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Alors que les programmes de prévention précoce se multiplient au Québec et que fait rage une campagne publicitaire de la fondation Chagnon sur les bienfaits de la stimulation, d’autres voix réussissent parfois à percer à travers un tableau somme toute assez homogène. Elles déconstruisent ce faisant le consensus apparent autour de ce type d’approche, qui serait « tel que l’expression de tout point de vue critique est quasi impossible sans que son auteur soit accusé d’entretenir des intentions démobilisatrices[1] ». Nos enfants sous haute surveillance, autre pavé dans la mare, est l’oeuvre de Sylviane Giampino, psychanalyste et psychologue, ainsi que de Catherine Vidal, neurobiologiste. En puisant à leur domaine respectif, elles se positionnent contre une prévention mécaniste, mettant en doute qu’il soit possible ou utile de dépister dès la petite enfance des troubles de comportements susceptibles d’évoluer vers la délinquance.
D’une part, elles remettent en cause la possibilité même de discerner ces troubles dès le très jeune âge en s’appuyant notamment sur les propriétés de plasticité du cerveau : en effet, si les auteures concèdent que certaines anomalies cérébrales puissent être relevées chez certains enfants – critiquant parallèlement nombre d’études ayant été menées sur le sujet et soulignant des résultats de recherche venant contredire certaines affirmations qui, dans le paysage scientifique actuel, tiennent presque de l’évidence –, elles constatent que les études n’arrivent pas à établir l’origine de ces particularités. Alors que la recherche actuelle se centre surtout sur la mise au jour d’un certain déterminisme génétique dans les comportements violents, les auteures soulignent l’apport essentiel de l’environnement dans le modelage du cerveau. Les connexions entre les neurones s’effectueraient en effet en réponse aux stimuli reçus du monde extérieur, selon une infinité de configurations possibles. Par ailleurs, l’utilisation d’un langage complexe aurait permis selon elles une certaine émancipation de l’humain. « Muni de son gros cerveau, l’être humain a pu échapper aux lois dictées par les gènes et acquérir la liberté de penser, de se projeter dans l’avenir, d’imaginer et de rêver » (p. 194). Ainsi, Giampino et Vidal s’inscrivent en faux contre une conception du développement de l’enfant qui pourrait être réduite à des « déroulés normalisables » et soutiennent qu’il s’agit d’un processus complexe, fait d’allers et retours, dont l’essentiel – l’intrapsychique – est impossible à calibrer.
D’autre part, elles mettent en garde contre les effets iatrogènes de telles mesures de prévention. Elles questionnent ainsi l’effet Pygmalion que pourrait avoir l’étiquetage d’un enfant en bas âge : « les mots prononcés à propos des enfants marquent parfois leur avenir : ils créent une image qui s’interpose entre lui et ses parents le regardant » (p. 102). L’encadrement rigide d’un enfant jugé déviant, le traquage de ses comportements dits anormaux, ne pourrait-il pas justement avoir pour effet de tracer une voie vers la délinquance ? Le dépistage massif des troubles de santé mentale aurait ainsi pour effet de teinter d’inquiétude les projections parentales lorsque des troubles sont identifiés, ce qui ne serait pas sans impact sur les interactions avec l’enfant et donc sur son développement : cela en fait une prophétie qui s’autovalide. Une éventuelle informatisation de ces données, appréhendée par les auteures, aurait l’effet similaire auprès des personnes ayant accès à ce dossier, démultipliant les effets de cette stigmatisation.
Par ailleurs, les auteures distinguent deux types de problèmes de comportement : ceux qui découleraient d’une mécompréhension des règles à suivre et les autres, symptômes d’une difficulté sous-jacente : « certains enfants ont des difficultés relationnelles ou d’apprentissage qui résistent aux approches pédagogiques comportementales parce qu’ils sont aux prises avec une souffrance psychique ou une pathologie oeuvrant en profondeur » (p. 46). Dans ces cas, l’intervention comportementale atteindrait l’image de soi d’un enfant qui ne peut s’expliquer pourquoi il continue à frapper son petit frère alors qu’on lui a répété d’arrêter, et peut-être même alors qu’il a signé un contrat selon lequel il s’engageait à ne plus reproduire ce comportement. Deux thèses ici s’opposent : « l’une prônant l’axe de la parole et des aides pluridisciplinaires, pour travailler à la source inconsciente des problèmes, et l’autre l’axe de la rééducation des comportements en agissant sur la volonté consciente et en insistant sur les soubassements génétiques et neurophysiologiques des troubles de comportements » (p. 117). Alors que les programmes de prévention précoce visent à développer des programmes d’entraînement aux habiletés sociales qui seraient largement diffusés, les auteures soulignent que plusieurs personnes interagissant avec les enfants – parents, éducatrices, personnel enseignant – et mettent déjà en oeuvre une « prévention prévenante », liant l’enseignement des modes relationnels à des situations vécues, de façon personnalisée pour chaque enfant. Entrer en relation vraie primerait sur la transmission de codes relationnels, le danger des programmes de prévention précoce résidant dans l’oubli du contenu pour tabler sur la forme. Par ailleurs, Giampino et Vidal relèvent qu’au sein même du manuel d’un de ces programmes de prévention, on relativise l’impact qu’un tel programme pourrait avoir, en soutenant que « les recherches démontrent que les enfants apprennent davantage dans les situations naturelles qui se produisent en classe que dans les situations fictives où on les place » (p. 59). D’où un questionnement légitime sur l’utilité de telles pratiques.
Ces programmes s’inscriraient dans un contexte global de médicalisation du social. Cette tendance appliquée à l’intervention auprès des enfants a pour effet de faire taire les symptômes affichés par ceux-ci, qui dans cette approche psychanalytique auraient un sens et une fonction. Faute de prendre au sérieux cet appel, « la souffrance sous-jacente poursuivra son chemin de minage de la personnalité » (p. 118) alors que les signes de mal-être se sont peut-être tus avec la prise de psychotropes. L’accès à une médication amène de surcroît un resserrement des critères de la normalité : « Puisqu’on peut les calmer, pourquoi les accepter bruyants et dérangeants, les soutenir dans les collectivités, tenter de réduire leurs angoisses ? » (p. 150). Confondant la moyenne et la norme, on réduit l’espace des possibles de l’enfance. Alors qu’une pensée positiviste, largement répandue, et ce, particulièrement en Amérique du Nord, argumente que l’identification de ces troubles est objective, les auteures déconstruisent ce point de vue en insistant sur l’aspect éminemment culturel des diagnostics qui sont posés. Pour ce faire, elles relèvent le pourcentage d’enfants qui souffriraient d’un trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), trois fois plus élevé aux États-Unis qu’en Europe : « la différence réside avant tout dans le contexte social et culturel, le système éducatif, le poids des associations de parents et les lobbies de l’industrie pharmaceutique » (p. 149-150). De plus, elles remettent en cause l’origine biologique de cette affection : les études utilisant l’imagerie par résonance magnétique révéleraient ainsi des modifications anatomiques dans le cerveau des enfants TDAH sans apporter d’information sur leur origine, à cause notamment des propriétés de plasticité cérébrale et des biais induits par la consommation de Ritalin – médicament reconnu pour modifier la structure du cerveau – par la majorité des enfants qui participent aux études. Giampino et Vidal questionnent ainsi l’impact de l’environnement, qui favoriserait « les comportements éclatés, les activités superposées et les temps de relation courts » (p. 132). Les enfants se construiraient ainsi dans la discontinuité, soumis à une stimulation excessive : rien de surprenant selon les auteures qu’ils peinent à se concentrer. En plus de susciter une fausse réassurance, la prise de médication pourrait provoquer des effets secondaires à court terme… et vraisemblablement à long terme, les auteures soulignant toutefois qu’aucune étude n’existe à ce sujet. Elles expriment cependant une inquiétude quant à l’appartenance du Ritalin à la famille des amphétamines, à laquelle appartiennent aussi l’ecstacy et la cocaïne. Cette famille de neurostimulants serait reconnue pour induire une dysfonction des neurones qui, stimulées artificiellement, finiraient par manquer de dopamine, ce qui altérerait certaines zones du cerveau (p. 156). Par contre, si les auteures adoptent une posture critique face à la médicalisation, elles ne la rejettent pas complètement, affirmant que la médication « peut être une aide exceptionnellement, mais cela doit rester un dernier recours, qui ne saurait être prescrit à des enfants très petits, et sur de longues durées, et à condition que l’enfant puisse être en même temps traité psychologiquement, éducativement ou socialement » (p. 157-158).
De cette façon, les auteures prônent une approche individualisée des difficultés vécues, qui mettrait à profit de façon à la fois souple et mesurée des soutiens de différente nature, dans une compréhension globale du contexte des symptômes et dans une écoute entière de la singularité de la personne. C’est pourquoi elles avancent l’utilité d’une « prévention en rhizomes », qui « tient sa pertinence du fait que ses actions de prévention sont diffuses, au sens de distillées largement, et, le plus souvent, discrètement » (p. 88). Elles proclament ainsi leur confiance en l’être humain et en ses capacités de résilience, tout en soulignant l’importance que des personnes prévenantes se trouvent sur son chemin lorsqu’une famille se bute à des difficultés. Prévenantes, c’est-à-dire « suffisamment formées et professionnelles pour être pertinentes, et suffisamment disponibles et non normatives pour être justes dans leurs interventions » (p. 90). Elles s’inscrivent donc résolument en faux contre une approche normalisée/normalisante où des critères prédéfinis indiqueraient les bénéficiaires de services prédéterminés.
Si leur position a le mérite d’être claire et cohérente, ébranlant de façon généralement rigoureuse ce qui semble aller de soi de ce côté-ci de l’Atlantique, elle peut par le fait même surprendre. En effet, des affirmations telles que : « sanctionner les démonstrations de force musculaire, empêcher la jubilation des sensations de puissance et de domination avant quatre ans est dommageable sur le long terme » (p. 189) relèvent de certains présupposés théoriques qui peuvent aisément prêter à controverse. Cependant, il vaut la peine de dépasser ce choc culturel pour approfondir notre compréhension de la prévention précoce par la richesse de cette critique qui, bien qu’elle suscite une adhésion croissante, reste encore marginale.
Parties annexes
Note
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[1]
M. Parazelli, J. Hébert, F. Huot, M. Bourgon, C. Laurin, C. Gélinas, S. Gagnon, S. Lévesque et M. Rhéaume (2003). « Les programmes de prévention précoce : fondements théoriques et pièges démocratiques », Service Social, vol. 50, p. 83.