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De quel pouvoir s’agit-il lorsqu’on se réfère à la notion d’« empowerment » ? La question mérite effectivement d’être explorée plus à fond tant elle est essentielle à l’appréciation du potentiel de cette notion dans le champ des pratiques sociales. En effet, ce champ d’études particulier donne souvent lieu à l’émergence de « nouveaux concepts » qui s’avèrent rapidement autant de coquilles vides ou de tentatives de reformulation plus contemporaines de notions éculées. Sommes-nous, oui ou non, en présence d’un phénomène d’intérêt réel pour le renouvellement des pratiques sociales ? C’est là, semble-t-il, la question centrale. Souhaitons que le lancement d’un débat autour de la nature du pouvoir auquel on se réfère lorsqu’on utilise la notion d’« empowerment » contribue à dégager des espaces de convergence plus nets dans ce champ de recherche particulièrement hétérogène.
Petit détour linguistique
Dans un premier temps, il convient de préciser dans quel champ d’application précis s’inscrit ce questionnement. En effet, il ne faut jamais perdre de vue que le terme « empowerment » est un nom commun dans la langue anglaise dont on retrace les premiers usages lors de la colonisation du continent américain. Encore de nos jours, cette notion est couramment utilisée comme un synonyme de succès dans la langue vernaculaire ou de promotion interne dans le domaine des relations industrielles (The American Heritage Dictionary of the English Language, 2006).
Cette pluralité de sens témoigne-t-elle d’une confusion langagière ou s’agit-il plutôt de différentes désignations d’un phénomène unique ? En d’autres termes, y a-t-il quelque chose de commun entre la revendication des premières communautés protestantes américaines pour le maintien de leurs pratiques religieuses spécifiques, celle des suffragettes pour obtenir le droit de vote, l’attribution de nouvelles responsabilités aux cadres intermédiaires d’une entreprise et le sentiment de réussir ce que l’on entreprend ?
L’analyse linguistique de l’expression « empowerment » suggère que ce terme peut désigner un phénomène global susceptible de se manifester sous des formes très spécifiques, voire apparemment contradictoires, en fonction des contextes dans lesquels il se déploie. Sans prétendre rendre compte de toutes les nuances possibles en la matière, on peut décomposer l’expression « empowerment » en trois éléments distincts. Tout d’abord, le préfixe « em » qui, en anglais, traduit souvent l’idée d’un mouvement. Vient ensuite le radical « power » qui correspond au terme « pouvoir » en français et précise l’objet du mouvement introduit dans le préfixe. Enfin, le suffixe « ment » qui rend l’idée d’un résultat tangible (Rodwell, 1996). Dans un premier temps, on peut donc considérer que la notion d’empowerment renvoie globalement à un « mouvement d’acquisition de pouvoir qui débouche sur un résultat tangible ». De fait, une telle définition générale permet d’intégrer la quasi-totalité des usages de ce terme dans la langue anglaise.
Mais, bien sûr, cette première définition laisse entière la question de la nature du pouvoir auquel on se réfère, et cela, notamment parce que la réponse dépend du contexte dans lequel ce phénomène se manifeste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’expression « empowerment » peut être utilisée pour soutenir des points de vue très différents. Ainsi, les tenants de la libéralisation des marchés emploient régulièrement cette expression comme un synonyme d’élimination des barrières commerciales ou administratives à la liberté d’entreprendre alors que ceux qui prônent une plus grande équité dans l’accessibilité et la distribution des ressources utilisent souvent la notion d’empowerment comme un équivalent de « mobilisation collective ». De manière peut-être plus concrète, on constate que si de nombreux auteurs en sciences sociales s’entendent pour associer l’idée d’empowerment à un gain de contrôle, il existe des contextes spécifiques dans lesquels elle correspond au contraire à la possibilité d’un abandon complet à la volonté de Dieu !
Est-ce à dire que ce phénomène ne désignerait qu’un vague ensemble de manifestations à ce point dépendantes des contextes qu’elles n’auraient aucun lien entre elles ? Non, l’examen attentif de la littérature sur le sujet révèle que malgré la grande multiplicité de ses manifestations, la réalité montrée du doigt par les auteurs possède des caractéristiques communes et consistantes (Becker et al., 2002). Une étude « fondamentale » du phénomène d’empowerment apparaît donc à la fois possible et pertinente pour mieux en comprendre la genèse et les modalités opératoires. Dans le cadre du présent débat, il s’avère toutefois nécessaire de circonscrire notre questionnement au domaine global des pratiques sociales. La question qui se pose ici devient donc celle-ci : « De quel pouvoir s’agit-il lorsqu’on se réfère à la notion d’empowerment dans le champ des pratiques sociales ? »
Quelles « pratiques sociales » ?
Le fait de retenir l’expression « pratiques sociales » constitue en soi une prise de position. Tout d’abord, un tel choix revient à endosser l’utilisation restrictive de cette expression aux seules pratiques professionnelles ou bénévoles d’interventions sociales. Pourtant, l’utilisation générique de l’expression « pratiques sociales » pour décrire toute forme de façon de faire en société est tout à fait recevable. Elle offre néanmoins l’inconvénient de se référer à un objet beaucoup plus vaste et hétérogène que celui qui consiste à intervenir (littéralement « se mettre entre ») sur l’orientation de ces modalités quotidiennes du vivre-ensemble. Pour désigner plus précisément cette modalité spécifique d’action sur le réel, il faudrait donc normalement parler de « pratiques d’intervention sociale ». Le raccourci linguistique qui consiste plutôt à utiliser l’expression « pratiques sociales » repose essentiellement sur son usage traditionnel dans le champ des interventions sociales. Par ailleurs, l’adoption de ce terme conduit intentionnellement à appréhender simultanément un ensemble de pratiques qui sont en général traitées de manière très distincte. Un tel choix, ici convergent avec celui des éditeurs de cette revue, revient à donner la primauté à la fonction commune de ces praticiens du social avant de considérer leurs fonctions particulières.
Cela dit, en quoi consiste exactement une « pratique sociale » lorsqu’elle est appliquée au domaine de l’intervention bénévole ou professionnelle ? Le terme grec « pratikos » rend l’idée d’une propension à agir alors que le terme latin « practicus » est de la même racine que « praxis » qui désigne une manière d’agir, une mise en exercice. Quelle que soit la racine linguistique dont on s’inspire, l’idée de « pratique » renvoie donc essentiellement au fait de « mettre en acte ». En ce qui concerne le terme « social », il serait dérivé du nom latin « socius » qui désigne un associé, un compagnon, etc. L’adjectif latin « socialis » soulignerait l’existence d’un lien entre des individus. Cette désignation initiale continue d’inspirer majoritairement la manière dont le terme « social » est utilisé de nos jours. Bien que les aspects du réel qu’elle désigne peuvent varier grandement selon les contextes, cette notion ajoute toujours l’idée d’un lien entre les membres d’un groupe défini de manière plus ou moins précise. L’association des termes « pratiques » et « sociales » et leur application au domaine de l’intervention renvoie donc à une idée globale d’initiatives concrètes (mises en acte) qui ont pour fonction de réguler les relations entre les membres d’une collectivité. Cette régulation peut être de nature morale (principes et règles de vie collective), structurelle (modalités de gestion et d’application des règles de vie collective) ou individuelle (modalités d’harmonisation des aspirations individuelles avec les règles de vie collective ; Esfeld, 2003).
De ce point de vue, toute initiative concrète destinée à réguler la vie en société peut être assimilée à une forme de pratique sociale. Telles que nous les comprenons, les pratiques sociales désignent donc un grand éventail d’initiatives qui vont des premiers balbutiements d’un projet de loi au soutien quotidien de personnes en difficulté, en passant par la conception de programmes, la formation de coalition, etc. Le caractère clairement inclusif de cette définition est volontaire. Il s’agit dès le départ d’appréhender les pratiques sociales comme une entité globale et dynamique dont les multiples manifestations ont des effets synergiques. Trop souvent, ce champ d’études se retrouve arbitrairement divisé sous les coups conjugués des ambitions disciplinaires et corporatistes. Chaque regroupement d’acteurs concentrant l’essentiel de ses connaissances à trouver des solutions à vocation universelle sur un des aspects des pratiques sociales considérés comme déterminants. Maintenant que nous avons cerné d’un peu plus près notre domaine d’application, il devient possible de préciser notre question initiale : De quel pouvoir s’agit-il lorsqu’on se réfère à la notion d’empowerment dans le domaine des initiatives concrètes destinées à réguler les modalités de vie en société ?
À ce stade-ci de notre questionnement, il convient de nous arrêter un peu sur les multiples acceptions du terme « pouvoir ». Cette polysémie est d’autant plus dense qu’elle existe également au plan étymologique. Pour être bref, il existe deux grandes significations associées au terme « pouvoir ». La première est fondée sur la racine linguistique indo-européenne « poti » qui signifiait « maître de maison ». À partir de cette racine, les langues grecques et latines ont développé un ensemble de termes attachés à l’idée de « puissance, pouvoir politique » ou encore de « diriger ». La seconde famille de sens est construite sur le dérivé du verbe latin « possum » qui rend plus l’idée de « possible » (Picoche, 2002). Sans être totalement antinomiques, ces deux « lignes de sens » désignent pourtant des aspects du réel suffisamment distincts pour éviter de les confondre.
Sur le plan philosophique, on retrouve cette double conception du terme « pouvoir ». L’association de cette notion à l’idée de « puissance » conduit à considérer prioritairement le pouvoir comme la traduction concrète d’un désir de domination soit sous forme directe (asservissement) ou indirecte (influence) (Russ, 1994). Lorsqu’on envisage le pouvoir comme l’application concrète du « possible », cette notion est plutôt assimilée à une « capacité d’agir ». Mais, contrairement à l’usage que l’on fait du terme « capacité » dans le langage quotidien, l’acception philosophique de cette notion dépasse largement l’idée de réunion des compétences individuelles pour inclure l’ensemble des conditions physiques, psychologiques, contextuelles et structurelles du passage à l’action (Rabardel et Pastré, 2005).
Historiquement, culturellement et concrètement la notion d’empowerment renvoie beaucoup plus à une compréhension du pouvoir comme une « capacité d’agir », au sens philosophique de cette expression, qu’à l’exercice d’une forme de domination. Toutefois, étant donné l’utilisation restreinte de la notion de « capacité » dans le langage courant, il nous semble plus judicieux de parler de « possibilités d’agir ». Nous avons donc maintenant une idée générale du sens que l’on peut attribuer à la notion de pouvoir à laquelle on se réfère quand on parle de l’empowerment. Reste maintenant à préciser comment cette conception du pouvoir se manifeste dans le domaine des initiatives concrètes destinées à réguler les modalités de vie en société.
Une triple perspective
Idéalement, il conviendrait de répondre à cette question à partir de trois perspectives différentes. La première concerne la manière dont se manifeste le phénomène auquel correspond l’expression « empowerment » dans le champ des pratiques sociales. La seconde renvoie à une modalité d’analyse des pratiques sociales que l’on désigne plus communément sous le terme « approche d’empowerment ». La troisième porte directement sur la conduite des interventions et concerne globalement tout ce qui touche aux « pratiques d’empowerment ». Cette distinction en trois objets est nécessaire dans la mesure où leur amalgame dans les débats à propos de l’application de la notion « d’empowerment » dans le champ des pratiques sociales constitue une source constante de confusion, en particulier dans les échanges à propos des attributs du pouvoir dont il est question. À titre d’exemple, mentionnons la question fréquemment posée du caractère plus ou moins collectif de ce type de pouvoir. Les réponses possibles à cette question ne sont pas les mêmes selon que l’on parle du phénomène, de l’approche ou des pratiques professionnelles. Lorsqu’on s’intéresse prioritairement à l’étude du phénomène, la question consiste à savoir s’il se manifeste selon des modalités à la fois individuelles ou collectives. En ce qui concerne l’approche, cette question conduit plutôt à s’interroger sur la pertinence (idéologique, théorique, stratégique, etc.) d’appréhender le phénomène à l’étude à l’aide d’une unité d’analyse individuelle ou collective. En matière de pratique professionnelle, un tel débat portera plutôt sur la question de l’efficacité des pratiques individuelles ou collectives à faciliter la production ou le renforcement de ce phénomène. Étant donné l’espace dont on dispose dans le cadre de ce débat, nous nous contenterons d’aborder la question qui fait l’objet de cet échange du seul point de vue de l’étude du phénomène. Et ce, tout simplement parce qu’il convient prioritairement de mieux cerner l’élément du réel auquel renvoie la notion d’empowerment avant de se préoccuper de son éventuelle pertinence en tant qu’outil d’analyse des pratiques sociales et, a fortiori, de sa possible reproduction au moyen de pratiques professionnelles précises.
Une démarche d’affranchissement
Pour répondre à la question « De quel pouvoir s’agit-il lorsqu’on réfère au phénomène d’empowerment dans le domaine des initiatives destinées à réguler les modalités de vie en société ? », il est nécessaire de passer par une question intermédiaire. Celle-ci peut être formulée ainsi : « Qu’est-ce qui, dans le domaine des initiatives concrètes destinées à réguler la vie en société peut être associé à un mouvement général d’acquisition d’une forme particulière de pouvoir débouchant sur un résultat tangible ? »
Dans un premier temps, la notion de « mouvement général » permet de préciser que notre objet d’étude se rapporte à la conduite d’un changement. Qui dit changement dit passage d’une situation (personnelle ou collective) initiale à une situation dont au moins une des composantes a été modifiée. Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quel changement. En effet, l’un des dénominateurs communs qui se dégage de l’examen de la littérature et des nombreuses définitions associées à la notion d’empowerment dans le domaine des pratiques sociales réside dans le fait que le changement recherché est toujours en grande partie déterminé par les acteurs concernés (c’est-à-dire ceux qui devront composer avec ses conséquences ; Bassman, 2001 ; King, 2003). A minima, la cible du changement est explicitement négociée. Ce premier constat permet d’avancer que toute référence à l’empowerment dans le domaine des pratiques sociales exclut de facto les démarches de changement explicitement prescrites.
Par ailleurs, le changement dont il est question ici s’avère très particulier puisqu’il est réputé permettre l’acquisition d’un pouvoir. Précisons tout d’abord que, dans la littérature, ce pouvoir est toujours présenté comme une acquisition qui va bien au-delà de la production d’un résultat ponctuel limité aux particularités de la situation. Plus précisément, dans l’esprit de la quasi-totalité des auteurs, ce pouvoir est développé à l’occasion d’une démarche de changement et non à sa seule fin. Dans le domaine des pratiques sociales, l’idée d’empowerment s’applique donc plus particulièrement aux démarches de changement qui permettent l’acquisition d’une forme de pouvoir ayant des applications génériques. Il y a là une deuxième caractéristique importante qui permet de distinguer la seule conduite de changement ponctuelle d’une démarche associée à l’idée d’empowerment telle qu’elle est comprise dans le domaine des pratiques sociales.
Mais à quelle modalité particulière de pouvoir se réfère-t-on ici ? A priori, tous les types de pouvoir sont compatibles avec l’objectif de réguler la vie en société. L’histoire des pratiques sociales a été jalonnée par l’instauration de systèmes entièrement fondés sur la logique de coercition directe ou de prescriptions plus ou moins explicites. Toutefois, les réalités qui sont associées à la notion d’empowerment dans le champ des pratiques sociales illustrent toujours une forme d’affranchissement, c’est-à-dire de dépassement de difficultés considérées comme des obstacles au changement poursuivi. Bien que rarement explicitée de cette manière, cette logique d’affranchissement s’avère être caractéristique de la démarche de changement associé à la notion d’empowerment telle qu’elle est utilisée dans le champ des pratiques sociales. À la différence de la notion d’adaptation, il ne s’agit pas tant de « faire avec » l’obstacle que d’en être libre. Que signifie « être libre » d’un obstacle ? Tout simplement que celui-ci ne constitue plus un problème. Soit parce qu’on l’a dépassé ou contourné, soit parce qu’on ne le perçoit plus comme tel. La logique d’affranchissement, telle qu’elle est appréhendée ici, renvoie donc à une démarche qui passe par l’élimination de ce qui fait obstacle au changement recherché. Tout ce qui fait obstacle ? Oui, tout. La notion d’affranchissement repose sur l’idée de dépassement d’un obstacle, peu importe sa nature. Bien sûr, cette démarche ne mobilisera pas les mêmes moyens ni les mêmes stratégies s’il s’agit de modifier une disposition législative que s’il est question d’un blocage personnel ou d’un problème de ressources matérielles. Mais le mouvement reste fondamentalement identique. Dans tous les cas, il s’agit de « dégager la route » de ce qui s’interpose entre les personnes concernées et les changements qu’elles veulent réaliser.
Cela dit, il y a loin de la coupe aux lèvres… Dans le contexte des pratiques sociales, les changements visés nécessitent généralement la réunion d’un grand nombre de conditions. Ainsi, pour qu’une personne aux prises avec un handicap physique acquière une plus grande autonomie (physique, économique, etc.), il faut à la fois que le cadre législatif lui octroie un certain nombre de prérogatives (ou, à tout le moins, ne l’en prive pas), que les ressources (financières, professionnelles, etc.) soient disponibles et que cette personne possède les moyens (collectifs ou personnels) de réaliser les changements prévus.
Plus souvent qu’autrement, une ou plusieurs de ces conditions ne sont pas satisfaites. La démarche de changement souhaitée se trouve donc apparemment bloquée. Or, s’il y a blocage, c’est que, pour une raison ou pour une autre, l’obstacle auquel on se heurte paraît constituer une limite concrète à notre possibilité d’agir. Le déblocage de la situation passe alors par l’émergence d’une nouvelle possibilité d’agir pour dépasser ou contourner l’obstacle apparent. C’est là, pour l’essentiel, ce qu’il y a de commun à l’ensemble des récits qui décrivent les démarches de changement personnelles ou collectives associées à la notion d’empowerment dans le champ des pratiques sociales.
Dans les faits, le phénomène associé à la notion d’empowerment consiste donc en un développement d’un pouvoir (au sens d’une opportunité de créer de nouvelles possibilités) d’agir spécifique. Pourquoi spécifique ? Parce que ce n’est pas de notre pouvoir d’agir en général qu’il est question ici (tout le monde en a peu ou prou) mais bien de celui que requiert le dépassement de l’obstacle ponctuel qui bloque la démarche de changement visée. Contrairement aux apparences, ce caractère extrêmement contextuel du pouvoir d’agir que l’on développe n’est absolument pas incompatible avec l’ambition relevée plus haut d’en retirer des connaissances et des compétences génériques, car les particularités des apprentissages réalisés à l’occasion d’une démarche de développement d’un pouvoir d’agir (DPA) ont simultanément des applications ponctuelles et généralisables (Balcazar et Keys, 2001 ; Bartle et al., 2002).
Rappelons que la démarche visée au moyen du DPA exclut toute logique prescriptive. En aucune manière, le pouvoir d’agir ne peut être assimilé à une forme quelconque de devoir d’agir (Davidson et Martison, 2002). Dès lors, dans la mesure où la nature et les modalités du changement visé ont fait l’objet d’une réelle négociation avec les personnes concernées, les occasions d’apprentissages inhérentes à une démarche de DPA sont automatiquement chargées de sens. Elles font converger une variété d’enjeux personnels et collectifs qui vont de l’expérience intime de ses possibilités d’action sur le monde à l’opportunité d’expérimenter une solidarité en actes. Un examen attentif des différentes études qui relatent ce type d’expérience permet de dégager une double fonction dans les démarches de DPA.
La première correspond à un repositionnement « vertical » du « rapport à l’action » des personnes concernées. L’enracinement de la démarche de changement dans le caractère concret des préoccupations des personnes concernées et sur leur posture praxéologique crée les conditions nécessaires à ce repositionnement. L’ici et maintenant, appréhendé comme un espace temporaire de convergence d’éléments personnels et structurels, devient le théâtre d’une démarche d’action conscientisante[1] à propos de la conduite d’un changement important pour les personnes concernées. La réalisation, au moins partielle, du changement visé, couplée à l’analyse critique des processus qui ont permis de l’obtenir, conduisent de facto à l’expérience d’un élargissement du possible et donc d’une forme de renouvellement de regard sur le réel (Watts, Williams et Jagers, 2003).
L’autre fonction s’inscrit dans l’horizontalité du parcours des personnes ou des collectivités concernées. Elle consiste plus précisément en de multiples repositionnements à moyen et long terme occasionnés par les apprentissages réalisés à l’occasion de la démarche initiale de DPA. L’ancrage des connaissances et des compétences dans une expérience concrète et signifiante procure un solide point d’appui pour étendre ces nouveaux apprentissages à d’autres sphères de la vie et à d’autres objectifs de changement. Si les démarches subséquentes se révèlent également un succès, on peut assister à la formation d’une véritable spirale d’affranchissements personnels ou collectifs qui constituent autant d’occasions de changement global. C’est la raison pour laquelle, si la mécanique du DPA est fondamentalement identique d’un contexte à l’autre, ces résultats peuvent se manifester de manière très différente. Qu’il s’agisse d’un ex-détenu toxicomane qui expérimente pour la première fois une possibilité de « repartir sur de nouvelles bases » ou encore d’un groupe de diabétiques qui prennent conscience de leurs possibilités collectives d’influencer les modalités de leur traitement, il est toujours question d’une démarche d’affranchissement qui s’actualise par le développement d’un pouvoir d’agir spécifique ayant des incidences génériques.
Par ailleurs, si la notion de développement associée au pouvoir d’agir souligne le caractère souvent progressif du changement obtenu, ce dernier doit toutefois prendre une forme bien concrète pour les personnes concernées. En effet, nous avons vu au début de ce texte que la notion d’empowerment intégrait également l’idée d’un résultat tangible. Effectivement, les nombreux récits de DPA que l’on retrouve dans la littérature accordent une place importante à la question des retombées sociales de la démarche de changement. Concrètement, cela signifie qu’une démarche de changement assimilable à un DPA a des impacts objectivables sur les modalités de régulation de la vie en société des personnes concernées. Cette particularité permet de marquer une frontière nette entre le DPA et l’observation de changements strictement cognitifs. Ainsi, les différentes modalités de recadrage cognitif ne peuvent être considérées comme une forme de DPA que dans la mesure où elles se traduisent par une modification des modèles d’action au sein de l’espace public (Breton, 2002). Cette distinction est d’autant plus importante que la situation initiale qui préside à la démarche de DPA conduit souvent les personnes concernées à éprouver un sentiment d’impuissance. Le risque est alors grand de réduire la définition de la cible de changement à la seule modification des affects par l’expression ou les cognitions, ramenant ainsi la finalité de l’action à la seule sphère de l’ajustement individuel (Prilleltensky et Prilleltensky, 2003). Or, comme on l’a vu, la logique d’affranchissement inhérente au phénomène du DPA dépasse largement la seule question de l’adaptation individuelle puisqu’elle appréhende les situations en considérant les difficultés rencontrées par les personnes concernées comme des obstacles concrets au changement visé, indépendamment de leur nature personnelle ou structurelle.
Toujours en prenant appui sur les récits de changement associés à l’idée d’empowerment dans la littérature, on peut même avancer que cette exigence de la manifestation d’impacts au sein de l’espace public va jusqu’à considérer que les changements observés doivent contribuer à la transformation de cet espace public, et ce, plus précisément en ce qui concerne les modalités d’accès et de distribution des ressources collectives. En clair, il ne saurait y avoir de DPA si la démarche de changement ne participe pas (plus ou moins directement) à « changer le monde au quotidien ». Reconnaissons toutefois que si la quasi-totalité des auteurs s’entend sur le principe d’associer les pratiques sociales centrées sur le DPA à la finalité globale d’un changement social, il reste à préciser les conditions concrètes de l’application systématique d’une telle ambition.
Tout ce qui précède nous permet maintenant de cerner plus précisément le pouvoir dont il est question lorsqu’on parle du phénomène de l’empowerment. On peut considérer que l’usage de cette expression dans le contexte des pratiques sociales renvoie à la conduite d’une démarche de changement dont la nature et la finalité sont en grande partie déterminées par les acteurs concernés et à l’occasion de laquelle se développe un pouvoir d’agir spécifique ayant des conséquences génériques qui se manifestent dans l’espace public et contribuent à sa transformation, notamment en ce qui a trait à l’accès et à la disponibilité des ressources collectives.
Bien évidemment, l’adoption d’une telle définition du phénomène associé à la notion d’empowerment au sein des pratiques sociales ne permet que partiellement de répondre à la question à l’origine de ce débat. Si nous pouvons avancer maintenant qu’il s’agit d’un pouvoir « d’agir », il reste à explorer les modalités particulières du pouvoir et de l’action dont il est question ainsi que de leurs frontières. Parmi les questions les plus centrales sur ce thème, mentionnons les aspects relatifs à l’articulation des composantes du pouvoir auquel on se réfère (représentations, manifestations concrètes, etc.), à la conception de l’action sur laquelle on s’appuie (pensons notamment aux distinctions entre le « travail », « l’oeuvre » et « l’action » proposées par Hannah Arendt), au statut de l’agent (auteur, reproducteur, etc.), aux modalités optimales (personnelles et collectives) de ce type d’action et, enfin, à sa finalité (affranchissement personnel ou transformations structurelles) dans le champ des pratiques sociales.
Sur le plan de la recherche fondamentale, la délimitation du phénomène tel qu’il a été proposé plus haut soulève de nombreuses questions puisqu’elle englobe et articule ensemble des réalités qui sont d’habitude étudiées séparément. De là, la possibilité de chocs épistémologiques et paradigmatiques et la probabilité d’importants débats méthodologiques quant à la manière d’étudier rigoureusement les processus et les impacts qui s’y rapportent. Au plan théorique, la conceptualisation d’un tel phénomène constitue un défi dans la mesure où elle nécessite de faire coexister l’appréhension systématique de composantes strictement contextuelles et d’autres plus universelles, d’établir une articulation claire entre les aspects individuels et structurels et de concevoir un continuum explicite pour traiter des dimensions individuelles et collectives.
Sur le plan de la recherche appliquée se pose avant tout la question des retombées potentielles de l’étude du phénomène associé au DPA. Comment une telle construction du réel peut-elle alimenter un renouvellement du regard dans le champ des pratiques sociales ? Quelle est la fécondité potentielle d’une telle perspective d’analyse ? Comment peut-elle générer de nouvelles pistes de solutions aux problèmes sociaux contemporains ?
Enfin, sur le plan des pratiques elles-mêmes, c’est la question de la viabilité d’une démarche centrée sur la production du DPA qui se pose. Quelles seraient les conditions nécessaires et suffisantes pour contribuer au DPA dans le contexte actuel des pratiques professionnelles ? À supposer qu’une telle application soit techniquement envisageable, quelles seraient les conditions de sa mise en place dans un contexte où les institutions chargées de la production et de la gestion des services sociaux ont tendance à adopter les orientations de plus en plus technicistes ?
Au cours des dernières années, les nombreuses études sur le thème de l’empowerment ont permis de dégager quelques éléments de réponse à certaines de ces questions. Mais, reconnaissons-le, dans ce domaine, les connaissances ont plutôt tendance à se développer de manière échevelée en raison de l’enchevêtrement des points de vue disciplinaires en présence et de la confusion des plans d’analyse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous avons « du pain sur la planche » ! Toute la question est de savoir si le jeu en vaut la chandelle. Personnellement, cela fait plusieurs années qu’armé d’un « sain pessimisme », j’explore le potentiel de ce champ de recherche. À ce jour, je conserve la conviction que nous sommes en présence d’un phénomène de grand intérêt pour le champ des pratiques sociales, et ce, à la fois en termes de développement général des connaissances et d’alternative potentielle pour un véritable renouvellement des pratiques.
Parties annexes
Notice biographique
Yann Le Bossé est professeur titulaire au Département des fondements et pratiques en éducation et directeur du Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA), à l’Université Laval. Ses travaux se concentrent sur l’analyse des pratiques sociales et, plus particulièrement, sur la contribution potentielle de l’approche centrée sur le pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (empowerment). Il collabore également à l’articulation et à l’approfondissement de la psychologie communautaire au Québec. En 2008, il a publié « L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités : une alternative crédible ? ». En ligne : <http://anas.travail-social.com/>, consulté le 14 juillet 2008. En 2007, il a publié, en collaboration M. Chamberland, A. Bilodeau et B. Bourassa, « Formation à l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (DPA) : étude des modalités optimales de supervision », Travailler le social, nos 38-39-40, 133-157.
Note
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[1]
Sans entrer dans les détails, mentionnons que cette notion de « démarche d’action conscientisante » renvoie à une démarche praxéologique dans laquelle la conduite systématique d’un changement donné négocié avec les personnes concernées constitue le matériel de base du processus réflexif et sa finalité première. En cela, elle se distingue de la seule prise de conscience ponctuelle ou de la démarche de conscientisation telle qu’elle a été formulée initialement par Paolo Freire.
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