermement dans une situation de violence qui se pérennise.

Moi, je considère que la garde partagée en situation de violence conjugale, c’est comme dire à la femme qui veut se séparer de son mari violent : « Reste donc avec! » Parce que c’est une obligation de rester en contact avec quelqu’un qui nous a violentées pendant des années! Parce qu’il n’y a aucune mesure!

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En effet, « le principe » de la garde physique partagée, nous dit une mère, serait le suivant : « ne rien faire sans aviser le père ». Cela a pour conséquence d’augmenter le contrôle de ce dernier sur elle… alors qu’elle subit depuis longtemps des agressions de sa part.

C’est sûr qu’il faut absolument qu’on garde un certain contact parce qu’il y a tellement de décisions à prendre puis… on n’a pas le droit de prendre des décisions sans consulter l’autre, donc c’est sûr qu’on est liés.

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L’éducation des enfants se transforme pour ces mères en tâche titanesque. Leurs stratégies de résistance et de protection au quotidien s’avèrent souvent inadéquates, et personne ne peut les protéger, ni la police, ni le Tribunal, ni même les intervenantes sociales. Cela les place de nouveau, comme lorsqu’elles cohabitaient avec leur ex-conjoint, en situation de victimes passives. Plusieurs mères ne veulent même plus porter plainte et cherchent plutôt « la paix » : elles « lâchent prise ».

Là, j’ai lâché prise parce que c’est […] moi qui [passais] pour la folle, comme monsieur m’a toujours traitée de folle… Monsieur ne veut pas concilier... Ça va toujours être un perpétuel combat, quand il s’agit de cet enfant-là.

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Plusieurs d’entre elles n’essayent même plus de négocier les modalités de garde avec le père et se contentent de subir ses humeurs.

Je le laisse faire, je le laisse faire, maintenant […] je lâche prise parce que ça faisait trois ans et demi que je me battais pour une affaire que je pensais [pouvoir] changer, mais il n’y a rien qui change! Je ne veux plus de ça, je veux avoir la paix, [et] pour avoir la paix, […] je lâche prise sur des affaires… Pourquoi, moi, je me forcerais à me battre avec quelqu’un [comme ça]? C’est un cas irréparable!

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Cela fait en sorte que plusieurs d’entre elles continuent à vivre dans un constant climat de peur.

Tout le temps, là, c’est le coeur qui me débat, à chaque fois que je vais reconduire mes enfants chez eux, je ne sais jamais ce qui va se passer.

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Je ne suis plus capable! T’sais, il passe par mon fils pour me harceler, il faut qu’il me lâche là, ça n’a pas de sens!

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Conclusion

L’encadrement judiciaire et professionnel qu’ont reçu nos répondantes au cours de leurs démarches de même que leur expérience de la garde partagée ont provoqué chez elles un désarroi ainsi qu’un sentiment d’impuissance. Car partout, sauf en maison d’hébergement, elles ont fait face à un obstacle majeur, celui de la présomption de facto de garde partagée ayant cours dans les tribunaux québécois. Or « l’équité et la viabilité d’une entente négociée sont […] difficilement conciliables avec la peur, le désarroi que ressentent les victimes » de violence conjugale (TCVCM, 2011 : 6).

[…] Le fait de demander à une victime de s’asseoir avec une personne qui est ou pourrait être accusée d’un crime commis à son endroit soulève, pour le moins, des enjeux éthiques et de sécurité importants.

TCVCM, 2011 : 7

L’expérience de ces mères illustre de façon éloquente pourquoi la garde partagée ne peut résoudre les dysfonctionnements coparentaux. Au contraire, la relation coparentale devient pour ces mères un lieu d’affrontements (Copart, 2009; Hayez et Kinoo, 2009) et une source de violence. Elle se transforme en vecteur d’insécurité au coeur duquel les mères doivent continuer à assumer un rôle de cheville ouvrière. Or il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant de maintenir un contact continu avec des parents ayant une pathologie dangereuse (Berger, 2005 : 169) ou dont la relation est empreinte de violence. En fait, en situation de violence, la présence continue auprès des enfants du parent source de cette violence n’est pas favorable à son développement (Gauthier, 2008). Ces mères l’ont rapidement constaté, mais se sont tout de même fait imposer une garde partagée.

Quand un père s’implique vraiment dans [la garde partagée] puis que ce n’est pas pour arriver à toi qu’il [veut une garde partagée], c’est parfait! Mais en [situation de] violence conjugale, c’est toujours un contrôle [sur l’autre qui est recherché], de [sa] vie, de [sa] personne, de [ses] pensées, de [ses] idées! Ça fait que, merde! Tu ne peux pas lui donner le droit de venir chez vous, de t’appeler, de discuter avec toi de l’intérêt des enfants, ce n’est pas l’intérêt des enfants qui l’intéresse! C’est son intérêt à lui.

FEM-2

Cette recherche, dont nous avons présenté ici les premières analyses, avait pour but de documenter le sens que donnent les mères victimes de violence à la garde partagée qu’elles pratiquent la plupart du temps contre leur volonté. Il s’avère nécessaire de prendre en compte leur expérience au moment où, au Québec, la coparentalité se transforme en modèle et la garde partagée, en norme. Or, aucune recherche n’a conclu à la supériorité d’un mode de garde (Cyr, 2008b; Côté, 2006). Le « droit » des enfants à un lien affectif ininterrompu avec chacun de ses parents et le « droit » des pères à ce lien quotidien semblent avoir eu ici préséance sur le « droit » des mères à une vie sécuritaire et exempte de violence. Les appareils politique, administratif et judiciaire jouent ici un rôle important de construction symbolique du discours social autour de nouvelles règles d’encadrement des décisions (Hiltenbrandt et Amiel, 2010) en matière de garde partagée. Soulignons également que les centres de médiation, de relation d’aide et d’assistance juridique ont aussi dirigé ces mères vers la garde partagée. Paradoxalement, cette nouvelle norme de garde partagée, issue de représentations de la nouvelle famille démocratique et librement consentie, impose aux femmes victimes de violence d’avoir un contact continu, non supervisé, avec leur agresseur, en choisissant comme baromètre le temps passé par l’enfant chez chaque parent plutôt que la qualité de son environnement familial, pourtant largement documenté par la recherche (Cyr, 2008b; Lacharité, 2008).