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« Jeunesse et marginalités : faut-il intervenir ? », la pertinence de cette thématique n’est pas à mettre en doute si l’on en croit la multiplication des colloques, publications, recherches et mentions dans les médias. Malgré ce foisonnement, il reste encore des zones d’ombre, des préjugés moralisants, des généralisations hâtives, des visions oublieuses des enseignements du passé. À l’origine de ce dossier thématique, la volonté de rassembler différents regards ouvrant sur des perspectives à la fois contrastées et nuancées sur ces réalités.
En guise d’introduction, l’anecdote suivante illustre à quel point la thématique est d’actualité, jusqu’à s’immiscer dans le processus de constitution de ce dossier. Parmi les textes reçus en figuraient certains… en marge des normes, pour lesquels les comités de lecture sont… intervenus. Si bien que les lecteurs ne les retrouveront pas dans ce dossier, malgré leur créativité, leur intérêt certain et leur illustration des réalités de l’étranger. Cela souligne la tension entre, d’une part, le respect des règles du jeu, la prise en compte des codes et des critères établis et, d’autre part, l’intérêt de faire valoir autre chose, de sortir du cadre, jusqu’à refuser la norme. Au risque d’aboutir à une fin de non-recevoir.
Dans l’appel à contribution lancé pour ce dossier, nous relevions que la thématique de la marginalité juvénile appelle un questionnement : qu’est-ce qu’être jeune et marginal aujourd’hui ? Les articles qui composent ce dossier apportent chacun des éléments de réflexion par rapport à ce questionnement. Nous reprendrons successivement ces deux thématiques, pour ensuite décrire leurs implications pour l’intervention.
Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui ?
Les articles de Parazelli, Robert et Pelland, ainsi que Piché et Hubert font non seulement ressortir l’allongement et la diversification des parcours d’entrée dans la vie adulte, mais aussi les difficultés associées à ce passage dans le contexte social actuel, marqué par une individualisation du lien social. Ces réflexions peuvent être rattachées à tout un courant de la sociologie de la jeunesse actuelle qui insiste sur la nécessité de penser la jeunesse et la question du passage à l’âge adulte en lien avec les importantes mutations culturelles que vit notre société. Pensons par exemple aux travaux de Bajoit et al. (2000), de Zoll (1992) ou encore aux éléments de compréhension des rites de passage à l’adolescence que nous offrent les travaux s’inscrivant dans la sociologie du risque de Le Breton (Le Breton, 2003 ; Jeffrey, Le Breton et Lévy, 2005). À l’aide d’une mise en perspective historico-sociologique richement documentée, Parazelli rappelle que la jeunesse ou l’adolescence constituent, au-delà d’une étape biologique et naturelle du développement humain, un passage symbolique à l’âge adulte dont le sens et les modalités sont associés au contexte social, politique, historique et culturel d’une société donnée.
Or, dans notre société, la quête de sens associée au passage à l’âge adulte serait exacerbée par le brouillage des repères normatifs qui caractérise les sociétés occidentales contemporaines. Comme le rappelle Le Breton (2003 : 23-24), la crise d’adolescence reflète traditionnellement le conflit entre les désirs d’autonomie du jeune et les possibilités de réalisation que lui offre la société : « Lors de l’adolescence se réalise la symbolisation du fait d’exister et l’entrée active, au titre de partenaire à part entière, dans une société où il est possible d’éprouver en soi le goût de vivre. » Mais dans une société de plus en plus individualisée, les normes de participation sociale ne font plus consensus et on en appelle de plus en plus à la responsabilité et à l’autoréalisation individuelles. La fonction socialisatrice d’institutions traditionnelles comme la famille, l’école, l’église, voire le marché du travail s’est affaiblie, ce qui rend plus difficile la transmission des valeurs normatives. Dans ce contexte, chacun est sommé de se bricoler des repères normatifs par lui-même afin de prendre sa place dans la société. Ce contexte de multiplicité des repères normatifs et d’incertitude laisse une plus grande place à la créativité et aux désirs de réalisation personnels. Toutefois, il s’accompagne aussi d’effets pervers pour les individus et particulièrement pour les jeunes qui se retrouvent prisonniers de tensions avec lesquelles chacun compose à sa façon pour pouvoir demeurer acteur de sa vie malgré tout. À cette incertitude et ces tensions s’ajoutent des exigences de compétition de plus en plus fortes afin de se « faire une place » de manière individuelle dans la société. Parazelli souligne aussi le flou qui règne quant à la distinction entre la jeunesse et l’âge adulte, dans une société où de plus en plus d’adultes sont en quête d’une jeunesse éternelle. On comprend que, dans ce contexte, le passage à l’âge adulte, caractérisé lui-même par une quête de sens et d’équilibre, est rendu plus difficile.
Robert et Pelland rappellent néanmoins qu’il ne s’agit pas pour autant de lire les problématiques associées à la jeunesse contemporaine de façon homogène. En effet, si le passage à l’âge adulte est devenu plus précaire aujourd’hui, certains disposent de plus de moyens que d’autres pour composer avec les exigences sociales actuelles. Si ce moment peut être l’occasion d’expérimenter à partir de la marge, pour d’autres, comme le signale Parazelli, la marge est davantage subie que revendiquée. Le cas des jeunes sourds dont rendent compte Piché et Hubert nous rappelle par ailleurs que la notion de choix face à la marginalité se pose de façon différente pour les jeunes présentant un handicap physique. Vivre avec un handicap peut fragiliser le processus d’identification de ces jeunes, qui peineraient à s’identifier à la fois aux personnes entendantes et à la communauté sourde.
À ce propos, il est significatif de voir que presque tous les articles de ce dossier se sont intéressés à la parole des jeunes eux-mêmes, à leurs perceptions de leur situation comme jeunes et marginaux, ainsi que de l’intervention. Ne faut-il pas voir là un signe de la nécessité pour le chercheur d’être sensible à la diversité des bricolages que mettent en place les jeunes eux-mêmes pour comprendre comment se construit et s’approprie le lien social aujourd’hui ?
Ainsi, plutôt que d’essayer de délimiter la période de la jeunesse comme le faisait la sociologie de la jeunesse classique, ces contributions nous invitent à nous intéresser aux transformations du processus de socialisation dans notre société, dont les effets seraient vécus de façon particulièrement forte par les jeunes, en s’ajoutant aux transformations qu’ils vivent sur le plan identitaire associées au passage à l’âge adulte. Parazelli va même jusqu’à suggérer que la jeunesse actuelle jouerait le rôle de « bouc émissaire des crises sociales qui dérivent de ces transformations ».
Au regard de la thématique de ce dossier, une telle perspective offre des repères pour comprendre la marginalité juvénile de manière plus complexe et nuancée que comme un écart de jeunesse destiné à passer avec l’âge ou, à l’opposé, comme l’amorce d’une carrière d’exclusion ou de délinquance déjà toute tracée. Plutôt, elle invite à la penser comme une quête de sens, non dénuée de paradoxes et de souffrances, mais à travers lesquels on peut lire les efforts de la jeunesse contemporaine pour s’approprier une place d’adulte dans la société.
La thématique de l’expérimentation, traitée dans deux articles (Parazelli ; Robert et Pelland), permet de rendre compte de la diversité des figures que peut prendre le passage à l’âge adulte dans le contexte actuel. Parazelli rappelle que l’adolescence constitue en soi un « risque nécessaire », celui de vivre ses propres désirs tout en expérimentant ses limites. Les résultats de la recherche de Robert et Pelland révèlent que le travail salarié constitue encore, pour certains jeunes, un lieu d’expérimentation. Ces résultats nuancent la thèse selon laquelle les jeunes désinvestiraient la sphère du travail salarié. En effet, si ce dernier est effectivement perçu comme subi par une partie des jeunes interviewés par les auteurs, d’autres le décrivent comme un vecteur d’intégration et de construction de l’identité sociale. Ces résultats peuvent être mis en lien avec ceux d’enquêtes sur le rapport des jeunes au travail dans divers pays (Zoll, 1992 ; Grell, 2001 ; Bajoit, 2005), qui laissent supposer qu’on assisterait actuellement non seulement à une modification des formes du travail, mais surtout à une modification de la signification de ce dernier pour les jeunes. Pour nombre d’entre eux, le travail salarié n’est plus uniquement un moyen de gagner sa vie ou de mener une vie satisfaisante, mais il peut revêtir un sens dans leur quête plus générale d’expérimentation et de réalisation de soi.
Pour d’autres jeunes, le lieu d’expérimentation sociale peut se situer davantage dans la marge, comme en témoignent les articles de Parazelli, Colombo et Larouche, ainsi que Gilbert et Lussier. Parazelli rend compte de ces voies de socialisation particulières à l’aide du concept de « socialisation marginalisée ». À travers une expérimentation des limites pouvant aller jusqu’au jeu avec la mort, certains jeunes, comme les jeunes de la rue (Parazelli ; Colombo et Larouche), les jeunes itinérants (Gilbert et Lussier), les jeunes de gangs de rue, le mouvement punk, les jeunes fréquentant les raves ou encore les jeunes jackass se bricoleraient des rites de passage individualisés leur permettant d’attribuer un sens à leur existence. À souligner que pour certains, la précarité ou l’enfermement, voire la mort, pourra être l’issue de ce jeu.
Qu’est-ce qu’être marginal ?
Il est important de rappeler que marginalité n’est pas synonyme de précarité, bien que l’un puisse mener à l’autre. Ces paradoxes de la pensée sur la marge sont omniprésents dans notre dossier, et pour cause. « Placer la marge au centre de nos réflexions », comme le propose Parazelli, ne saurait en effet être une entreprise univoque. Le débat s’amorce de façon pointue, à la faveur d’un article de fond où Parazelli pose d’emblée les jalons pour penser la marginalité dans toute sa complexité, en abordant de front ses liens avec la déviance et l’exclusion. Pas de cloison étanche entre ses deux versants : la marge est à la fois « en dehors » et reliure, tension que souligne Orcel (cité par Parazelli) lorsqu’il nous fait remarquer que « l’opposition cache l’appartenance ». La marge « papier » est aussi l’espace où l’on peut écrire et inscrire, commenter et témoigner d’un regard. Pour Parazelli, ce qui est en jeu, ce sont bien les « regards normatifs sur la construction de l’ordre et du désordre social ». Identité, exclusion, transmission, rapports de pouvoir : les axes qui traversent les réflexions proposées dans ce dossier recoupent des enjeux qui n’ont rien de marginal…
Une question s’impose : les jeunes marginaux sont-ils acteurs ou victimes ? Dichotomie réductrice, rapidement désarticulée : c’est à une autre façon de penser les équations que nous sommes conviés. Ici, subversion et intégration peuvent s’envisager de concert, avec les concepts de socialisation marginalisée et le désir de « se différencier tout en s’insérant ». Marge et idéal d’expérimentation sociale ne seraient pas incompatibles. Le point de vue des historiens que Parazelli met en relief éclaire les liens qu’entretiennent marges sociales, balises de la normativité et « régulation du sens des projets identitaires ». S’il est admis qu’on se pose en s’opposant, peut-on s’inclure en s’excluant ? Les enjeux de l’inscription-désinscription révèlent une marginalité à deux visages, où l’envers et l’endroit se confondent le long des failles d’une ligne de pouvoir. Les finalités sociales de la marginalité entendue comme « complexe de relations de pouvoir » (Parazelli) sont doubles et potentiellement contradictoires : maintien de l’ordre social par la construction des catégories du désordre (enjeu de l’altérité) et changement social favorisé par la proposition d’un nouvel ordre. Comme l’indique Parazelli, la société entière se nourrit de la marge, observation qui pousse à penser les enjeux de l’intervention autrement qu’en termes d’insertion ou de réinsertion.
Pour Robert et Pelland, l’évolution de l’éthique du travail au sein de l’itinéraire des jeunes fait partie des transformations qui font considérer la question de l’insertion sociale des jeunes comme un nouvel enjeu. Comme mentionné précédemment, la réflexion sur la situation de fragilité sociale de la jeunesse n’autoriserait pas pour autant à concevoir les jeunes comme en majorité acculés à l’exclusion, une vision homogène pouvant « occulter la situation de ceux qui sont confrontés aux plus grandes difficultés ». Pour ces auteures, une vision globalisante de la jeunesse précaire « force à repenser la notion d’exclusion et les critères qui la fondent ». Rappelant avec Castel qu’il ne saurait y avoir à proprement parler de « hors-social », elles proposent à l’instar de Roulleau-Berger que l’inséré et l’exclu soient entendus comme « des points de vue socialement produits ». Une mise-en-dehors de la société impossible à concevoir oblige en effet à repenser les rapports de la marge au centre et les perspectives qui font de la question de l’insertion un enjeu de normativité ou de subversion. Les « deux visages » de la marginalité que nous évoquions plus haut s’en trouvent multipliés.
Avec l’article de Piché et Hubert, nous sommes amenés à considérer l’exclusion comme maladie de l’échange social, alors qu’ils évoquent avec Castel « tous ceux qui se trouvent placés en dehors des circuits vivants des échanges sociaux ». Leurs travaux sur le vécu des jeunes sourds relèvent le contraste entre une perspective médicale axée sur la perte et une perspective socioconstructiviste qui dénote la différence plutôt que le handicap. Deux regards sont désormais posés sur une marginalité qui interpelle soit par ses forces vives, soit par sa souffrance.
L’article de Colombo et Larouche pose résolument la question de la gestion de la marge en termes de conflit. Conflit social, qui oppose les populations marginalisées à la gouvernance urbaine, l’espace urbain étant dès lors conceptualisé comme une arène où se négocie un contrat social relatif à l’occupation de l’espace public. Si dans l’article précédent on postulait que le regard social engendre le handicap, ici on affirme que les manifestations discriminatoires renforcent le sentiment d’être marginalisé. Les mesures de répression auraient pour effet de fragiliser le processus de sortie de rue, les appels à la reconnaissance non entendus cédant le pas aux issues marquées par la violence et la destruction. Les deux visages de la marginalité se côtoient chez ceux dont les efforts pour se construire une identité (dans la marge) sont précaires et peuvent se solder par un enfermement dans la marginalité. Le paradoxal maintien dans la rue, par l’exclusion des populations marginalisées de l’espace public, contribue à l’accroissement des inégalités et de l’exclusion. Les auteures proposent d’établir des ponts entre la marge et le centre plutôt que de « chercher à évacuer la marge en la rendant invisible ».
Les intervenants interrogés par Gilbert et Lussier n’ont d’autre choix que de se positionner dans un « entre-deux », acte social qui de fait vise à établir un pont, à se constituer comme porte-parole ou comme défenseurs des droits. Le concept de position élaboré dans cet article renvoie à des notions de lieux psychiques, sociaux, mais avant tout à des espaces dynamiques marqués par des délinéations de pouvoir, d’identité, là où inclusion et exclusion sont à penser en termes de rapports de force. De fait, tous les enjeux de la marginalité paraissent exacerbés dans le microcosme de l’intervention.
Faut-il intervenir ?
À la question « faut-il intervenir ? », la seule réponse possible apparaît aussi complexe que les thématiques de la jeunesse et de la marginalité abordées précédemment. C’est que si les adolescents d’aujourd’hui opèrent la transition vers l’âge adulte par des rites de passage plus individualisés (Parazelli), par de nouvelles formes de socialisation (Robert et Pelland), l’intervention ne peut que s’y adapter et, donc, se singulariser.
Pourquoi intervenir ? Parce que bien souvent, marginalité rime avec souffrance lorsque cette marginalité n’est pas choisie, lorsqu’il s’agit d’une marginalité au pire subie et au mieux réappropriée. En ce sens, outre la nécessité d’une intervention d’urgence qui pallie la souffrance du sujet marginalisé (par l’autre) – tels la satisfaction des besoins primaires ou l’arrêt d’agir imposé face aux comportements autodestructeurs et/ou violents –, la notion d’exclusion comme « point de vue » (tel qu’il a été signifié par Castel, rappelé par Robert et Pelland) suggère une intervention ayant également pour cible le regard et la compréhension par le social de la réalité des jeunes et de la marginalité. C’est d’ailleurs ce regard, ce point de vue potentiellement marginalisant qui sera sollicité par la confrontation à un point de vue historique sur les jeunes et la marginalité (Parazelli), puis au fur et à mesure des articles qui questionnent différentes facettes de la jeunesse, de la marginalité et de l’intervention.
Que doit viser l’intervention ? La marge ici définie comme partie intégrante d’une société qui y trouve l’impulsion de son continuel renouvellement, mais aussi comme lieu alternatif du processus d’inscription sociale des jeunes, alimente une vision de l’intervention basée sur les « finalités du vivre-ensemble » (Parazelli). Ainsi, l’intervention viserait à établir des ponts entre la marge et le centre plutôt que de chercher à abolir celle-ci ou, plutôt, l’assainir ou la voiler (Colombo et Larouche).
Toutefois, l’intervention demeurerait un rapport de pouvoir, selon certains auteurs (Colombo et Larouche ; Gilbert et Lussier). Un pouvoir le plus souvent répressif à Montréal où les forces policières, suivant en cela la politique adoptée socialement, contribuent régulièrement à maintenir les jeunes dans la précarité de la rue. Une intervention (policière) qui répond à la « mythologie écosanitaire » (Parazelli), laquelle s’oppose à l’intervention généralement adoptée dans le milieu montréalais (à la fois communautaire et institutionnelle) de l’aide aux jeunes de la rue. En d’autres termes, une lutte de pouvoir à un niveau supérieur peut être pressentie, dès lors que la prévention des risques par les forces de l’ordre s’oppose à l’approche de la « réduction des méfaits »… et des risques, pourrait-on ajouter.
À l’échelle individuelle, une majorité d’intervenants chercheront à atténuer leur position de pouvoir, en résonance avec les valeurs d’autonomie, de responsabilisation, de citoyenneté aussi, intrinsèques à la philosophie des organismes à laquelle ils adhèrent. Toutefois, aussi inconfortable soit-elle, cette positon d’autorité ressurgira continuellement, au détour de l’intervention, en réponse à la confrontation régulière avec beaucoup de ces jeunes ; autant l’attitude oppositionnelle que l’apparente passivité teintée de désespoir viendront solliciter les aidants en tant que détenteurs du pouvoir de Sauver (souvent délégué par les jeunes) ou, encore, comme porteurs d’une limite juste (à l’agressivité, aux transgressions). Comment éviter la répression en intégrant de la souplesse au cadre d’intervention ? Mais aussi, jusqu’où l’intervention peut-elle autoriser la prise de risque ? Au coeur de ces questions, l’esquisse de la situation où, de façon unanime, le cadre (de la relation d’aide, sous le jour de la confidentialité) ne tient plus ; lorsque tout aidant se doit de sauver le sujet contre lui-même et de poser une limite claire au risque ultime : la mort, de l’autre, de soi.
Mais prévenir le risque, c’est aussi renoncer au potentiel symbolique du passage ritualisé adolescent, nous dit Parazelli. De fait, il est difficile de concevoir que le passage à l’âge adulte, un bouleversement sur tous les plans (le corps individuel et dans son rapport à l’altérité, l’identité psychique et sociale), puisse se faire sans risque, en particulier en l’absence d’encadrement rituel de celui-ci. Comment peut-on devenir adulte sans bousculer ce que l’on est, d’où l’on vient, et même ce vers quoi l’on se dirige ? En d’autres termes, l’identité héritée, de même que les valeurs sociétales dominantes seront, peu importe l’époque, remises en question par les adolescents. Et la marge en tant que lieu d’expression de cette crise concentre, exacerbe ou, du moins, rend plus visible cette incontournable incursion dans le social, en proposant bien souvent une ritualisation, soit une forme particulière d’encadrement de ce passage. En ce sens, intervenir en abolissant ce cadre nécessaire au passage – même marginal – à l’âge adulte pourrait paradoxalement favoriser la chute des jeunes dans l’exclusion, hors du cadre social…
Par ailleurs, nous avons vu que parallèlement au bouleversement des repères établis, la question adolescente suscite, en guise de réponse, la mobilisation de la créativité chez plusieurs jeunes. La marge se distingue comme lieu d’expression de cette créativité en permettant, à travers l’investissement du social par le groupe de pairs, de pallier la distanciation de la famille d’origine et la différenciation des valeurs héritées de la génération précédente ; un mouvement qui exige la référence à la nouveauté chez les jeunes.
Comment l’intervention peut-elle soutenir la créativité des jeunes ? S’agit-il simplement de les laisser aller, les laisser vivre dans la marge ? Ne serait-ce pas alors éviter la reconnaissance pourtant recherchée ardemment par ces jeunes, par l’ignorance de ce qu’ils vivent, par l’exclusion de la marge ? Peut-on penser à proposer de nouvelles voies d’expression d’une créativité qui serait « socialement marginale » ? C’est la question que pose en dernière instance l’article de Gilbert et Lussier.
La dimension de l’expression est d’ailleurs posée au coeur de l’intervention, dans l’article de Piché et Hubert. Principalement abordée en tant que communication potentiellement déficiente, lorsque la marginalité chez les jeunes passe par le défaut du dire, ou plus précisément, de l’entendu (dans la réalité de ces jeunes), voire de l’entendement (dans la situation problématique étudiée par les auteurs). Ici, les auteurs nous rappellent l’importance de la parole et de l’écoute, chez les jeunes sourds, dès l’enfance ; une dimension fondamentale de l’intervention qui apparaît outrepasser cette population particulière. De fait, les jeunes marginaux déplorent régulièrement ce manque de communication de l’enfance, la parole désirée trop souvent remplacée par des agirs parentaux. Ces mêmes agirs (consommation abusive d’alcool ou de drogues, agressivité, etc.) qui aujourd’hui semblent se substituer à la parole de ces jeunes dans leurs rapports aux aidants (Gilbert et Lussier). En ce sens, le renforcement de la communication familiale, de même que le rétablissement de la parole entre les jeunes et leurs parents, seraient des éléments d’intervention plus généraux qu’il ne semble à première vue, en lien avec la prévention de la marginalisation et de l’exclusion des jeunes, qu’ils souffrent ou non d’un handicap comme la surdité.
Mentionnons que la thématique de la communauté sourde, esquissée par Piché et Hubert, soulève en fait plusieurs questions sur le plan de l’intervention et de la marginalité. Faut-il soutenir une marginalité jadis subie et aujourd’hui revendiquée, aux dépens peut-être de l’intégration des jeunes (sourds) à la majorité ? À Montréal, le système d’éducation (inclusion des jeunes sourds dans les classes ordinaires) et le système de santé (promotion des implants cochléaires) proposent la voie de l’intégration au sein de la majorité entendante, ce qui ne se fait pas sans heurts dans la communauté sourde… Qu’en est-il de l’imposition plus générale de l’adhésion à l’idéologie et aux valeurs dominantes par les jeunes, par un système d’éducation univoque et une vision de plus en plus contraignante de la santé, s’agissant de l’extrême de la prévention du risque – ne pas fumer, se protéger à vélo comme en auto, etc. Ne pourrait-on pas parler d’une même opposition, plus sourde toutefois, dans le milieu marginal qui recrée ce risque (autrement, par exemple, par la consommation) faisant fi du savoir médical, et nous oblige à créer d’autres voies d’accès à l’autonomie adulte ? Nous pensons ici aux activités alternatives proposées à ces jeunes (Cirque social, Vidéo Paradiso, etc.), une intervention qui selon nous atteint la profondeur – le désir du jeune – sous couvert d’une proposition anodine.
Ce qui nous amène au constat que l’on peut soutenir, selon les recherches abordées par nos auteurs : l’intervention viserait donc, non pas à abolir la marge, mais à la soutenir comme espace de socialisation et d’intégration. La subversion devra y être tolérée (Parazelli) et la liberté, « balisée », selon la terminologie empruntée à un intervenant du milieu, signifiant par là comment l’intervention en ce domaine doit inclure les contradictions inhérentes à la marginalité.
Mais encore, intervenir, ce serait éviter le pire, soit que la marge ne devienne exclusion, si l’on considère, comme Piché et Hubert (dans la foulée de Castel), que l’exclusion découle de l’empêchement à participer à la construction du bien commun. L’intervention traditionnelle, axée sur la ré-inscription sociale (par l’emploi, le retour aux études et/ou l’abolition des comportements dits déviants), répondrait au désir de certains jeunes, considérant la valeur attribuée à ces modes traditionnels de socialisation (Robert et Pelland). Dans la même veine, d’autres études ont démontré que l’encadrement serait parfois recherché par les jeunes marginaux à leur « sortie de la rue » (Colombo et Larouche) comme auparavant, de façon ambivalente toutefois, auprès des aidants (Gilbert et Lussier). Cependant, à la lumière des différents éclairages apportés dans ce dossier, nous pouvons proposer qu’une telle intervention inclue le marginal, le différent, le créatif aussi, autant de qualités recherchées par les jeunes dans l’emploi considéré comme étape de la transition vers une identité adulte, une identité sociale valorisante.
« Suivre le mouvement » (Gilbert et Lussier) des jeunes de la rue et des jeunes marginaux par l’intervention, c’est déjà penser ces jeunes à la fois comme acteurs et comme victimes. C’est d’abord miser sur leur potentiel, leur créativité, pour dynamiser leur énergie adolescente et, avec eux, baliser le chemin adulte qui s’ouvre devant eux. L’intervenant accompagnera, soutiendra alors l’impulsion de ces jeunes dès lors considérés comme acteurs de leur propre vie. Mais c’est aussi reconnaître leur souffrance, ne serait-ce que par la résonance qu’induit celle-ci chez les aidants. C’est utiliser leur histoire comme tremplin plutôt que d’essayer de l’enterrer, c’est reconnaître la victimisation dont trop souvent ils ont été l’objet dans leur enfance (rejet par la famille et/ou les pairs, maltraitance, etc.) afin d’éviter la répétition aujourd’hui de cette réalité de jadis.
Intervenir face aux réalités complexes de la jeunesse et de la marginalité d’aujourd’hui requiert une sensibilité à ce qui peut en émerger : efforts précaires, forces vives, créativité, mais aussi souffrance, jeux mortifères et risque d’enfermement. En tant qu’intervenants, mais aussi en tant que citoyens, ne sommes-nous pas tous interpellés par ces appels à la reconnaissance ? Conviés à un débat sur « les finalités du vivre-ensemble », nous sommes appelés à imaginer ce que serait une « citoyenneté inclusive, plurielle et critique ».
Parties annexes
Notes biographiques
Annamaria Colombo
Annamaria Colombo achève un doctorat en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal, intitulé « La reconnaissance : un enjeu pour la sortie de la rue à Montréal ». Détentrice d’une maîtrise en travail social, ses champs de recherche concernent les marginalités urbaines juvéniles. Elle est aussi chargée de cours et adjointe de recherche à l’École de travail social de l’UQAM et elle est impliquée dans la pratique d’intervention sociale notamment au sein du Collectif DéSisyphe, collectif de sociopsychanalyse. Elle a publié, entre autres, « Sortir de la rue : processus ou objectif d’intervention ? », dans la revue Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, no 2, 2004.
Sophie Gilbert
Sophie Gilbert, psychologue d’orientation psychanalytique, est professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal et chercheure au sein du Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes (GRIJA). Elle a un intérêt particulier pour les enjeux du passage à l’âge adulte, par la marginalité (fréquentation de la rue, toxicomanie, délinquance, etc.), de même que par la parentalité.
Véronique Lussier
Véronique Lussier, psychologue clinicienne et professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, s’intéresse, par le biais de la recherche qualitative et de l’éclairage psychanalytique, à l’articulation des vulnérabilités individuelles et sociétales (enjeux psychiques et sociaux) manifestes au sein de deux champs principaux d’investigation : 1) l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes ; 2) la question de la souffrance liée à la maladie grave en relation avec les services de santé.
Bibliographie
- Bajoit, G. (2005). « Les jeunes en quête de sens dans un monde incertain », Conseil de développement de la recherche sur la famille du Québec, hiver, numéro spécial, 2-3.
- Bajoit, G., Digneffe, F., Jaspard, J.-M. et Q. Nollet de Brauwere (dir.) (2000). Jeunesse et société. La socialisation des jeunes dans un monde en mutation, Bruxelles, De Boeck.
- Grell, P. (2001). « Sur les conditions d’existence des jeunes dans un monde précaire », Sociétés, vol. 73, no 3, 99-108.
- Jeffrey, D., Le Breton, D.et J.-J. Lévy (dirs) (2005). Jeunesse à risque. Rite et passage, Québec, Presses de l’Université Laval.
- Le Breton, D. (dir.) (2003). L’adolescence à risque, Paris, Hachette littératures.
- Zoll, R. (1992). Nouvel individualisme et solidarité quotidienne. Essai sur les mutations socio-culturelles, Paris, Kimé.