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Jérôme Guay convie les lecteurs à parcourir avec lui le sentier qu'il a défriché depuis une quinzaine d'années, celui d'une intervention clinique dans une communauté qu'il transforme en communauté agissante dans le processus de relation d'aide. Sa trajectoire d'intervenant, de formateur et de chercheur dans l'action a fait émerger ce qu'il nomme maintenant « le modèle clinique communautaire ».
L'ouvrage L'intervention clinique communautaire. Les familles en détresse a pour intention d'intégrer les dimensions cliniques et communautaires de l'intervention auprès des familles et des personnes éprouvant des problèmes de santé mentale. Il se divise en deux grandes parties. La première présente le modèle caractérisé par le rapprochement entre l'expertise clinique et le milieu de vie de la personne souffrante, une approche où le clinicien entre dans un rapport d'échange avec les familles en détresse et devient avec elles proactif pour mobiliser les ressources dans leur environnement. L'auteur divise son ouvrage en quatre chapitres. Dans le premier chapitre, il réagit aux failles du modèle classique de relation d'aide pour ensuite introduire son modèle qui ouvre le cadre d'intervention à l'entourage du client et incite l'intervenant à élargir les stratégies de mise en oeuvre de la relation d'aide. Le deuxième chapitre décrit la manière dont s'établit le lien avec le client et ses proches. Le troisième chapitre aborde l'introduction du changement depuis l'évaluation de la situation jusqu'à l'utilisation la crise pour favoriser la dynamique de changement. Finalement, l'auteur explique comment ce modèle met à contribution les ressources du milieu à partir d'une revitalisation des réseaux de solidarité auprès des familles et des personnes en détresse.
La seconde partie de l'ouvrage consacre cinq chapitres à des applications du modèle. Un texte aborde l'intervention auprès des familles ayant un enfant schizophrène, un autre porte sur le travail dans le champ des troubles de caractère de type état limite, caractérisés par un déficit dans la régulation des émotions et par des réactions peu appropriées aux environnements invalidants. Les trois autres textes traitent des familles aux prises avec la délinquance, des problématiques multiples ou la violence conjugale.
Un modèle qui élargit la relation d'aide en santé mentale
L'auteur qualifie de réactives et détachées de la vie du client les approches plus traditionnelles ou institutionnelles de l'intervention psychosociale. Il perçoit ses approches comme étant centrées essentiellement sur la personne dans un milieu aseptisé, étranger aux conditions de vie, matérielles et sociales dans lesquelles vit le client : une relation d'aide enfermée dans une bulle hors du champ des échanges sociaux. Jérôme Guay, sensibilisé aux conditions de vie des personnes exposant leur souffrance aux thérapeutes, prend en considération cet environnement dans la démarche de relation d'aide dans laquelle il s'investit.
Le modèle de Jérôme Guay déplace le cadre traditionnel de l'intervention. Il le sort des limites des officines des institutions pour le transposer dans le milieu de vie des gens concernés. Il ne s'agit toutefois pas que d'une simple relocalisation mais plutôt d'une modification de l'amorce de la relation d'aide. L'intervenant pénètre dans ce qui fait la vie du client et s'en laisse imprégner. Il amorce le cheminement vers le mieux-être en se situant réellement du point de vue du client selon une approche phénoménologique.
On pourrait craindre que ce cadre de proximité avec le client et son milieu banalise le travail thérapeutique et exige la mise en veilleuse de l'expertise du professionnel. Au contraire, c'est la pleine maîtrise de son champ d'expertise qui permet au professionnel de trouver la façon dont ses connaissances en santé mentale pourront le mieux être mises à contribution compte tenu de ce qu'il découvre de la situation de la personne souffrante, des conditions aggravantes de cette souffrance et du potentiel de changement qu'il détecte dans son entourage. Le modèle propose un élargissement du rayon d'action de l'expertise professionnelle mise au service non seulement d'un individu mais étendant sa sphère d'influence à sa famille, à son voisinage ou à d'autres groupes affectés par la situation. La clé pour lire ce modèle réside dans le fait qu'il associe la relation thérapeutique à la réciprocité et au réseau social. « Dans ce modèle, la psychothérapie est conçue comme une transition inévitable qui doit être suivie par des efforts pour replacer le plus rapidement possible le client dans une relation de réciprocité avec son environnement social » (p. 28). Jérome Guay fait le pari d'étendre le faisceau du changement au-delà du rapport client-usager. La relation de confiance que l'auteur recommande d'établir avec le référant, le client et les proches du client débouche sur une relation d'influence renforcée.
Jérome Guay investit l'intervenant d'une responsabilité qui prend la forme de la création d'une alliance thérapeutique qui lui permet 1) de comprendre la situation sous divers angles, 2) d'évaluer la portée de la déstabilisation à induire dans les mécanismes inadéquats auxquels ont recours le client et son milieu pour neutraliser la souffrance et 3) de côtoyer la résistance pour la transformer en levier de changement. Le thérapeute accompagne, éduque, déstabilise, recentre sur les acquis qui redonnent l'espoir et réactive les solidarités. Programme audacieux qui exige une solide expertise en santé mentale et une proximité du client avec son milieu.
Cet ouvrage fera réagir les intervenants psychosociaux selon leur ancrage dans un courant plus ou moins centré sur la promotion des réseaux sociaux ou selon leur connaissance de la perspective écologique ou structurelle. Jérôme Guay m'apparaît un clinicien ayant des affinités avec la perspective écologique sans l'afficher. Il a l'audace de repousser extra-muros les frontières de la relation d'aide sans renier son identité clinique. Le titre de son ouvrage est d'ailleurs, de tous ses écrits, celui qui me semble traduire avec le plus de justesse son option fondamentale. Bien sûr, certains diront qu'il est trop « psychologisant », d'autres, qu'il dilue l'expertise psychologique en jouant au travailleur social. Selon moi, il crée plutôt une passerelle entre des expertises qui auraient avantage à se croiser plus souvent ou du moins à prendre le relais les unes des autres. Jérome Guay ne fait pas de son modèle une panacée. Le présenter comme une ligne de parti ne saurait qu'altérer son pouvoir d'attraction. Au contraire, il soutient que la relation d'aide à perspective communautaire exige un travail en synergie entre des champs professionnels complémentaires.
Bribes critiques pour peaufiner la proposition de l'auteur
Une seconde lecture avec un regard critique me permet d'identifier ce qui m'apparaît dans l'ouvrage des lacunes plutôt mineures eu égard à la qualité de l'ensemble. D'abord, l'auteur fait une mise en garde peut-être un peu trop discrète contre le risque de devenir la personne la plus significative dans la vie des clients. Le modèle proposé peut constituer un piège : l'effet sera d'abord gratifiant mais ensuite contre-productif. Dès l'amorce de ce processus de relation d'aide clinique communautaire, l'intervenant doit être sensibilisé à cet écueil pour mieux le contourner.
En effet, on ne se retrouve pas dans une situation où un client se sent accueilli et compris une fois la semaine dans le bureau d'un spécialiste, bureau qui établit des limites spatiales et temporelles à la complicité thérapeutique, comme c'est le cas dans les approches plus traditionnelles. Dans le modèle de l'intervention clinique communautaire, l'alliance thérapeutique s'établit dans le milieu de vie même de l'aidé, d'où la probabilité accrue pour l'aidé de voir dans le thérapeute le membre le plus influent et le plus significatif de son réseau social.
Transformer les aidés en aidants est un leitmotiv dans les écrits de l'auteur. L'idée est fructueuse lorsqu'elle s'inscrit dans une perspective « d'empowerment » dans un contexte propice à l'entraide. Dans des textes antérieurs, Jérome Guay s'y référait plus souvent en utilisant le vocable des aidants naturels. Il faut bien comprendre le modèle pour déceler la richesse de la proposition. Sinon, elle pourrait être récupérée par ceux qui dénoncent avec raison le risque d'exploitation des proches comme substituts à des mesures de protection sociale que devraient fournir les services publics. Il ne faut pas que le recours aux aidants naturels devienne une forme de sous-traitance à bon marché auprès de personnes en perte d'autonomie ou en période de grande vulnérabilité. Je sais que là n'est pas le propos de l'auteur, mais il devrait le souligner pour éviter toute extrapolation tendancieuse.
Dans un autre ordre d'idées, une des applications se présente comme un fruit cueilli avant maturité. Le chapitre sur la violence conjugale semble une incursion exploratoire dans un univers où j'ai eu plus de difficulté à saisir l'application du modèle clinique communautaire ! Ce qui ne diminue en rien la pertinence de s'inspirer du modèle clinique communautaire pour enrichir l'intervention auprès des hommes aux prises avec des comportements violents. Un défi intéressant pour un mode d'intervention qui se construit et n'a pas à vaincre la résistance associée à des traditions bien ancrées.
À qui s'adresse ce livre ?
Ce livre s'adresse à tous les professionnels de la santé mentale. Les intervenants expérimentés se sentiront concernés par le rappel des limites des approches cliniques traditionnelles. Il s'agit toutefois d'un livre dérangeant, car il exige de ne pas courber l'échine devant les contraintes ayant cours dans les institutions où oeuvrent les professionnels de la santé mentale. Le modèle exige non seulement un élargissement de la démarche de relation d'aide mais également un renouvellement du cadre organisationnel et un assouplissement du mandat des professionnels, sans quoi, il est facile d'invoquer son caractère utopique. Les plus jeunes y trouveront un cadre stimulant de travail à condition d'y mettre du temps et de raffiner leur expertise en santé mentale. L'intervention clinique communautaire repose principalement sur la compétence professionnelle et la capacité de l'arrimer aux résistances engendrées par la souffrance et au potentiel de changement de la personne, de son entourage et de la communauté locale.