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Cet ouvrage nous rappelle qu’au début des années 1970 les gouvernements d’ici ont flirté avec l’idée de revenu minimum garanti et que la ministre canadienne de l’époque, Monique Bégin, y voyait une solution aux problèmes de pauvreté. Dans les années 1990, c’est l’idée de revenu universel (ou de citoyenneté) qui est apparue sur la place publique avec, entre autres pour la promouvoir, Michel Chartrand d’un côté et Charles Sirois de l’autre.
Ainsi, dès les premières pages du livre de Lionel-H. Groulx, on apprend que l’idée même de revenu minimum garanti revêt une imprécision terminologique et qu’elle englobe en fait divers dispositifs gouvernementaux, programmes d’aide financière et services sociaux, dans un bouillon d’idéologies, égalitariste ou libérale. En fin d’ouvrage, l’auteur nous explique d’ailleurs très bien comment il se fait que l’idée de revenu universel a été défendue, ces dernières années au Québec, non seulement par une certaine frange de la gauche, mais aussi par plusieurs ténors de la droite néolibérale, lesquels insistaient sur l’un ou l’autre des avantages de ce type de mesure étatique. En somme, ce livre nous permet d’éviter le piège des argumentaires faciles, partiels ou éculés sur les politiques de soutien du revenu.
Il y a une somme considérable de travail comparatif dans cet ouvrage de Lionel-H. Groulx sur les dispositifs gouvernementaux de soutien et de remplacement du revenu. Avec beaucoup de minutie et, certainement, de persévérance, il a réuni un corpus de recherches variées, nord-américaines et européennes, dans un ensemble simplifié. Plusieurs tableaux et graphiques nous aident à faire des synthèses, à comparer entre eux des pays et leurs systèmes, et soutiennent l’auteur lui-même quand il en vient finalement à offrir sa propre analyse d’ensemble.
La profondeur de cet ouvrage conviendra surtout aux personnes désirant parfaire leurs connaissances des dispositifs nationaux des pays occidentaux, leurs retombées, leurs forces et leurs faiblesses. L’ensemble du livre est écrit de manière pédagogique et peut rejoindre un public de non-initiés même si la lecture est assez exigeante. De temps en temps, une certaine familiarité avec le sujet peut aider à saisir les nuances, à retenir ici et là des commentaires judicieux, ou à lire attentivement les notes de bas de page où Groulx nous réserve des commentaires féroces sur la politique québécoise actuelle ou, encore, des avis sympathiques sur le modèle économique standard. D’où l’intérêt de faire de ce livre un outil de réflexion et de référence.
L’ouvrage offre en effet des éléments de réponse solides à une foule de questions actuelles. Par exemple, quels pays occidentaux réussissent le mieux à réduire la pauvreté chez eux ? Quels critères d’admissibilité utilise-t-on d’un pays à l’autre et en quoi respectent-ils le droit social à l’assistance ? Le modèle scandinave, social-démocrate, existe-t-il réellement ? Où se situe le Québec par rapport à la Suède ou à la France ? Quelle a été l’efficacité des mesures d’impôt négatif sur les familles pauvres américaines ? L’augmentation du salaire minimum aurait quels résultats en termes d’activation vers l’emploi et de réduction de la pauvreté ? Ce livre servira sans aucun doute aux personnes désireuses d’en savoir plus sur certains types de programmes souvent évoqués pour résoudre les problèmes de pauvreté et d’inégalité, tant au Québec qu’ailleurs.
Le livre est dense, divisé en six chapitres robustes accompagnés d’une conclusion assez courte. Je vais rapidement décrire ce contenu pour ensuite m’attarder à quelques points d’intérêt, dans le but d’inciter les lecteurs à aller lire les détails dans l’ensemble ou dans certaines parties du livre.
À quoi se réfère-t-on au juste lorsqu’on utilise le terme « revenu minimum garanti » ? À trois choses en fait, nous explique Groulx : soit à l’assistance, soit à l’impôt négatif, soit au revenu universel. Ce sont sur ces trois grandes familles, familles d’idées et d’appareillages administratifs, que se penche l’auteur à travers son livre.
Après avoir introduit le sujet par un détour nécessaire sur les définitions et les éléments de comparaison des politiques nationales, Groulx nous donne à voir une foule d’études, d’analyses, d’évaluations, et nous en fournit un inventaire parlant. Il développe au fur et à mesure une vision nuancée des dispositifs réels mis en place dans les pays nordiques, dans les pays anglo-saxons et dans les pays d’Europe continentale. Le premier tiers de l’ouvrage est consacré à distinguer les modalités et les effets des divers dispositifs en fonction de trois valeurs fondamentales : la justice, l’équité, l’efficacité. L’introduction et les chapitres 1 et 2 sont consacrés à la comparaison des dispositifs nationaux, notamment à partir du projet européen LIS (qui a comparé une vingtaine de pays sur deux périodes, en 1980 et en 2004), d’études nationales provenant d’Europe (d’où l’on retient plus fréquemment les « rapports » des Pays-Bas, de la France et du Royaume-Uni) et de la littérature nord-américaine (États-Unis et Canada). L’auteur nous amène d’entrée de jeu non pas à choisir ou à préférer l’un à l’autre, mais à comprendre en quoi tout dispositif met en jeu, à divers degrés, des tensions entre des valeurs : entre l’universalité et la sélectivité, entre l’individu et la collectivité, entre l’équité et l’efficacité, entre les principes du besoin, du mérite et de la citoyenneté.
Le livre aborde spécifiquement, dans les chapitres 3, 4 et 5, l’efficacité redistributive et l’efficacité économique (incluant l’incitation à l’emploi) de plusieurs programmes d’assistance en recensant un bon nombre de recherches américaines et européennes depuis les années 1970. Le chapitre 5 décrit les grands projets expérimentaux menés sur l’impôt négatif aux États-Unis et au Canada, et dont s’est inspiré en partie le programme québécois APPORT (qui a fait long feu).
Dans le chapitre 6, Groulx analyse de manière originale les tenants et aboutissants du revenu universel (ou revenu de citoyenneté). Sa thèse se trouve bien davantage dans ce dernier chapitre et non pas dans les 10 pages de conclusion dont le titre « les trois registres du discours » est pourtant alléchant, mais qui ne reprend, à titre de bilan, que quelques-uns des éléments importants de sa réflexion et de son travail minutieux sur la littérature abondante de la sécurité du revenu.
Concernant le droit à l’assistance, qu’il aborde dès le premier chapitre comme une question fondamentale des politiques sociales, Groulx offre une vision sur les dispositifs nationaux qui n’est ni complaisante avec les pays scandinaves ni négative par rapport à la situation anglo-américaine ou française. Il me paraît profitable de lire ce chapitre en liaison avec le chapitre 6 où Groulx nous amène à comparer les situations nationales en fonction des trois dimensions d’analyse qu’il cible à travers son ouvrage. L’exercice devrait plaire aux chercheurs, car il regorge de détails sur les avantages et les inconvénients de tel ou tel dispositif :
On est en présence, dans la plupart des pays examinés, d’une stratification du dispositif d’assistance ou devant un système à étages ; chaque niveau correspond à des catégories sociales particulières et est doté de conditions d’accès et de barèmes différents.
p. 42
L’auteur rend compte que les critères d’âge, de résidence, de mérite, existent partout et avec des conséquences sur les droits – ou conditions spéciales – pour les jeunes, les réfugiés, les non-participants aux mesures d’employabilité. Ce type de contenu pourrait moins plaire à des acteurs sociaux dont les revendications portent sur le rehaussement des niveaux d’assistance et la dignité humaine avant tout, car concernant cette perspective au bien-fondé politique et éthique, la recherche vient expliquer sous toutes les coutures possibles la faible efficacité dans les vingt-cinq dernières années. Mais en même temps, le livre dans son intégralité pourrait redonner au domaine politique la capacité de mener à terme sa propre logique, avec ou en dépit des résultats de recherche.
S’agissant du potentiel de la recherche dans le domaine des politiques sociales, il m’est apparu que Groulx, en jaugeant sans cesse les limites des études empiriques qu’il recense, en vient presque à nier la légitimité de la recherche. Il est certainement essentiel de soulever en quoi les études nationales ont chacune leurs failles. Il est aussi important de souligner que les finalités de leurs évaluations ne sont pas toutes les mêmes. Par exemple, certaines s’intéressent à l’efficacité des dispositifs d’assistance en termes d’insertion sociale et de trappe à l’inactivité, d’autres au niveau d’allocations et à leur ciblage, d’autres encore à l’effet de l’augmentation du nombre de bénéficiaires sur les coûts financiers pour la société et sur le fonctionnement du marché du travail ; enfin, comme a tenté de le faire l’OCDE, l’évaluation peut viser à cerner le rôle des prestations dans la lutte contre l’exclusion et pour encourager l’autonomie. Mais comme Groulx le dit lui-même, au bout du compte, c’est le monde politique, ayant plus de moyens pour faire valoir sa légitimité, qui guide l’orientation des politiques de sécurité du revenu. C’est peut-être la thèse de Groulx qui est le mieux camouflée dans le coeur même du livre.
En fait, Groulx nous laisse entendre que le jugement que la communauté de la recherche, et la société en général, porte sur les politiques de sécurité sociale participe de l’idée de jauger entre l’efficacité redistributive, d’une part, et la capacité d’incitation à l’emploi, d’autre part. Sur cette base, Groulx nous entraîne notamment à revoir nos idées sur l’exemplarité du modèle scandinave et sur l’effet stigmatisant du modèle anglo-saxon : la réalité, dit-il, c’est que les dispositifs nationaux sont des combinaisons de mesures qui n’en font pas toujours des modèles clairs. Sans que l’efficacité du « modèle nordique » ne soit niée, on apprend qu’il a des effets relativement stigmatisants sur les bénéficiaires, tandis que la capacité des autres « modèles » (français, anglais, allemand) demeure significative, par exemple dans leur pouvoir de sortir plus de bénéficiaires d’une grande pauvreté. Concernant un autre point fondamental, soit l’admissibilité des allocataires, la Scandinavie paraît beaucoup plus sévère et contraignante que le Royaume-Uni, mais elle attribue en revanche des bénéfices plus importants que ce dernier. Ces quelques exemples surprenants méritent en effet qu’on s’y attarde pour savoir « pourquoi » et « comment cela se fait-il ». Et Groulx nous offre des explications étoffées sur de multiples thèmes connexes.
S’il insiste constamment sur les limites des conclusions de la plupart des recherches, tout en nous invitant à faire une lecture consciencieuse de celles-ci, l’auteur réserve finalement tout le dernier chapitre à développer sa thèse sur la nécessaire transformation de l’État-providence. Si je suis restée un peu sur ma faim, je n’ai pas été surprise de ce genre de conclusion très ouverte sur divers possibles, sur une nouvelle sorte d’utopie. Ici, il me semble que les chercheurs du champ de l’action sociale pourraient être incités à débattre.
En somme, ce livre a l’étoffe d’un manuel d’où l’on sort mieux outillé sur les plans théorique, historique et méthodologique et, en ce sens, il s’adresse tant aux étudiants spécialisés des politiques sociales qu’à un public intéressé à leur nécessaire transformation. Pour ces raisons, ce livre est d’un apport exceptionnel et je le recommande. Paradoxalement, il fait la vie dure au monde de la recherche qui ne nous propose pas de solutions nettes au problème récurrent de l’État et de l’efficacité des politiques dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, loin de là. Mais peut-on encore s’attendre à des solutions miracles dans le cadre strict du système providentialiste où seuls l’État et le marché ont jusqu’ici été dans la mire, alors que les familles, les communautés et les entreprises sociales n’y jouent encore à peu près jamais de rôles significatifs. C’est la question qui reste en suspens à la fin de ce bon livre.