Résumés
Résumé
Que savons-nous de la manière dont les jeunes hommes en situation d’exclusion et de pauvreté assument leur paternité ? Les recherches portant sur cette population sont encore très rares. Actuellement, la connaissance scientifique de la paternité est fortement teintée de l’expérience des pères qui possèdent des revenus suffisants. De plus, très souvent les informations dont on dispose au sujet de ces pères proviennent de témoignages de mères qui tracent un portrait généralement dévalorisant de pères, perçus comme étant absents et comme n’assumant pas leurs responsabilités face aux enfants. Quelques recherches ayant recueilli les témoignages de pères en situation économiquement précaire montrent toutefois une autre facette de cette population. Le présent article propose un modèle de compréhension de l’engagement paternel en contexte d’exclusion économique et sociale.
Abstract
What do we know about how excluded poor young men deal with fatherhood ? Research in this area is rare. Current scientific knowledge on fatherhood is teinted by the experience of middle class fathers. Also, available information on these fathers often come from mothers who generally depict a pretty negative portrait of fathers who are seen as absent and unresponsible. Some interviews with poor fathers report a different view on this population. This paper presents an analytical model of father involvement in the context of social and economical exclusion.
Corps de l’article
Le rôle du père prend un autre visage depuis les dernières décennies. Les changements dans la définition des rôles sexuels et parentaux, ainsi que la présence massive des femmes sur le marché du travail augmentent considérablement les attentes quant la place que doivent prendre les des pères auprès des enfants, tant sur le plan affectif que financier. De même, l’impact positif, désormais reconnu, de la présence des pères sur les plans cognitif, social et émotif des enfants (Turcotte et al., 2001) et, notamment, sur la réussite scolaire de ceux-ci (Amato et Gilbreth, 1999) justifient l’importance de sensibiliser les jeunes hommes à la paternité et de favoriser leur participation précoce dans la vie des enfants, d’autant plus que les pères semblent bénéficier, eux aussi, de cet engagement (Carpentier, Sirois et Lajoie, 1992 ; Snarey, 1993). La participation active des pères auprès des tout-petits, suivant leur style propre, c’est-à-dire souvent dans un contexte d’activités ludiques, accroît le bien-être des enfants. De surcroît, la participation des pères aurait pour effet de prévenir les mauvais traitements envers les enfants, soit indirectement par le biais de soutien offert à la mère, ce qui diminuerait l’usage potentiel de violence envers les enfants (Biller et Solomon, 1986), soit directement, par le développement d’un profond sentiment de compétence paternelle qui préviendrait, chez le père, le risque d’avoir recours à des mauvais traitements (Dubowitz et al., 2000).
Dans cette mouvance, l’intérêt pour la participation des pères est, au Québec, en plein essor. De plus en plus de recherches s’y consacrent et visent à comprendre la répartition des tâches parentales (Turcotte et al., 2001), à saisir l’expérience paternelle dans les familles à risque de négligence (Lacharité, 2001), à développer des outils spécifiques visant à sensibiliser les intervenants à l’importance de la présence des pères auprès des enfants (Ouellet Turcotte et Desjardins, 2001), à comprendre les rapports qu’entretiennent les hommes avec les services sociaux publics (Dulac et Groulx, 1998) ou, encore, à documenter l’impact des transitions de vie (divorce, perte d’emploi, naissance d’un enfant) sur le rôle paternel (Devault et al., 2003). Ce ne sont là que quelques exemples illustrant l’intérêt académique pour la thématique. Toutefois, cet intérêt n’est pas seulement d’ordre scientifique puisque, depuis 1997, la valorisation du rôle paternel s’inscrit dans les priorités nationales de la Santé publique du Québec qui stipule que « les programmes dans les domaines de la périnatalité et de la petite enfance incluent systématiquement un volet sur la valorisation du rôle des pères et sur l’engagement de ceux-ci » (Gouvernement du Québec, 1997).
Créé en 1994, le Groupe de recherche et d’action sur la victimisation des enfants (GRAVE) regroupe des chercheurs universitaires (Université du Québec à Montréal, Université de Montréal, Université du Québec en Outaouais) et institutionnels (Direction de la santé publique de Montréal-Centre, Centres jeunesse de Montréal), ainsi que des représentants de divers secteurs (notamment de l’intervention psychosociale) qui se donnent pour objectif de développer des recherches capables de contribuer à prévenir l’apparition de situations de victimisation chez les enfants et les jeunes, ainsi qu’à en réduire la durée et la gravité. Une sous-équipe du GRAVE, le groupe Prospère, centre ses études sur la thématique de la paternité comme facteur de prévention de la victimisation des enfants. Au cours des sept dernières années, le groupe a mené plusieurs recherches, dont la principale a visé à implanter sur deux territoires des interventions destinées à favoriser l’engagement paternel (Ouellet et al., 2001). Cette recherche-action, qui mise sur la mobilisation communautaire dans une perspective de promotion de l’engagement paternel, fait actuellement l’objet d’une évaluation d’impact. Après un bilan des dernières années, l’équipe Prospère constate, en regard des recherches empiriques et de la recherche-action actuellement en cours, qu’elle rejoint peu donc connaît peu les pères jeunes et vulnérables sur le plan économique et social. Dans cette perspective, au cours des prochaines années, Prospère se donne pour mission d’approfondir la connaissance de la population des jeunes pères exclus et pauvres et de réfléchir à de meilleurs moyens de les soutenir dans leur désir de s’investir auprès de leurs enfants. Le présent article explique la démarche de l’équipe jusqu’à l’aboutissement à cette conclusion.
L’intervention auprès des pères
Les interventions visant à favoriser l’engagement paternel sont de plus en plus nombreuses. Une recension de 61 projets d’intervention auprès des pères au Canada (Bolté et al., 2001) mène à la conclusion que la vaste majorité des projets visant à soutenir les pères se déroulent dans le réseau de la santé et des services sociaux et dans le secteur communautaire (CLSC, Maison de la famille ou autres organismes communautaires). Par ailleurs, très peu de ces programmes sont systématiquement évalués. Néanmoins, il ressort des rapports de consultation un consensus quant à la difficulté de recruter les pères et de maintenir leur participation au sein des programmes d’intervention (Arama et Bouchard, 1996 ; Bolté et al., 2001 ; Dulac et Groulx, 1998). On constate aussi que les projets qui semblent avoir le plus de succès ne sont pas pilotés par le réseau des services sociaux. Ils sont développés dans des milieux où l’on retrouve un plus grand nombre de pères tel le milieu de travail ou le centre de loisirs. Enfin, il semble que les programmes rejoignent peu les jeunes pères qui vivent dans des contextes de précarité financière. Les résultats issus de cette enquête portent à penser que le milieu de l’insertion en emploi, jusqu’ici très peu exploré comme site d’intervention auprès des pères, présente plusieurs avantages dont le premier est de rejoindre les pères dans le contexte même de leur milieu de vie.
Les entreprises d’insertion
Les entreprises d’insertion font partie d’un secteur de services complètement indépendant du réseau de la santé et des services sociaux. Ce secteur, dont l’objectif est de soutenir l’accès à l’emploi, met à la disposition des chômeurs et des assistés sociaux des programmes d’employabilité, des centres locaux d’emploi et des entreprises d’insertion. C’est dans un « cumul des précarités » vécu par les jeunes (Desmarais, 2000) qu’ont été mises sur pied, dans les années 1980, plusieurs de ces initiatives de l’État et du privé visant à favoriser l’insertion ou la réinsertion professionnelles. Différents organismes et services ont pour mission d’aider les jeunes dans leur recherche d’emploi, leur formation professionnelle ou leur insertion concrète dans un milieu de travail (Favreau et Lévesque, 1996). En comparaison avec d’autres formes de soutien à l’emploi, les entreprises d’insertion ont ceci de particulier qu’elles proposent « un modèle qui allie dans un même lieu formation personnalisée et production d’un bien de consommation » (René, Lefebvre et Cotton, 1999 : 56). Les jeunes (16-25 ans) qui composent la clientèle des entreprises d’insertion se voient offrir une formation adaptée à leurs besoins, ainsi qu’une aide psychosociale. Les participants sont des personnes en situation d’exclusion économique (retrait forcé du marché de l’emploi ou difficulté à s’insérer pour des raisons personnelles) et sociale (isolement, itinérance, absence de statut, etc.) ayant connu des échecs répétés et pour lesquelles les ressources existantes se révèlent inadaptées (Collectif d’insertion, 2000).
À partir des conclusions voulant que les interventions destinées aux pères dans le contexte des services sociaux affichent de sérieuses difficultés de recrutement, surtout auprès de pères jeunes et socialement exclus, il est impératif d’explorer des formes d’intervention qui rejoindraient ce groupe particulier de pères. Les entreprises d’insertion constituent une option tout à fait intéressante. Toutefois, avant de développer les caractéristiques d’une intervention en contexte d’insertion en emploi, il importe d’approfondir notre connaissance de la construction de la paternité en contexte de précarité. Les prochaines sections donnent des informations relatives à cette question. Nous présentons également un modèle qui se veut une tentative de conceptualisation de l’engagement paternel dans ce contexte, en fonction d’une vision écologique de l’être humain.
Être un jeune parent en l’an 2000
Les changements des récentes décennies, tant sur le plan économique que social sont susceptibles d’affecter bon nombre de jeunes adultes. Sur le plan économique, la mondialisation des marchés et les multiples changements technologiques ont des conséquences graves comme « le chômage, la précarité d’emploi, la pauvreté, l’exclusion d’une partie relativement importante de la population active notamment la catégorie des jeunes adultes de 16 à 35 ans » (Assogba, 2000 : 5). Au Québec, le taux d’abandon scolaire des garçons est très élevé (22 %) par rapport à celui des filles (7 %), ce qui accentue les risques de chômage et de pauvreté chez les garçons. Chez les jeunes québécois de 15 à 29 ans, le taux de chômage était de 16 % en 1997 alors qu’il était de 10 % chez les 30 ans et plus (Conseil permanent de la jeunesse, 1997). Dans l’ensemble du Canada, le taux de chômagechez les jeunes s’est accru atteignant aujourd’hui 13 % (Statistique Canada, 2001). Selon le Secrétariat à la jeunesse, le taux d’assistance sociale a triplé entre 1975 et 1995, passant de 3,8 % à 12,2 % chez les jeunes de 18 à 29 ans. Enfin, la participation au marché du travail se réalise de plus en plus par l’obtention d’un emploi précaire qui provoque, au fil du temps, un « cumul des précarités » prenant la forme de chômage répété, d’isolement, de conflits familiaux, de logement inadéquat et de manque de ressources financières (Desmarais, 2000).
Sur le plan social, les modifications structurelles sont également nombreuses et profondes. La multiplication des structures familiales, l’incertitude quant aux prescriptions sociales eu égard aux rôles sexuels et parentaux et, plus globalement, la place de la famille dans la société constituent des dimensions susceptibles d’engendrer une certaine détresse psychologique ou, à tout le moins, une absence de modèle qui rend plus ardue l’entrée dans la vie adulte. En somme, les jeunes d’aujourd’hui vivent dans une société où « les institutions fondamentales telles que la famille et le travail subissent des transformations importantes qui ont beaucoup à voir avec certaines difficultés qu’ils rencontrent » (Conseil de la santé et du bien-être, 2001 : 9).
Pour les jeunes adultes qui ont des enfants, ce contexte économique et social affecte considérablement les conditions dans lesquelles ils doivent élever leur progéniture et laisse entrevoir des conséquences négatives sur le bien-être de leurs enfants (Desmarais, 2000 ; René et al., 1999). Les recherches démontrent de manière consistante que les enfants qui vivent dans la pauvreté sont plus à risque de souffrir de mésadaptation et de problèmes psychologiques : dépression, faible estime de soi, conflits avec les pairs (McLoyd et Wilson, 1991). Ils vivent davantage de difficultés scolaires et présentent plus souvent des troubles de comportements que les enfants mieux nantis (Conseil canadien de développement social, 1996).
La paternité en contexte de pauvreté
Certaines études confirment l’impact négatif du stress financier sur les comportements parentaux chez les mères, mais également chez les pères. Les parents pauvres affichent un plus haut degré de négligence, de signes d’impatience et de froideur à l’égard des enfants (Halpern, 1993). La recension de McLoyd (1990, dans Marsiglio, 1995) souligne que l’anxiété, les sentiments dépressifs et l’irritabilité, exacerbés par une situation précaire, accroissent l’utilisation de comportements punitifs et non soutenants des parents. Dans le même sens, une étude de Simons et ses collaborateurs (1990) révèle que la pauvreté économique augmente le niveau de détresse psychologique des pères ; elle diminue chez ces derniers la valorisation du rôle parental et augmente leur propension à percevoir négativement leurs enfants. Par ailleurs, la difficulté du père à fournir un revenu suffisant peut engendrer des conflits conjugaux et faire naître une sorte de honte associée au fait de ne pas pouvoir jouer convenablement son rôle de pourvoyeur économique (Tamis-LeMonda et Cabrera, 1999)
Mais on ne peut conclure que le contexte de pauvreté seul explique la situation de ces pères. Que savons-nous de la manière dont les jeunes hommes en situation d’exclusion et de pauvreté assument leur paternité, comment ils s’engagent dans ce rôle ? Les recherches portant sur cette population sont encore très rares (Coley, 2001 ; Turcotte et al., 2001). De plus, il semble que les informations dont nous disposons sur les pères proviennent souvent de témoignages de mères qui tracent un portrait généralement dévalorisant de pères, perçus comme étant absents et comme n’assumant pas leurs responsabilités envers leurs enfants (Coley, 2001 ; Marsiglio, 1995 ; Tamis-LeMonda et Cabrera, 1999).
Un autre problème auquel doit faire face quiconque s’intéresse à la paternité en milieu de précarité économique est le fait que les chercheurs et, par le fait même, les concepts développés pour décrire les caractéristiques de la paternité, réfèrent à des échantillons de pères de race blanche, issus de milieux favorisés. Ainsi, par exemple, on ne peut confirmer que les dimensions de l’engagement paternel issues de la littérature récente et généralement acceptées par la communauté scientifique (les dimensions décrites par Lamb, 2000, par exemple) s’appliquent à la population des pères de milieux défavorisés ou d’autres origines culturelles puisqu’on a peu vérifié le degré de concordance de ces concepts avec cette population. En ce sens, on peut se demander si l’idéologie dominant le discours sur la nouvelle paternité caractérisée par une forte connotation affective du lien père-enfant correspond à la manière dont les pères issus de milieux défavorisés veulent s’engager auprès de leurs enfants. Selon Coley (2001), il y a lieu d’en douter pour la simple et bonne raison que les chercheurs s’y sont peu intéressés. En fait, il est difficile de dresser un portrait fidèle de la paternité en contexte de pauvreté, faute de données empiriques. On rapporte par exemple que les pères possédant un faible degré de scolarité, généralement associé à un revenu insuffisant, jouent moins souvent le rôle de pédagogue auprès de leurs enfants (Jain et al., 1996, dans Tamis-LeMonda et Cabrera, 1999). Une connaissance approfondie et « sensible » du contexte de vie de ces pères oblige à nuancer ces propos. À partir d’entretiens cliniques auprès de pères de milieux appauvris, Lacharité (2001) souligne que la conception du rôle paternel peut prendre une tournure assez singulière dans laquelle les pères rapportent avoir pour principal objectif d’aider leur petit à survivre dans un monde « ennemi ». Les conseils alors prodigués à l’enfant sont de ne pas faire confiance, de cultiver une certaine distance interpersonnelle et d’éviter de développer un sentiment d’attachement envers les individus de l’entourage. Il va sans dire que si cette stratégie est peu représentée dans la littérature scientifique, on peut très bien concevoir qu’elle devient pédagogique et adaptée dans le contexte de vie de ces pères et de ces enfants.
En ce sens, ne considérer que la pauvreté pour comprendre la paternité en milieu de précarité ne suffit pas. C’est le phénomène plus large de l’exclusion sociale qu’il faut considérer (Lacharité, 2001), cette exclusion qui entraîne une détérioration considérable des relations de soutien et une diminution de l’estime de soi des pères. Les regards posés par l’entourage des pères en situation d’exclusion ne sont pas des regards bienveillants, ils proviennent d’intervenants, de policiers ou de juges qui évaluent, diagnostiquent et contrôlent. C’est dans ce contexte spécifique que se définit le rôle de père. Ainsi, les mesures visant à soutenir ces pères ne doivent donc pas ignorer les multiples obstacles qu’ils doivent surmonter pour s’investir auprès de leurs enfants. Ces obstacles sont faits de la difficulté d’avoir accès à une formation professionnelle adaptée, à un logement adéquat, à un travail stable et parfois, tout simplement, à ses enfants, dans un contexte de séparation maritale.
Malgré les nombreuses difficultés constatées par les sociologues et les démographes, le désir d’avoir des enfants est bien présent chez les jeunes. À titre d’exemple, 86 % des jeunes interrogés par Desmarais et ses collègues (2000) révèlent vouloir devenir parents. On retrouve des proportions semblables ou plus élevées aux États-Unis, où l’on rapporte que 89 % des jeunes hommes de 15 à 19 ans disent vouloir devenir père (Marsiglio, 1995). Chez les garçons, quoique ce projet soit plus flou que chez les filles, le désir de paternité est marqué. Il apparaît cependant plus dépendant de leur statut d’emploi (Dandurand et al., 1995, dans Desmarais, 2000). Il est possible que la socialisation des hommes, encore aujourd’hui plus axée sur le travail, fasse en sorte que ces derniers veulent d’abord accéder à un emploi pour ensuite remplir adéquatement leur rôle de père. Cela ne veut pas cependant dire qu’obtenir un emploi soit plus important que de devenir père. Au contraire, dans les milieux appauvris, le fait de devenir père semble revêtir une importance majeure dans l’accession à un statut social. On relate aussi que l’arrivée d’un enfant peut bouleverser la vie de ces jeunes hommes et contribuer à diminuer leurs comportements délinquants et redonner un véritable sens à leur existence (Ouellet et Goulet, 1998). Ainsi, les jeunes pères ont un bagage personnel, une histoire, une socialisation dont il faut tenir compte et qui ne se résument pas à la notion de « problème ». Ces parents, malgré leurs difficultés, sont d’abord et avant tout des individus qui, dans la mesure où ils disposent des ressources nécessaires peuvent devenir des sujets, acteurs et auteurs de leur propre vie. Encore faut-il que notre vision soit large et englobe toutes les caractéristiques de la vie de ces pères.
Les résultats des groupes de discussions tenus en compagnie d’une dizaine d’apprentis attachés à une entreprise d’insertion de Montréal confirment qu’il est nécessaire d’examiner le contexte de vie pour bien saisir l’expérience des pères et l’impact potentiel de cette situation sur le bien-être de leurs enfants. Les jeunes pères rencontrés dans cette étude exploratoire indiquent que plusieurs embûches peuvent les empêcher d’assumer pleinement leur rôle. Ils mentionnent des conflits avec la conjointe ou l’ex-conjointe, la peur de ne pas être à la hauteur avec l’enfant, les pressions de la famille, les problèmes de consommation de drogue ou d’alcool ou le manque de ressources financières. Les représentants de cette population révèlent aussi que la gestion simultanée des différentes facettes de leur situation (insertion au travail, éducation de l’enfant, relation conjugale, relations avec la famille élargie) présente plusieurs difficultés. Dans ce contexte, la prise en compte de toutes les facettes de la vie des jeunes pères est nécessaire pour bien saisir les défis qu’ils ont à relever et les aspects pour lesquels ils ont besoin de soutien.
L’ensemble de ces informations donne à penser que les pères de milieux défavorisés n’ont pas nécessairement la même conception du rôle paternel que les pères de milieux plus aisés. Le contexte dans lequel les jeunes pères se développent comporte une multitude de facteurs susceptibles d’influencer l’engagement paternel. La documentation de l’expérience des jeunes hommes qui ont un enfant relativement tôt dans leur vie adulte et qui vivent dans une situation de précarité économique, considérée dans son contexte spécifique, facilitera le développement d’interventions réellement adaptées à cette population.
De quelle manière les jeunes hommes en situation d’exclusion sociale et de pauvreté assument-ils leur paternité ? Quelles sont leurs préoccupations, leurs besoins, comment perçoivent-ils leur rôle ? Comment les différentes facettes de leur vie (personnelle, parentale, professionnelle et sociale) se combinent-elles pour influencer l’expérience de la paternité ? Voilà les questions auxquelles les recherches futures devront répondre.
Pour préparer le terrain à une telle connaissance, nous proposons un cadre d’analyse, illustré par la figure 1. En accord avec la littérature présentée, ce cadre d’analyse se base sur le principe général que l’engagement paternel est le résultat du développement global d’un individu dans le temps. Nous croyons que l’insertion sociale, qu’elle soit conçue comme une insertion professionnelle, une prise en charge du rôle de père ou d’amoureux, est le résultat de plusieurs trajectoires qui habitent une personne. Nous devons donc tenter de saisir l’ensemble de ces informations afin de bâtir une image fidèle de l’engagement paternel[1]. Pour cette raison, le schéma proposé examine tout d’abord l’apport de l’histoire passée de la personne par l’approfondissement de trois trajectoires distinctes. Premièrement, la trajectoire personnelle permet de décrire la relation du sujet avec ses parents dans l’enfance, son attachement à eux ou les séparations vécues, l’histoire de placements en familles d’accueil ou en foyers pour jeunes délinquants, la présence de fratrie et la nature des relations avec eux, les relations avec les amis en fonction de la quantité et de la qualité des liens, l’histoire des relations amoureuses, etc. Deuxièmement, la trajectoire parentale permet de tenir compte du contexte dans lequel le jeune homme devient père, son âge, son degré de motivation à devenir père, sa relation conjugale en termes de durée et de qualité du lien, mais surtout en termes d’entente ou de mésentente en ce qui a trait à l’éducation des enfants et à la répartition des rôles et des tâches, le nombre et l’âge de ses enfants, la qualité du contact avec eux depuis leur naissance. Troisièmement, la trajectoire professionnelle et sociale montre le cheminement dans le contexte scolaire et professionnel. On prend donc en compte le nombre d’années de scolarité, le fonctionnement de l’individu dans le contexte scolaire, la nature de la formation professionnelle, le nombre et la nature des emplois occupés, le degré de « décrochage » du milieu du travail et les raisons qui l’expliquent, le cheminement dans les programmes d’accès à l’emploi. La trajectoire sociale reflète les liens entre le père et les ressources informelles (ressources communautaires et psychosociales) et formelles (services sociaux, établissement carcéral, polices, juges, bureaux de l’aide sociale, etc.).
Ces trois trajectoires colorent la manière dont s’expérimente et s’exprime le présent qui, dans le schéma, est composé de l’expérience paternelle et de l’expérience en insertion professionnelle, expériences qui, bien entendu, ne sont pas le reflet de l’ensemble des facettes de la vie du père. L’analyse de l’expérience paternelle est possible grâce à la documentation des caractéristiques de la relation père-enfant en utilisant par exemple les dimensions de l’engagement paternel de Lamb (2000), qui évalue le degré d’implication en termes d’interactions avec l’enfant, de disponibilité à l’enfant, de planification de sa routine, d’évocation (la mesure avec laquelle l’enfant habite les pensées du père lorsqu’il n’est pas en contact avec ce dernier). Nous proposons aussi d’examiner le sens de la paternité dans la vie du père et la manière personnelle qu’il a de se définir comme père. Enfin, il nous apparaît important d’examiner le degré de connivence avec la mère des enfants puisque l’ouverture de la mère à la participation du père a un effet déterminant sur le degré d’engagement paternel (Turcotte et al., 2001). Le temps présent est examiné en outre sous l’angle de l’insertion par le biais de la nature de l’occupation de l’individu, qu’elle soit faite de travail ou d’études (durée de l’emploi, type de travail, satisfaction à l’égard du travail ou des études, type de rémunération).
Mais la compréhension de l’engagement paternel va plus loin que la collection d’informations statiques et spécifiques au sujet de l’expérience paternelle ou des caractéristiques de l’insertion professionnelle. Pour bien saisir de quoi est fait l’engagement paternel et comment il prendra forme dans le futur, il faut saisir le processus par lequel le passé se relie au présent et s’oriente vers l’avenir. Ainsi, pour comprendre les liens entre les trajectoires du passé, l’expérience paternelle et le processus d’insertion, il est pertinent de faire intervenir la notion d’empowerment, c’est-à-dire la capacité d’un individu à développer un sentiment de pouvoir sur sa vie et d’appropriation face aux décisions qui la façonnent. Des recherches antérieures ont tenté de comprendre comment des personnes développent des projets de vie (comme celui de devenir travailleur ou parent) colorés par l’empowerment ; elles ont découvert un certain nombre de caractéristiques communes regroupées sous le vocable de « capacité d’action » (Lord et Hutchison, 1993 ; Ninacs, 1995). Cette capacité d’action représente une dimension transversale qui chapeaute les diverses facettes de la vie d’un individu. Elle serait composée de caractéristiques telles que l’estime de soi, le développement de connaissances et d’habiletés, la capacité à résoudre des problèmes, la connaissance des ressources du milieu et la capacité d’y avoir recours. Cet ensemble d’habiletés peut être mis à contribution dans différents contextes et, conséquemment, faciliter l’atteinte des objectifs reliés au projet de vie. Nous ne savons pas encore quelles capacités d’action favorisent l’engagement paternel. Nous ignorons également quel sens les pères donnent à leurs trajectoires personnelles et comment ils désirent transmettre ces expériences à leurs enfants. Ainsi, il ne fait pas de doute que les chercheurs ont tout intérêt à aller chercher la contribution des pères dans l’explication de la genèse de leur capacité d’action en fonction de leurs trajectoires personnelles et de leurs expériences présentes.
L’engagement paternel, c’est-à-dire la capacité du père à établir des interactions soutenantes et affectives avec son enfant, à être disponible sans nécessairement être en contact direct avec son enfant, à prendre en charge la responsabilité de la vie quotidienne de l’enfant et à planifier sa routine et, enfin, à intégrer à son identité la dimension de son rôle de père, peut se manifester de différentes manières selon le contexte de vie des pères.L’approfondissement de la connaissance de la vie des pères jeunes et exclus socialement nous aidera à développer une définition plus nuancée de l’engagement paternel qui s’applique à cette population. Cet approfondissement nous permettra également de créer des mécanismes de soutien qui, au bout du compte, pourront contribuer à prévenir les mauvais traitements envers les enfants. S’insérer dans la société à titre de père, c’est se faire une place comme individu, c’est trouver sa propre voie en fonction de son histoire et c’est paver la voie à ses enfants, afin qu’ils créent, dans la mesure du possible, leur propre histoire dans un contexte sécurisant.
Parties annexes
Note
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[1]
Ces informations sont actuellement recueillies dans le cadre d’une étude dirigée par la première auteure et financée par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).
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