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La recherche absolue de sécurité et de l’ordre ne serait-elle pas à l’origine de tous ses programmes qui souhaitent encadrer et anticiper certains comportements ? Mauvaise conseillère, cette peur nous contraint à la normalité, au contrôle, à une rationalité souveraine pour tenter de tout prévoir y compris la trajectoire d’un jeune garçon dans vingt ans. Un régime minceur pour l’autonomie et pour l’originalité, de l’avis de certains, et une assurance de justesse, d’efficience et de la disparition du doute pour d’autres. Mais sommes-nous encore en mesure de laisser place à l’impromptu pour bénéficier de la créativité ? C’est pourtant une condition inéluctable au développement des individus, des familles, des territoires et à la prise en compte de l’horizon qui se dresse derrière et autour de toutes les communautés. Notre qualité de vie repose sur un ensemble de facteurs présents à la fois dans notre environnement immédiat tel que notre famille, mais aussi dans tout ce qui fonde notre société. Depuis la nuit des temps, nous avons organisé nos vies autour d’un ensemble d’abris – les maisons – et de structures, de services qui assument les fonctions telles que travail, repos, vie sociale et loisirs. La fonction et le but de nos communautés sont de réussir la vie de ceux qui à la fois la servent sans être asservis par elle et se servent d’elle sans l’asservir. Cela suppose d’impliquer continuellement dans nos communautés les personnes et les organisations et donc d’être en mesure d’y participer. C’est ce que cherche à soutenir l’organisation communautaire en favorisant le développement des communautés. Cette pratique fait appel aux individus, aux groupes, au milieu de vie pour envisager des réponses collectives aux problèmes sociaux. La prévention précoce si présente aujourd’hui dans les programmes publics peut-elle encore se réconcilier avec notre insécurité notoire ?
C’est pourtant trop souvent le cas. Cet environnement recèle possiblement l’insécurité, des tensions ou bien maintient des réseaux d’entraide, un milieu d’affection, un recoin de la ville où la fête et le plaisir n’ont pas disparu. L’élargissement de l’image est ainsi inéluctable pour soutenir cette communauté locale et ainsi aider cette jeune fille dans ses aspirations ou sa vie quotidienne.
Organisateur communautaire en CSSS, ma pratique d’intervention est animée par des valeurs inspirées de l’action communautaire et du travail social. L’autonomie, la solidarité, le respect, la démocratie, la justice sociale sont les pierres angulaires de cette pratique. Cela se traduit par une confiance absolue dans le potentiel des communautés. Cela nous renvoie à la capacité d’affirmation des personnes, à leur statut de citoyen actif, aux compétences des individus et donc des enfants citoyens, des adultes comme acteurs de leurs communautés. Cinq principes d’actions collectives traduisent ses valeurs :
RQIIAC, 2010 : p. 38
L’organisation communautaire considère les problèmes sociaux dans leur dimension collective et comme devant faire l’objet de solutions collectives ;
Une organisation de nouveaux pouvoirs et services au sein des communautés est une préoccupation centrale ;
L’organisation communautaire agit principalement dans et à partir des communautés locales, et ce, même en application des politiques publiques ;
Elle mise sur le potentiel de changement et la capacité d’innovation de la communauté locale à partir de l’expression des besoins ;
Enfin, notre activité porte une visée de transformation sociale et de démocratisation permanente
Cela ne se traduit pas par la remise en cause des programmes de santé publique qui, pour la plupart, mettent l’accent sur les déterminants sociaux de la santé (p. ex. : réseau social, emploi, logement…). Mais cela se traduit par de vives inquiétudes lorsque l’on assiste à un affaiblissement du social, à un kidnapping des sciences médicales qui sont appliquées aux problèmes sociaux. Le travail social cherche traditionnellement à promouvoir le changement social et bien que les théories du comportement puissent soutenir l’intervention des professionnels du social, la prise en compte des systèmes sociaux, de l’environnement est fondamentale.
Que s’est-il passé ? Je pense que l’on a peur. On a peur envers et contre tout. On a peur des autres et de l’inconnu et donc on a peur de soi-même ! Et voici que Christophe Colomb montre une nouvelle fois le bout de son oreille, avec son oeuf et sa poule. Mais qui serait donc à l’origine de ces terreurs, vieilles comme le monde, qui ne finissent pas de prospérer actuellement ? L’insécurité appelle des mesures de sécurité, c’est-à-dire les conditions mêmes de la peur. La recherche du modèle absolu, de l’enfant parfait, du jeune irréprochable appelle une multiplication de mesures, c’est-à-dire les conditions mêmes de l’insécurité. Mais si, en fait, c’était juste exactement le contraire ? Et si ce regard porté sur l’incapacité des enfants, des parents renforçait justement leur incapacité ? Et si notre désir de peur, cette fête sournoise de l’inconscient provoquait pour nous plaire et nous déplaire ? Allez savoir ! L’insécurité sous toutes ses formes : fantastique, absurde ou bien réelle ? Alors que dans l’histoire de l’humanité, nous vivons une des époques les plus sécuritaires, nos concitoyens se disent inquiets, tourmentés, fous d’inquiétude, cherchent des réponses absolues. Cette recherche de la sécurité parfaite ne serait-elle pas à l’origine d’une prévention précoce réglée, séquencée, déterministe pour sortir du doute et donc de notre propre insécurité ? Frankenstein n’est pas loin, il invente les créatures que nous méritons.
Dans l’un des recueils du collectif Pasde0deconduite (2006), l’excellent philosophe Albert Jacquard qui en réalise la préface, nous propose un exemple fabuleux. Prenez deux groupes de personnes, demandez-leur combien ils payent de loyers et ensuite combien de temps ils passent aux sports d’hiver. Vous vous rendrez compte que ceux qui paient le plus de loyers passent plus de temps aux sports d’hiver. Pour autant, faut-il augmenter le loyer de tout le monde pour accéder aux stations d’hiver ? La corrélation ne signifie pas que l’une des variables est liée à l’autre par un lien causal direct. Il y a plutôt une cause commune qui évidemment est ici le revenu.
C’est cela qui est inquiétant actuellement dans l’application de ces programmes de santé publique. C’est lorsque l’on fait des liens de causalité abusive où il n’y a pas de terrain pour cela. C’est par exemple lorsque l’on associe l’hyperactivité d’un jeune enfant à son inscription probable au tableau des futurs délinquants. Lorsque l’on réalise un lien de causalité direct entre la relation mère-enfant et la transmission de la pauvreté entre les générations. Lorsqu’au fond l’univers, la communauté est en abstraction avec la trajectoire des personnes. Ces corrélations abusives peuvent être le résultat d’une multitude de causes telles que les aventures familiales et sociales, l’existence de réseaux sociaux, d’une vie de quartier, d’un filet social fort ou déficient. Néanmoins, une nouvelle lecture des fondements d’un programme tel que Naître égaux – Grandir en santé – aujourd’hui le Programme intégré 0-5 ans – est fort approprié. Le but du programme est de promouvoir la santé et le bien-être des individus en tenant compte de multiples déterminants et en visant l’amélioration des conditions favorables à la santé et du bien-être (Martin et Boyer, 1995 : 57-58). L’approche écologique prend en compte différentes considérations, différentes sphères d’un environnement et s’intéresse donc aux conditions de vie, aux ressources personnelles, aux habitudes de vie, aux réseaux, à la qualité et à l’accès aux services et même aux politiques sociales qui doivent en principe contrer les inégalités.
Dans les faits, sur le terrain, l’actualisation de l’ensemble du programme ne s’est jamais réalisée de cette façon et c’est fort regrettable. Les moyens que l’on se devait d’accorder aux renforcements des réseaux sociaux, à l’amélioration des services, à la défense des droits ont été occultés pour laisser place à des interventions individuelles souvent motivées par une recherche de modification des comportements. Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Pourquoi, au fond, l’intervention individuelle a dominé ? Pourquoi l’environnement est-il si peu pris en compte ? Pourquoi l’intensité de services n’a-t-elle cessé d’augmenter ? Pourquoi la bureaucratisation s’est intensifiée ? Pourquoi le rendement, la fréquence des visites, l’intensité ont-ils pris le pas sur les projets et sur la créativité, les capacités des familles ?
Pourquoi ? Pourquoi le jugement et l’autonomie professionnelle sont constamment mis à l’épreuve ? Et comment une logique dominatrice de contrôle s’est mise en place dans les processus, dans les procédures et dans les évaluations ? L’évaluation participative a pourtant fait ses preuves ; encourager l’autonomie et l’empowerment des familles n’induit-il pas des formes d’interventions participatives ?
Abordons un autre exemple inquiétant dans tous ces programmes mis en place pour la réussite scolaire. Depuis des décennies, on se préoccupe des comportements des jeunes qui sont décortiqués avec le prisme des syndromes de rupture. Vous savez ces jeunes fous, consommateurs de drogues, provocateurs, membres de gangs, hyperactifs, décalés, etc. Pour avoir passé dix ans, sinon plus, dans le domaine de la jeunesse, je me suis questionné sur cette application du contrôle et de ce découpage des jeunes au même titre qu’on le fait pour les jeunes enfants. Pour exemple, les récents travaux de la Chaire de recherche de la Commission scolaire de la Région-de-Sherbrooke sur la réussite et la persévérance des élèves de l’Université de Sherbrooke viendraient nous aider pour détecter le risque de décrochage des jeunes. On classe ainsi les jeunes en six sous-groupes soit ceux qui ont des problèmes de comportements, des élèves dépressifs ou ayant des symptômes de dépression, les non motivés ou peu intéressés et les jeunes présentant des conduites antisociales cachées.
Imaginons, nous asseoir avec un jeune et ses parents et leur dire que celui-ci a des conduites antisociales cachées. Doutons que ce soit excessivement très motivant dans son processus de réussite scolaire. Assurément, cet exemple prend des raccourcis, mais cette classification tend insidieusement à rendre responsables les jeunes de leurs situations, de leurs propres déboires, en négligeant les raisons sociétales des processus de désaffiliation. Bien que ce classement puisse outiller les intervenants, il porte manifestement un regard incomplet sur la trajectoire des jeunes qui composent notre société. Parmi ces jeunesses au pluriel, symbole de l’altérité qui la compose, il y a tous ces jeunes qui réussissent à l’école et ceux qui réussissent dans d’autres sphères de leur vie. Tous ces jeunes débordants de potentiel qui parfois se manifeste par l’excentricité, la révolte, mais aussi par l’épuisement, le questionnement, le développement de leur identité.
Soit, il est très difficile de construire un avion, mais avec une bonne notice et du temps, c’est concevable. Cependant, il est très complexe de définir la trajectoire d’un paquet de spaghettis qui tomberont dans une marmite. La métaphore nous fait sourire, mais le symbole se veut de laisser une chance à tous ces enfants, ces jeunes, ces familles pour ne pas être des catégories, des formes médicales d’inadaptation sociale. Le décrochage scolaire au Québec est un phénomène complexe et qui appelle à une variété d’interventions tout comme le développement de l’enfant. La question de l’inclusion sociale des familles et le développement des enfants le sont tout autant. Comme le disait Michel Parazelli (2009) : « La pauvreté n’est pas une maladie ! », les inégalités sociales non plus. La tentation de réduire hâtivement les problèmes publics à des problèmes de publics au sens de catégories de populations, solutions éminemment pratiques puisqu’elles garantissent une certaine tranquillité aux décideurs, à nos acteurs institutionnels, renforce la stigmatisation négative des supposés groupes sociaux à problèmes.
Et alors que s’est-il passé ? Pourquoi la communauté a-t-elle fait l’objet d’une si grande abstraction dans les programmes, alors qu’on en parlait au départ ? Les parents et les enfants sont-ils des objets ou des citoyens-acteurs ? Pourquoi les intervenants débordés sont-ils devenus les seuls experts de l’intervention ? Doit-on conclure que la lutte contre les inégalités sociales est une bataille perdue ?
Quelques mots en guise de conclusion. Dans nos actions, faisons en sorte que le plaisir, la créativité, l’émotion, l’innovation regagnent du terrain. Que les programmes éducatifs et de santé publique soient au service des communautés et non l’inverse. C’est le cas parfois, mais pas assez. Que le potentiel des individus et des communautés soit mis à profit. Que le village, le quartier demeurent des lieux d’expression, de réponse aux besoins, des lieux de projets avec et par les citoyens. Que les questions de public ne se substituent pas aux problèmes de société. Les inégalités sociales s’accentuent, c’est un fait, pas de doute cette fois, et Frankenstein n’est pas loin, ne lui laissons pas toute la place !
Parties annexes
Note biographique
Jean-François Roos a travaillé 15 ans en France autour des droits de l’enfant, de l’animation socioculturelle et, plus globalement, dans des démarches territoriales de développement local. Depuis son arrivée au Québec, dans les années 1990, il a coordonné le développement de l’intervention de proximité auprès des jeunes à Sherbrooke. Il agit aujourd’hui à titre d’organisateur communautaire dans un Centre de santé et de services sociaux et comme chargé de cours à l’Université de Sherbrooke. Parmi ses réalisations, il a réalisé des conférences en développement local, sur l’insécurité ou encore en intervention jeunesse et collaboré à de nombreuses recherches dans ces domaines. Sa dernière recherche non publiée aborde l’exercice des nouvelles pratiques sociales de proximité en sécurité urbaine et en prévention de la criminalité.
Bibliographie
- Collectif Pasde0deconduite (2006). Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, Érès.
- Martin, C. et G. Boyer (1995). Naître égaux – Grandir en santé, Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux.
- Parazelli, M. (2009). « La pauvreté n’est pas une maladie ! », Relations, no 739, 22-24.
- RQIIAC – Regroupement québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire (2010). Pratiques d’organisation communautaire en CSSS. Cadre de référence du RQIIAC, Québec, Presses de l’Université du Québec.