Corps de l’article
NPS – Comment a débuté ton implication avec les jeunes punks à Montréal ?
Il y avait déjà plusieurs années que j’étais fier de faire partie de la « scène » punk de Montréal. J’étais tout le temps là quand il se passait quelque chose d’intéressant (shows, partys, festivals, etc.), d’autant plus que ça faisait longtemps que j’étais à Montréal et que j’étais très familier avec la réalité de la rue. Mes expériences de vie dans la rue m’avaient conduit à penser que notre solidarité (quand elle était là !) était la chose la plus importante que nous pouvions avoir entre nous ; ce qui m’a donné envie de trouver des idées qui honoraient ce principe-là. De plus, il y avait déjà un bon moment que je méditais avec quelques amis autour d’une idée de projet qui ressemblait pas mal à ce que l’X a été appelé à devenir plus tard.
NPS – Qu’est-ce qui a déclenché votre action ?
Ce qui a vraiment précipité l’action, c’est l’émeute de mai 1996, lorsqu’un groupe de punks a tout cassé sur la rue Saint-Laurent en sortant d’un bar où plusieurs s’étaient fait refuser l’accès à un spectacle qu’ils avaient déjà payé. Ça a dégénéré avec les « doormen », puis la police s’en est mêlé en arrêtant du monde. Cet événement a été la goutte de trop. Étant donné que cet incident a fait les manchettes, le maire a choisi d’inviter publiquement « les jeunes » à le rencontrer pour lui soumettre des idées, des propositions d’actions. Certains des jeunes ont sauté sur l’occasion pour le rencontrer lors d’une journée « portes ouvertes » à l’hôtel de ville pour lui signaler qu’ils avaient effectivement des propositions ; ce qui a amorcé des discussions avec des fonctionnaires de la Ville. À partir de ce moment-là, nous nous sommes organisés en faisant d’abord des réunions pour mettre en commun les idées de tous et toutes. Lors des premières réunions, nous étions environ une douzaine de personnes de notre groupe à se présenter, mais il est aussi arrivé qu’une cinquantaine de jeunes soient présents.
NPS – Qui d’autres étaient impliqués dans votre action ?
Dès le début, un organisateur communautaire nous a approchés pour nous offrir de l’aide dans nos démarches, puis une travailleuse communautaire s’est jointe à nous. Du côté de la Ville de Montréal, on nous a présenté une première fonctionnaire, puis on a rencontré le maire. Ensuite, nous avons été invités à rencontrer plusieurs fonctionnaires de la Ville, des représentants des deux gouvernements, puis des agents des relations communautaires du SPCUM ; la « police communautaire » n’existait pas encore à l’époque. À la suite de tout ça, nous avons formé notre comité d’implantation constitué de six ou sept d’entre nous, des deux travailleurs communautaires qui nous accompagnaient depuis le début et de trois fonctionnaires de la Ville. Ce fut ainsi jusqu’à l’ouverture de l’X, où le comité a été dissous parce que le conseil d’administration a pris la relève.
NPS – Quelles étaient vos intentions au début de l’X ?
Pour ce qui est de nos objectifs tels qu’ils sont décrits dans notre charte, il s’agissait d’établir, de gérer et d’administrer un lieu propice à l’implication, au développement d’un sentiment d’appartenance, à la création, à l’expression et à la diffusion de spectacles associés à la « scène » punk et underground. Autrement dit, favoriser le développement social et personnel des jeunes qui s’identifient à la « scène » punk, ou à tout autre courant ayant des valeurs similaires. Il était aussi question d’encourager le sens de l’autonomie, de l’esprit d’équipe et de la coopération au moyen d’activités d’information et de formation adaptées à leurs goûts et à leurs besoins, le tout dans le respect des différences culturelles et individuelles. Ces objectifs impliquaient de concevoir, développer et soutenir toute initiative, activité ou projet à caractère social, communautaire, économique et culturel qui contribuait à incarner ces principes d’actions. Il y en a parmi nous qui rêvaient d’ateliers avec des maîtres et des apprentis parce que c’est pour nous une meilleure façon d’apprendre quoi que ce soit, en apprenant sur le tas, par la pratique. Nous voulions surtout un endroit où nous pourrions développer des projets pour nous-mêmes : des projets par et pour les punks ! Par exemple, nous voulions offrir des services d’entraide, de références et de soutien moral et matériel aux jeunes tout particulièrement défavorisés et démunis. Enfin, nous voulions nous approprier un endroit où il était possible de réaliser nos projets à notre manière, d’une façon constructive tout en sollicitant notre créativité et notre débrouillardise. Un lieu où il était possible de vivre les valeurs qui nous tiennent à coeur, soit l’esprit d’équipe, l’entraide, le partage puis le respect. En fait, il s’agissait d’avoir accès facilement à l’espace et aux outils nécessaires pour réaliser nos rêves, une sorte d’école populaire.
NPS – Quels types d’activités vouliez-vous privilégier à l’X ?
À la suite de discussions collectives avec plusieurs jeunes intéressés, nous voulions avoir une salle de spectacle afin de présenter des shows punks sur une base régulière et d’y organiser d’autres types d’événements, avec un bar, évidemment ! Une salle de shows punks sans bar, c’est tout simplement impensable. Puis, des locaux pour installer différents ateliers, soit un atelier de sérigraphie, un atelier de couture, un atelier de recyclage de meubles ainsi qu’un atelier de formation en technique de son et technique de scène. Nous désirions aussi avoir des locaux de « jam » pour permettre à des bands qui avaient peu de moyens de pouvoir pratiquer, une cuisine communautaire et un groupe d’achats collectifs de bouffe pour pouvoir bien manger à peu de frais, puis un centre de documentation, d’information et de références alternatives. En plus de tout ça, on voulait un magasin pour faire la distribution de musique punk et underground qu’on ne trouve pas dans les magasins conventionnels et, éventuellement, vendre les produits des différents ateliers. Disons que nous voyions grand et que nous avons essayé de nous donner les moyens de faire tout ce qu’on voulait vraiment.
NPS – Qu’avez-vous réalisé depuis l’ouverture de l’X ?
Nous avons réussi à réaliser une bonne partie de nos objectifs. La salle de spectacle, c’était primordial pour nous et ce fut, en fait, depuis le début, la plaque tournante autour de laquelle tout le reste s’est rattaché. Pour ce qui est des autres types d’activités, l’atelier de sérigraphie a été le premier à être mis sur pied parce que c’était le plus facile à organiser et que c’était celui qui attirait le plus de monde. Pour ce qui est de l’atelier de recyclage d’objets divers, c’était plus compliqué : à cause du manque d’espace, nous n’avons pu installer d’atelier permanent comme nous l’aurions désiré (avec un espace de travail pour le bois, un pour le métal, un pour l’électronique, etc.). Par contre, notre atelier de formation en technique de son et de scène a initié plusieurs personnes dont certains et certaines qui sont allés étudier dans le domaine et qui ont trouvé du travail dans leur domaine, en plus de nous aider à l’X pour les shows. On a eu des locaux de « jam » pendant un certain temps, mais nous avons dû abandonner l’idée pour laisser l’espace à nos ateliers. Étant donné la vétusté du bâtiment où nous sommes, il faut dire que la moitié de l’espace des locaux que nous occupons ne peut pas être utilisée pour nos ateliers ou pour toute autre activité ouverte au public à cause des normes de sécurité du bâtiment, ce qui complique énormément les choses pour nous.
Notre centre de documentation appelé DIRA (Documentation, Information et Références Alternatives) s’est organisé tranquillement au fil du temps grâce à une poignée de bénévoles et il est maintenant ouvert tous les jours. Le magasin, lui, a été ouvert de façon occasionnelle, mais comme il n’y avait personne pour s’en occuper assez régulièrement, il a fini par fermer. Finalement, malgré une orgie de difficultés, nous avons quand même réussi à réaliser une bonne partie de ce que nous voulions faire au départ !
NPS – Quel était votre mode de fonctionnement dans l’organisation et la gestion de l’organisme ?
Ça a toujours été l’affaire la plus « fuckée » dans l’X !… En théorie, l’X doit avoir un conseil d’administration (CA) formé de cinq membres élus à chaque année par l’assemblée des membres. Le CA doit gérer l’X de concert avec un comité formé des coordonnateurs des différentes activités (salle de shows, bar, ateliers, etc.). Notre système de membership comporte trois types de membres : les membres impliqués qui doivent évidemment s’investir régulièrement dans l’une ou l’autre de nos activités ; les membres participants, qui participent occasionnellement à nos activités ; et enfin, les membres honoraires. Mais, nous n’avons jamais officialisé notre membership… les punks et les structures hiérarchisées !
Pendant un certain temps, le CA se réunissait régulièrement en étant ouvert à tous. Cela permettait à l’ensemble des gens impliqués à l’X d’avoir une bonne idée de la réalité à laquelle les administrateurs étaient confrontés dans leur prise de décision (toutes les responsabilités, les difficultés, les lois, les contraintes, les obligations, etc.). Et surtout, cela leur donnait l’occasion de s’exprimer sur l’X. Ces réunions-là sont devenues les comités organisationnels (CO). Tout s’est bien déroulé pendant un bon moment, mais les CO ont fini par être abolis à la demande d’une partie des membres du CA qui se plaignait de la longueur des réunions. Depuis ce temps-là, toutes les décisions sont prises par le CA, qui se réunit à huis clos sur une base occasionnelle. Je pense que c’est un changement qui a beaucoup nui à l’esprit communautaire de la place.
NPS – Comment avez-vous composé avec les difficultés d’organisation interne ?
Il y a eu un changement important à la suite de notre première assemblée générale. Depuis le début, il était entendu que l’ensemble des personnes impliquées à l’X le faisait sur une base bénévole. Mais certains membres ont été surpris par la lourdeur des responsabilités que cela représentait. Afin de s’impliquer plus sérieusement à l’X, ceux-ci ont suggéré d’étudier la possibilité d’avoir des postes salariés pour pouvoir s’impliquer à temps plein. La proposition a été faite à l’assemblée qui l’a acceptée, ensuite d’autres personnes ont abandonné l’X ou se sont tranquillement désintéressées parce qu’elles anticipaient un système inégalitaire dans lequel certains seraient payés pour leur implication tandis que d’autres continueraient à s’impliquer bénévolement. Ce contexte a également nui à l’esprit communautaire de l’équipe. Aussi, il y a eu des divisions au sein de l’équipe sur la façon de développer le volet communautaire de l’X. La salle de spectacle et le bar ayant tendance à vouloir prendre toute l’importance (ce sont les shows qui font vivre l’X financièrement), les activités à caractère communautaire ont parfois été négligées. Il y a eu beaucoup de frustration à cause du manque d’ouverture du conseil d’administration à la suite de l’abolition des CO, et surtout par rapport au choix des projets à développer et à soutenir. Le résultat est que parmi les personnes qui s’étaient investies avec beaucoup de coeur dans le centre, plusieurs ont fini par quitter l’X. Heureusement, d’autres ont pris la relève : l’X est encore plein de gens qui savent faire les choses avec coeur.
NPS – Comment l’X a-t-il été perçu par les autres jeunes, par les intervenants et par les responsables politiques ?
Les réactions ont été partagées. Pourtant, l’enthousiasme était assez généralisé par rapport à l’idée de notre projet avant l’ouverture officielle de l’X. Mais, plus tard, il y a des gens qui nous ont boudés parce que nous étions en relation avec des fonctionnaires et des représentants du gouvernement. Nous nous sommes même déjà retrouvés assis à la même table que des policiers ( !). Bref, certains ont préféré garder leur distance en nous reprochant de fonctionner selon les règles du système. Il y en a aussi qui se sont désintéressés à cause de la lourdeur des contraintes légales et administratives auxquelles nous étions constamment confrontées. Mais hormis ces difficultés, les réactions ont été positives. Les gens ont apprécié les efforts que nous avons fournis et plusieurs ont grandement apprécié leur propre expérience à l’X.
Dans l’ensemble, notre projet a été très bien accueilli dans le milieu communautaire autant à Montréal qu’ailleurs au Québec (nous avons eu l’occasion de présenter notre projet à l’extérieur de Montréal à plus d’une reprise). Le fait que ce soit un projet conçu dans un esprit d’empowerment a plu à plusieurs, qui se sont dits impressionnés par notre initiative et par nos réussites. En général, nous avons eu beaucoup de soutien et nous avons souvent collaboré à des projets intéressants (festival de la rue, expositions et autres).
Du côté des responsables politiques, je dirais que nous avons été assez bien reçus, assez pour que nous soyons raisonnablement subventionnés, sans quoi notre projet n’aurait jamais vu le jour. D’ailleurs, cela fut assez drôle de voir que nous arrivions à déconcerter plus d’un politicien et d’un fonctionnaire, soit parce que nous étions étonnamment bien organisés et que notre projet était bien élaboré, soit parce que nous n’arrivions pas à correspondre aux programmes standards, nous étions difficilement catégorisables et nous nous retrouvions souvent dans la case « Autres » des questionnaires d’évaluation. J’ai eu l’impression que la nature et l’originalité de notre projet ont suscité beaucoup d’intérêt et sûrement quelques débats !
NPS – Selon toi, quel est le principal problème en ce qui concerne les jeunes marginaux ?
C’est dur à dire, cela dépend du contexte et du type de « jeunes marginaux » dont on parle, car ceux-ci ne vivent pas tous la même réalité. Il y a plusieurs types de « jeunes marginaux ». Il n’y a pas juste les punks qui sont marginalisés dans notre société. Dans le fond, je dirais que le plus gros problème, c’est le « Système » ! ! ! Non mais, sérieusement ! Puis j’en ai long à dire là-dessus ! Il faut comprendre que lorsque je parle de système, je conçois notre société comme encadrée par un ensemble de systèmes : le système politique et le système légal qui régissent nos vies, ainsi que le système capitaliste (système monétaire, système financier, les lois du marché, etc.). Tout ça a une influence drastique et même dramatique sur tous les aspects de notre existence. Il y a tout un système de pensée, de valeurs et de convenances qui nous est inculqué dès notre enfance, d’abord par nos parents, puis tout au long de notre passage dans le système d’éducation et qui, par la suite, est véhiculé essentiellement par les médias traditionnels. Ces derniers nous rappellent constamment ce qui est socialement acceptable, les tendances à suivre, comment on doit penser, à quoi on peut rêver même. Aussi, on peut parler du « système communautaire » qui nous concerne tout particulièrement ici, si l’on conçoit que le milieu communautaire forme un système en soi. On peut reconnaître une infinité de systèmes comme ça. Enfin, tout ça mis ensemble, j’appellerais ça notre « système social ».
Le problème que je vois dans tout ça, c’est que notre système social a tendance à essayer de nous faire « fitter » dans un moule, à nous normaliser en nous proposant un certain nombre de modèles de citoyen (et l’éventail est assez restreint). Des modèles où les principales étapes de notre vie en société sont déterminées à l’avance : l’âge où l’on doit commencer à aller à l’école, le nombre d’années qu’on doit y passer, le travail, le couple, la famille, les manières de jouer notre rôle dans la société, l’âge de la retraite, etc. La mode nous dit quels genres de look on doit adopter pour pouvoir paraître respectable. La publicité s’efforce de nous démontrer qu’avoir le sens des valeurs, c’est de savoir aller au « bon » endroit pour s’acheter du beau linge et des bijoux, elle nous montre quels standards de vie nous devons rechercher. C’est assez abrutissant tout ça !
En bout de ligne, nous vivons dans une société où tout est une question d’apparences, où c’est plus important de paraître que d’être vraiment, une société où l’important c’est d’avoir « l’air de », où il faut avoir de l’allure, sans plus. On vit à l’ère du « fake », de l’artificiel ! Ça nous donne un système social dont l’équilibre repose sur un paquet d’inégalités sociales, pensons aux écarts de richesse qui continuent à s’élargir sans arrêt entre les différentes classes sociales. Pensons au fait que le salaire minimum soit maintenu sous la barre des huit piastres de l’heure alors qu’il y en a qui peuvent gagner des centaines de milliers de dollars par année. Savez-vous combien de familles on peut faire vivre pendant un an sur l’aide sociale avec cent mille piastres ? !
J’ai l’air de m’éloigner du sujet, mais en fait tout ça est intimement relié aux problématiques de la marginalité. La vision conventionnelle qu’on a du jeune marginal, que ce soit dans le domaine du travail social ou dans le milieu communautaire, c’est un punk qui fait du « squeegee » sur le coin de la rue pour se payer de la drogue, une prostituée qui se gèle le cul sur un coin de rue du centre-ville ou un robineux, complètement saoul, qui quête sur le bord de la rue. Mais dans les faits, la réalité de la marginalité s’étend bien au-delà de ces stéréotypes-là ! Premièrement, ce n’est pas tous les marginaux qui ont des problèmes de consommation de drogues ou d’alcool. La drogue et l’alcool n’affectent pas seulement les marginaux et ce n’est pas tous les marginaux qui sont dans la rue non plus. Ensuite, il y a beaucoup d’autres façons d’être marginalisé dans notre société, des façons qui ne sont pas toujours aussi évidentes, mais qui divisent quand même les gens et qui tendent à les isoler.
D’une part, notre système social marginalise la pauvreté. Les enfants seront marginalisés dès la petite école si leurs parents n’ont pas les moyens, par exemple, de leur acheter les mêmes jeux vidéo que leurs amis. Plus tard, les jeunes peuvent être marginalisés parce qu’ils ne sont pas habillés à la mode et ainsi de suite. Ce sont des exemples qui peuvent paraître ridicules, mais c’est dès le tout jeune âge que les processus de marginalisation commencent à s’ancrer dans l’esprit des enfants. Notre système a tendance à accentuer ça en vieillissant. Et puis, il y a aussi la marginalisation fondée sur l’origine ethnique, la langue, la religion ou encore sur le sexe et l’orientation sexuelle. Cela se vit à tout âge et c’est encore malheureusement beaucoup plus répandu qu’on pourrait le penser.
Si tu choisis de prendre un autre chemin que celui qui t’est dicté, tu es aussi marginalisé. Pourtant, le choix de structures qui nous est imposé n’est pas nécessairement adapté pour tous, il ne tient pas compte du fait que nous sommes des individus différents et que nous ne sommes pas nécessairement tous faits pour « fitter » dans le moule. La plupart du temps, les comportements marginaux sont fortement réprimés et souvent même criminalisés. Comme le disait l’ancien chef de police du poste 33 (situé au centre-ville de Montréal avant les postes de quartier), et dont je tire la citation d’un journal : « Ils ont choisi d’être marginaux, qu’ils en payent le prix ! » C’était à l’époque où nous préparions le projet de l’X, mais cette attitude-là est encore trop souvent bien présente et pas juste au sein de la police !
Il faudrait peut-être qu’en tant que société nous nous adaptions mieux à la réalité dans laquelle on vit. Pensons au problème de la drogue par exemple : est-ce que c’est vraiment la bonne solution que de criminaliser l’usage des drogues ? Le fait d’en criminaliser la consommation ne fait qu’aggraver la situation de ceux qui ont un problème de consommation alors que la consommation abusive a déjà son lot de problèmes assez lourds à traîner. Cela ne fait que marginaliser encore plus ces gens-là puis, finalement, cela a pour effet de réduire encore plus leurs chances de bien s’intégrer au reste de la société. On devrait peut-être prendre le temps de calculer l’ensemble des coûts sociaux que cela implique à long terme.
Un autre exemple : on criminalise la débrouillardise en punissant ceux qui ont la volonté de se lever et de passer leur journée sur le coin d’une rue, à faire du « squeegee » beau temps, mauvais temps. Pourtant, ces jeunes offrent un service qui peut souvent être très utile. C’est normal qu’ils demandent à être payés pour donner aux gens ce qu’ils veulent en plus ! Au moins, tant qu’ils font ça, ils ne volent personne. Le fait de criminaliser une action aussi banale que de faire du « squeegee » a pour effet de banaliser la criminalité dans l’esprit du jeune qui se fait punir pour avoir essayé de gagner sa vie honorablement et ça peut l’entraîner plus facilement vers des comportements qui soient vraiment criminels.
Il existe plusieurs autres exemples similaires, surtout dans une jungle urbaine comme Montréal ! Tout ça a pour conséquence d’accentuer les tensions sociales plutôt que d’encourager la solidarité sociale comme il serait souhaitable. C’est un problème de société qui, d’une façon ou d’une autre, nous concerne tous. Je pense que c’est important qu’on continue à développer des solutions alternatives à ce qui se fait déjà pour enfin permettre à des jeunes marginalisés de trouver une place qui leur convient. Il faut ouvrir des portes, plutôt que de les refermer, créer de nouvelles ouvertures. Mais le plus important dans tout ça, c’est surtout de garder l’esprit ouvert !
NPS – Penses-tu que les organismes communautaires, les institutions répondent bien aux désirs et aux besoins des jeunes marginaux à Montréal et au Québec en général ?
Si l’on parle des organismes communautaires, ceux-ci contribuent à combler certains des besoins de base des jeunes comme l’hébergement et surtout la bouffe, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, mais qui a quand même son effet pervers : les jeunes deviennent dépendants de ces services-là et n’apprennent pas à se débrouiller pour autant. Comme on dit : « Au lieu de donner du poisson à quelqu’un qui a faim, apprend-lui à pêcher ! » Il est vrai que, dans certains cas, il y a des jeunes qui ne sont pas en mesure de se débrouiller, comme ceux qui ont des problèmes sérieux de dépendance envers les drogues et l’alcool par exemple.
Mais je pense que ça prendrait plus de projets alternatifs qui laissent plus de place à l’initiative des jeunes, sans nécessairement viser à les « réadapter » au système. J’ai de la misère avec ce principe-là de l’intervention sociale – le principe de réadaptation : s’acharner à faire rentrer des gens dans un moule qui n’est pas fait pour eux. Et si c’était le système qu’on avait besoin de réadapter à la réalité des gens ? Par exemple, en Europe, il y a une culture du squattage. Un squat, c’est un building abandonné ou inoccupé utilisé par des gens qui seraient dans la rue autrement. Il y a même des lois dans certains pays qui peuvent rendre cette pratique légale. Les squats sont des milieux de vie marginaux et sont des endroits où se développent souvent des projets extrêmement intéressants. Cela permet d’abord à des marginaux vivant dans la pauvreté de vivre un peu plus décemment plutôt que d’être condamnés à survivre. Ici à Montréal, c’est à coups de matraque et de poivre de Cayenne que les jeunes marginaux se font sortir des squats. En plus de se faire battre et de se retrouver dans la rue encore une fois, les jeunes y perdent souvent le peu d’affaires personnelles qu’ils possèdent. Ils se retrouvent avec des amendes qu’ils n’auront même pas les moyens de payer ! Et s’ils osent essayer de se défendre, c’est encore pire !
Cela me fait penser à l’une de nos institutions les plus importantes : le système de justice. Je pense que la répression policière et judiciaire de certains comportements marginaux (je pense au squattage, à la consommation de drogues, à la prostitution, au « squeegee » ou à la mendicité, par exemple) a fait ses preuves en termes d’inefficacité. Ce n’est pas une façon efficace de s’attaquer aux problèmes, car cela n’améliore en rien la situation, bien au contraire. Plus de tensions et de problèmes en découlent sans parler du coût social de la répression. Mais pour qu’il y ait des changements à ce niveau-là, ça prend une volonté politique de s’attaquer au problème et ça prend des politiques orientées vers les gens, pas seulement vers les investisseurs. Malheureusement, j’ai l’impression que nous sommes loin d’être rendus là !
NPS – Penses-tu que votre action collective a eu un impact sur la situation des jeunes marginaux ?
J’ose espérer que oui ! C’est sûr qu’on a eu un impact. Un impact qui n’est pas nécessairement évident à qualifier ou à quantifier parce que, comme je le disais tantôt, les jeunes marginaux ne vivent pas tous la même réalité et nous ne les avons pas tous touchés de la même façon. Mais nous avons eu beaucoup de témoignages de jeunes qui nous ont dit que nous les avions aidés ou inspirés d’une manière ou d’une autre. Je sais que nous en avons encouragé plusieurs simplement en leur prouvant à travers ce que nous avions réalisé que c’était possible de s’organiser pour arriver à faire ce que l’on veut et réaliser nos projets. Plusieurs des jeunes impliqués ont aussi créé leur propre projet en dehors de l’X dans différents domaines.
NPS – Penses-tu avoir eu un impact sur les intervenants sociaux ?
Je crois que oui. J’ai l’impression en tout cas qu’on en a au moins inspiré quelques-uns. Je regarde par exemple le nombre d’organismes communautaires qui ont développé depuis quelque temps des activités (sous forme d’ateliers ou autres) en parallèle avec les services de base qu’ils offraient ; j’ai souvent vu des organismes qui reprenaient des idées d’activités qui ressemblaient pas mal à des idées qui avaient déjà été développées à l’X. Je trouve que c’est une bonne chose que cet esprit-là se propage… Je peux dire qu’on a contribué à susciter quelques débats et réflexions intéressants, ça c’est sûr !
NPS – Penses-tu avoir eu un impact sur les responsables politiques municipaux ?
Oui, au début, puisque ce sont les premiers à qui nous avons présenté notre projet et je peux dire que nous avons été bien accueillis. Mais à long terme, c’est difficile à évaluer ; surtout depuis les changements survenus sur le plan politique à Montréal (je parle du changement de parti au pouvoir et de la création de la nouvelle grande ville de Montréal). J’ai participé à toutes sortes de comités, de colloques et de tables de concertation en tant que représentant de l’X. Et, pour avoir vécu la réalité du centre-ville depuis plus de 15 ans maintenant, je peux dire que malgré l’expression d’une volonté pour améliorer la situation sur la rue, la situation ne s’est pas vraiment améliorée. Les jeunes marginaux se font encore harceler par les policiers. Les jeunes de la rue continuent de se faire matraquer parce qu’ils dorment dans des squats ou des endroits publics et la police continue de donner des tickets à ceux qui font du « squeegee ». Pendant ce temps-là, il y a toujours de plus en plus de jeunes qui se ramassent dans la rue, il y a de plus en plus de drogues (je parle des drogues dures en particulier : coke, héroïne, etc.), puis il y a de plus en plus de violence aussi.
Entre-temps, le prix des logements continue de grimper en flèche et l’écart continue à se creuser entre les plus riches et les plus pauvres. Et ça n’a pas l’air parti pour s’améliorer ! Je pense qu’il y a encore beaucoup de travail à faire sur le plan politique pour améliorer la situation. Je ne parle pas seulement de ce qui se décide à l’Hôtel de Ville, mais à tous les niveaux où se prennent des décisions politiques à Montréal. Par exemple, pensons aux différentes sociétés de développement, aux associations de commerçants, de propriétaires ou de résidants et aux institutions montréalaises.
NPS – As-tu des projets en tête que tu aimerais développer ?
Bien oui ! Toujours ! J’ai une orgie d’idées pour élaborer plusieurs projets. Mais, pour le moment, je prends le temps de méditer sur tout ça, pour mieux choisir ce à quoi je vais m’attaquer en premier. C’est important de prendre le temps de bien s’organiser avant de partir. Puis, je veux essayer de m’accorder un peu de temps à moi aussi, pour faire changement. J’ai déjà pris mes distances par rapport à l’X et, avec un peu de recul, je pense que ça va me permettre d’utiliser au mieux l’expérience que j’ai vécue là. Je pourrai t’en reparler lorsque je vais être prêt à « attaquer » !