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En 1792, la toute nouvelle Assemblée nationale française vote une loi véritablement révolutionnaire dans le domaine familial, celle qui introduit le divorce par consentement mutuel. Mais celle-ci, qui remet en cause l’indissolubilité du mariage-sacrement traditionnel au nom de la liberté des individus et de l’égalité entre les conjoints, sera bien peu appliquée et ne concernera guère que quelques situations de séparation dans les milieux d’avant-garde avant sa disparition avec le Code Napoléon[2]. La loi est alors très en avance sur les moeurs et les représentations. Ce n’est qu’en 1975 que le divorce par consentement mutuel refera son apparition dans la législation sous la pression des événements. La loi est alors nettement en retard sur les moeurs et les représentations, et les pratiques qui pointent ce décalage ne manquent pas, jusqu’aux fausses lettres d’injures que doivent parfois s’envoyer les conjoints pour précipiter le cours de leur divorce.

Ainsi, si la Révolution peut être perçue comme un moment marquant de façon symbolique un changement de paradigme pour la gestion sociale, celui de la référence à l’individu-citoyen plutôt qu’à la famille comme élément de base de la société et celui de la laïcisation du fait familial, il ne s’agit que du début d’un long processus. Ce n’est qu’en 1944 qu’est accordé en France le droit de vote aux femmes, qui, jusqu’alors, n’étaient pas véritablement considérées comme individus-citoyennes. En 1970, on reconnaît aux mères la même autorité sur l’enfant qu’aux pères avec le passage, dans la loi, de la notion de puissance paternelle à celle d’autorité parentale conjointe dans la famille conjugale. Si cette loi signe, là aussi symboliquement, la fin officielle de l’ère patriarcale, on comprend que les bouleversements advenus depuis 200 ans, qui se sont multipliés dans la deuxième partie du xxe siècle, aient fait place aux interrogations sur la parentalité, sur la famille en général et sur la nouvelle position qu’investissent les femmes. Ces bouleversements interrogent aussi le rapport de ces dernières à leur place de mères, de même que la position tenue par les hommes et l’absence de véritable redéfinition de leur rôle paternel.

Par rapport à ces interrogations, les connaissances élaborées par les sciences humaines et les savoirs qu’elles produisent ne sont pas neutres, je dirais même qu’ils en sont constitutifs. Le but du travail dont je rends compte dans mon ouvrage L’enfant, la mère et la question du père a été de montrer comment l’évolution des positions parentales et des pratiques d’élevage et d’éducation du bébé et du jeune enfant est intimement liée à l’évolution des savoirs produits de façon apparemment objective et neutralisée, et ce, au regard des évolutions sociales générales ou celles qui touchent plus spécifiquement aux questions familiales. En d’autres termes, il s’agissait de montrer comment les écrits en sciences humaines ont discuté, théorisé et validé ou invalidé les évolutions ayant à voir avec l’ordre familial et la façon dont, socialement, cet ordre est représenté dans le discours savant. Si l’approche est sociohistorique, c’est-à-dire qu’elle participe à la fois d’une sociologie de la connaissance et de l’histoire sociale de la parentalité, la plupart des matériaux utilisés proviennent des disciplines psychologiques, car la production scientifique en matière de parentalité du jeune enfant émane essentiellement de celles-ci[3].

L’impact prépondérant de la psychanalyse

Concernant le bébé et l’importance qu’on reconnaît désormais à son cadre relationnel comme garant de sa santé psychique et de son bon développement, une théorie est venue bouleverser le champ des savoirs légitimes et s’est progressivement constituée en soubassement de bien des conceptions modernes sur la parentalité, c’est, bien sûr, la psychanalyse, même si dans certaines parties du monde occidental son influence s’est considérablement amoindrie. On ne mesure plus forcément l’impact fondamental de l’apport de Freud quant à l’introduction simultanée de l’idée de l’importance décisive de la petite enfance dans la constitution du psychisme humain, de celle de l’inconscient comme champ où se transposent et s’inscrivent la complexité des relations humaines et de celle de la sexualité comme moteur premier du dispositif psychique ainsi défini. Mais de l’apparition de la psychanalyse à la fin du xixe siècle, jusqu’à la mort de Freud durant la Seconde Guerre mondiale, les approches psychanalytiques du psychisme enfantin, développées notamment par Anna Freud et, surtout, Mélanie Klein en Angleterre, n’ont pas eu un retentissement social considérable. Ce n’est que sous la pression des événements dramatiques de l’époque que ces savoirs ont été diffusés au sein du corps médical et de la société. Ils vont dans un premier temps confirmer l’image patriarcale de la famille, mais en introduisant des éléments nouveaux qui vont la dynamiser.

Pour rendre compte de la façon dont les théories psychologiques et sociologiques ont pu contribuer dans un premier temps à la formation et au renforcement d’une certaine conception de la parentalité, puis dans un deuxième temps à sa mise en perspective, abordons le foisonnement des écrits en la matière. Explicitons d’abord comment ces discours savants ont contribué à la définition en Occident d’un modèle de famille[4], puis examinons leur place dans son évolution. En effet, cette représentation sociale particulière que constitue un modèle familial dominant organise la perception de la famille en la faisant paraître naturelle. Ce modèle, institué par le mariage, articule selon une structure hiérarchique déterminée les rapports entre le père, la mère et l’enfant, en donnant à chacun une place définie et spécifique. À la fin de la guerre de 1939-1945, la forme prise par ce modèle essentialise l’organisation familiale bourgeoise (Habermas, 1978) et se trouve valorisée et érigée en norme par la théorisation qui en est alors produite par la psychanalyse et la sociologie.

Dès la fin des années 1930, Jacques Lacan (1938), voulant répondre à ce qu’il considérait comme le déclin de l’imago paternelle, avait commencé à élaborer ce que l’on a coutume de désigner comme la théorie de la fonction symbolique du père, ou plus raccourci encore, du père symbolique, dont les formulations successives aboutiront au concept de Nom-du-père. Ce qu’en retiendra le discours social dans ses formulations médiatiques est que la présence paternelle n’est pas forcément nécessaire si sa fonction symbolique est préservée. De là à penser qu’elle est superflue, il y a un pas que certains hésiteront d’autant moins à franchir que la théorie de la carence affective qui s’élabore va venir réaffirmer la prépondérance maternelle. En parallèle, le sociologue américain Talcott Parsons (1955) analyse ce modèle comme l’aboutissement du progrès social. L’homme y est investi d’une fonction instrumentale, celle de pourvoir aux besoins de la famille, d’assurer la relation de celle-ci à la société et de représenter l’ordre social. La femme y tient une fonction expressive auprès de ses enfants et son mari, gérant les affects et les relations en même temps que le domaine domestique. Le centre de gravité sociale demeure le père, à l’image d’une tradition patriarcale qui perdure, et le centre de gravité psychologique se trouve du côté de la femme, investie de la responsabilité de la gestion de l’affectivité familiale. Le lien parental s’y trouve sans doute encore plus hiérarchisé dans la représentation qu’en donne la théorie que dans les pratiques parentales effectives, où s’ébauche un investissement des pères dans la relation précoce à l’enfant et un encore timide investissement des mères vers l’emploi salarié, même sous la forme d’un travail d’appoint intermittent. C’est dans ce contexte que l’influence des événements sociaux sur la production des théories et leur retentissement va être particulièrement évident. Il s’agit en l’occurrence de l’impact de la guerre de 1939-1945 sur la diffusion des conceptions psychanalytiques à propos de l’enfant.

L’après-guerre, ou l’idéalisation de la relation maternelle

L’idée d’une prévalence affective de la dyade mère-enfant, vécue comme irremplaçable, devient d’autant plus prégnante que l’on découvre les méfaits du placement hospitalier précoce. En effet, l’obligation de placer en institution un nombre considérable de bébés privés plus ou moins durablement de leurs parents par la guerre a provoqué chez beaucoup d’entre eux de graves troubles psychiques. Le psychanalyste américain René A. Spitz les a décrits dès 1945 sous le terme d’hospitalisme. Des auteurs comme John Bowlby et, en France, Jenny Aubry, confirment que ces troubles psychiques sont la conséquence de carences affectives précoces, considérées presque automatiquement comme des carences maternelles. Le lien établi lors de la grossesse et qui se prolonge dans ce que Donald Winnicott appellera la « préoccupation maternelle primaire » s’en retrouve d’autant plus privilégié. La relation concrète du père au bébé, elle, s’en trouve considérablement minorée, tant l’époque fonctionne sur l’idée que « le père est incapable de tirer du plaisir du rôle qu’il doit jouer et incapable de partager avec la mère la grande responsabilité qu’un bébé représente toujours pour quelqu’un » (Winnicott, 1971). Ainsi, pour les pédiatres de l’époque, le rôle concret du père vis-à-vis de l’enfant consiste à bien « s’occuper de l’environnement de la mère » (Winnicott, 1958).

Le lien familial à cette époque est bien groupal, il articule des individus spécifiques, qui jouent des rôles et occupent des fonctions qui leur sont propres. La « bonne famille » est alors pour la théorie dominante celle où le père travaille à l’extérieur et la mère s’occupe de l’enfant et son foyer, à la fois dans l’intérêt de l’enfant et dans celui de la famille. On est encore dans un modèle où fonctionne l’idéal d’indissolubilité du mariage. Le lien à l’enfant, fruit de l’union, n’est pas dissocié du lien conjugal, mais sa nature et sa fonction apparaissent grandement divergentes selon le sexe du parent. Que la notion de parentalité n’existe pas est significatif de cette différenciation structurale du lien parental, qui privilégie d’un côté le maternage et de l’autre la paternité « symbolisante » dans une structure familiale qui apparaît universelle et immuable.

Un modèle moderne paradoxal, celui de l’individualisme relationnel

Quarante ans après l’époque où ce modèle régnait sans partage sur les discours, on ne reconnaît plus sa prégnance qu’aux traces qui en demeurent dans le droit, les institutions et les pratiques en milieu populaire, mais le modèle, lui, a changé. La famille y est moins perçue comme une unité que comme une constellation de duos dans un espace privé qui a vu s’affirmer de plus en plus l’individualité, mais une individualité relationnelle. Comme le dit François de Singly (1996 : 30) : « L’individualisme se définit par l’exigence d’être soi, ce qui ne signifie absolument pas l’exigence d’être seul, puisque le “ soi ” se construit grâce à un proche, à un autrui significatif. »

Dans cette stratégie individualisante, le conjoint et l’enfant tiennent une place particulière. Il en résulte une conséquence bien différente pour les deux : la fragilité du lien conjugal d’un côté et le renforcement du lien parental de l’autre. Comme le rappelle Irène Théry (1996), « l’idéal d’inconditionnalité a été transféré du conjugal vers le parental ». On aboutit alors à une situation d’individualisation des relations à l’intérieur du groupe familial ; chacun a à gérer sa propre relation avec chacun des autres membres, dans un ensemble où « l’esprit de famille » perd de l’importance au bénéfice du dialogue interactif qui réunit en quelque sorte plusieurs dyades ou duos. Le modèle familial traditionnel, bien que toujours prégnant dans les milieux populaires, est passé au second plan, au bénéfice d’un modèle « de compromis », articulant les composantes novatrices que sont l’égalité des conjoints ou la répartition des tâches… et des composantes traditionnelles, comme une certaine spécialisation qui perdure : féminine pour l’enfant et masculine pour le travail. Le tout géré par le dialogue comme principe de régulation et par une autorité parentale explicative, communicatrice, le lien à l’enfant étant devenu, au-delà des aléas du couple, le principal support du lien familial.

Comment les savoirs ont-ils accompagné ce renversement de perspective, qui remettait bon nombre d’entre eux en question ? Cela n’a pas été sans déclencher de nombreuses polémiques, des conflits d’interprétation, des prises de position parfois plus idéologiques que scientifiques. Mais ces débats sont restés largement inconnus du grand public tant le processus de médiatisation tend à présenter comme vérités révélées des discours et des résultats qui comportent une grande part d’interprétation.

La reconfiguration sociale et théorique des années 1970

Dans les années 1950, les débats sur les implications des carences affectives et leur insistance sur les carences maternelles sont virulents, à un tel point que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publie en 1961 un nouveau cahier intitulé La carence de soins maternels, réévaluation de ses effets. Il est vrai que la critique sur le placement en institution de soin s’est propagé jusqu’à tous types d’accueil, y compris en crèche, à une époque de guerre froide où les pratiques jugées « collectivistes » n’ont pas bonne presse. De plus, le père se retrouve écarté du bébé et renvoyé à sa mission de bien s’occuper de l’environnement de la mère, alors que sa position patriarcale traditionnelle s’effrite de plus en plus. Son lien à l’enfant s’en trouve ainsi doublement marginalisé.

Mais il faudra attendre la fin des années 1960 et l’explosion des mouvements de contestation, de la philosophie critique et des théories féministes pour que se renverse la perspective et que des tenants de la théorie de la carence maternelle la relativise, en requalifiant à la fois la possibilité d’un accueil collectif satisfaisant et l’importance de la présence d’autres autruis significatifs (Mead, 1965) pour le jeune enfant. En 1973, Myriam David et Geneviève Appel publient Loczy ou le maternage insolite, livre qui illustre ce repositionnement fondamental. Elles y montrent la valeur de la prise en charge de bébés séparés de leurs parents, à l’Institut national de méthodologie des maisons d’enfants de Budapest dirigé par Emmi Pickler, sans pour autant se départir de leur présupposé théorique selon lequel le soin à l’enfant est l’affaire de la mère. Ce qui les incite ainsi à qualifier les pratiques de soin à Loczy de « maternage insolite » tout en reconnaissant, par ailleurs, que « C’est un leurre de penser qu’une femme peut soigner des enfants en institution au travers d’une relation qui fait appel à ses sentiments maternels » et qu’on se trouve en présence d’une « attitude fondamentale apparemment dépouillée de spontanéité qui donne un caractère artificiel et si peu “ maternel ” aux rapports nurse-enfant » (David et Appel, 1973). En fait, la théorie de référence ne permet pas de nommer le rapport de socialisation en question, et le recours à la notion de maternage est révélateur de la difficulté à penser même une socialisation[5] de l’enfant qui ne soit pas centrée et organisée autour de la mère. Toujours est-il qu’une brèche est ouverte dans la conception gynocentrique de la socialisation, qui va permettre de donner une nouvelle légitimité aussi bien à l’action des lieux d’accueil qu’à celle des pères s’essayant à la mise en oeuvre d’une présence nouvelle auprès de leurs jeunes enfants.

Il est vrai qu’entre-temps de nombreux travaux sont venus reconfigurer l’appréhension savante de la parentalité. N’en retenons que quelques-uns parmi les plus significatifs. Après qu’un auteur comme Bruno Bettelheim, par son étude sur les kibboutz (Les enfants du rêve, 1969), ait montré la pertinence d’un mode de socialisation des enfants différent de celui qu’implique la famille nucléaire, Elisabeth Badinter (1980) va venir synthétiser les virulentes critiques féministes de la maternité en leur donnant un fondement sociohistorique. Elle reprend ainsi un certain nombre d’idées développées avec ferveur dans des écrits ayant marqué l’époque, d’abord dans les Amériques (Millett, 1969 ; Firestone, 1970...), puis en France, par Maternité esclave (1975), un collectif où les auteures restent volontairement anonymes, par Les femmes s’entêtent (1975), numéro spécial de la revue Les temps modernes, fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir… Si la notion d’instinct maternel peut être remise en question, infligeant à « l’éternel féminin » une blessure narcissique, c’est que l’évolution des attitudes s’attaque bien aux fondements antérieurs de ce qui structurait l’espace privé, la domination masculine et sa contrepartie, le pouvoir maternel, sur les enfants (Neyrand, 2000) conféré par une dichotomisation des places, qui s’exprimera dans les situations post-divorce.

Dans le domaine éducatif, la « délégitimation » des notions d’autorité et de contrainte s’accompagne du désinvestissement de la position de contrôle éducatif du père, et de la promotion de l’individualité de l’enfant. Dans le numéro de Partisans, « Pédagogie : éducation ou mise en condition ? » (1971), A. Clausse énonce clairement cet objectif : « Une famille qui, au nom de son économie interne ou au nom d’une idéologie discutable dont elle voudrait être l’instrument, étoufferait l’individu dans les limites de la finalité qu’elle s’assigne, serait à condamner ou à réformer. » Ainsi s’ouvrent, par exemple, en Allemagne des Kinderlaeden ou « Boutiques d’enfants » (1972), sortes de crèches parentales où sont mis en oeuvre les principes d’éducation antiautoritaire, qui se basent sur une lecture socialiste de la théorie psychanalytique. Ils s’inspirent notamment de l’expérience moscovite de Vera Schmidt dans les années 1920, relatée dans Éducation psychanalytique en Union Soviétique, petit opuscule de 1924 traduit par Constantin Sinelnikoff en 1972.

Ainsi, la nouvelle orientation apportée est bien la mise en avant de la personne du petit enfant dans l’éducation. D’une certaine façon, Françoise Dolto et la Maison verte se situent dans la filiation de ce mouvement, même si l’expérience est très différente et se situe dans un autre contexte. Dolto ne notait-elle pas à propos de la crèche sauvage de la Sorbonne en 1968 : « Ce lieu de vie des enfants de tous âges de ce mois fou a été un paradis pour beaucoup et pour certains la meilleure des psychothérapies d’enfants que j’ai jamais vue […] C’était vraiment un lieu de vie et de développement, qui l’aurait cru avant cette expérience… » (Dolto, 1978).

Avec elle s’élabore une synthèse de ces différentes évolutions plus ou moins contradictoires à partir de la nouvelle place accordée au petit enfant, qui sera popularisée par Bernard Martino (1985) dans une formule devenue un slogan : le bébé est une personne. On assiste ainsi à cette époque à la mise en place d’un modèle de famille « démocratique », « antiautoritaire », « égalitariste » concurrent du modèle traditionnel. Le lien familial y est conçu sur un mode libertaire, aussi bien au plan sexuel qu’éducatif. Ce qui est mis en avant, c’est l’autonomie de la personne et sa capacité à s’auto-déterminer. Y correspond l’expansion des communautés, qui trouve vite ses limites, mais qui laisse l’empreinte de toute une génération élevée sur de nouvelles bases.

Le père en question

Ces bouleversements sans précédents dans le domaine des rapport familiaux et des rapports parentaux remettent particulièrement en cause la place du père dont sont reconfigurés presque tous les paramètres de définition sociale. Cela se traduit par un foisonnement de publications sur le père à partir des années 1980. Toute une fraction des psychologues et psychanalystes s’évertue à théoriser cette nouvelle place aussi bien de l’intérieur du champ lacanien (This, 1980 ; Hurstel, 1996) qu’en s’opposant à son emprise (Olivier, 1994 ; Le Camus, 1999) ; alors que si les sociologues commencent à s’intéresser sérieusement à la question du père, c’est d’abord par le biais de l’analyse des dissociations familiales et de leurs conséquences sur la paternité (Bertaux et Delcroix, 1990 ; Neyrand, 2001b) ou la beau-parenté (Le Gall et Martin, 1990 ; Théry et Dhavernas, 1991 ; Blöss, 1996).

La légitimité de l’opposition absolue entre les positions parentales est remise en question. Pour Geneviève Delaisi de Parseval (1981 : 23) « au regard de la procréation, l’homme et la femme, le père et la mère, ont un fonctionnement psychique identique. Ils partent, si l’on peut dire, avec le même bagage psychologique (conscient et inconscient) et sont, en ce sens, des êtres humains avant d’être des êtres sexués ». Chose que mettent en évidence les manifestations d’une couvade[6] masculine durant la grossesse de la femme, qui montre l’importance du rapport imaginaire de l’homme à la grossesse et l’enfantement et son implication fantasmatique, à l’opposé d’une représentation qui fait de l’enfant la « chose » de la mère.

Pour Delaisi de Parseval, l’extraordinaire valorisation de l’utérus comme producteur de l’enfant dans notre culture induit une représentation du père comme portion congrue de l’enfantement et de ses suites. L’une des conséquences de la généralisation de la contraception moderne va être d’éroder cette représentation en obligeant à « penser » l’enfant avant de le faire. L’effet de libération va alors être double concernant aussi bien la maîtrise par elles-mêmes du corps des femmes que la revalorisation d’une paternité beaucoup plus volontaire que subie. Ainsi, la compétence paternelle s’affirme de plus en plus comme équivalente à celle de la mère, sans pour autant y être isomorphe. En fait « maternage et paternage restent pour les intéressés sans confusion possible » (Saint-Marc, 1988), et le paternage ne menace nullement les identités de sexe, alors même qu’est démontrée l’adaptabilité sans problème des enfants à différentes figures d’attachement (Lambi et al., 1982). Le paradigme clinique est donc conduit à se repositionner en même temps qu’évoluent les représentations sociales de la parentalité et la place que peut y tenir chacun des parents. Non seulement la présence paternelle est-elle revalorisée auprès de l’enfant, mais les conséquences pour les femmes de cette assignation au maternel fusionnel sont dénoncées.

Pour Michel Tort, « la théorie analytique dite de la fonction paternelle du Nom-du-Père, si elle rend compte de certains aspects de l’expérience clinique, où le phallicisme exerce ses effets dans l’inconscient, fonctionne en même temps comme version métapsychologique du procès du féminin, d’une désymbolisation du maternel » (1989 : 51). La critique est sévère, mais sans doute nécessaire. Elle vient faire écho de l’intérieur à cette autre mise en perspective sociohistorique de l’énoncé lacanien que fait Bourdieu, qui rappelle que « le père n’est que le sujet apparent de la nomination de son fils puisqu’il le nomme selon un principe dont il n’est pas le maître et que, en transmettant son propre nom (le nom du père), il transmet une auctoritas dont il n’est pas l’auctor, et selon une règle dont il n’est pas le créateur » (Bourdieu, 1993). Ces énoncés répondent au risque que l’organisation de la reproduction humaine ne soit invitée à fonder l’historique comme naturel, en figeant une représentation d’un certain ordre familial pourtant historiquement daté. C’est dans ce contexte polémique qu’une rupture d’un autre ordre va advenir, celle provoquée par le progrès biomédical appliqué aux défaillances de la reproduction.

Les questions éthiques soulevées par l’assistance médicale à la procréation

Les progrès de la biologie médicale appliquée à la reproduction vont provoquer une rupture d’ordre éthique sur les conceptions de la parentalité. Les sciences humaines ne peuvent fournir de réponses aux questions que posent d’emblée les procréations médicalement assistées dès 1978 avec la naissance en Angleterre du premier « bébé éprouvette », Louise Brown, puis d’Amandine, en France, en 1982.

L’apparition des comités d’éthique exprime le désarroi ambiant ; il faut bien voir que ces nouvelles techniques d’aide à la procréation apportent désormais de l’incertitude là où les théories traditionnelles s’étaient élaborées au regard de l’immuabilité des données constitutives de la parentalité. Le plus bel exemple est fourni par la remise en question de ce qui, de tout temps, a permis d’asseoir les représentations du parental : la certitude de la maternité biologique. Avec le transfert d’embryon se pose la question de l’identité de la mère biologique : la donneuse d’ovocytes ou la porteuse de l’embryon. L’enfant pourrait-il être issu de deux mères, puisque l’une et l’autre sont indispensables à sa survie « prénatale » ? La question choque, elle est presque irrévérencieuse à l’égard de ce qui est considéré comme l’éternel maternel. Très vite, la tendance sera à son refoulement, en instituant en France l’anonymat et le secret en ce qui concerne les donneurs degamètes. Pour l’homme, le don de sperme pose le même problème, mais il est moins dérangeant pour la conscience (et pour la théorie), car la paternité a toujours été réputée incertaine biologiquement et définie socialement. De plus, la question de la double paternité biologique ne se pose pas puisque l’homme n’est pas le « porteur » de l’enfant. Mais la science va plus loin encore : lorsque les deux conjoints sont stériles, pour être mère, une femme peut porter un embryon constitué de l’union de deux gamètes dont l’origine demeure inconnue des conjoints, et une mère peut porter, pour une autre femme, un embryon qui, devenu un bébé, sera remis au couple (ou à la personne) pour lequel elle l’a porté.

Le désarroi est grand puisque selon les pays, ou même les moments de l’histoire d’un pays, telle pratique sera ou non légalisée et autorisée ou interdite. Les donneuses d’ovocytes seront, selon les cas, anonymes ou pourront faire partie de l’entourage de la mère, et les mères « porteuses » autorisées ou non à exister en tant que telles. Ajoutons à cela que ces techniques peuvent concerner d’autres personnes que celles vivant en couple hétérosexuel. Qu’il s’agisse de personnes seules ou de couples homosexuels de l’un ou de l’autre sexe, voire de femmes ménopausées, et l’on conçoit que la représentation « normale » de la parentalité soit quelque peu bousculée. On entre alors dans une longue suite d’interrogations concernant la filiation, dans ses rapports avec les données biologiques et les pratiques de parentage, dont l’homoparentalité est l’avant-dernière et le clonage la dernière…

L’une des questions fondamentales concerne l’effet du médical dans la configuration des savoirs en sciences humaines, et tous les phénomènes de pouvoir qui lui sont liés, avec aussi bien cette intrusion de la médecine dans le domaine de la vie privée que la mise en avant du biologique comme « vérité » de la filiation réalisé par le primat octroyé au biogénétique. Ce qui a pour conséquence l’aménagement du droit de la filiation autour de deux principes antagonistes « de la volonté – qui définit la filiation par un acte symbolique – et de la vérité biologique – qui entérinerait donc un réel de la procréation » (Tort, 1989 : 53). Cette résurgence de la question de la vérité biologique de la filiation, jusqu’alors exclusive au père et qui introduit l’idée de « parent biologique », est liée aux progrès médicaux qui permettent désormais aussi bien l’identification chromosomique du père biologique que la dénégation de l’origine génétique dans les procréations assistées avec donneur, et semble révéler que l’enjeu se situe dans « la saisie de la procréation par un nouvel auteur social de la procréation, qui est mis en position d’assigner sur un mode positif “ scientifique ” la filiation, à savoir le médecin et / ou le biologiste » (Tort, 1989 : 53) – nouvel avatar d’un bio-pouvoir dont Michel Foucault a déjà pu désigner la manifestation, entre autres dans l’histoire du traitement médical de la folie.

Il s’agit aussi de l’aboutissement d’un mouvement qui a vu la médecine investir progressivement la procréation, d’abord par le biais de la puériculture et de la pédiatrie, en synergie avec le pouvoir politique porteur d’un objectif de régulation démographique, puis par la maîtrise de la contraception. « Le caractère principal de ce changement est tout à fait clair et dépourvu d’ambiguïté : il s’agit d’une maîtrise de la maternité. Pour sa part, et dans ce cadre, ce qu’il est convenu de nommer procréation artificielle est la réalisation progressive d’un programme biomédical qui produit une offre de demande d’enfant » (Tort, 1989 : 55). Ce qui ne veut pas dire qu’il faille la condamner, mais plutôt que soient éclairés les enjeux qu’elle sous-tend, dans un contexte de restructuration profonde des relations privées, aussi bien familiales que plus globalement interpersonnelles, et de ce qui en constitue en quelque sorte le coeur : la sexualité et la parentalité. Plus, peut-être, que la remise en question des fonctions maternelle et paternelle, ce qui serait en cause ici est la subordination du couple reproducteur au médical, et l’avenir concret du fantasme de remplacement de la procréation biologique par la science. Quels enseignements peut-on tirer de toutes ces évolutions en ce qui concerne la parentalité dans son rapport au petit enfant (Neyrand, 2001) ?

Le repositionnement de la parentalité moderne et les images contrastées de l’enfant

Les enseignements à tirer sont de plusieurs ordres et concernent des niveaux différents : la place de l’enfant dans la famille, la conception du rapport parental et les rôles de genre. Du point de vue de l’organisation familiale, on est ainsi passé d’un modèle patricentré, où le père est le chef de famille et la mère le pôle affectif, à un modèle centré sur l’enfant, où l’idée de chef se dilue dans la notion d’autorité parentale conjointe et le pôle affectif devient de plus en plus l’enfant lui-même. À ce passage correspond la montée de la notion d’enfant-sujet dans les discours sociaux et celle d’intérêt de l’enfant comme principe de gestion sociale, dans une famille qui se détraditionnalise (Beck, 1992), se désinstitutionnalise (Commaille, 1994), s’individualise (De Singly, 2001) et se fragilise, mais demeure le lieu d’articulation de la différence des sexes et de la différence des générations (Théry, 1996).

Le nouveau portrait de l’enfant qui se dégage de cette évolution apparaît quelque peu paradoxal, mêlant des éléments contradictoires issus de champs différents mais qui ont tous à voir avec les évolutions les plus récentes : la montée de l’individu et son autonomisation, la constitution de la psychologie en référence régulatrice de la vie privée, le développement de la consommation et des médias, et l’importance croissante accordée à l’expressivité individuelle qui s’en est suivie, sans compter l’influence que vont avoir sur les représentations de l’enfant et de sa place dans la famille les progrès de la médecine et de la génétique. Elle articule cinq facettes, qui illustrent la diversité des regards portés sur l’enfance et la complexité de leur mise en rapport : 1) l’enfant-sujet, 2) le bébé performant[7], 3) l’enfant à risque, 4) l’enfant consommateur, 5) l’enfant miroir. Toutes ont cependant en commun de participer à une valorisation de l’enfant d’autant plus grande que celui-ci est devenu, dans notre société, un « bien » de plus en plus rare, et qu’il a été intégré dans la logique paradoxale du processus de démocratisation des sociétés modernes.

Du point de vue de la situation des parents, on perçoit aussi tout ce que cette période a pu avoir de révolutionnaire sur le plan de la filiation, de la parenté et de la parentalité : la mère y a vu sa toute-puissance sur l’enfant contestée par l’évolution des savoirs en même temps qu’affirmée par la montée des divorces, mais c’est le père qui devient le point faible de la structure, peut-être parce que justement la famille ne peut plus vraiment être considérée comme une structure et qu’il peut s’en trouver périphérisé. Alors que la nouvelle place des femmes a été repensée et réélaborée depuis 30 ans parallèlement à l’évolution sociale et sous l’impulsion de la pensée féministe, cela n’a pas été le cas de celle des pères, qui a perdu en légitimité sans être socialement réinstituée, malgré les avancées du droit en la matière (lois de 1970, 1972, 1975, 1987, 1993, 2002... sur l’autorité parentale, la filiation, la garde de l’enfant après séparation, etc.). Mais la problématique récente de la parentalité peut aider à cette réinstitution en montrant que la dimension fondamentale de la relation de l’enfant à ses parents demeure son affiliation à ceux-ci, dans ses deux dimensions d’investissement psychologique et de rattachement social, auxquelles correspondent en symétrie les processus de parentalisation sociale et de parentalisation psychologique qui fondent chaque parent comme tel.

L’affiliation me semble en effet le processus central de la parentalité, c’est lui qui va attacher, lier un enfant à ses parents et ceux-ci à leur enfant. Venu du mot latin affiliare (adopter), il rappelle que la parentalité se constitue dans le processus d’adoption réciproque des parents et leur enfant, autrement nommé parentalisation ; sans oublier de préciser que cette parentalisation est à la fois sociale et psychologique. Elle est sociale par l’enregistrement juridique qui est fait de la désignation parentale (la déclaration de naissance, si ce n’est d’adoption), enregistrement qui va correspondre à toute une symbolique de la parenté qui va donner un sens aux positions généalogiques des uns et des autres, inscrire l’enfant dans des lignées, que jusqu’à maintenant le droit s’est acharné à limiter à deux, en construisant l’exclusivité des filiations, leur substitution et leur incompatibilité, jusqu’à avoir recours si nécessaire au secret sur la filiation biologique (Fine, 2001) pour maintenir un cadre biparental. Mais l’affiliation est aussi psychologique, par la constitution du lien interactif entre un enfant et ses parents. On se situe précisément là dans le registre de l’investissement imaginaire et mental que les parents ont de l’enfant. Comme pour les autres registres de la parentalité, ce registre de l’affiliation parentale participe d’un rapport social dont l’extension est plus large, celui du rapport social d’affiliation, qui veut que tout individu, par le fait même de vivre en collectivité, s’affilie aussi bien à la société dans laquelle il s’inclut (c’est l’intégration sociale) qu’aux différents groupes d’appartenance définissant son tissu identitaire, en premier lieu, la famille.

Conclusion

Dans nos sociétés en pleine mutation, la reconfiguration de la parentalité, en mettant en oeuvre de nouveaux acteurs ou des situations renouvelées (adoption, beau-parentalité, placement familial, accouchement sous X, procréations assistées avec donneur, homoparentalité) reste susceptible d’occasionner des désordres psychologiques ou sociaux si les choses ne sont pas clairement définies. Ces désordres auront à voir avec le flou contenu dans la définition du cadre généalogique d’inscription de l’enfant, si ce n’est son cadre social. Lorsque le cadre social de la parentalité qu’organise la filiation et l’expérience subjective que les sujets en ont divergent, ou, autrement dit, lorsque les agents et les acteurs de la parentalité ne sont pas les mêmes, des troubles peuvent d’autant plus facilement advenir que les inscriptions sont elles-mêmes troubles.

Insister sur le fait que les trois registres définissant la parentalité (alliance, affiliation et socialisation) sont les registres de son inscription et non ses simples composantes permet de mettre en relief, à travers leur extension supérieure à une simple définition du parental, que la parentalité (comme la famille) participe d’un ordre social plus général auquel elle ne s’oppose pas, et que les mutations sociales consistent en une réorganisation des rapports entre les différentes dimensions de cet ordre. Cette précision permet de sortir de l’implicite souvent présent dans les approches strictement psychologiques selon lesquelles l’éducation et la prise en charge de l’enfant est l’exclusivité des parents, les autres intervenants n’apparaissant alors que comme des substituts parentaux ou des délégués, ce qui crée l’impasse sur l’inscription des familles dans l’ordre sociopolitique de la société et les multiples institutions et groupes sociaux avec lesquels elles sont en interaction. Autrement dit, la fonction parentale ne recouvre pas entièrement la fonction éducative ou socialisatrice. À une époque de dissociation fréquente des dimensions biologique, sociojuridique et psychorelationnelle du rapport parental, celui-ci doit de plus en plus être pensé sous le signe de la pluriparentalité (Le Gall et Bettahar, 2001). Cela rappelle que du côté de l’ordre symbolique qu’organise la parenté, comme du côté de l’ordre quotidien qu’organise le parentage (dans ses divers équilibres entre maternage, autorité et paternage), il est bien question de rapports sociaux s’intégrant aux autres modalités de ces rapports que constituent les rôles de sexes et les formes de l’intégration sociale.